Au seuil du siècleÉditions du Capitole (p. 41-50).

THÉODORE DE BANVILLE

M. Charles Morice a eu une très bonne idée en faisant un choix parmi les poésies de Théodore de Banville dont l’œuvre complète est en effet un peu fouillis. « Je suis un poète lyrique », dit le refrain d’une des ballades de Banville. Poète lyrique, il le resta jusqu’à son dernier souffle. Il se vantait de n’avoir jamais « renié la Lyre » et d’être resté fidèle à la Muse : Théodore de Banville ou soixante-huit ans de poésie descriptive et fantaisiste… Qu’est-ce qu’il reste de cette longue intimité avec le rythme et avec la rime ?

J’ai eu l’imprudence, avant de me hasarder à dire ma pensée, de me reporter au jugement de guides sûrs. Je répète le mot « imprudence » et vous allez voir pourquoi. M’étant adressé d’abord à M. Jules Lemaître, dont une étude sur Banville ouvre la série consacrée aux Contemporains, voilà qu’il m’est arrivé, comme chaque fois que j’entre dans cette admirable galerie, comme chaque fois que je prends les Lundis de Sainte-Beuve, de n’en plus pouvoir sortir, de sorte que j’ai failli manquer l’heure du feuilleton et ne pas vous parler de l’anthologie de M. Charles Morice. Mais mon imprudence a même été plus grave que je n’aurais cru. Ayant lu l’étude si fine, si exacte, si équitable que M. Lemaître a consacrée à Théodore de Banville, je me suis aperçu qu’il ne restait plus rien à dire sur l’auteur des Odes funambulesques. Rien, mais là, ce qui s’appelle rien. Car on ne voit pas ce qui se pourrait ajouter à cette seule « impression » liminaire : « M. Théodore de Banville est un poète hypnotisé par la rime, le dernier venu, le plus amusé et dans ses bons jours le plus amusant des romantiques, un clown en poésie qui a eu dans sa vie plusieurs idées, dont la plus persistante a été de n’exprimer aucune idée dans ses vers. »

Je vous renvoie aux Contemporains pour apprendre comment M. Jules Lemaître fait tourner cette « impression sincère » en jugement motivé. (Soit dit sans rouvrir le vieux débat sur la critique « impressionniste ».) Et vous verrez que, sur l’art de Théodore de Banville, sur sa conception de la poésie, sur la nature de ce charmant esprit, il n’y a plus rien à dire après M. Lemaître. Je me suis demandé seulement, un peu perplexe, si Théodore de Banville était resté aussi « amusant » de nos jours qu’aux environs de 1895. Et s’il y a lieu de reviser l’arrêt des Contemporains — pourtant si modéré jusque sur ce point-là, — c’est au sujet du plaisir que la lecture de Banville est encore capable de nous apporter.

Le choix de M. Charles Morice est fort bien exécuté. Son recueil m’a paru ne rien omettre d’important ni d’intéressant. Il y avait chez Théodore de Banville un poète plastique et un poète humoristique. M. Charles Morice leur a fait à chacun une part égale.

Eh bien, le poète plastique, avec sa mythologie brillante et glacée, est terriblement monotone. J’avoue que j’ai tourné d’un doigt de plus en plus négligent ces histoires de dieux et de déesses, ces rêves de Psyché, ces débauches d’ambroisie, ces pluies de roses, et tous ces beaux seins « veinés d’azur », et ces chevelures d’or, ces étoiles, ces cygnes et ces neiges… Tout doucement nous nous apercevons que l’antiquité romantique et parnassienne est aussi ennuyeuse que l’antiquité de la décadence classique. Leconte de Lisle devient illisible, à peu près comme le sont la plupart de nos poètes du XVIIIe siècle : et si « illisible » vous paraît trop sévère, disons qu’il est lisible juste comme eux. Théodore de Banville ne souffre pas moins de ce vieillissement, quoique son Olympe, à lui, ne soit pourtant pas aussi sourcilleux que celui de Leconte de Lisle. Son Olympe est galant, pimpant, très décor d’Opéra. Que voulez-vous, il n’en est pas moins très ennuyeux au bout d’un quart d’heure : Théodore de Banville est verbeux, atteint de la manie du développement, au point que cet esprit charmant, fourvoyé dans la rhétorique, finirait par vous irriter…

Mais il y a l’ironiste, le gamin de Paris, le virtuose du burlesque et de la cocasserie en rimes… Hélas ! l’oserai-je dire ? Ce Banville-là aussi a bien vieilli ! Vous vous rappelez, dans Manette Salomon, la charge par laquelle s’ouvre le livre, le fameux discours d’Anatole sur Paris, du haut du belvédère, au Jardin des Plantes. Ce carnaval de 1860, il ne vaut guère mieux chez Banville que chez les Goncourt. Nous avons passé à des plaisanteries d’un autre tour, et rien ne se démode plus vite qu’un genre de plaisanterie. À peine pouvons-nous connaître, par ouï-dire, les grotesques qu’énumèrent les Occidentales, — sans que le poète, malheureusement pour lui et pour la durée de son œuvre, les caractérise, montre leur trait de ridicule humain, de ridicule éternel, comme Boileau l’a su faire pour ses abbés Cotin. L’idée de la richesse elle-même, aujourd’hui, ne nous est plus donnée par les mêmes banquiers qu’au temps de Banville. Nous pensons aux milliardaires d’Amérique quand il s’agit d’évoquer le supplice que la fortune inflige à ses favoris. Lui, il plaignait dans ses stances la pauvreté de Rothschild… Nadar, « monsieur Scribe », Gil Pérès, le divan Le Pelletier, voilà sur quoi Banville dépensait sa verve, sans compter les noms qui ne nous disent plus rien de rien. J’ai entendu de vieux hommes de lettres réciter comme une strophe immortelle :

Ce fameux divan est un van
Où l’on vanne l’esprit moderne.
Plus absolutiste qu’Yvan,
Ce fameux divan est un van.

Eh bien, il n’y a pas à dire, nous n’y sommes plus. Ce fameux divan n’ayant plus de gloire, la moquerie a perdu tout son sel. Et nous nous sentons plus près, au contraire, de certaines plaisanteries « figaresques » écrites vers ses derniers jours par le poète toujours resté gamin, sortes de nouvelles à la main rimées, où le perdreau par exemple, se plaint d’être mangé par des grues. Pauvre et charmant Banville ! faut-il qu’on en soit réduit à ne plus le trouver amusant que dans ces petites choses-là ? Il n’y a pas jusqu’à l’extraordinaire virtuose qu’il fut dans l’art des vers qui ne nous choque par certains côtés. « Je ne m’entends qu’à la métrique », disait-il fièrement dans l’envoi d’une de ses ballades. Il avait composé un célèbre petit traité de prosodie française. Il vénérait l’harmonie et le rythme que, par une intuition excellente, il définissait en musicien : « J’aurais voulu, a-t-il écrit, que le poète, délivré de toutes les conventions empiriques, n’eût d’autre maître que son oreille délicate, subtilisée par les plus douces caresses de la musique. » D’où vient, cependant, que Banville ait accumulé les erreurs, qu’il choque à tout moment l’oreille et non pas toujours seulement la plus délicate, qu’il ait si souvent écrit des vers désarticulés, désossés, douloureux, tout en fausses notes ? Je vous défie de jamais faire plaisir à personne en récitant ceci :

Et le joyeux titan Amour, levant sa coupe
Que rougit le nectar, vers les Charites, groupe
Adorable, naguère encore du ciel bruni,
Disait : « Que l’homme soit béni, que l’infini, etc…

Ou bien ceci, sous le titre un peu dérisoire de « Musique » :

Dans un coin de la ville ancienne disparue,
Depuis douze ans bientôt passés, j’habite, rue
De l’Éperon, au rez-de-chaussée, un très vieil
Hôtel, hanté par les oiseaux et le soleil.

Et l’on pourrait citer cent autres exemples où les tentatives rythmiques sont aussi malheureuses, où l’oreille, dont parlait si justement Banville, aurait à souffrir d’un semblable dédain de la plus élémentaire harmonie. Plus d’une boiterie de ce genre-là irrite trop souvent chez lui. Mais comment expliquer qu’un acrobate aussi accompli dans l’art des vers soit tombé et retombé dans des fautes pareilles ? Cela ne s’explique pas. Il y a, en poésie comme ailleurs, les choses qui réussissent, et les autres. Trop souvent, dans ses hardiesses, dans ses expériences, ce chanteur, qui fut pourtant toute sa vie uniquement un chanteur, n’aura pas réussi.

Et comment se fait-il aussi que ce gentil esprit, qu’on est tout de suite tenté de faire remonter à la lignée de Marot et de La Fontaine, s’échappe dans un bruit de rimes et de grelots sans laisser d’impression poétique véritable ? Les hommes, disait-il, ont besoin de poésie autant que de pain. Mais il ne leur donnait que des fantaisies spirituelles, pareilles à lui-même, que M. Anatole France a défini « un personnage de fantaisie, échappé d’une fête à Venise, au temps de Tiepolo ». C’était un poète lyrique, mais qui négligeait les idées et les sentiments, tout ce qu’il y a de général et tout ce qu’il y a d’humain, qui aimait surtout les beaux costumes et plus encore les déguisements. Il a vu le monde comme un bal paré… Aujourd’hui son œuvre en souffre un peu…

18 février 1912.