Au Canada et chez les Peaux-Rouges/Les Montagnes Rocheuses

Librairie Hachette et Cie (p. 171-ill.).


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les montagnes rocheuses


Le garage de Cochrane. — Les cow-boys. — Les ranches au Nord-Ouest. — La descente des Rocheuses. — La passe du Cheval Qui Rue. — Mineurs français et délicatesse américaine. — Donald. — Yes, no. — À travers les précipices. — Vancouver et la Colombie.


Au départ de Calgary commence, quoique fort douce encore, la montée vers la chaîne des Rocheuses, que nous apercevons au loin. Mais avant de nous engager dans les gorges de ces Alpes d’Amérique, jetons un coup d’œil sur le ranche de Cochrane, situé sur la ligne, à peu de distance de Calgary.

Grâce à l’obligeance de M. Egan, surintendant général du Pacifique, nous avions obtenu qu’un wagon de voyageurs fût accroché à un train de marchandises et laissé à la station de Cochrane, où le train tri-hebdomadaire de voyageurs le prendrait en passant le lendemain, après nous avoir laissé le temps de visiter le ranche. Nous télégraphions à M. Cochrane, propriétaire du ranche qui porte son nom, pour l’avertir de notre arrivée à la fin de la journée. En route, il nous arrive une mésaventure : la locomotive, avec son chasse-pierre ou attrape-vache (dont le nom est cette fois bien justifié), écrase une de ces bêtes à cornes, qui s’engage si malheureusement sous la machine, qu’il faut près de deux heures pour l’en retirer. Cet événement nous fait arriver assez tard dans la soirée à Cochrane. Avant que nous ayons le temps de nous reconnaître, le train, qui n’a pas à s’arrêter ici, pousse notre wagon sur une voie de garage et continue sa route sans plus tarder.

Cet abandon sans avertissement nous fait supposer que nous sommes arrivés à destination. Nous regardons autour de nous, mais ne voyons absolument rien à travers la nuit noire, pas même la cabane qui sert de gare. Rien ne remue et il n’y a pas une lumière à l’horizon. Enfin deux d’entre nous se dévouent pour aller en reconnaissance. Ils finissent, grâce aux aboiements des chiens, à découvrir la station, où, vu l’heure avancée, on ne leur ouvre qu’après quelque attente. Là on apprend que M. Cochrane est absent et que personne n’a été averti de notre arrivée, car il n’y a pas de bureau télégraphique ouvert. L’employé qui avait reçu notre télégramme, l’avait lu bien attentivement, en avait perçu scrupuleusement le prix, mais ne s’était pas donné la peine de nous dire qu’il ne parviendrait pas. En présence de ce tour par trop américain, il nous faut renoncer à l’hospitalité du ranche, sur laquelle nous comptions un peu. Notre wagon, fermé à ses deux extrémités, est transformé en campement. Chacun, en déplaçant à sa guise les banquettes mobiles, s’organise une couchette de sa façon, et le poêle, dans lequel nous remettons le charbon laissé à notre portée, nous permet de ne pas trop nous ressentir de la fraîcheur de la nuit.

Le lendemain, nous nous rendons à l’établissement d’élevage qui est le but de notre visite. Avant d’arriver au ranche nous rencontrons le troupeau de chevaux, fort de 3 à 400 têtes, qu’un seul cow-boy mène s’abreuver à la rivière. Le cow-boy (gardien de bestiaux) est toujours monté, et souvent avec un certain luxe. Son costume — un pantalon de cuir à franges, une vareuse de peau ornée de broderies et de franges — lui donne beaucoup de cachet. Cavalier intrépide et chasseur émérite, il exerce un dur métier en surveillant en tout temps de nombreux troupeaux qu’il a pour mission de protéger contre les rapines des Indiens. Parfois c’est un déclassé de haute famille qui expie sous la veste de cow-boy, les dissipations de sa jeunesse ; mais la leçon ne sert guère, car le cow-boy dépense souvent au jeu le fruit de plusieurs mois de travail, s’il lui arrive de rentrer, ne fût-ce qu’un instant, dans le giron de l’humanité civilisée. Fort habile dans le maniement de son troupeau, le cow-boy que nous rencontrons nous en donne une preuve en lançant sa troupe au petit galop. C’est un curieux spectacle de voir s’ébranler cette longue file de chevaux et, pour en prendre un, il faut se servir du lasso, utile à double fin, car c’est avec lui qu’on capture également les maraudeurs.


Cow-boy

Le ranche Cochrane se compose d’un enclos couvert, pour les moutons, qui ne pourraient sans cela résister à l’hivernage, et d’un autre, qui n’a pour toiture que la voûte céleste. Ce dernier est réservé aux chevaux et au gros bétail. Si l’on ajoute un abri pour les étalons et une maison en bois pour les rancheros, on a une idée complète de l’établissement.

Les ranches canadiens sont d’origine toute récente. Le premier date de 1881 et fut fondé par le sénateur Cochrane, chez qui nous sommes et par M. Mac Eachran, directeur de l’école vétérinaire de Montréal. Depuis cette époque, grâce à l’achèvement du chemin de fer du Pacifique, des étendues de terrain considérables ont été consacrées à l’élevage des chevaux et du bétail. Les animaux doivent se nourrir eux-mêmes hiver comme été et vivent presque à l’instar des bêtes sauvages. Le propriétaire d’un ranche n’a guère à sa charge que la surveillance de son troupeau dont la valeur s’augmente chaque année par le croît. Afin de permettre aux rancheros de reconnaître leur bien, une grande réunion de tous les propriétaires, cow-boys et troupeaux, a lieu deux fois par an, au printemps et à l’automne, aux environs de Calgary. Là, on procède à la marque du bétail et l’on règle les différends qui ont pu surgir.

Les ranches qui augmentent chaque jour comme nombre et comme importance (il y a des troupeaux de 10 à 13,000 têtes), sont tous situés sur le versant oriental des Montagnes Rocheuses, à une altitude de 12 à 1,500 mètres. Le climat y est assez doux l’hiver, et la neige, qui n’y est jamais très haute, fond assez rapidement sous les effluves des vents chauds venant de l’océan Pacifique. Grâce à l’absence de population, les troupeaux ont un espace considérable pour se mouvoir et trouver une nourriture qui ne manque jamais, même en hiver, car les bêtes savent parfaitement gratter la neige pour trouver l’herbe qu’elle recouvre. La mortalité du bétail est ordinairement de 5% ; parfois elle descend jusqu’à 2%. Un ranche bien choisi, c’est-à-dire près d’un cours d’eau, sur un sol bon pour le pâturage et sur un terrain mouvementé, qui procure un abri contre les tourmentes, donne de beaux bénéfices qui sont ordinairement de 30 à 40% et atteignent parfois 70 et 75%. Mais l’élevage a quelque chose d’assez aléatoire, car une épidémie, une tempête de neige (blizzard) peuvent tarir la source même de ces bénéfices en anéantissant entièrement le troupeau. Cette destruction totale est chose rare, mais les pertes partielles sont quelquefois assez importantes pour faire reculer de plusieurs années la marche ascendante du troupeau. Jusqu’ici, l’expédition du bétail et même sa consommation sur place ont été peu considérables ; mais beaucoup de troupeaux se trouvant fortement constitués, le surcroît ne tardera pas à prendre la route de la Colombie, des États-Unis et des vieux pays canadiens.

La station de Cochrane est située près de la rivière de l’Arc (Bow River) dont nous suivons les contours depuis Calgary. Nous voici de nouveau en chemin de fer. Au fur et à mesure que nous approchons des Montagnes Rocheuses, dont les neiges étincellent à l’horizon, la vallée se dessine, et, de chaque côté de notre wagon, les collines se transforment graduellement en montagnes. À Padmore ces montagnes se rapprochent des deux côtés et nous entrons dans les premiers contreforts de la grande chaîne, en passant et repassant sans cesse la rivière de l’Arc. Le jour est sur son déclin quand nous arrivons à Canmore, où le train s’arrête, car on ne traverse pas encore de nuit les Rocheuses.

Le gîte faisant défaut, il nous faut encore camper dans notre wagon. Le lendemain, nous ne nous remettons en route qu’après avoir regardé les premières lueurs de l’aurore se dessiner sur les arêtes neigeuses et les teinter de pourpre comme pourrait le faire un gigantesque incendie. Nous sommes maintenant au cœur du système montagneux. Tantôt ce sont des cimes disparaissant sous une couronne de verdure, tantôt des pics inaccessibles et déchiquetés, tantôt d’énormes masses ayant la forme d’un cône tronqué, ou bien des sommets arrondis. La plupart de ces montagnes sont dénudées par suite de l’escarpement de leurs parois, leur structure est originale et elles affectent en général une couleur gris-cendré. Quelques-unes ont des veines rocheuses de diverses couleurs et se profilant parallèlement en longues lignes horizontales. Parfois ces veines forment un relief régulier et dessinent sur les flancs de la montagne une série d’étages disposés avec une harmonie parfaite. Ces étages servent d’abri à une couche de neige qui enguirlande la montagne avec une régularité mathématique.

Le chemin de fer se fraye facilement un passage en remontant la rivière de l’Arc dont le lit est de moins en moins profond, mais dont les eaux conservent une pureté de cristal. Jusqu’ici, pas un tunnel, pas de travaux d’art ; à part quelques ponts sur la rivière, la voie, qui ne semble pas monter, est établie aussi simplement que dans la Prairie. Nous arrivons ainsi à la station de Banff. Là, il n’y a pas même de baraque tenant lieu de gare. Le service du chemin de fer est établi dans un wagon placé sur une voie de garage.

Depuis, Banff a changé d’aspect : ses sources sulfureuses, son site grandiose y attirent les touristes qui trouvent à s’y loger autrement qu’à la belle étoile. Comme les États-Unis, le Canada a voulu avoir son Parc national, et ce sont les environs de Banff qui, avec une grâce charmante, formeront le cadre de ce site si vanté.

Plus loin, à Castle-Mountain, on aperçoit sous le feuillage de la vallée une vingtaine de maisons en bois ; mais la plupart sont abandonnées. Jadis cet endroit, qui porte aussi le nom de Silver-City, eut quelque réputation ; on y avait découvert une mine d’argent dont l’exploitation avait été entreprise, mais le filon était médiocre et la population de mineurs abandonna bientôt toutes ses installations qui tombent en ruines aujourd’hui.

La station est dominée par un énorme bloc de granit à deux étages qui représente avec beaucoup d’exactitude un puissant château-fort (Castle-Mountain) du moyen âge, avec ses tours et ses donjons. Son aspect est saisissant et l’on se sent comme écrasé sous cette masse aux parois abruptes et dénudées. Au fond de la vallée, disparaissant sous des massifs de bouleaux et de maigres sapins, se dresse une triple rangée de hauteurs que recouvre, au dernier plan, un blanc manteau de neiges éternelles.

Laggan est la dernière agglomération que nous rencontrons sur le versant de l’Atlantique. Cinq ou six baraquements, plus mal alignés que dans une foire de village, se présentent de front devant la voie ferrée. Une enseigne en toile à demi déchirée, portant la mention : Royal Hôtel, billard-hall, flotte sur la devanture d’une de ces masures, dont les planches mal jointes sont une invite adressée aux courants d’air beaucoup plus qu’aux voyageurs. À côté, l’écriteau d’un hardware (quincaillier), aussi répandu au Nord-Ouest que le plat à barbe dans la patrie de Figaro.

À Laggan, notre train reçoit une forte locomotive à l’arrière, afin de faciliter la manœuvre dans les parages difficiles que nous allons avoir à franchir pour entrer en Colombie par la passe du Cheval-Qui-Rue (Kicking-Horse Pass). La montée est toujours peu sensible et rappelle d’autant plus celle de la Manche, en se rendant de Madrid à Cordoue, que, comme celle-ci, elle est suivie d’une brusque et rapide descente. Le défilé se forme peu à peu près de Stephen, et se resserre pour arriver à Hector, point culminant de la ligne à 1,800 mètres d’altitude. Puis, subitement, on s’aperçoit que l’on vient de franchir la ligne de partage des eaux. Un ruisselet, qui bientôt devient torrent, se fraye un passage vers l’océan Pacifique dans un défilé abrupt où le chemin de fer a peine à trouver place. Mais bientôt le torrent se creuse un chemin de plus en plus profond au milieu des rochers et ses eaux, sans cesse rebondissantes, transforment son lit en une mousse argentée. Nous sommes en pleine forêt d’arbres verts et, pour la première fois, les sapins se présentent sous un aspect majestueux.

Tout à coup le torrent s’affaisse et se dérobe au regard, pour ne plus laisser apparaître au-dessus du précipice qu’un de ces grands ponts de bois, aux piles à claire-voie, dont le tablier a juste la largeur nécessaire pour recevoir les deux lisses (rails) de la voie ferrée. De ce point, le regard plonge à grande distance sur le ravin qui s’ouvre et s’élargit dans des proportions considérables. En levant les yeux, on se trouve face à face avec d’énormes parois de rochers et, par-dessus le faîte ondulant des sapins, on devine au loin la vallée dans laquelle on va déboucher. Le spectacle est aussi sauvage que grandiose et digne de toute admiration.

La descente est raide, car il faut racheter une différence de niveau de plus de 900 mètres sur un parcours de 19 kilomètres. Le train marche avec une sage lenteur, en rasant le rocher, qu’il a fallu entailler à vif à maintes reprises. Par instants la voie est tellement sur le bord du précipice qu’un regard mal assuré serait susceptible d’engendrer le vertige. Sur divers points, le flanc rocailleux de la montagne n’offrant aucune résistance, il a fallu arc-bouter des traverses en bois qui surplombent le précipice au-dessus duquel roule le train. On ne peut vraiment qu’admirer, mais non sans quelque effroi, la hardiesse des ingénieurs et des constructeurs du chemin de fer.

À plusieurs reprises un embranchement se détache de la voie et s’engage dans les replis de la montagne en conservant une position horizontale et parfois même légèrement ascendante. Ce sont des voies de garage. Quand le mécanicien se sent entraîné sur la pente et craint de ne pouvoir serrer les freins d’une manière satisfaisante, il engage le train sur une de ces voies d’évitement, qui sont au nombre de quatre. Ces précautions sont nécessaires, car si un accident survenait au cours de la descente, il serait peut-être impossible d’enrayer sur la pente.

Nous côtoyons le flanc d’un pic abrupt dont la cime altière se perd dans les nuages. Cette fois ce n’est plus seulement de la neige, qui couronne ce géant de granit, mais un véritable glacier dont les crevasses profondes laissent entrevoir des reflets bleuâtres. Plus, loin, le rocher fait une saillie tellement proéminente qu’il a fallu percer un court tunnel pour rendre possible l’établissement de la voie. Ce tunnel mérite d’être signalé, car c’est le premier que nous rencontrons depuis Winnipeg et le seul qui existe dans toute la descente des Rocheuses. Bientôt le fond du précipice s’élargit, et sur le versant opposé, dépourvu de toute végétation, se dresse menaçante, une colossale paroi de rochers grisâtres, qui semble dépasser, en hauteur à pic, le fameux cap Éternité, du Saguenay.

Enfin, nous arrivons au bas de cette belle descente, à la station de Field, où nous retrouvons deux mineurs français, vieilles connaissances de quelques minutes, contractées à Calgary. Ces compatriotes nous offrent quelques échantillons de minerai d’argent que nous serrons précieusement dans un ancien sac de provisions. Le métier de mineur est pénible et il faut souvent des années d’exploration et de sondage avant d’arriver à mettre la main sur un filon riche en métal. Encore faut-il que l’extraction n’entraîne pas de frais trop élevés, sans quoi la mine devient pratiquement inexploitable. Telle n’est pas la situation de notre compatriote, qui vient de revendre 1,000 piastres une faible part de sa concession payée 200 piastres en tout et pour tout.

À quelques stations de là, nous étions presque tous descendus à terre lorsqu’un voyageur d’assez bonne apparence, qui nous avait vus examiner notre minerai d’argent, vient le plus simplement du monde s’asseoir à côté du sac qui le renferme, l’ouvre délicatement et, jetant un coup d’œil rapide sur son contenu, en extrait un bel échantillon qu’il met de côté. Puis, renouant le sac, toujours avec la même délicatesse, il retourne sur sa banquette prendre une pose aussi calme qu’indifférente, après avoir eu soin de placer dans sa valise fermée à clef, le précieux minerai qu’il vient de nous soustraire avec un naturel si touchant. On n’est pas plus Américain. Notre ami G. Tiret-Bognet, qui avait assisté à cette petite scène, croqua sur son album la silhouette du monsieur à l’air distingué, que nous sûmes depuis être M. F.-R. R., ingénieur du gaz.

Laissant Field en arrière, nous suivons une étroite vallée entourée de montagnes, disparaissant sous l’épaisse chevelure des pins. On travaille à l’entretien de la voie, et, comme dans ces parages déserts, les restaurants font quelque peu défaut, les ouvriers prennent leur pension dans un boarding-car, wagon de forte dimension placé sur une voie d’évitement.

Au delà de Palliser et de ses cinq maisons de bois, le paysage redevient fort pittoresque jusqu’à Golden City. Il faut franchir cinq fois la rivière et traverser quatre tunnels de forme courbe. L’un d’eux est pourvu, sous la voûte, d’un revêtement en bois en vue d’éviter les infiltrations. Nous sommes engagés dans un long et sinueux défilé encaissé dans de majestueuses montagnes boisées à la base, mais se terminant par des parois à pic entièrement dégarnies. Malheureusement les sapins ont été brûlés sur de grandes étendues et l’aspect de ces hautes tiges noircies et dépourvues de feuilles est profondément triste. La rivière, dans ses brusques évolutions, ronge tantôt une rive, tantôt l’autre, ce qui oblige le chemin de fer à se frayer un passage dans le vif de la roche tour à tour granitique, ardoisée et charbonneuse. En certains endroits les parois de la montagne sont perforées et parsemées de rayures fort curieuses. Parfois le rocher est formé par du bois pétrifié et, d’un simple coup d’œil, on peut reconnaître la trace des rainures ligneuses.

Mais la voie ferrée n’a pas à surmonter seulement des obstacles granitiques ; il lui faut encore lutter contre les éboulements de gravier, les affaissements de la montagne, qui parfois déverse jusque par-dessus la voie des masses de boue. Le cas venait précisément de se présenter à la suite de pluies fréquentes et la circulation avait été momentanément interrompue au moment de notre passage. Ces obstacles de la nature disparaîtront peu à peu. La rapidité avec laquelle la voie a été construite ne permettait pas de l’entourer de prime abord de toutes les mesures de précautions qui viendront en leur temps.

La partie la plus curieuse du défilé dont la traversée ne demande pas moins de trois quarts d’heure, est certainement la dernière. Ici le feu a épargné la magnifique végétation colombienne, et c’est un vrai bonheur. Les sombres aiguilles des pins se marient agréablement au feuillage des bouleaux et des hêtres dont les nuances d’un jaune d’or éclatant s’harmonisent admirablement avec les teintes écarlates des essences que le soleil couchant embrase de ses feux.

Ce site vraiment séduisant fait bientôt place à une riante vallée couverte de prairies, et les cimes neigeuses, un instant masquées par le défilé, réapparaissent plus étincelantes que jamais. Mais le soleil se cache brusquement, les nuages se forment avec rapidité sur les crêtes des montagnes, et quand, à la chute du jour, nous arrivons à Donald, dernière station ouverte à l’exploitation de ce côté, une pluie maussade est la seule autorité présente pour nous recevoir sur le sol de la Colombie.

Nous nous réglons ici à l’heure du Pacifique, en retard de 3 heures sur Montréal et de 8 heures sur Paris. Une différence de 24 heures existant pour le tour complet du globe, même avant le roman si connu de Jules Verne, le trajet que nous avons parcouru depuis notre point de départ représente donc le tiers du tour du monde.

À Donald nous n’apercevons qu’une dizaine de maisons, voisines de la rivière Columbia que nous venons de traverser. On peut donc juger, par l’importance de la localité, de la valeur de l’hôtel de quinzième ordre qu’on y rencontre. Les trois seules chambres disponibles sont adjugées aux dames et au curé Labelle. Dire qu’on s’y trouvait mieux que nous autres, pauvres délégués, campant encore une fois à bord de notre char, serait, je crois, faire offense grave à la vérité.

Dans cet affreux petit trou où nous pataugeons dans une boue intense, nous parvenons cependant à faire un solide dîner grâce à la circonstance suivante. L’un de nos compagnons, Ch. de Bouthillier, qui avait obtenu pour nous une lettre de recommandation de M. Van Horne, directeur de la Compagnie, était allé voir M. Ross, surintendant de la section colombienne. Ne trouvant pas ce dernier, il s’adressa à son secrétaire qui, sans lever les yeux de dessus son papier, et avec ce flegme britannique bien connu, répondait invariablement à toutes les questions par ces deux monosyllabes : yes, no, aussi agaçants que décourageants. Impossible d’en tirer le moindre renseignement sur la possibilité de continuer la route par terre ou par un train de ballast.

Mais quand ce même secrétaire eut appris que nous avions une lettre de son directeur, il leva la tête et commença à sortir de son impassibilité. Puis, quand il eut lu la lettre, il devint immédiatement l’homme le plus aimable du monde, nous invita aussitôt à venir nous chauffer dans son bureau, installé dans un wagon placé sur une voie de garage. Il nous fit alors connaître l’absence de M. Ross, ce qui rendait à peu près impossible la continuation de notre voyage, et, finalement, nous annonça qu’il nous faisait préparer à dîner avec tout ce que la Compagnie pouvait nous offrir de mieux. Voilà comment, grâce à M. Van Horne, nous fîmes honneur à la table de la Compagnie du Pacifique.

Le soir, nous nous rendons à l’hôtel encombré d’ouvriers aux traits tirés et aux figures parfois rudes et farouches. Ce sont pour la plupart des terrassiers qui ont travaillé tout l’été à la construction de la ligne et sont en route, par escouades, pour repasser les Rocheuses. Nous trouvons là quelques rares Canadiens-Français, un de nos compatriotes, originaire de Decazeville, et un individu bavard qui se dit aussi Français, et qui, pressé de questions sur son lieu d’origine, finit par déclarer qu’il est de… Lombardie. Tous sont peu satisfaits, car l’abondance de la main-d’œuvre a amené forcément une baisse des salaires. Il y a un an, chacun recevait 3 piastres par jour ; or cette année, le salaire quotidien n’a été que de 2 piastres. Sur ces 2 piastres, il faut chaque jour en prélever une pour le prix de la pension et, quand il fait mauvais temps, l’ouvrier chôme et n’est pas payé. Depuis deux semaines le temps est presque toujours à la pluie et la campagne de travail est virtuellement terminée.

Tout est très cher à Donald : une chambre pour la nuit avec un petit déjeuner se paie 1 piastre 1/2, et quelle turne ! Si l’hôtelier se plaint de ce que les ravitaillements sont coûteux, par contre il ne dit pas quels bénéfices il réalise sur les liqueurs fortes. Le petit verre de brandy se vend 50 cents (2 fr. 50 c.), et les ouvriers en consomment presque tous. Or, comme le gallon (4 litres 1/2) revient à 4 piastres (20 francs), on voit que le métier de débitant dans ces parages permet d’aller vivre de ses rentes fort jeune encore.

Nous passons la soirée dans la grande salle de l’hôtel Selkirk où se trouve un billard sale et défraîchi qui ne manque pas d’amateurs. Les carambolages se succèdent et les boules roulent toute la nuit. À côté, autour d’une grande table, éclairée par une lampe fumeuse, des joueurs suivent, l’œil hagard, avec une attention bruyante, la fortune des cartes, et les piastres, froissées et crasseuses à force d’avoir passé dans les portefeuilles, tombent par paquets devant le banquier, sur un tapis qui a pu être considéré comme vert à une époque déjà éloignée. La demi-clarté qui enveloppe ce groupe fait encore ressortir l’énergie de ces figures rébarbatives, mineurs, bûcherons, peut-être même brigands, avec qui on ne voudrait pas avoir même l’ombre d’une discussion. Quel beau sujet d’étude il y aurait là pour un Gustave Doré !

Donald était, au moment de notre passage, le terminus du Pacifique, à l’est de la Colombie, tandis qu’à l’ouest la voie ferrée était exploitée de Port-Moody à Kamloops. Quelques semaines plus tard (7 novembre) le dernier rail était posé, réunissant les deux sections et, par suite, les deux océans. Huit mois après, le train d’inauguration partant de Montréal, arrivait à Port-Moody (4 juillet 1886).

L’intérieur de la Colombie, hérissé de montagnes et couvert de forêts, est, pour ainsi dire, inhabité et ce n’est que dans le voisinage de l’océan Pacifique que la colonisation réapparaît. Mais avant d’y arriver le chemin de fer traverse une région aussi pittoresque que sauvage.

À Donald, on se trouve sur le versant oriental de la chaîne de Selkirk. Pour arriver à Revelstoke, sur le versant opposé, sans s’astreindre à suivre les détours de la Columbia, la voie ferrée grimpe, pour ainsi dire, à l’assaut de la montagne qui disparaît sous un manteau de sombres forêts que couronnent des neiges étincelantes. S’engageant dans la gorge étroite du Castor, elle se glisse ensuite dans celle, plus accidentée encore, de Roger pour arriver, par une série de précipices, au sommet de la chaîne, à plus de 1,600 mètres au-dessus du niveau de la mer. De ce point la descente s’effectue par une série de zigzags à flancs de rochers, la voie ayant à racheter une différence d’altitude de 200 mètres sur un parcours de 10 kilomètres environ, avant de suivre les capricieux crochets de la rivière Illecillewait dont les eaux roulent au fond d’une coulée de granit de 60 mètres de profondeur. Ce parcours est d’un effet grandiose et l’on ne sait trop ce qu’on doit admirer le plus de la beauté sauvage de la nature ou des tours de force exécutés par les ingénieurs pour faire passer la voie sur une série de ponts, jetés à une grande hauteur en travers de gouffres profonds, ou accrochés à leurs flancs.

Au delà de Revelstoke commence une série de lacs poissonneux que l’on suit jusqu’à Kamloops non sans franchir une succession de ponts et de tunnels. À Kamloops la scène change et la montagne cède le pas à la plaine. Bientôt on atteint la rivière Fraser, dont les eaux, comme celles de la Columbia, renferment une quantité prodigieuse de saumons qui s’expédient en conserves dans toutes les parties du monde. Le sol redevient mouvementé et le paysage aussi varié qu’agréable jusqu’à l’arrivée à Port-Moody, premier terminus du chemin de fer, remplacé aujourd’hui par Vancouver-City, sur les bords mêmes de l’océan. Huit heures de bateau mènent à Victoria, capitale de la Colombie, située au sud de l’île Vancouver, dans l’échancrure d’une baie du détroit de Fuca.

Victoria, point le plus important de la province, port naturel de tous les bateaux arrivant au Canada par le Pacifique, est une petite ville dotée d’une véritable colonie chinoise formant le quart de la population et ayant son quartier, ses magasins et jusqu’à son théâtre. Sobres, durs à la fatigue, se contentant d’un salaire notablement inférieur à celui des travailleurs américains, les Chinois deviennent un danger pour le Nouveau-Monde qui, de tous côtés, cherche maintenant à leur fermer ses portes. Le champ de la colonisation est cependant assez vaste, surtout en Colombie, où la pénétration dans l’intérieur est encore peu avancée.

Par la douceur de son climat, l’humidité de sa température, la Colombie fait un contraste frappant avec les autres provinces de la confédération. Les richesses de ses pêcheries, de ses forêts et de ses mines lui ont fait donner le nom de Californie du Canada. Il n’est point de province où l’émigrant d’Europe trouve une plus grande variété d’occupations et une plus grande facilité d’acclimatement. La trouée faite par le chemin de fer du Pacifique à travers les Montagnes Rocheuses soude désormais les unes aux autres les provinces les plus éloignées du Canada. Elle leur assure avec une cohésion politique plus forte, un développement commercial considérable auquel ne contribuera pas peu le choix de cette voie nouvelle comme route de transit entre l’Europe et l’Extrême-Orient.


Colombie. — Pont du chemin de fer sur la rivière de Pierre