Tolra et M. Simonet, éditeurs (p. 53-65).



III

la moisson d’or



D ès que l’aube parut, un coup de sifflet réveilla les dormeurs, qui furent sur pied en un clin d’œil, tant on avait hâte de se mettre à la besogne.

Le capitaine fit distribuer des pioches aux indigènes, qui se mirent immédiatement au travail. À mesure que des pépites d’or jaillissaient du sol, les matelots s’en emparaient et les jetaient dans des baquets pleins d’eau où la terre se liquéfiait, tandis que le précieux métal tombait au fond. L’eau, ou plutôt la boue vidée, on recueillait l’or, qui était aussitôt enfermé dans des sacs de toile.

La récolte de cette première journée émerveilla les deux amis. Jamais, dans leurs plus folles espérances, ils n’eussent osé concevoir un tel résultat.

Après un mois de travail, les chaloupes étaient pleines de sacs d’or empilés de façon à ne point perdre de place.

Le capitaine songea alors au retour. Le chargement étant aussi complet que possible, rien ne retenait plus les aventuriers. Pourtant, chacun éprouvait une sorte de regret à abandonner les immenses richesses au milieu desquelles on s’ébattait. Il ne fallut rien moins que l’énergie du chef pour décider ses hommes à faire les préparatifs de départ.

— Que regrettez-vous ? leur dit-il. Nos chaloupes sont pleines d’or et nous ne pouvons en emporter davantage. Remettons-nous donc en route sans plus tarder et regagnons le Caïman. Si nous nous attardions ici, nous serions surpris par l’hiver et, alors, adieu le chargement ! Peut-être même ne sortirions-nous pas de cet affreux pays.

Convaincus par ces paroles de leur capitaine, les matelots aidèrent les porteurs à placer les chaloupes sur les affûts, et l’on reprit la route déjà si péniblement parcourue. Mais une déception attendait les aventuriers sur la rive de la rivière Plumée, qu’il fallait traverser pour gagner la rivière Rouge : la première chaloupe que l’on mit à l’eau sombra, et il fallut plusieurs heures pour ramener à terre son chargement.

Le capitaine fit alors alléger les chaloupes des deux tiers de leur cargaison, ce qui nécessita des allées et venues qui prirent deux jours.

Une fois au bord de la rivière Rouge, autre désagrément ; au lieu de remonter le courant, il fallut suivre la rive, puisque les chaloupes n’auraient pu tenir à flot, aussi n’avançait-on que lentement. Parfois, il fallait faire halte pour relever une chaloupe qui venait de verser, ou bien, accident plus grave, pour réparer un affût. Mais où il fallait déployer une énergie surhumaine, c’était pour franchir les montagnes. Presque toujours on était obligé de décharger les véhicules et de transporter, l’un après l’autre, les sacs d’or qu’ils contenaient, jusqu’à la cime, puis c’était le tour du matériel, après quoi l’on opérait la descente sur l’autre versant, en agissant de la même manière.

Au milieu de toutes ces difficultés, le capitaine Vernier se multipliait, encourageant ses hommes et prêchant d’exemple. Quant au comte, il maugréait contre ces nombreux obstacles et ne s’occupait que de sa propre personne, suivi pas à pas par son fidèle Valentin qui veillait sur lui avec la sollicitude d’une mère.

Quelques jours de marche séparaient encore nos aventuriers de la baie de Mackenzie, quand une pluie diluvienne vint ajouter à leurs embarras déjà si grands. Ils étaient obligés de contourner de véritables lacs. Parfois ils allaient, des heures entières, avec de l’eau jusqu’à la ceinture. Pour combattre le froid qui, dans ce cas, engourdissait leurs membres exténués, le capitaine Vernier faisait préparer du café que l’on avalait bouillant. Il prenait tant de précautions et veillait si bien à tout, que, chose extraordinaire, aucun de ses hommes ne tomba malade. Lorsque l’on faisait halte pour la nuit, de grands feux étaient allumés, et chacun faisait sécher soigneusement ses vêtements, puis un souper abondant était servi, après quoi l’on se couchait tant bien que mal.

— Oh ! mon hôtel de la rue de Varennes ! soupirait parfois le comte de Navailles.

— Tu le reverras, lui répondait son ami ; seulement, il faut le gagner, car il ne t’appartient plus, puisque tes créanciers s’en sont emparés.

L’on arriva enfin en vue de la côte, et bientôt les mâts du Caïman apparurent aux yeux émerveillés des matelots, qui saluèrent leur navire par des hurlements de joie aussi retentissants que prolongés. Manifestation bien compréhensible chez des hommes venant d’affronter tant de dangers et de supporter tant de souffrances.

L’embarquement de l’or prit une journée. Cette opération achevée, les porteurs furent largement rétribués, puis, profitant d’un vent favorable, le capitaine fit lever l’ancre, et le Caïman reprit, toutes voiles dehors, la route déjà parcourue, emportant dans ses flancs les espérances et les rêves des hardis aventuriers.

Se souvenant de la tempête qui avait assailli son navire, Vernier ne voulut pas risquer de perdre, en traversant l’Atlantique, les fruits de tant de fatigues. En conséquence, il relâcha à New York, où il échangea sa cargaison contre des traites à vue sur une banque du Havre, représentant cinq millions.

— Dans un naufrage, avait-il dit à son ami, les hommes se sauvent quelquefois, la cargaison jamais. Maintenant que je l’ai en portefeuille, nous aurons bien du malheur si elle nous échappe.

Cette manière de voir avait été accueillie favorablement par les matelots, qui, connaissant les caprices des flots, songeaient avec terreur à ce qu’il adviendrait en cas de sinistre. Aussi fut-ce allègrement qu’ils larguèrent les voiles au moment du départ, et le Caïman, allégé de sa lourde cargaison, fila rapidement à travers les vagues bleues de l’Atlantique.

Au bout de deux jours, le vent tomba subitement. Le


J’irai porter mes picaillons à la bonne vieille… (page 61).

capitaine fit allumer la machine, et une heure après, le

navire reprenait sa marche, avec, seulement, sa brigantine et son grand foc, les autres voiles ayant été carguées.

Le Caïman qui, jusque-là, avait marché gracieusement incliné sur le flanc, se redressa, et le halètement de la machine remplaça le murmure de la brise dans les agrès.

Profitant de ce que le calme de la mer ne nécessitait point sa présence sur le pont, le capitaine Vernier emmena son ami dans sa cabine et s’occupa des comptes.

L’équipage devait recevoir un vingtième des bénéfices, c’était donc deux cent cinquante mille francs que les matelots devraient se partager.

Ce point arrêté, on discuta sur la part qui revenait au lieutenant. Il n’avait eu que peu de chose à faire, mais il n’en avait pas moins été le commandant du navire en l’absence du capitaine, dont il était un ancien camarade ; de plus, il n’eut pas été juste qu’un officier touchât la même solde qu’un matelot. Les deux amis décidèrent donc qu’il lui serait attribué, sur leurs parts, une somme de vingt mille francs.

— Reste le Caïman, dit le capitaine, je le revendrai bien ce qu’il nous a coûté.

— Pourquoi le vendre ? dit vivement le comte.

— Que veux-tu donc en faire ?… Tu ne penses pas le faire monter en épingle et le porter à ta cravate comme un souvenir de notre voyage.

— J’avoue qu’il me gênerait un peu.

— Eh bien, alors ?…

— Ne peut-il nous servir à faire des voyages d’agréments ?

— Peste ! comme tu prends goût au métier !

Le comte rougit, mais ne répondit pas. Il avait évidemment une arrière-pensée, mais laquelle ?…

C’était l’opinion de Vernier, mais il était trop délicat pour gêner son ami par une question indiscrète. Puisque ce dernier ne jugeait point à propos de s’expliquer franchement, il feignit de se contenter de ce qu’il lui disait et consentit à conserver le navire.

Pendant que les deux amis discutaient ainsi, Loriot et Valentin, assis sur le gaillard d’avant, causaient également de leurs petites affaires, ce qui leur était d’autant plus facile que chacun connaissait maintenant le chiffre de ce qu’il aurait à toucher en arrivant en France.

— Que feras-tu de ton argent ? avait demandé le Parisien.

— Quel argent ? répondit Valentin.

— Mais ta part dans les bénéfices.

— Il ne me revient rien. J’ai accompagné mon maître, parce que c’était mon devoir, mais je n’ai rien à voir dans le succès de l’expédition, si ce n’est que j’en suis bien heureux pour monsieur le comte.

— En voilà du désintéressement !

— En quoi cela t’étonne-t-il ?

— N’as-tu pas travaillé comme nous ?

— Si fait.

— Et tu ne seras point rétribué ?

— Je n’ai pas besoin d’argent, puisque mon maître me donne tout ce qu’il me faut.

— Tu n’as donc pas de parents à soutenir ?

— Mes parents, dit tristement Valentin, ils sont là-haut !

Et de la main il désigna le ciel.

Le Parisien baissa la tête et sembla réfléchir profondément.

— Valentin, dit-il au bout d’un instant, tu ne te doutes pas du service que tu viens de rendre à ma pauvre vieille mère.

— Vraiment ! fit le domestique, abasourdi.

— Oui, car je me disposais à tirer une de ces bordées !…

— Une bordée !… Qu’est-ce que c’est ? interrogea Valentin, peu au fait de l’argot des marins.

— C’est une série de fêtes et de bombances que les matelots s’offrent lorsqu’ils sont à terre et qu’ils ont le gousset garni… Ah ! Dieu ! m’en étais-je promis pour le débarquement ! Mais tes paroles m’ont rappelé qu’un jour aussi je n’aurai plus de mère et, ma foi !…

— Achève, Loriot.

— Au lieu de tirer une bordée, je prendrai le train de Paris et j’irai porter mes picaillons à la bonne vieille qui habite le faubourg Saint-Martin… Va-t-elle être heureuse ! … Quand je pense que j’allais gaspiller un argent qui pourra la faire vivre pendant plusieurs années, je ne sais ce que je me ferais !

Et, plein de remords pour la mauvaise pensée qui avait un instant hanté son esprit, Loriot s’administra une de ces paires de gifles qui font époque dans la vie d’un homme, fût-il Parisien et marin.

— Maintenant, dit-il, ça va mieux… C’est égal, l’homme est une bien vilaine bête et toujours prêt à commettre une sottise.

— Ainsi, dit Valentin, tu donneras tout ton argent à ta mère ?

— Sans en soustraire une centime, oui, mon vieux.

— C’est bien cela.

— Tu trouves ?… Allons ça me fait plaisir ; c’est que vois-tu, si la tête est folle, le cœur est bon : ainsi, toi, je t’ai fait pas mal de misères, eh bien ! foi de marin ! je le regrette, car tu es un charmant garçon !

— Tu exagères, dit modestement Valentin, tu exagères.

— Mais non, mais non ; je sais ce que je dis… Tiens, voilà, là-bas, le Gascon : nous allons rire… Eh ! Gascon ! cria-t-il à un matelot qui semblait rêver au pied du grand mât, mets la barre sur le gaillard d’avant et viens nous accoster.

Le matelot s’approcha lentement.

— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il d’un ton maussade.

— Je veux te demander où en est ton château… Le plan en est-il fait et as-tu décidé quelle serait l’étendue de tes domaines ?

— Tu te moques de moi, n’est-ce pas ? répliqua le Gascon d’un ton aigre. Tu as bien raison, car il faut être fameusement godiche pour risquer sa peau uniquement pour enrichir les autres.

— De qui parles-tu ?

— Du capitaine et de son ami… Dire que ces gens-là vont rouler sur les millions, tandis que nous n’aurons que quelques sous !

— Huit mille francs constituent un peu plus que quelques sous, hasarda Valentin.

— Vraiment ! goguenarda le matelot ; vous trouvez peut-être que c’est trop… Qu’est-ce que le capitaine et son comte ont donc fait de plus que moi ?

— D’abord, ils ont fourni tout ce qui était nécessaire à l’expédition.

— D’accord, mais après ?

— Ils connaissaient l’endroit où l’on devait trouver l’or.

— Tout cela ne justifie pas la disproportion qui existe dans nos parts respectives.

— Et si le Caïman avait fait naufrage, qui aurait supporté la perte ?

Le Gascon lança à Valentin un mauvais regard et s’éloigna en grommelant.

— Pauvre Gascon ! ricana le Parisien, il ne peut se consoler de la perte de son domaine imaginaire.

— Pourtant, fit Valentin, mon raisonnement était assez juste : celui qui risque des capitaux dans une entreprise, a droit à des bénéfices plus considérables que celui qui, simple instrument, ne fournit que son travail.

— Ce que tu dis là me rappelle une conférence politique à laquelle j’ai assisté quand j’étais apprenti serrurier à Paris. Il y avait là un orateur socialiste qui prétendait justement le contraire. C’était un ancien ouvrier tisseur du Rhône, qui avait réussi, au moment d’une grève se faire élire député.

— Qu’est-ce que c’est qu’un orateur socialiste, demanda Valentin, peu versé dans les nuances politiques.

— Un orateur socialiste, répondit gravement Loriot, c’est un homme assez intelligent pour se faire des rentes avec la bêtise humaine.

— Je ne comprends pas.

— Tu n’as pas besoin de comprendre. Sers fidèlement ton maître, mange tant que tu peux, bois raisonnablement. et dis-toi que tout le monde ne peut pas être millionnaire : en un mot, contente-toi de ta situation, puisqu’elle suffit à tes besoins.

— Cette fois, j’ai compris, dit Valentin.

— D’ailleurs, prends modèle sur moi… Ne suis-je pas toujours gai ?… Donc je suis satisfait de mon sort… ce qui n’empêche pas que, sans toi, j’allais faire une sottise pommée en débarquant ; aussi, à partir de maintenant vais-je être sérieux et faire des économies pour la maman, car je me rappelle qu’à l’école où j’ai été, il y avait un vieux maître qui nous disait toujours que la poche d’un prodigue ressemble au tombeau d’Adélaïde…

— Au tonneau des Danaïdes, rectifia le lieutenant qui, depuis un instant, écoutait la conversation.

— Vous êtes sûr, lieutenant, que c’était un tonneau ?

— Absolument, mon garçon.

— Mais… Adélaïde ?…

— Les Danaïdes…

— Qu’est-ce que c’était.

— Tu veux que je te fasse un cours de Mythologie

— Jamais de la vie !… Ce serait trop compliqué pour moi.

À ce moment, le sifflet du maître d’équipage appela les tribordais sur le pont.

Le Parisien se leva vivement et alla se joindre à ses camarades, qui sortaient des écoutilles.

Cependant le Caïman continuait de voguer rapidement sous un ciel limpide qui faisait oublier aux matelots les brumes glaciales du Youkon.

Un matin, le soleil, en dissipant le brouillard, montra les côtes de France.

À la vue de la terre natale et des nombreux navires qui sillonnaient la mer, les uns sortant du Havre, les autres s’y rendant, l’équipage du Caïman poussa des cris d’allégresse et se livra à toutes sortes de cabrioles à rendre jaloux une bande de singes. C’est que, après une longue absence, il est bien doux de revoir la Patrie, où vivent ceux que l’on aime, où dorment ceux que l’on a aimés. Les êtres chers qui vous attendent, on va les revoir, les embrasser, leur conter ses aventures, en les brodant un peu, par exemple, mais l’on est si heureux de se voir réunis, que les récits les plus invraisemblables ne rencontrent que des auditeurs attentifs.

Plus calmes que leurs matelots, Vernier et le comte ne se livraient à aucune de ces excentricités que cause un bonheur longtemps attendu, mais leurs sourires, leurs regards disaient assez que leur cœur partageait l’enthousiasme général.

Quelques heures plus tard, le Caïman entrait dans le port, toutes voiles carguées, mû seulement par la vapeur.