Au Japon spectral (In Ghostly Japan)
Traduction par Marc Logé.
Mercure de France (p. 99-115).

VERS À SOIE

I

Je fus intrigué par la phrase « sourcil-papillon de ver à soie », que je rencontrai dans un vieux proverbe japonais ou plutôt chinois : Le sourcil-papillon de ver à soie d’une femme est la hache qui abat la sagesse d’un homme. Alors j’allai trouver mon ami Niimi qui élève des vers à soie, et lui demandai de m’expliquer cette phrase.

— Est-ce possible, s’écria-t-il, que vous n’ayez jamais vu le papillon d’un ver à soie ? Il a de très beaux sourcils.

— Des sourcils ? répétai-je, étonné.

— Eh bien, appelez-les comme vous voudrez, dit Niimi. Mais les poètes les appellent sourcils. Attendez un instant ; je vais vous les montrer.

Il quitta la pièce et revint bientôt, portant un éventail en papier blanc sur lequel reposait paresseusement un papillon de ver à soie.

— Nous en réservons toujours quelques uns pour la reproduction. Celui-ci sort à peine du cocon. Bien entendu, il ne peut pas voler… Car aucun ne vole… Mais regardez ses sourcils…

Je regardai et je vis que les antennes très courtes et touffues étaient arquées au-dessus des yeux, joyaux piqués dans la tête veloutée, de façon à donner l’aspect d’une très belle paire de sourcils.

Alors Niimi m’emmena voir ses vers à soie.

Dans le voisinage de Niimi, où il y a beaucoup de mûriers, plusieurs familles se livrent à l’élevage des vers à soie : les femmes et les enfants sont chargés de les soigner et de les nourrir. Les vers sont tenus dans de grands plateaux oblongs, surélevés sur de légers supports en bois de trois pieds de haut. Il est curieux de voir des milliers de chenilles en train de se nourrir simultanément dans les plateaux, et d’entendre le doux bruit de papier froissé qu’elles font en rongeant leurs feuilles de mûrier. En approchant de la maturité, elles exigent une attention constante. Un expert examine les plateaux à de brefs intervalles, ramasse les plus grosses chenilles et décide, en les roulant doucement entre le pouce et l’index, lesquelles sont prêtes à filer. On les laisse ensuite tomber dans des boîtes couvertes où elles s’empressent de disparaître de la vue sous un enroulement de soie blanche. On ne permet qu’à quelques-unes d’émerger de leur sommeil soyeux ; ce sont les reproductrices sélectionnées. Elles ont de belles ailes, mais ne peuvent pas voler. Elles ont des bouches, mais ne peuvent manger. Elles s’accouplent, pondent des œufs et meurent. Depuis des milliers d’années, leur race a été si bien soignée qu’elle est devenue incapable d’aucun effort.

Ce fut la leçon d’évolution contenue dans ce dernier fait qui me préoccupa surtout, tandis que Niimi et son jeune frère (qui nourrit les vers à soie) m’initiaient aux méthodes de l’industrie. Ils me racontèrent des choses curieuses au sujet de races différentes, et d’une variété sauvage de ver à soie qu’on ne peut arriver à domestiquer : il file une soie merveilleuse avant de se transformer en un papillon qui peut mettre ses ailes à bon usage. Mais je crains fort de n’avoir témoigné qu’un intérêt bien tiède à ce sujet, car tandis même que je m’efforçais d’écouter mes jeunes amis, je me mis à rêver.

II

Tout d’abord je me surpris à songer à une délicieuse rêverie d’Anatole France, dans laquelle il déclare que s’il avait été le Demiurge, il eût mis la jeunesse à la fin de la vie au lieu de la placer au commencement, et il eût ordonné toutes choses de façon que chaque humain possédât trois phases de développement, correspondant en quelque sorte à ceux des lépidoptères. Et il me vint à l’esprit que cette fantaisie n’était autre que la modification délicate d’une très ancienne doctrine commune à presque toutes les formes de religion les plus élevées.

Les croyances occidentales, en particulier, enseignent que notre vie ici-bas est un état larvaire d’impuissance gourmande, et que la mort est un sommeil de dupe, hors duquel nous prendrons notre essor vers la lumière éternelle. Elles nous disent que pendant notre existence consciente nous ne devrions envisager notre corps extérieur que comme une sorte de chenille et ensuite de chrysalide, et elles affirment que nous gagnons ou perdons, selon notre conduite en tant que larve, la puissance de développer des ailes sous l’enveloppe mortelle. Elles nous disent aussi de ne pas nous troubler si nous ne voyons pas d’imago-Psyché se détacher du cocon brisé : ce manque de preuve visuelle ne signifie rien, car nous ne possédons que la vision myope des vers. Nos yeux ne sont qu’à demi développés. Car des gammes entières de couleurs n’existent-elles pas invisiblement au delà et au-dessous de notre sensibilité rétinienne ? C’est ainsi qu’existe l’homme papillon, bien que nous ne puissions naturellement pas le voir.

Mais que deviendrait cet imago-humain dans un état de béatitude parfaite ? Cette question est pleine d’intérêt d’un point de vue évolutionnel ; et la réponse évidente me fut suggérée par ces vers à soie qui n’ont été domestiqués que depuis quelques milliers d’années. Considérez le résultat de notre domestication céleste depuis, disons, quelques millions d’années : quelle serait donc la conséquence finale pour ceux qui pourraient gratifier chaque désir à volonté ?

Ces vers à soie ont tout ce qu’ils désirent, et même beaucoup plus. Leurs besoins, quoi qu’étant très simples, sont fondamentalement identiques à ceux de l’humanité ; nourriture, abri, chaleur, protection et confort. Notre incessante lutte sociale se livre en majeure partie pour obtenir ces choses, notre conception du ciel serait de les obtenir gratuitement et sans douleur ; et la condition de ces vers à soie est la réalisation sur une petite échelle de notre Paradis imaginaire. (Je ne prends pas en considération le fait qu’une grande majorité des vers à soie est prédestinée aux tourments et à la mort ; car mon thème traite du ciel et non des âmes perdues. Je parle des élus, de ces vers prédestinés au salut et à la réincarnation). Sans doute n’éprouvent-ils que des sensations très atténuées : ils sont certainement incapables de prier. Mais s’ils pouvaient prier, ils ne pourraient rien demander de plus que ce qu’ils reçoivent déjà des mains de l’adolescent préposé à leurs soins. Il est leur providence, dieu de l’existence duquel ils ne se rendent compte que de la façon la plus vague possible, mais il est précisément le dieu qu’il leur faut. Et nous nous considérerions sottement très fortunés d’être aussi bien soignés en proportion de nos nécessités plus complexes. Nos formes de prières ordinaires ne prouvent-elles pas notre désir de provoquer une attention similaire ? En affirmant notre « besoin d’amour divin », ne confessons-nous pas involontairement que nous souhaitons être traités comme des vers à soie, et vivre sans douleur grâce à l’aide des dieux ? Et pourtant, si les dieux nous traitaient comme nous le souhaitons, nous donnerions beaucoup de preuves nouvelles, — à la façon de ce qui s’appelle preuve par dégénération, — que la grande loi de l’évolution est bien au-dessus des dieux.

Une des premières phases de cette dégénération serait représentée par une incapacité totale de nous aider nous-mêmes ; ensuite nous commencerions à perdre l’usage de nos organes sensoriels les plus élevés ; ensuite le cerveau se rétrécirait au point de ne plus représenter qu’une pointe de matière ; plus tard encore, nous nous transformerions en de simples sacs amorphes, des ventres aveugles. Voilà ce que serait la conséquence de cette espèce d’amour divin que nous souhaitons si paresseusement. Le désir de la béatitude perpétuelle dans une paix perpétuelle se révélerait peut-être comme étant diaboliquement inspiré par les Seigneurs de l’Obscurité et de la Mort. Toute vie sensible et pensante a été, et ne peut continuer d’être qu’en tant que produit de la lutte et de la douleur, le résultat de la bataille infinie avec les puissances de l’univers. La loi cosmique est sans compromission. Tout organe qui cesse de ressentir la douleur, — toute faculté qui cesse de servir sous le stimulus de la douleur, — devront également cesser d’exister. Si la douleur et son effort sont supprimés, la vie se réduira d’abord en protoplasme informe, et ensuite en poussière.

Le Bouddhisme, qui est, à sa façon majestueuse, une doctrine de l’évolution, proclame très raisonnablement que son ciel n’est qu’un état supérieur de développement à travers la douleur, et enseigne que, même au paradis, la cessation de l’effort produit la dégradation. Il déclare aussi raisonnablement que, dans le monde surhumain, la capacité de douleur croît toujours en proportion de la capacité à ressentir du plaisir. (Du point de vue scientifique, il y a peu à redire contre cet enseignement, puisque nous savons qu’une évolution plus élevée doit entraîner une augmentation de la sensibilité à ressentir la douleur.) Dans les ciels du désir, dit le Shoho-nen-jo-kyô, la douleur de la mort est si grande que toutes les angoisses de tous les enfers réunis ne sauraient égaler qu’un seizième de cette douleur[1].

La comparaison précédente est d’une violence inutile, mais l’enseignement bouddhiste au sujet du ciel est, en substance, éminemment logique. La suppression de la douleur mentale ou physique, dans tout état concevable d’existence sensible, entraînerait nécessairement la suppression du plaisir, et il est certain que tout progrès moral ou matériel dépend de la puissance à affronter et à maîtriser la douleur. Dans un paradis de vers à soie tel que tous les instincts mondains nous le font souhaiter, le séraphin, libéré de la nécessité du labeur et pouvant satisfaire tous ses désirs selon sa volonté, perdrait enfin ses ailes et retomberait à la condition de chenille.

III

Je racontai la substance de ma rêverie à Niimi, car il était autrefois grand amateur des livres bouddhiques.

— Eh bien, dit-il, je me suis souvenu d’une bizarre histoire bouddhique en entendant ce proverbe que vous m’avez demandé d’expliquer, le sourcil en papillon de vers à soie d’une femme est la hache qui abat la sagesse d’un homme. Suivant votre doctrine, le dicton serait aussi vrai de la vie céleste que de la vie terrestre. Voici l’histoire :

« Lorsque Shaka habitait dans ce monde, un de ses disciples, Nanda, fut ensorcelé par la beauté d’une femme, et Shaka voulut le sauver des résultats de cette illusion. Il emmena donc Nanda jusqu’à un endroit sauvage parmi les montagnes où il y avait des singes, et il lui montra une guenon extrêmement laide. Et il lui demanda : « Dis-moi, de Nanda, laquelle est la plus belle, la femme que tu aimes ou cette guenon ? « Oh ! Maître, s’écria Nanda, comment peut-on comparer une femme admirablement belle avec une affreuse guenon ? » « Peut-être trouveras-tu bientôt des raisons pour faire toi-même la comparaison », répondit le Bouddha. Et instantanément, grâce à son pouvoir surnaturel, il monta avec Nanda jusqu’au Sanjûsan-Ten qui est le deuxième des Six Ciels du Désir. Et là, à l’intérieur d’un palais fait de joyaux, Nanda aperçut une multitude de jeunes filles qui célébraient une fête quelconque par des danses et de la musique. Et la beauté de la moins belle d’entre elles surpassait excessivement celle de la plus belle femme de la terre. « Ô Maître, s’écria Nanda, quelle est cette fête merveilleuse ? » « Interroge une de ces jeunes filles, » répondit Shaka. Et Nanda interrogea une des vierges célestes ; et elle lui répondit : « Cette fête célèbre les bonnes nouvelles que nous venons de recevoir. Il existe en ce moment dans le monde des hommes, parmi les disciples de Shaka, un excellent jeune homme appelé Nanda qui va bientôt renaître dans ce ciel pour y devenir notre époux, pour le récompenser de sa vie si sainte. Nous l’attendons en nous réjouissant. » Cette réponse remplit de joie le cœur de Nanda. Alors le Bouddha lui demanda : « Y a-t-il parmi toutes ces vierges, Nanda, une seule dont la beauté égale celle de la femme dont vous avez été amoureux ? » « Non, Maître, répondit Nanda. Car de même que cette femme dépassait en beauté la guenon que nous vîmes sur la montagne, de même est-elle surpassée par la moindre de ces vierges. »

« Alors le Bouddha descendit immédiatement avec Nanda jusqu’au fond de l’Enfer, et il l’emmena dans une salle de torture où des myriades d’hommes et de femmes étaient en train d’être bouillis vivants dans de grands chaudrons, et tourmentés par des démons. Alors Nanda vit tout près de lui un immense chaudron rempli de métal en fusion ; et il eut peur en constatant que ce chaudron n’avait pas encore d’occupant. « Maître, demanda Nanda au Bouddha, pour qui ce chaudron a-t-il été préparé ? » « Interroge le diable », répondit Shaka. Nanda le fit aussitôt et le diable lui répondit : « Il y a un jeune homme appelé Nanda qui est un des disciples de Shaka, il est sur le point de renaître dans un des ciels à cause de ses bonnes actions. Mais lorsqu’il s’y sera livré aux plaisirs, il renaîtra dans cet enfer, et il occupera ce chaudron. Je l’attends. » [2]

  1. Cette déclaration ne se rapporte qu’aux Ciels du Désir de plaisir sensuel et non au Paradis d’Amida, ni à ces ciels où on ne pénètre que par la Naissance Apparitionnelle. Mais même dans les zones d’existence les plus élevées et les plus immatérielles, dans les Ciels sans Forme, la cessation de l’effort et de la douleur de l’effort entraîne la pénalité de se réincarner dans un état d’existence inférieur.
  2. Je raconte cette histoire telle qu’elle me fut contée, mais je n’ai pu la comparer avec aucun texte publié. Mon ami me dit qu’il en a vu deux versions chinoises ; l’une dans le Hongyo-kyo ( ?) et l’autre dans le Zoichi-agon-kyô (Ekottarâgamas). Dans Buddhism in Translations, par M. Henry Clarke Warren (le volume le plus intéressant de ce genre que j’aie jamais vu), il existe une version Pâli de cette légende, qui diffère considérablement de la précédente. Suivant M. Warren, Nanda était un Prince et le demi-frère cadet de Sâkyamuni.