Au seuil du siècleÉditions du Capitole (p. 95-104).

PAUL ADAM ET MOLIÈRE

Nous avons de tout temps été convaincus qu’un jour viendrait où le courant réactionnaire se ferait si fort et si brutal en France qu’on rendrait justice à notre équilibre et à notre bon sens et qu’on serait heureux de trouver les « énergumènes » de l’Action française pour jouer le rôle de modérateurs. Ce jour d’excès est arrivé pour M. Paul Adam.

Voilà M. Paul Adam adversaire du romantisme et de l’individualisme, mais adversaire délirant, adversaire frénétique, adversaire qui n’admet pas de distinctions ni de gradations. Nous exagérons à peine en disant, que, dans l’état d’esprit où M. Paul Adam se trouve, il n’y a plus de raison pour ne pas souhaiter de voir rétablir le droit de vie et de mort dont le pater familias des origines de Rome disposait à l’égard de ses enfants. La famille ! la famille ! Au nom de la famille, M. Paul Adam piétine et extermine l’individu. Il lui défend d’ouvrir la bouche. Il lui enjoint le sacrifice. Il veut que l’individu, soumis à la loi de ses morts, ne vive que pour les générations futures. Il abolit complètement le présent, il l’abîme dans un gouffre ouvert entre l’avenir et le passé. Imaginez Frédéric Le Play, sage et pondéré sociologue, achevant au cabanon et entre diverses séances d’hydrothérapie et de camisole de force sa théorie de la « famille-souche ». Vous aurez à grand’peine une idée du traditionalisme fanatique qui fermente sous le crâne de M. Paul Adam.

M. Paul Adam a trouvé le moyen de réunir dans une exécration commune « cette gourgandine de George Sand » et qui ? Je vous le donne en mille ? Molière. Il y a longtemps d’ailleurs que Molière est la bête noire de M. Paul Adam. Son paradoxe n’est pas nouveau : il y tient. Dans un livre qui s’appelait le Triomphe des médiocres, M. Paul Adam s’était déjà livré à une furieuse escrime contre le « tapissier Poquelin » représentant de l’esprit boutiquier, apologiste du bonhomme Chrysale et de la « bonne soupe », railleur borné des Précieux et des Précieuses, ennemi des nobles femmes qui ont le souci de parer leur intelligence, de l’élever au-dessus du haut-de-chausse : thème facile où l’esthétisme à la mode de 1890 se reconnaît. M. Paul Adam s’est bien gardé de renoncer à ses anciens griefs contre Molière. Mais il en a trouvé un nouveau. Il a découvert chez lui un destructeur de la famille, un empoisonneur public, responsable de la décadence de notre pays et même (ce n’est pas nous qui risquons la plaisanterie) de la dépopulation, parce qu’il a célébré le droit à la passion amoureuse, ridiculisé les pères prudents et sages qui entendent que leur fille contracte un mariage de raison, voué au mépris les quadragénaires sensés comme Arnolphe qui élèvent avec soin les Agnès en vue d’une union confortable et paisible, fondée sur des ressources propres à assurer l’avenir de la progéniture et à perpétuer la race dans de bonnes conditions. Les Agnès, les Élise et les Angélique sont des Lélia, comme Scapin est Bonnot (textuel). Molière n’avait que trop bien préparé la France à entendre l’hymne à la souveraineté de l’instinct chanté par le romantisme. C’est à lui que nous devons la doctrine meurtrière du « vivre sa vie », détestable « morale de primates » à laquelle s’oppose la conception de la famille et de l’État sur laquelle s’appuient les peuples civilisés et grâce à laquelle ils durent et ils prospèrent…

Comment M. Paul Adam concilie-t-il l’esprit boutiquier et bassement bourgeois du tapissier Poquelin avec le romantisme effréné qu’il trouve chez Molière, c’est d’ailleurs ce qu’il dédaigne de nous expliquer. Il ne nous dit pas davantage, d’ailleurs, comment l’individualisme dont il fait, d’après un lieu commun fort usé, la spécialité des races latines, s’accorde avec l’idée hautement autoritaire de la famille qui régit le droit romain et avec le sacrement du mariage indissoluble selon l’Église. Il néglige aussi de nous dire pourquoi il est si souvent question de contrats, d’argent et de notaires dans la comédie moliéresque, pourquoi la jeune Henriette des Femmes savantes a été si longtemps blâmée pour la condamnation du mariage d’amour qu’elle formule en quatre vers d’une netteté si terrible sur des lèvres de vingt ans :

Rien n’use tant l’ardeur de ce feu qui nous lie,
Que les fâcheux besoins des choses de la vie ;

Et l’on en vient souvent à s’accuser tous deux
De tous les noirs chagrins qui suivent de tels feux…

Vers que paraphrase d’ailleurs toute une bonne moitié du roman de Stéphanie. Mais M. Paul Adam ne s’embarrasse pas pour si peu de chose. Les nuances ne lui importent guère, et sa logique vit fort bien avec de grand trous. On ne sait ce qu’en penseront des « latins ». Mais c’est insuffisant pour de simples Français.

Nous ne nous donnerons pas la peine de réfuter plus longtemps le paradoxe de M. Paul Adam sur Molière. Quant au roman lui-même qui a servi de prétexte à ses invectives, qu’en dire, sinon qu’il est contourné, qu’il sent l’effort comme tous les livres du même auteur ? M. Paul Adam se donne beaucoup de mal pour ne pas dire comme tout le monde des choses très ordinaires. Son style haletant, sous pression d’une perpétuelle ironie, amuse quelquefois, mais fatigue à la longue avec ses réminiscences de l’heureux temps du décadentisme. (Comme M. Paul Adam fait penser aux pages les plus plaisantes de la Maîtresse d’esthètes de Willy !) Il écrira froidement qu’« Isabelle possède un cerveau qui lui permet les joies intérieures de la mentalité ». L’écrivain qui perpètre de pareilles combinaisons de syllabes est-il sérieux ou se moque-t-il ? Tout porte malheureusement à croire qu’il est sérieux…

Donc, M. Paul Adam arbore un traditionalisme voyant et saugrenu digne d’un homme de couleur. Il nous conte l’histoire d’un quinquagénaire et de ses deux sœurs. L’une a fait un mariage de raison, s’est alliée à un homme mûr mais riche, ce dont sa postérité la remercie. L’autre a couru le risque du mariage d’amour, qu’elle expie par la détresse quotidienne, l’abandon de son mari, les reproches de ses enfants. Le bon quinquagénaire, las de sa vie de garçon, se créerait volontiers une existence nouvelle avec sa secrétaire-dactylographe, Stéphanie Clermont. Il se dévouera à l’esprit de famille et léguera son patrimoine à ses neveux pauvres pour réparer l’erreur commise par leur mère en cédant à la passion. Il offre son bonheur en expiation de l’entraînement sentimental auquel a jadis succombé sa cadette. Sa vieillesse solitaire sera l’holocauste apporté sur l’autel de l’avenir.

Il nous plaît que, dans cette apologie de la famille conçue comme une sorte de Moloch, et en menant jusqu’à l’absurde une idée juste, M. Paul Adam ait cru devoir se distinguer en introduisant une caricature. Voici comment il voit l’Action française dont le jeune Robert Huvelin est un adepte :

« — Il faut bien aussi respecter une tradition, se maintenir dans un esprit… Sans quoi, c’est la dispersion, l’anarchie, le désordre !… Le Désordre !

« Il lève sa main gantée de daim gris pour signifier son horreur ; puis il rajuste le monocle ébranlé en ses bases par l’émoi de cette horreur (!). Bachelier seulement, il affecte le purisme, la dévotion au classique et des sentiments monarchistes. Il s’enorgueillit d’avoir manifesté, parmi les Camelots du Roi, au cours de Thalamas. Il aspire au titre de licencié en histoire. Il prétend découvrir dans ses livres, dans ses documents, la justification de Torquemada. Sur ce grand méconnu, il prépare une thèse. Quoique les examinateurs du baccalauréat aient ajourné plusieurs fois, avant de le recevoir, le jeune érudit, il se targue de ses connaissances latines, grecques, scientifiques, et prend les mines du penseur, volontiers (sic). Il a conscience d’être l’avenir de la France. Robert Huvelin se dispose à lui rendre ses anciennes institutions. Robert Huvelin se fera présenter au Duc d’Orléans. Thérèse raille légèrement son neveu. Elle l’accuse de snobisme. Emilie reproche à son fils de choisir des opinions chez le tailleur avec la coupe fashionable. Robert hoche la tête. Par la portière de l’auto, il regarde ce doux pays, sa vieille France, pour laquelle… »

La charge qu’a tracée M. Paul Adam ne nous irrite pas. Elle nous agrée. Le snobisme de Robert Huvelin est exactement celui de l’auteur de Stéphanie. Son traditionalisme est de même sorte : pas plus de sérieux, pas plus d’avenir. Il est également verbal, stérile et mort-né. Robert Huvelin verra dans Stéphanie le miroir de ses « concepts » — et ce sera la revanche de Molière.

25 mai 1913.