Au seuil du siècleÉditions du Capitole (p. 53-62).

LE POÈTE MAUDIT

Verlaine, sous l’anagramme qui lui était cher de Pauvre Lélian, s’est rangé de lui-même au nombre des Poètes maudits, dans un petit livre où il parle de Corbière, ce précurseur, qui mourut avant d’avoir pu se faire connaître sinon d’un petit groupe qui le pilla ; de Rimbaud, l’enfant terrible du symbolisme dont la vie fut aussi brève qu’aventureuse ; de Mme Desbordes-Valmore qui, après avoir gémi tout le long de son existence, connut cette suprême disgrâce d’être ressuscitée par le Chef des odeurs suaves ; de Mallarmé, paisible professeur d’anglais qui bravait héroïquement la gloire retentissante du ridicule, qui avait assez de goût pour souffrir de son impuissance et qui connut l’amertume d’être abandonné par la plupart de ses disciples ; enfin de Villiers de l’Isle Adam, solitaire, misérable, orgueilleux, sardonique, génial et ignoré.

Verlaine, pour la mémoire de qui une étoile nouvelle avait paru se lever depuis sa mort, ne s’était pourtant pas trompé en se plaçant à l’enseigne de ses cinq compagnons d’infortune. Verlaine est bien un « poète maudit ». On s’en aperçoit depuis quelques jours.

Nous allions dire que Verlaine n’a jamais eu de chance. Et il y paraît bien puisque, après qu’un buste lui a été refusé dans le jardin du Luxembourg pour cause d’immoralité, l’administration allemande refuse de laisser apposer une plaque commémorative sur la maison de Metz, où il est né, pour crime de lèse-germanisme.

Il est, sinon plus exact, du moins plus explicite de dire de Verlaine qu’il a mal réglé sa vie. La chance, cela consiste généralement dans l’esprit pratique qui permet d’utiliser les circonstances favorables et de mettre en valeur les dons qu’on a reçus du ciel. Verlaine, qui avait toutes les sortes d’esprit, a manqué de celui-là. Il en a manqué au point que, même après sa mort, il travaille contre lui-même et qu’au moment où sa réputation semblait le plus solidement assise, où son nom et son œuvre paraissaient définitivement acquis à l’histoire littéraire, on le voit, parce qu’il s’est converti, et pour cause de cléricalisme, renié de ceux qui dispensent les réputations.

Oisive jeunesse,
À tout asservie,
Par délicatesse,
J’ai manqué ma vie.

Il est des hommes qui savent tirer parti des situations les plus fausses et les plus désespérées. Verlaine a gâché comme à plaisir tous les atouts qu’il avait dans le jeu de la gloire.

Ce qu’on est le plus certain de voir durer dans son œuvre, ce qui est le plus aisément accessible au public, ce sont les poèmes mystiques et religieux de ses derniers recueils. On a publié un choix de ses poésies chrétiennes. Et beaucoup de fidèles sont tentés de mettre Verlaine parmi les meilleurs poètes du catholicisme.

Hélas ! on s’aperçoit aisément de leur hésitation et de leur gêne. Sans doute ils reconnaissent à Verlaine la sincérité de la foi, l’humilité de la contrition. Mais le scandale permanent de sa vie continue de faire tache jusque sur la partie la plus pure de son œuvre. On a des scrupules à faire connaître à la jeunesse les vers, même très orthodoxes et très purs, d’un poète somme toute marqué d’infamie, qui connut la prison, fut mêlé à des affaires de mœurs et à qui nul désordre n’était étranger. Le catholicisme est devenu, de nos jours, trop bourgeois et trop rangé pour admettre de tels pécheurs. D’autre part il a des ennemis si acharnés et si perfides et si prompts à abuser de toutes les faiblesses, qu’il doit se montrer difficile dans le choix de ses adhérents. La réputation de Verlaine, cette mauvaise réputation qu’il a mise en ballade, voilà qu’elle lui nuit encore aujourd’hui. M. Maurice Spronck a raconté autrefois qu’ayant, en compagnie de quelques gens de lettres, invité Verlaine à dîner, le personnel du restaurant, gérant, caissière, garçons et sommeliers regardaient avec inquiétude ce convive assez pareil à un vagabond ; et la barbe inculte, le manteau rapiécé, le bâton noueux du poète jetaient un peu de déconsidération sur les messieurs qui se faisaient un honneur de le recevoir à leur table. Les catholiques, en adoptant Verlaine, craignent un peu ce sourire méprisant de la caissière. Et puis, ils ne sont pas certains que la poésie d’un homme dont les mœurs furent aussi impures, soit très saine. Et ici, la science merveilleuse de leurs éducateurs ne les trompa peut-être pas. Des lettrés comme M. Léon Daudet auront beau dépenser leur talent en faveur de Verlaine : je ne crois pas que l’Église soit près d’en faire un saint Damase ou un Prudence nouveau.

Tandis que le poète maudit et toujours errant se morfond aux confins de la religion et du monde religieux, il se voit décidément repoussé du paradis laïque et révolutionnaire. Il y avait, pour un vagabond ennemi des lois et des règlements de police, assidu des hôpitaux et des geôles, une belle place de poète anarchiste à prendre. Verlaine a eu la maladresse de ne pas attaquer la société en marge de laquelle il a vécu et qui ne lui fut jamais douce. Il a eu le tort de ne pas adopter les idées qui, selon la règle, auraient dû répondre à son existence errante misérable. Ce sans feu ni lieu n’a jamais écrit une ligne qui fût d’un révolté. Loin de là, résigné à ne pas avoir de foyer, il a chanté celui des autres ; il a chanté la religion et la patrie — comme un homme rangé, comme un académicien — comme M. François Coppée lui-même.

Telle a été sa faute insigne. On l’a vu à l’excommunication qu’un écrivain socialiste a lancée contre lui. Verlaine suspect aux Allemands pour cause de patriotisme doit être également suspect aux cosmopolites. Et puis un poète de la Sainte Vierge n’est plus admissible dans les temps modernes. De fil en aiguille, le « critique » socialiste en venait à reprocher à Verlaine d’avoir donné un coup de poing à son éditeur qui lui refusait cent sous. Les socialistes de nos jours ont des préjugés qui sentent étrangement le bourgeois. On sait bien comment Béranger faisait parler son vieux vagabond :

Le pauvre a-t-il une patrie
Que me font vos vins et vos blés,
Votre gloire et votre industrie
Et vos orateurs assemblés ?
Dans vos murs ouverts à ses armes
Lorsque l’étranger s’engraissait,
Comme un sot, j’ai versé des larmes,
Vieux vagabond, sa main me nourrissait.

Vieux vagabond, Verlaine a dit une chanson tout autre. Il n’avait pas le cœur mesquin de Béranger. N’ayant rien à perdre dans les malheurs publics, il ne les appelait pourtant pas comme une vengeance de ses malheurs privés. Verlaine, dans un de ses derniers recueils, Bonheur, a chanté au contraire un hymne à la patrie, admirable d’ampleur et aussi de simplicité et de recueillement.

L’amour de la Patrie est le premier amour
Et le dernier amour après l’amour de Dieu.
C’est un feu qui s’allume alors que luit le jour
Où notre regard luit comme un céleste feu.

L’enfant grandit, il sent la terre sous ses pas
Qui le porte, le berce, et bonne le nourrit…

Puis l’enfant se fait homme ou devient jeune fille
Et cependant que croit sa chair pleine de grâce
Son âme se répand par delà la famille
Et cherche une âme sœur, une chair qui l’enlace ;

Et quand il a trouvé cette âme et cette chair,
Il naît d’autres enfants encore, fleur de fleur,
Qui germeront aussi le jardin jeune et cher
Des générations d’ici, non pas d’ailleurs…

À peu près les trois quarts de Péguy sont là. Et à la fin de ce poème des travaux des jours, des joies et des amours des hommes, Verlaine évoque le héros qui meurt en défendant le sol :

Sa veuve et ses enfants garderont sa mémoire,
La terre sera douce à cet enfant fidèle,
Où le vent pur de la Patrie en plis de gloire,
Frissonnera comme un drapeau tout fleurant d’Elle.

C’est sur ces quatre vers que se ferma le volume de Choix de poésies publié après la mort de Verlaine et qui a répandu dans le public la connaissance de son œuvre. On conçoit ce que cette inspiration a de désagréable pour les intellectuels dreyfusiens. Déjà dans le Lys rouge, avec quelque pressentiment du tour que devaient prendre ses idées, M. Anatole France avait tracé de Choulette une image malveillante et narquoise. Il raillait le pauvre hère de fréquenter les églises et les belles dames. Les amis actuels de M. France, chez qui son ironie se tourne en férocité, traitent Verlaine plus mal encore. Qui accueillera le Poète maudit ?

13 avril 1904.