UNE  CONFESSION
DES ENFANTS DU SIÈCLE

M. Eugène Montfort, un jeune écrivain de l’école naturiste, a eu l’idée d’interroger quelques-uns de ses contemporains, nés comme lui entre 1870 et 1880, sur ce qu’ils désiraient voir au XXe siècle. D’ailleurs ce n’est pas par curiosité pure que M. Montfort a mené cette enquête dans la Revue des Revues. Ce n’est pas non plus par respect des opinions de tout le monde — un respect poussé à ce point qu’il aiderait à les répandre : cet excès de libéralisme ne se voit plus qu’en Chine où les mandarins ont coutume de se saluer par ces paroles « : Je vous prie, communiquez-moi un peu de votre doctrine ». M. Eugène Montfort est, avant tout, un artiste qui cherche, selon les principes du Naturisme, à rassembler les éléments de la Beauté moderne. Je le vois d’ici. Il considère la riche et vivante collection de sentiments et d’idées qu’il vient de demander aux jeunes hommes de ce temps, du même air dont il regarde la foule de nos rues ou bien une troupe active de moissonneurs. Complétant ainsi sa représentation du monde, il en composera plus tard une image plus parfaite. Le zèle des correspondants de M. Montfort aura eu pour premier effet d’aider aux plaisirs supérieurs d’un artiste.

Cette génération n’a plus assez de dilettantisme pour trouver que ce résultat esthétique soit suffisant. Heureusement, il y en a d’autres. Pour notre part, nous commençons par remercier la Revue des Revues d’avoir inauguré le XXe siècle en répudiant un des plus sacrés principes du XIXe siècle. Car au lieu d’avoir sollicité les réponses d’un marmiton adolescent, d’un jeune télégraphiste, d’un saute-ruisseau et d’un enfant de chœur, ainsi que l’exigeraient les règles du suffrage universel, elle s’est adressée à des apprentis dans l’art de penser et d’écrire et qui mettent tout leur soin, précisément, à l’étude de ces questions sur lesquelles on les interrogeait. Louable retour au respect des hiérarchies. Nous ne pouvons qu’applaudir au principe de cette enquête.

Ces cahiers de la jeunesse de 1900, ce recueil de désirs, de rêveries, de constructions raisonnées peuvent-ils nous donner quelques indications un peu précises sur ce que le XXe siècle sera ? Y trouvera-t-on la promesse d’une réorganisation politique, l’annonce d’un nouveau mouvement d’idées ? M. Eugène Montfort a tiré de son enquête des conclusions qui nous semblent un peu hasardeuses et qui ne tiennent pas assez compte de toutes les données. Je sais bien que les réponses étaient et copieuses et confuses. Mais pour si fortes, numériquement, que soient certaines affirmations, peut-on oublier leur faiblesse secrète ? C’est ce que nous verrons tout à l’heure. Pour l’instant, nous voulons nous borner à quelques constatations essentielles.

La première nous réjouit singulièrement : et c’est que le vieil esprit républicain, le libéralisme doctrinaire est bien mort. Feu Jules Simon ne compte pas de disciples parmi les jeunes hommes d’aujourd’hui. Defunctus tandem non loquitur ! M. Jules Bongrand qui est vice-président de « l’Union libérale des jeunes gens » et qui reste fidèle à « l’idéal républicain de nos pères » a commencé sa réponse en reniant, en termes d’ailleurs obscurs, un certain libéralisme qui me semble bien être précisément celui de ces pères vénérés. M. Bongrand raconte d’un ton si contrit ce qu’on désire et ce qu’on espère de son « Union libérale », qu’il paraît s’apercevoir lui-même que ces vieilles folies ne sont pas de son âge. Sa confession rappelle un ironique poème de Nietzsche (qui, par parenthèses, n’a pas sur la jeunesse l’influence qu’on pensait : il n’est cité qu’une fois dans cette enquête) :

Dans le nord, — j’hésite à l’avouer, —
J’ai aimé une femme vieille à pleurer :
Liberté s’appelait cette vieille femme.

M. Bongrand estime que son Union est belle et digne d’admiration, parce que des catholiques, des protestants, des juifs et des « penseurs » plus ou moins libres s’assemblent uniquement pour ne pas se quereller. Car ils ne font vraiment pas autre chose. Et si ce n’est pas beaucoup, c’est encore tout ce qu’ils peuvent faire. Une règle élémentaire énonce qu’on n’additionne pas des bottes et des chapeaux. On ne peut rien tirer de plus d’une assemblée de gens qui, différents les uns des autres, mettent tous leurs soins à maintenir leurs différences. Une telle entreprise, négligente des « raisons pithagoriques », est d’une évidente absurdité.

Les jeunes hommes d’aujourd’hui la tiennent en juste mépris. Ils ont des passions plus nobles, plus fortes, plus généreuses. Ils rient de la vieille femme, « vieille à pleurer ». Et il faut être déjà un petit vieillard pour oser leur offrir de retourner au dilettantisme. Ils savent bien que ces grâces de l’esprit n’en prouvent que la faiblesse. De même que la phtisie, maladie poétique en 1830, n’apparaît plus aujourd’hui que comme une fort laide maladie infectieuse, le dilettantisme n’est tenu à cette heure que pour un pauvre amusement de lymphatiques.

La seconde constatation qui s’impose à la lecture de cette Enquête, c’est que le jacobinisme héroïque est en aussi forte baisse que le libéralisme doctrinaire. Il n’est représenté que par M. Paul Dussoulier qui a répondu « pour la ligue démocratique des Écoles et par ordre ». Ce club farouche a tout l’air d’une pépinière de conseillers de préfecture. Mais, hors de ce groupe, nous ne voyons pas qu’un seul des correspondants de M. Eugène Montfort ait repris à son compte la doctrine de Pochon et de Cocula. Serait-ce que l’on y accède peu par goût ? Ou que ce goût ne vient qu’avec l’âge, les nécessités administratives et les obligations électorales ? On peut toujours noter avec satisfaction le mépris de la jeunesse intellectuelle pour le radicalisme. Cette jeunesse a certes d’autres torts. Mais elle n’a pas ce ridicule.

Cet abandon de conceptions qui eurent jadis pour elles les intellectuels et le quartier latin se traduit par un vif dégoût de la politique et des politiciens, et par un grand mouvement d’un rare ensemble contre la superstition jacobine de l’Une et indivisible et en faveur du fédéralisme. Il faut reprendre ces deux points.

Le politicien a été fort malmené. M. Georges Deherme a dit énergiquement qu’il fallait « travailler systématiquement à le déshonorer ». M. Jean Richou, qui n’a pas toujours autant de vigueur et de netteté, écrit à son tour : « La grande erreur moderne est à nos yeux l’erreur politicienne concrétisée dans une formule célèbre : la conquête des pouvoirs publics ; il suffirait, d’après cette opinion, de renouveler le personnel politique d’un pays pour transformer son état social. » Voilà qui est excellent et l’on sait bien des gens qui, de cette formule, pourraient faire leur profit. Tout ce que la France compte de parlementaires et d’hommes de parti devra voir dans ces dispositions de la jeunesse un sérieux avertissement.

Peut-être faut-il craindre qu’une autre erreur ne s’y glisse et que, dans leur haine des politiciens, M. Deherme et M. Richou ne comprennent aussi certains spécialistes dont l’existence est utile et nécessaire. Peut-on songer à supprimer les hommes qui ont une connaissance étendue des questions diplomatiques, ou financières, ou agricoles ? De purs manœuvriers parlementaires comme M. Ranc, c’est une espèce nuisible. Dès qu’on arrive à M. Lockroy qui connaît un peu les choses de la marine, tout mépris, toute négligence n’ont plus de raison d’être. Je crains que M. Deherme et M. Richou, qui détestent les politiciens par amour de la vertu et par l’effet d’un certain fanatisme moraliste, ne fassent pas cette juste distinction.

C’est le fédéralisme qui a réuni le plus grand nombre des jeunes gens. M. Paul Boncour, qui a écrit un livre où il a vulgarisé à l’usage des républicains le programme économique des princes de la maison de France, s’est même placé, dans sa réponse à M. Montfort, du seul point de vue de ce qu’il appelle le fédéralisme intégral[1], c’est-à-dire le fédéralisme « à la fois économique et politique, syndical et régional ». Ou la France du XXe siècle sera fédérale, ou elle périra. C’est le dilemme par lequel conclut M. Paul Boncour. Et nous l’acceptons aussi. Mais à vouloir le fédéralisme sans sa condition, qui est la Monarchie, M. Paul Boncour risque bien d’émettre un vœu stérile et même dangereux.

En république, un mouvement centralisateur est seul possible ; lui seul garantit le pouvoir aux gouvernants, et l’unité nationale aux gouvernés. M. Eugène Montfort a rapproché, dans sa conclusion, nos propres déclarations fédéralistes de celles de M. Paul Boncour. Il aurait bien dû expliquer que cet accord vient de ce qu’elles ont la même origine : les travaux du comte de Chambord, du comte de Paris et de royalistes éminents comme le marquis de la Tour du Pin. Nous eussions aimé aussi qu’il marquât ce qui nous sépare de M. Paul Boncour : son fédéralisme républicain, qui ne se maintiendrait que par un incessant miracle, revêt le caractère d’une pure utopie ; au lieu que le fédéralisme monarchique, appuyé sur un pouvoir stable, fort, indépendant, est une conception strictement réaliste.

Les républicains s’efforcent d’attirer à eux le grand mouvement qui pousse les Français à se grouper en associations pour la défense et la représentation de leurs intérêts corporatifs ou locaux. Les prévisions légitimes auxquelles autorisent l’expérience et l’examen de nécessités qu’engendrera un régime social nouveau, font croire au contraire que l’avènement d’un fédéralisme intégral coïncidera avec la restauration d’un pouvoir fort.

Comme le dit très bien dans la Revue des Revues M. Henri Plommet, royaliste d’ailleurs un peu trop découragé : « Fils de roi ou fils d’ouvrier, celui qui saura alors s’appuyer sur l’armée syndicale que nos amis préparent pour lui et qui lui aura promis la reconnaissance de l’organisation financière en échange de son concours, celui-là sera notre dictateur. » M. Plommet, royaliste d’origine, de sentiment et de raison, a grand tort de prévoir l’hypothèse où il rendrait hommage à un autre chef que celui qui est désigné par la tradition. Mais il avertit les monarchistes de ne point quitter d’un pas leur droite ligne, sous peine de perdre le meilleur de leurs troupes dans le vain espoir de gagner des partisans nouveaux par la méthode de la folle surenchère.

Un autre fait qui ressort de cette enquête, qui est moins à l’honneur de la jeunesse et que M. Montfort relève triomphalement, c’est que la majorité des jeunes gens cultivés incline au socialisme. Et en effet, on lit beaucoup d’espoirs exprimés dans l’avènement d’une « Cité future », d’une « Cité de justice ». Mais toutes ces aspirations restent à l’état de fantaisies privées, d’imaginations individuelles. C’est un catalogue d’articles de foi où rien n’oblige la raison. M. Montfort observe que des sensibilités sont d’accord et que quelques cris sont poussés avec un unisson satisfaisant. Voilà qui est tout fortuit et ce tas de sable se décomposera aussi aisément qu’il s’est formé. Le chœur des jeunes socialistes serait encore plus nombreux que nous dirions : il a seulement des chances de se diviser en un plus grand nombre de morceaux.

Écoutons M. Maurice Le Blond qui, en littérature, est un critique judicieux : « Je crois, écrit-il, à l’avènement du socialisme. J’y crois, parce qu’il est conforme aux lois de l’évolution, j’y crois parce qu’il constitue le dénouement fatal de notre crise économique, j’y crois surtout parce qu’il est le seul à satisfaire ma conception de la justice et mon appétit de l’équité. » Ainsi, M. le Blond fonde son socialisme sur deux affirmations gratuites[2] et surtout sur les inspirations de son imagination métaphysique. Il nous accordera que ce n’est pas une démonstration qui puisse suffire à tout le monde. Et je lui proposerai comme modèle M. Dubuc, le conseiller municipal antisémite, qui, après avoir posé le principe d’hérédité et la loi de sélection, en a déduit — non pas toujours, malheureusement, avec une vigueur suffisante — sa politique tout entière.

En somme, tout le défaut de cette jeunesse est d’avoir bon cœur, et même trop bon cœur. Et si avec l’âge elle réussit à prendre un peu de raison, elle pourra peut-être composer un vingtième siècle habitable et un peu mieux ordonné que celui dont nous sortons.

21 juin 1901.
  1. Demandons tout de suite à M. Paul Boncour pourquoi il parle de théocratie fédérale : il sait bien que cette expression ne répond à rien et que jamais la distinction du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel ne fut mieux observée qu’au moyen âge.
  2. On a dit aussi autrefois que le libéralisme était « conforme aux lois de l’évolution » ; il y a même de bons Hollandais qui l’ont cru, qui l’ont dit et qui ont voté en masse ces jours-ci pour le docteur Kuyper « antirévolutionnaire ».