Au Canada et chez les Peaux-Rouges/Colonisation française et avenir

Librairie Hachette et Cie (p. 183-189).


XI

colonisation française et avenir


L’émigration française et la colonisation au Canada. — Pourquoi il faut préférer le Canada aux États-Unis. — Des catégories d’émigrants et des provinces à choisir. — Les Canadiens-Français aux États-Unis. — Avenir de la race française en Amérique.


Avant de terminer ces notes de voyage, je désire consacrer quelques lignes à la colonisation française au Canada. L’idée d’émigration qui s’y rattache m’amène tout naturellement à envisager l’éventualité d’une impulsion à donner, vers le Dominion, à l’émigration française qui se dirige vers l’Amérique du Nord. On dira peut-être qu’encourager l’émigration est contraire aux intérêts de la France, que l’émigration affaiblirait et appauvrirait. Cela n’est pas exact.

Et d’abord l’émigration, bien loin de produire ce résultat, enrichit au contraire un pays, car il s’établit forcément, entre l’émigré et ceux qu’il a laissés dans la mère patrie, un courant de relations et d’affaires qui contribue à ouvrir de nouveaux et parfois d’importants débouchés commerciaux entre la nouvelle patrie de l’émigré et son pays d’origine. Il suffit pour s’en convaincre de citer comme exemple l’Angleterre et l’Allemagne. C’est grâce à ses émigrants et à ses colonies que l’Angleterre est un pays prospère doté d’un mouvement commercial considérable. Et si l’Allemagne ne peut invoquer ses possessions coloniales, elle peut établir qu’elle entretient un commerce des plus développés avec les États-Unis, où dix millions de ses enfants ont émigré depuis cinquante ans.

Chaque année l’émigration prend des proportions croissantes dans le Royaume Uni, ainsi que dans l’empire d’Allemagne et, malgré cela, la population augmente sans cesse dans ces deux pays. Ce sont surtout ceux qui sont à l’étroit qui émigrent ; le vide qu’ils laissent est aussitôt comblé et assure le développement de leurs voisins. Tous deux y gagnent et l’État n’y perd rien.

En second lieu, ceux qu’une situation difficile pousse à tenter au loin la fortune et ceux qui, pour des raisons diverses, veulent quitter la mère patrie, émigreront toujours. Pourquoi dans ce cas ne pas diriger cette émigration au lieu de la laisser se perdre aux quatre coins du globe sans profit aucun pour l’avenir de la race et de la langue françaises ?

Ceux qui habitent le midi de la France trouveront en Algérie et en Tunisie un sol fertile qui ne demande qu’à être mis en valeur, de la place à discrétion dans un milieu où ils se feront vite, et cela à une distance des plus rapprochées de leur pays d’origine. Les autres colonies françaises, pour la plupart si dissemblables comme climat et comme genre de vie, ne sauraient entrer en comparaison avec l’Afrique septentrionale à titre de colonie de peuplement.

Par contre, ceux qui sont enfants du nord ou des froides régions des montagnes trouveront au Canada, plutôt qu’aux États-Unis, un climat qui se rapproche du leur, d’immenses terres vierges pleines d’avenir, et, avec une liberté sans égale, un peuple ayant avec eux une communauté de mœurs et d’origine.

Ce n’est pas seulement une question de proximité relative et de rapports commerciaux qui fait établir cette division. Ces deux courants d’émigration doivent se déterminer ainsi d’après les lois de l’hygiène, car il est démontré qu’en général l’homme du nord s’acclimate mal sous le soleil d’Afrique et que l’homme du midi a peine à se faire aux froids hivers du Canada.

Mais pourquoi l’émigration française dans l’Amérique du Nord doit-elle se diriger vers le Canada plutôt que vers les États-Unis ?

C’est d’abord parce que le Canada est un pays plus neuf, plus ouvert, plus accessible, plus sympathique à l’émigrant qui, 99 fois sur 100, ne parle que sa langue maternelle, et qui trouvera là-bas une population de sa race, de sa langue et de sa religion, ayant gardé le culte de la France et qui le recevra à bras ouverts. Aux États-Unis, au contraire, par suite de la cherté de la vie, de la différence de langue, du peu de sympathie de la majorité de la population pour la France, l’émigrant aura à surmonter des difficultés autrement plus grandes qu’au Canada pour se créer un établissement.

Enfin une raison d’ordre supérieur existe encore. L’émigrant français fixé aux États-Unis sera noyé dans la masse des Anglo-Saxons et finira, malgré sa résistance, par être anglicisé, tandis qu’au Canada non seulement il conservera le cachet de sa race, mais encore il apportera un renfort appréciable à l’élément canadien-français, qui lutte pacifiquement pour conquérir la suprématie du nombre, et qui, avec le temps et le ralentissement fatal de l’émigration britannique, finira par y arriver, si sa fécondité naturelle se maintient sur le même pied.

L’émigration au Canada aura donc pour effet de renforcer notre race et de répandre davantage notre langue. Or ce résultat n’aura-t-il pas pour conséquence d’agrandir notre domaine économique, scientifique et littéraire et d’accroître le nombre des clients de la patrie française ? Celui qui est de race française, ou simplement même parle la langue française, n’est-il pas tributaire plus ou moins de notre pays au double point de vue matériel et intellectuel ? C’est donc faire œuvre nationale que de contribuer au maintien d’abord, et au développement ensuite, de la race et de la langue françaises.

De ce que l’émigration au Canada est digne d’encouragement, il n’en faut pas conclure qu’elle le soit pour tout le monde. Elle convient à ceux qui, possesseurs d’importants capitaux viendront y fonder de grands établissements industriels, commerciaux ou agricoles. Quant aux émigrants n’ayant que de faibles économies, ils pourront réussir au Canada, à la condition de s’adonner à l’agriculture ou à l’élevage. En dehors de ces deux branches de travail on ne saurait que déconseiller l’émigration à ceux qui n’auraient pas par avance une situation assurée. Ceci s’applique aux artisans et surtout à ceux qui, d’une façon quelconque, tiennent aux professions libérales. Ce sont là des positions véritablement encombrées et, pour ne citer qu’un exemple, il est certains quartiers de Montréal où il est impossible de circuler sans voir à chaque tournant de rue une enseigne d’avocat, ou plutôt une double enseigne, car les avocats canadiens sont généralement associés deux par deux.

Il ne faudrait pas croire que le Canada soit un Éden, même pour les agriculteurs, car, sans un travail persistant et assidu, nul ne pourra atteindre le résultat qu’il convoite. L’émigrant sans aucune ressource, arrive souvent à force de travail et d’épargne à ce qu’on est convenu d’appeler une honnête aisance ; à plus forte raison, celui qui a quelques économies parviendra-t-il facilement à prendre sa place au soleil. La terre ne manque pas au Canada, mais il faut savoir la choisir dans ce pays grand comme l’Europe, qui ne compte encore que 4 millions et demi d’habitants et peut en contenir vingt fois davantage.

De toutes les provinces du Canada, celle de Québec étant la plus française, sera aussi celle où l’émigrant aura le plus la tentation de se fixer. Mais Québec commence déjà à se peupler et toutes les bonnes terres de la vallée du Saint-Laurent sont occupées. Pour en avoir sa part il faudrait les payer assez cher. Il n’y a guère que la région voisine des États-Unis, les cantons de l’Est, où l’émigration, pour un prix assez modique, pourra acquérir des terres. Quant au nord de la province c’est une contrée par trop couverte de forêts pour un émigrant européen. Défricher la forêt est un trop rude labeur pour ce dernier, et seuls des bras canadiens peuvent se livrer efficacement à ce pénible travail.

Aussi est-ce vers l’ouest que l’émigrant devra tourner ses regards. Laissant de côté la province si anglaise d’Ontario où il n’y a guère place pour lui, sauf dans le comté d’Essex, s’il est vigneron, il devra se rendre au Manitoba et au Nord-Ouest qui lui offriront des avantages bien supérieurs à ceux des autres provinces. Si Québec reste enseveli pendant quatre ou cinq mois sous plusieurs pieds de neige, cette neige, au Manitoba et au Nord-Ouest, tombera plus tard, disparaîtra plus tôt et plus rapidement et aura une épaisseur bien inférieure. Dans ces deux provinces, la terre est excellente pour la culture et ne demande d’engrais qu’au bout de vingt ou trente années d’exploitation, des concessions s’y donnent gratuitement et les lots de terres, que le gouvernement met en vente, sont d’un bon marché sans exemple. Là, le cultivateur ne sera pas gêné par ses voisins, il pourra transporter facilement les produits de son exploitation, s’il a soin de ne pas se fixer à trop forte distance des voies de communications et rentrera promptement dans tous ses déboursés.

L’émigrant qui n’amène point de compagnons fera bien de s’associer à un compatriote ou à un Canadien, sans quoi l’isolement, la tristesse, le découragement pourraient abattre tout son courage. Une famille aura plus de chances de réussite qu’un émigrant isolé, et, à l’inverse de ce qui se passe souvent en France, plus elle sera nombreuse plus elle sera riche, car elle aura plus de bras à consacrer à son établissement dans un pays où la main-d’œuvre est hors de prix par suite du manque de journaliers.

Enfin celui qui voudra faire de l’élevage trouvera, sur les premiers contreforts des Montagnes Rocheuses notamment, un terrain essentiellement favorable sur lequel des ranches prospères sont déjà établis en grand nombre.

Au point de vue de la richesse du sol, de la facilité d’installation, là surtout où il y a des centres français, l’émigrant aura donc tout intérêt à se porter au cœur du Canada. À cela, il faut ajouter un intérêt supérieur : celui du développement de la race française. Le Manitoba, outre ses avantages naturels, aura un jour, par suite de sa position stratégique à égale distance des deux océans, une importance capitale, et la race qui arrivera à y asseoir d’une façon indiscutable sa suprématie, jouira, dans un avenir peut-être éloigné encore, d’une influence prépondérante sur le régime politique de la confédération.

L’élément français ne représente encore qu’une faible minorité au Manitoba et au Nord-Ouest, pays qu’il a découvert et peuplé tout d’abord de ses coureurs de bois ; mais sa résistance à l’envahissement, sa ténacité comme possesseur du sol, sa force d’expansion sont choses trop connues, pour que ses adversaires mêmes n’en arrivent pas à admettre la possibilité de son triomphe numérique sur l’élément britannique. Ce jour-là, le faible lien de suzeraineté qui rattache encore le Dominion à la couronne d’Angleterre aura été rompu, une grande puissance française sera fondée dans l’Amérique du Nord et servira de contrepoids aux cent millions d’Anglo-Saxons, mâtinés de Germains, qui peupleront prochainement les États-Unis. Peut-être l’envahissement de la race canadienne-française, qui a déjà entamé plusieurs États limitrophes de la grande république américaine, amènera-t-il même un refoulement de ceux qui, aujourd’hui, ne parlent que d’absorber les descendants des 65,000 Français, abandonnés jadis sur les bords du Saint-Laurent et sauvés d’un naufrage complet par la conservation de leur langue, de leur religion et de leurs mœurs

C’est là, en effet, un phénomène intéressant que de constater les facultés prolifiques, dans certaines circonstances, de cette race française déclarée impropre à la colonisation par ceux qui ne connaissent pas son passé et n’ont sous les yeux que les obstacles opposés à l’initiative individuelle. À plusieurs reprises, dans le cours de cette étude, il a été parlé du refoulement naturel et progressif de l’élément anglais vers les États-Unis par la population canadienne-française. Ce qu’il y a de plus merveilleux à constater, c’est que cette population, non contente de prendre au Canada même une extension croissante, se déverse également dans le nord des États-Unis, là où, il y a un siècle, on reconnaissait l’absence presque totale de l’élément français. Peu à peu les Canadiens ont pris le chemin de la frontière pour se fixer dans les États limitrophes de leur pays, attirés surtout par le travail des usines, beaucoup plus développé qu’au Canada et plus rémunérateur, mais plus inconstant et plus affaiblissant que le travail des champs. Les familles ont suivi les travailleurs et bientôt de véritables colonies canadiennes ont été fondées.

Aujourd’hui on estime à 800,000 les Canadiens-Français répandus aux États-Unis dont 500,000 sont fixés dans les États du nord-est. S’il faut en croire les renseignements recueillis par les paroisses, le chiffre s’élèverait même à un million. Les divergences d’appréciation viennent de ce que l’élément canadien n’a été recensé à part que dans quelques États et encore ce dénombrement remonte-t-il à 1885. Dans Rhode-Island on comptait à cette époque 24,631 Canadiens-Français soit 1/12e de la population totale. Au Massachusetts le recensement du 1er mai 1885 accusait 108,073 Canadiens, soit 1/19e de la population de cet État. Au Minnesota, le seul comté de Polk en renfermait 8,000. En Californie on estime à 20,000 le nombre des Canadiens. Ces chiffres sont aujourd’hui au-dessous de la vérité, car l’émigration du Canada, loin de diminuer, a pu se maintenir et même augmenter dans ces dernières années, et tous les États limitrophes, depuis le Maine jusqu’à l’Oregon, renferment d’importantes colonies canadiennes.

Partout où se trouve une population agglomérée assez nombreuse, une école française est établie, une Société Saint-Jean-Baptiste est fondée, et un prêtre canadien-français est chargé de desservir la paroisse. De cette façon la langue et le culte d’origine se conservent et se perpétuent. L’éducation de famille, les relations constantes avec le Canada, la publication de nombreux ouvrages et de dix-sept journaux canadiens ne contribuent pas peu à ce résultat. Ces centres canadiens actifs, laborieux et jouissant de la meilleure réputation font la tache d’huile tout autour d’eux.

Peu de Canadiens ont abandonné leur nationalité pour se faire naturaliser citoyens des États-Unis, mais parmi ceux qui l’ont fait, plusieurs ont conquis parmi leurs nouveaux concitoyens une place honorable dans les affaires publiques. C’est ainsi que les législatures des États de Minnesota, New-York, Massachusetts, Vermont, Connecticut, etc., renferment des députés canadiens-français. Le Maine en compte quatre pour sa seule part, le New-Hampshire, six.

L’influence canadienne est si peu à dédaigner qu’elle fait souvent pencher la balance électorale du côté vers lequel elle se porte. En 1884 le candidat démocrate à la présidence des États-Unis, Cleveland, a été élu grâce à l’appoint des voix canadiennes dans l’État de New-York ; en 1888, le même Cleveland, qui s’était rendu les Canadiens hostiles par sa politique de représailles envers le Dominion, a vu l’élément canadien contribuer à sa défaite.

Cette participation des Canadiens-Français à la vie politique et électorale des États-Unis a cependant un grave inconvénient : celui de leur faire perdre à peu près sans retour leur nationalité. Tant qu’ils conserveront l’usage de la langue française il n’y aura là que demi-mal. Mais le jour où la langue britannique prédominera à leur foyer, et où, comme cela arrive déjà, ils donneront une tournure anglaise à leur nom de famille, le Canada pourra cesser de les revendiquer comme siens.

Tout ceci démontre quel cas les États-Unis doivent faire des Canadiens-Français. Jonathan raille souvent John Bull et Jean-Baptiste ; peut-être rira-t-il moins quand ce dernier aura conquis pacifiquement la prédominance dans la terre de Jacques Cartier, de Champlain et de Montcalm.


fin