Au bagne/Les Pieds-de-Biche

Au bagne (1924)
Albin Michel (p. 159-165).


LES PIEDS-DE-BICHE


Ce sont les voleurs.

Ils ont leur ville : Saint-Jean.

On les appelle aussi les pilons.

Et Saint-Jean se prononce Saint-Flour.

Officiellement ils ont pour nom : les relégués.

Ils sont au nombre de huit mille cent soixante-sept.

C’est le plus sale gibier de la Guyane.

Quand vous recommandez un homme pour une situation d’assigné :

— Qu’est-ce que c’est ? vous demande-t-on.

— Un assassin.

— Très bien, nous le caserons.

Si vous dites :

— C’est un de Saint-Jean.

— Jamais !

Chez Garnier, à Cayenne, chez Pomme-à-Pain, à Saint-Laurent, on se vante — ces gargotes se respectent — de ne pas recevoir de pieds-de-biche.

Sur un bateau, deux libérés causaient. Ils avaient peut-être bu quelques secs de trop (un sec est un verre de tafia). L’un faisait le matamore.

— Après tout, lui dit son compagnon, tu n’es qu’un pied-de-biche comme moi.

Le matamore ne pipa plus.

Ce sont les honteux du bagne, de pauvres petits voleurs enfoncés dans l’anonymat. L’auréole de la guillotine n’a pas brillé au-dessus de leur tête. La considération, ici, ne commence qu’au vol qualifié.

La rélégation ! Je ne m’imaginais pas que c’était ainsi. Quand on lit : « Condamné à tant et à dix ans d’interdiction de séjour », on croit aisément qu’une fois sa peine achevée, l’homme n’a qu’à courir le monde pourvu qu’il ne rentre pas en France. Ce n’est pas cela. Il va à Saint-Jean, dit Saint-Flour.

Ce n’est pas que Saint-Jean soit laid. C’est joli. C’est même zoli ; zoli ! comme on dit à Athènes.

Sur la gauche du Maroni, un large espace fut débroussé et sept collines apparurent. Et comme, en ces lieux, le toupet ne manque pas, en plus de Saint-Flour, on appela Saint-Jean : la petite Suisse. Des bungalows sommeillent à l’ombre des manguiers. La flore tropicale décore au ras du sol. Une route poil de carotte, mais bien peignée, conduit de vallon en vallon. Et, plus loin, au fond, sur le quatrième plateau — ce que nous venons de passer est le quartier administratif — s’élèvent quinze grandes cases, hautes sur pattes : le séjour de MM. les interdits de séjour.

Le pasteur protestant qui vient de débarquer en Guyane comme moralisateur dit : « Le relégué est un grand enfant qui ne sait pas se conduire. »

Avec ses lunettes et ses bottes, M. le pasteur est bon. Il est même très bon.

Aucun de ces grands enfants qui n’ait sur la conscience moins de six vols reconnus. Beaucoup en sont à vingt, trente, plusieurs à quatre-vingts, et à cent. C’est la crème la plus épaisse des fripouillards de France. Et là, c’est Paris qui donne.

— T’viens-ti du faubourg Saint-Denis ?

— Presque !

— Alors, t’es bien de Paname.


LE RELÉGUÉ VOLÉ


La relégation est un bagne.

— Faut bien que vous expliquiez ce que c’est. Asseyez-vous. On va vous payer une limonade. Voulez-vous une sardine ? Nous sommes des interdits de séjour et non des forçats. Eh bien ! cherchez la différence entre un relégué et un transporté. Nous sommes habillés comme eux. De cela on se balance. Mais nous devons travailler ! faire le stère ! On nous nourrit, c’est vrai. — Riton ! va chercher la bidoche. — On va vous montrer comment on nous engraisse. Ne goûtez pas, mais pesez. On passerait sur le goût, c’est le poids ! Tout cuit : 95 grammes de bœuf. Nous avons l’eau qui fait bouillir ce bœuf, la boule de pain. Puis le soir, 60 grammes de riz et fermez le ban !

— Mais, explique-lui mieux que ça. Fais-lui bien voir notre vie, dit Riton.

— Voilà ! Le travail est obligatoire. Nous devons le stère de bois par jour, pas un stère d’un mètre, mais d’un mètre cinquante. Il faut cinq heures à un homme fort.

— Les hommes libres travaillent huit heures, dis-je.

— Nous, nous gagnons quatre sous par jour, deux sous pour nous, deux sous pour le pécule.

— Il y en a qui gagnent six et huit sous, dit Riton.

— Les ouvriers d’art, c’est vrai. Alors que fait-on après le stère ? on vole ! Dans la vie libre, nous ne volions que de temps en temps, ici, nous volons tous les jours ; le vol est notre unique pensée.

— Pourquoi volez-vous ?

— Pour manger, monsieur. Je ne sais comment votre estomac est fait, mais le nôtre fut confectionné par papa et maman, tout simplement.

Riton aimait la précision : les explications de l’orateur manquaient de clarté à son goût, alors il dit :

— Moi je vais vous dire en deux mots et vous entendrez parce que vous n’êtes pas sourd. Eh bien ! d’après les règlements, nous devrions travailler, mais nous ne travaillons pas. Ce ne sont que les gourdes qui font le stère, les autres sont tous comme nous, des radiers (embusqués) ; le malheureux qui n’a pas de placarde (emploi où il n’y a rien à faire) y laisse sa peau, et c’est tant pis, il n’avait qu’à la défendre. Ainsi moi, je suis travaux légers, je porte les morts au cimetière. Comment ai-je pu être travaux légers ? En volant. En volant, j’ai eu de l’argent, et, avec cet argent, j’ai acheté ma place de croque-mort. À qui ? À ceux qui les donnent, pardi ! Je veux dire à ceux qui les vendent ! Ici tout se vend. Tenez, parfois je plains le directeur et les grands chefs ! S’ils savaient !

— Moi, dit un grand, depuis quatre ans, j’ai volé, j’ai volé, j’ai volé comme jamais je n’aurais pu voler dans la belle vie libre. Je n’ai pas fait un stère et j’ai 3.000 francs à gauche. Eh bien, si je vous expliquais la chose, vous ne la croiriez pas !

— Écoutez, depuis un mois que j’interroge chez vous, vous me répondez tous : « Si on vous disait la vérité, vous ne la croiriez pas. » D’un autre côté, vous prétendez que l’administration me cachera tout. Comment voulez-vous que je me débrouille ?

— Voilà ! L’administration ne vous dira rien parce qu’elle y trouve son compte. Nous ne vous dirons rien non plus, parce que nous y trouvons le nôtre.

Malgré cela, je sais. Le ministre des Colonies sait aussi. Le gouverneur, le directeur, tous savent. Cela ne peut plus durer. Par notre laisser-aller nous avons fait du bagne une association brevetée de malandrins. Nous fermons les yeux sur des complicités écœurantes. Il est des cas — le tribunal maritime, qui tient ses séances en public, en fait la preuve — où c’est le bagnard qui est exploité. On voit déjà assez de saletés ici sans que nous y ajoutions de la honte.

Pour changer d’idées, les pieds-de-biche m’emmenèrent au théâtre.


PLACE AU THÉÂTRE


Ce n’est pas la Comédie-Française, ce n’est pas le Casino de Vichy. Inutile de sortir ses jumelles pour lorgner la grande coquette. Leur théâtre est une case. Ils aiment les bonnes choses. Au programme : la Rafale, l’Anglais tel qu’on le parle, la Souriante madame Beudet. Aujourd’hui, c’est la Tour de Nesles.

Voici Marguerite de Bourgogne qui arrive en sautant sur les bancs, pour m’être présentée. Elle est rasée de près et tatouée aux deux bras. Évidemment, elle est tatouée ailleurs, mais, décente, elle ne montre que ses bras. Je lui offre une cigarette ; elle préfère une chique. C’est le « pilon » Delille.

Les premières sont à 0 fr. 40, les secondes à 0 fr. 30, car, même au bagne, l’égalité n’existe pas !

Voilà le vieux Lévy, régisseur de métier.

— Jadis, dit-il, j’étais aboyeur à Montparnasse, à Montmartre, à Montcey. Me voici à Saint-Jean. Le grand art mène loin !

— Dites donc, fait un cabot au béret cascadeur, si Paris continue à ne pas donner de théâtre à Antoine, Antoine peut toujours venir ici, nous l’embauchons.

— Eh ! le photographe, tu ne nous prends pas ? Les deux plus beaux descendirent au pied de la case et posèrent. Ils avaient deux splendides gueules de fripouille. L’un tenait un poignard à la main.

Alors, ben Kadour, mon pousseur, authentique forçat, me montrant le joujou :

— Rigarde ! Il ne sait même pas li tenir. Ce n’est qu’un pied-de-biche !