LA CONTRE-RÉVOLUTION
CHEZ BULOZ

Quelques vieillards se souviennent peut-être de la Revue des Deux-Mondes sous la Monarchie de juillet. Il est sans doute encore des abonnés qui payèrent leur première quittance sous le second Empire. Ces personnes doivent trouver que l’air de la maison s’est singulièrement modifié.

Et cet air-là avait été compté par Veuillot au nombre des plus mauvaises « odeurs de Paris ». Fureur jacobine de Quinet, libéralisme doctrinaire de Tocqueville, cosmopolitisme de Henri Heine, avec les tristes et tenaces relents de Genève qu’apporta Cherbuliez jusqu’à ces dernières années, tel était le ton ordinaire de la Revue : quelque chose comme un Siècle pour gens bien élevés. Veuillot, dont c’est l’honneur d’avoir aidé à tuer cet esprit-là, a fait quelques-unes de ses plus incisives plaisanteries contre le libéralisme bourgeois. Il n’a pas trop mal réussi à le discréditer. Si Buloz aujourd’hui vivait encore et qu’il continuât à consulter « le pouls intellectuel de Coquelet », cet homme habile ne rédigerait pas sa revue autrement que M. Brunetière.

N’est-ce point chez lui, d’ailleurs, que parurent d’abord ces Origines de la France contemporaine qui déterminèrent un si vif mouvement d’idées ? Mais Taine, homme de méthode, prenant la besogne par le commencement, ne s’était guère occupé que de critiquer la Révolution et son œuvre, remettant à plus tard et à d’autres le soin de reconstruire. Aujourd’hui que tant de bons esprit s’y sont employés, c’est le plus éminent d’entre eux qui apporte, sous la forme la plus frappante et la plus expressive, le résultat de ces travaux. M. Paul Bourget publie en ce moment, dans la Revue des Deux-Mondes, un roman, intitulé l’Étape, qui renferme toutes les thèses essentielles de la Contre-Révolution, c’est-à-dire, comme on doit l’entendre, le contraire de la Révolution.

On ne voudrait ici, à aucun prix, enlever sa fleur à ce beau roman, qui n’est pas achevé encore. On ne dira donc point quelle en est la simple, émouvante et figuratrice intrigue. Tout au plus peut-on rassurer certains lecteurs qui tremblent que le héros, fils de jacobin, ne souscrive pas aux conditions exigées pour son mariage avec une jeune fille catholique. M. Paul Bourget n’a pas manqué de donner, dès le début, quelques indications sûres : et ce serait le bien mal connaître que de n’en pas tenir compte. Son Jean Monneron est, comme on dit en propres termes dans le chapitre troisième, « en voie de devenir chrétien ». Et M. Bourget a soin de nous montrer la pensée du jeune homme se tournant naturellement vers les solutions catholiques (quoique pour les écarter ensuite) dès qu’il se trouve dans un état de détresse intime ou qu’il est en présence de quelque désordre causé — son droit jugement l’en assure — par ces idées révolutionnaires dont pourtant il ne peut se déprendre. Mais c’est un progrès, c’est, dans un autre sens, une étape. Et il faut avoir confiance que Jean Monneron épousera la fille du philosophe bonaldiste et fondera avec elle une famille, selon la loi de Dieu et la coutume des peuples prospères, comme disait d’habitude Le Play.

La famille française, désorganisée par les « faux dogmes de 1789 », tel est proprement le sujet de l’Étape. C’est, dit M. Paul Bourget à un endroit, une « expérience privée ». Il est remarquable qu’elle soit faite en même temps qu’une « expérience publique », celle de Maurice Barrès dans Leurs Figures. Tant en désastres particuliers qu’en décadence nationale, ces écrivains dressent le bilan de ce que M. Paul Bourget nomme « l’Erreur française ». Les deux expériences se confirment et se complètent : la France malade dans ses cellules constitutives, dans ses familles, est malade aussi dans son organe directeur, dans son gouvernement.

Les grandes clartés jetées par les philosophes traditionalistes sur les « lois essentielles de la famille », voilà ce que l’auteur des inoubliables conclusions d’Outre-mer a introduit de profondément contre-révolutionnaire à la Revue des Deux-Mondes. Mais il conviendra, quand le livre entier aura paru, d’insister mieux sur ce sujet et de reprendre au complet la thèse et les arguments de M. Bourget, ainsi que sa théorie de l’« atavisme moral », fondée sur cette grande pensée que les morts gouvernent les vivants, et qui est mise en action chez les personnages de l’Étape. Mais nous avons à cœur de relever, dès aujourd’hui, quelques-unes des vérités politiques énoncées avec hardiesse par M. Paul Bourget, pour le scandale des démocrates et des libéraux.

Taine avait formulé dans ses Origines une « psychologie du jacobin » demeurée célèbre, et à côté de laquelle il faudra placer désormais la psychologie de l’intellectuel dreyfusien qui se trouve dans l’Étape. M. Paul Bourget a bien discerné les traits qui se sont ajoutés à la figure du jacobin historique pour former le jacobin moderne, le professeur qui « va au peuple », l’anarchiste de l’estrade. Les mêmes nuées, les mêmes croyances aux faux dogmes, la même méconnaissance des réalités, le même esprit « antiphysique » — et, en outre, un sentimentalisme exalté, un idéalisme exaspéré que M. Bourget exprime par ces mots : « état lyrique de la pensée, état héroïque de la volonté ». Les machines à moudre des mots que nous a montrées Taine, et qui étaient de formation juridique et avocassière, ont fait une politique destructrice, brutale, sanglante, mais nette et parfois pratique ; les belles âmes dreyfusiennes d’aujourd’hui, de préparation cuistre et consistoriale, apprêtent peut-être plus de désordre et de ruines par leur humanitarisme et leur socialisme enfantin.

On retiendra aussi une figure vigoureuse et finement dessinée : c’est celle d’un des personnages qui ont joué avec le plus de suite et de passion le rôle d’agitateurs intellectuels dans la crise de l’Affaire. M. Bourget a réussi à créer un type frappant de Juif jeune, riche, intelligent, enthousiaste et qui se donne corps et âme à l’anarchisme. Son Crémieux-Dax, chez qui il a admirablement marqué ce singulier et dangereux mélange, propre aux juifs, de millénarisme et de sens pratique, de frénésie religieuse et de froid calcul, vaudra comme l’exact portrait des disciples bourgeois de M. Jaurès.

Ce Crémieux-Dax est le fondateur d’une Université populaire. M. Paul Bourget en a profité pour faire la peinture d’un de ces phalanstères, qui se nomme expressivement L’Union Tolstoï. Pour qui sait le développement, dû à la fois au fanatisme et au snobisme, qu’ont pris ces institutions, c’est un grand bonheur qu’une critique sérieuse en soit faite par une voix écoutée. M. Paul Bourget a montré avec force l’absurdité de cette chimère : « Tous appelés à tout apprendre », le danger de cette « intoxication mentale » de manuels avides de savoir par des intellectuels ivres de leur jeune science, et aussi peu méthodiques, aussi peu disciplinés les uns que les autres. Il fallait que l’on dît combien est étranger à la véritable culture cet entassement de connaissances hétéroclites dans des cervelles non préparées, combien est contraire à la moralisation l’anarchique exaltation du sens propre et de l’orgueil sur quoi se fondent les Universités populaires. Et lorsque c’est un des plus dignes « chefs intellectuels » de ce temps, un des esprits directeurs de la pensée contemporaine, et le penseur qui représente dans toute son ampleur l’idée conservatrice et traditionnelle qui exprime cette condamnation des erreurs démocratiques, il lui donne une singulière autorité. Il faut attendre de l’Étape de grands bienfaits. Une telle œuvre est faite pour regagner les intelligences à la cause de l’ordre français.

…Ah ! vieille Revue de Buloz ! Porte-voix des Quinet, des Tocqueville et des Heine ! Vous avez longtemps répandu, dans leurs meilleures compagnies, bien des erreurs, des phantasmes et des chimères. Mais vos lecteurs sont devenus sages, ils se sont réformés avant vous ; ils ont exigé que vous vous fissiez plus raisonnable. Qui l’eût dit, vieille Revue de Buloz, que vous seriez un jour un organe de la Contre-Révolution ?

7 mars 1902.