Attila (Corneille)/Acte III
ACTE III.
Scène PREMIÈRE.
Octar, as-tu pris soin de redoubler ma garde ?
Oui, Seigneur, et déjà chacun s’entre-regarde,
S’entre-demande à quoi ces ordres que j’ai mis…
Quand on a deux rivaux, manque-t-on d’ennemis ?
Mais, Seigneur, jusqu’ici vous en doutez encore.
Et pour bien éclaircir ce qu’en effet j’ignore,
Je me mets à couvert de ce que de plus noir
Inspire à leurs pareils l’amour au désespoir ;
Et ne laissant pour arme à leur douleur pressante
Qu’une haine sans force, une rage impuissante,
Je m’assure un triomphe en ce glorieux jour
Sur leurs ressentiments, comme sur leur amour.
Qu’en disent nos deux rois ?
De voir par ce renfort leurs tentes enfermées,
Affectent de montrer une tranquillité…
De leur tente à la mienne ils ont la liberté.
Oui, mais seuls, et sans suite ; et quant aux deux princesses,
Que de leurs actions on laisse encor maîtresses,
On ne permet d’entrer chez elles qu’à leurs gens ;
Et j’en bannis par là ces rois et leurs agents.
N’en ayez plus, Seigneur, aucune inquiétude :
Je les fais observer avec exactitude ;
Et de quelque côté qu’elles tournent leurs pas,
J’ai des yeux tous[1] placés qui ne les manquent pas :
On vous rendra bon compte et des deux rois et d’elles.
Il suffit sur ce point : apprends d’autres nouvelles.
Ce grand chef des Romains, l’illustre Aétius,
Le seul que je craignois, Octar, il ne vit plus.
Qui vous en a défait ?
Craignant qu’il n’usurpât jusqu’à son diadème,
Et pressé des soupçons où j’ai su l’engager.
Lui-même, à ses yeux même, il l’a fait égorger[2].
Rome perd en lui seul plus de quatre batailles :
Je me vois l’accès libre au pied de ses murailles ;
Et si j’y fais paroître Honorie et ses droits,
Contre un tel empereur j’aurai toutes les voix :
Tant l’effroi de mon nom, et la haine publique
Qu’attire sur sa tête une mort si tragique,
Sauront faire aisément, sans en venir aux mains,
De l’époux d’une sœur un maître des Romains.
Ainsi donc votre choix tombe sur Honorie ?
J’y fais ce que je puis, et ma gloire m’en prie ;
Mais d’ailleurs Ildione a pour moi tant d’attraits,
Que mon cœur étonné flotte plus que jamais.
Je sens combattre encor dans ce cœur qui soupire
Les droits de la beauté contre ceux de l’empire.
L’effort de ma raison qui soutient mon orgueil
Ne peut non plus que lui soutenir un coup d’œil ;
Et quand de tout moi-même il m’a rendu le maître,
Pour me rendre à mes fers elle n’a qu’à paroître.
Ô beauté, qui te fais adorer en tous lieux,
Cruel poison de l’âme, et doux charme des yeux,
Que devient, quand tu veux, l’autorité suprême,
Si tu prends malgré moi l’empire de moi-même,
Et si cette fierté qui fait partout la loi
Ne peut me garantir de la prendre de toi ?
Va la trouver pour moi, cette beauté charmante ;
Du plus utile choix donne-lui l’épouvante ;
Pour l’obliger à fuir, peins-lui bien tout l’affront
Que va mon hyménée imprimer sur son front.
Ose plus : fais-lui peur d’une prison sévère
Qui me réponde ici du courroux de son frère,
Et retienne tous ceux que l’espoir de sa foi
Pourroit en un moment soulever contre moi.
Mais quelle âme en effet n’en seroit pas séduite ?
Je vois trop de périls, Octar, en cette fuite :
Ses yeux, mes souverains, à qui tout est soumis,
Me sauroient d’un coup d’œil faire trop d’ennemis.
Pour en sauver mon cœur prends une autre manière.
Fais-m’en haïr, peins-moi d’une humeur noire et fière ;
Dis-lui que j’aime ailleurs ; et fais-lui prévenir
La gloire qu’Honorie est prête d’obtenir.
Fais qu’elle me dédaigne, et me préfère un autre
Qui n’ait pour tout pouvoir qu’un foible emprunt du nôtre :
Ardaric, Valamir, ne m’importe des deux.
Mais voir en d’autres bras l’objet de tous mes vœux !
Vouloir qu’à mes yeux même un autre le possède[3] !
Ah ! le mal est encor plus doux que le remède.
Dis-lui, fais-lui savoir…
Quoi, Seigneur ?
Tout ce que j’imagine est d’un fâcheux essai.
À quand remettez-vous, après tout, d’en résoudre ?
Octar, je l’aperçois. Quel nouveau coup de foudre !
Ô raison confondue, orgueil presque étouffé,
Avant ce coup fatal que n’as-tu triomphé !
Scène II.
Venir jusqu’en ma tente enlever mes hommages,
Madame, c’est trop loin pousser vos avantages :
Ne vous suffit-il point que le cœur soit à vous ?
C’est de quoi faire naître un espoir assez doux.
Ce n’est pas toutefois, Seigneur, ce qui m’amène :
Ce sont des nouveautés dont j’ai lieu d’être en peine.
Votre garde est doublée, et par un ordre exprès
Je vois ici deux rois observés de fort près.
Prenez-vous intérêt ou pour l’un ou pour l’autre ?
Mon intérêt, Seigneur, c’est d’avoir part au vôtre :
J’ai droit en vos périls de m’en mettre en souci,
Et de plus, je me trompe, ou l’on m’observe aussi.
Vous serois-je suspecte ? Et de quoi ?
D’être aimée.
Madame, vos attraits, dont j’ai l’âme charmée,
Si j’en crois l’apparence, ont blessé plus d’un roi ;
D’autres ont un cœur tendre et des yeux, comme moi ;
Et pour vous et pour moi j’en préviens l’insolence,
Qui pourroit sur vous-même user de violence.
Il en est des moyens plus doux et plus aisés,
Si je vous charme autant que vous m’en accusez.
Ah ! vous me charmez trop, moi de qui l’âme altière
Cherche à voir sous mes pas trembler la terre entière[4] :
Moi qui veux pouvoir tout, sitôt que je vous voi,
Malgré tout cet orgueil, je ne puis rien sur moi.
Je veux, je tâche en vain d’éviter par la fuite
Ce charme dominant qui marche à votre suite :
Mes plus heureux succès ne font qu’enfoncer mieux
L’inévitable trait dont me percent vos yeux.
Un regard imprévu leur fait une victoire ;
Leur moindre souvenir l’emporte sur ma gloire :
Il s’empare et du cœur et des soins les plus doux ;
Et j’oublie Attila, dès que je pense à vous.
Que pourrai-je, Madame, après que l’hyménée
Aura mis sous vos lois toute ma destinée ?
Quand je voudrai punir, vous saurez pardonner ;
Vous refuserez grâce où j’en voudrai donner ;
Vous envoirez la paix où je voudrai la guerre ;
Vous saurez par mes mains conduire le tonnerre ;
Et tout mon amour tremble à s’accorder un bien
Qui me met en état de ne pouvoir plus rien.
Attentez un peu moins sur ce pouvoir suprême,
Madame, et pour un jour cessez d’être vous-même ;
Cessez d’être adorable, et laissez-moi choisir
Un objet qui m’en laisse aisément ressaisir.
Défendez à vos yeux cet éclat invincible
Avec qui ma fierté devient incompatible ;
Prêtez-moi des refus, prêtez-moi des mépris,
Et rendez-moi vous-même à moi-même à ce prix.
Je croyois qu’on me dût préférer Honorie
Avec moins de douceurs et de galanterie ;
Et je n’attendois pas une civilité
Qui malgré cette honte enflât ma vanité.
Ses honneurs près des miens ne sont qu’honneurs frivoles.
Ils n’ont que des effets, j’ai les belles paroles ;
Et si de son côté vous tournez tous vos soins,
C’est qu’elle a moins d’attraits, et se fait craindre moins.
L’auroit-on jamais cru, qu’un Attila pût craindre ?
Qu’un si léger éclat eût de quoi l’y contraindre.
Et que de ce grand nom qui remplit tout d’effroi
Il n’osât hasarder tout l’orgueil contre moi ?
Avant qu’il porte ailleurs ces timides hommages
Que jusqu’ici j’enlève avec tant d’avantages,
Apprenez-moi, Seigneur, pour suivre vos desseins,
Comme il faut dédaigner le plus grand des humains ;
Dites-moi quels mépris peuvent le satisfaire.
Ah ! si je lui déplais à force de lui plaire,
Si de son trop d’amour sa haine est tout le fruit,
Alors qu’on la mérite, où se voit-on réduit ?
Allez, Seigneur, allez où tant d’orgueil aspire.
Honorie a pour dot la moitié de l’empire ;
D’un mérite penchant c’est un ferme soutien ;
Et cet heureux éclat efface tout le mien :
Je n’ai que ma personne.
Plus qu’un droit souverain sur tout ce qui respire.
Tout ce qu’a cet empire ou de grand ou de doux,
Je veux mettre ma gloire à le tenir de vous.
Faites-moi l’accepter, et pour reconnoissance
Quels climats voulez-vous sous votre obéissance ?
Si la Gaule vous plaît, vous la partagerez :
J’en offre la conquête à vos yeux adorés ;
Et mon amour…
La main du conquérant vaut mieux que sa conquête,
Quoi ? vous pourriez m’aimer, Madame, à votre tour ?
Qui sème tant d’horreurs fait naître peu d’amour.
Qu’aimeriez-vous en moi ? Je suis cruel, barbare ;
Je n’ai que ma fierté, que ma fureur de rare :
On me craint, on me hait ; on me nomme en tout lieu
La terreur des mortels et le fléau de Dieu[5].
Aux refus que je veux c’est là trop de matière ;
Et si ce n’est assez d’y joindre la prière,
Si rien ne vous résout à dédaigner ma foi,
Appréhendez pour vous comme je fais pour moi.
Si vos tyrans d’appas retiennent ma franchise,
Je puis l’être comme eux de qui me tyrannise.
Souvenez-vous enfin que je suis Attila,
Et que c’est dire tout que d’aller jusque-là.
Il faut donc me résoudre ? Eh bien ! j’ose… De grâce[6],
Dispensez-moi du reste, il y faut trop d’audace.
Je tremble comme un autre à l’aspect d’Attila,
Et ne me puis, Seigneur, oublier jusque-là.
J’obéis : ce mot seul dit tout ce qu’il souhaite ;
Si c’est m’expliquer mal, qu’il en soit l’interprète.
J’ai tous les sentiments qu’il lui plaît m’ordonner ;
J’accepte cette dot qu’il vient de me donner ;
Je partage déjà la Gaule avec mon frère,
Et veux tout ce qu’il faut pour ne vous plus déplaire.
Mais ne puis-je savoir, pour ne manquer à rien,
À qui vous me donnez, quand j’obéis si bien ?
Je n’ose le résoudre, et de nouveau je tremble,
Sitôt que je conçois tant de chagrins ensemble.
C’est trop que de vous perdre et vous donner ailleurs ;
Madame, laissez-moi séparer mes douleurs :
Souffrez qu’un déplaisir me prépare pour l’autre ;
Après mon hyménée on aura soin du vôtre :
Ce grand effort déjà n’est que trop rigoureux,
Sans y joindre celui de faire un autre heureux.
Souvent un peu de temps fait plus qu’on n’ose attendre.
J’oserai plus que vous, Seigneur, et sans en prendre ;
Et puisque de son bien chacun peut ordonner,
Votre cœur est à moi, j’oserai le donner ;
Mais je ne le mettrai qu’en la main qu’il souhaite.
Vous, traitez-moi, de grâce, ainsi que je vous traite ;
Et quand ce coup pour vous sera moins rigoureux,
Avant que me donner consultez-en mes vœux.
Vous aimeriez quelqu’un !
Mon cœur est au monarque à qui l’on m’a donnée ;
Mais quand par ce grand choix j’en perdrai tout espoir,
J’ai des yeux qui verront ce qu’il me faudra voir.
Scène III.
Ce grand choix est donc fait, Seigneur, et pour le faire
Vous avez à tel point redouté ma colère.
Que vous n’avez pas cru vous en pouvoir sauver
Sans doubler votre garde, et me faire observer ?
Je ne me jugeois pas en ces lieux tant à craindre ;
Et d’un tel attentat j’aurois tort de me plaindre,
Quand je vois que la peur de mes ressentiments
En commence déjà les justes châtiments.
Que ces ordres nouveaux ne troublent point votre âme :
C’étoit moi qu’on craignoit, et non pas vous. Madame ;
Et ce glorieux choix qui vous met en courroux
Ne tombe pas sur moi. Madame, c’est sur vous.
Il est vrai que sans moi vous n’y pouviez prétendre :
Son cœur, tant qu’il m’eût plu, s’en auroit su défendre ;
Il étoit tout à moi. Ne vous alarmez pas
D’apprendre qu’il étoit au peu que j’ai d’appas.
Je vous en fais un don : recevez-le pour gage
Ou de mes amitiés ou d’un parfait hommage ;
Et forte désormais de vos droits et des miens,
Donnez à ce grand cœur de plus dignes liens.
C’est donc de votre main qu’il passe dans la mienne,
Madame, et c’est de vous qu’il faut que je le tienne ?
Si vous ne le voulez aujourd’hui de ma main,
Craignez qu’il soit trop tard de le vouloir demain.
Elle l’aimera mieux sans doute de la vôtre.
Seigneur, ou vous ferez ce présent à quelque autre.
Pour lui porter ce cœur que je vous avois pris,
Vous m’avez commandé des refus, des mépris :
Souffrez que des mépris le respect me dispense,
Et voyez pour le reste entière obéissance.
Je vous rends à vous-même, et ne puis rien de plus ;
Et c’est à vous de faire accepter mes refus.
Scène IV.
Accepter ses refus ! moi, Seigneur ?
Peut-il être honteux de devenir ma femme ?
Et quand on vous assure un si glorieux nom,
Peut-il vous importer qui vous en fait le don ?
Peut-il vous importer par quelle voie arrive
La gloire dont pour vous Ildione se prive ?
Que ce soit son refus, ou que ce soit mon choix,
En marcherez-vous moins sur la tête des rois ?
Mes[7] deux traités de paix m’ont donné deux princesses,
Dont l’une aura ma main, si l’autre eut mes tendresses ;
L’une aura ma grandeur, comme l’autre eut mes vœux :
C’est ainsi qu’Attila se partage à vous deux.
N’en murmurez, Madame, ici non plus que l’autre ;
Sa part la satisfait, recevez mieux la vôtre ;
J’en étois idolâtre, et veux vous épouser.
La raison ? c’est ainsi qu’il me plaît d’en user[8].
Et ce n’est pas ainsi qu’il me plaît qu’on en use :
Je cesse d’estimer ce qu’une autre refuse,
Et bien que vos traités vous engagent ma foi,
Le rebut d’Ildione est indigne de moi.
Oui, bien que l’univers ou vous serve ou vous craigne.
Je n’ai que des mépris pour ce qu’elle dédaigne.
Quel honneur est celui d’être votre moitié.
Qu’elle cède par grâce, et m’offre par pitié ?
Je sais ce que le ciel m’a faite[9] au-dessus d’elle,
Et suis plus glorieuse encor qu’elle n’est belle.
J’adore cet orgueil, il est égal au mien,
Madame ; et nos fiertés se ressemblent si bien.
Que si la ressemblance est par où l’on s’entr’aime,
J’ai lieu de vous aimer comme une autre moi-même[10].
Ah ! si non plus que vous je n’ai point le cœur bas,
Nos fiertés pour cela ne se ressemblent pas.
La mienne est de princesse, et la vôtre est d’esclave :
Je brave les mépris, vous aimez qu’on vous brave ;
Votre orgueil a son foible, et le mien, toujours fort,
Ne peut souffrir d’amour dans ce peu de rapport.
S’il vient de ressemblance, et que d’illustres flammes
Ne puissent que par elle unir les grandes âmes,
D’où naîtroit cet amour, quand je vois en tous lieux
De plus dignes fiertés qui me ressemblent mieux ?
Vous en voyez ici, Madame ; et je m’abuse,
Ou quelque autre me vole un cœur qu’on me refuse ;
Et cette noble ardeur de me désobéir
En garde la conquête à l’heureux Valamir.
Ce n’est qu’à moi, Seigneur, que j’en dois rendre conte ;
Quand je voudrai l’aimer, je le pourrai sans honte :
Il est roi comme vous.
J’en demeure d’accord, mais non pas comme moi.
Même splendeur de sang, même titre nous pare ;
Mais de quelques degrés le pouvoir nous sépare ;
Et du trône où le ciel a voulu m’affermir,
C’est tomber d’assez haut que jusqu’à Valamir.
Chez ses propres sujets ce titre qu’il étale
Ne fait d’entre eux et moi que remplir l’intervalle ;
Il reçoit sous ce titre et leur porte mes lois ;
Et s’il est roi des Goths, je suis celui des rois[11].
Et j’ai de quoi le mettre au-dessus de ta tête,
Sitôt que de ma main j’aurai fait sa conquête.
Tu n’as pour tout pouvoir[12] que des droits usurpés
Sur des peuples surpris et des princes trompés ;
Tu n’as d’autorité que ce qu’en font les crimes ;
Mais il n’aura de moi que des droits légitimes ;
Et fût-il sous ta rage à tes pieds abattu,
Il est plus grand que toi, s’il a plus de vertu.
Sa vertu ni vos droits ne sont pas de grands charmes,
À moins que pour appui je leur prête mes armes.
Ils ont besoin de moi, s’ils veulent aller loin ;
Mais pour être empereur je n’en ai plus besoin.
Aétius est mort, l’empire n’a plus d’homme,
Et je puis trop sans vous me faire place à Rome.
Aétius est mort ! Je n’ai plus de tyran ;
Je reverrai mon frère en Valentinian ;
Et mille vrais héros qu’opprimoit ce faux maître
Pour me faire justice à l’envi vont paroître.
Ils défendront l’empire, et soutiendront mes droits
En faveur des vertus dont j’aurai fait le choix.
Les grands cœurs n’osent rien sous de si grands ministres :
Leur plus haute valeur n’a d’effets que sinistres ;
Leur gloire fait ombrage à ces puissants jaloux,
Qui s’estiment perdus s’ils ne les perdent tous.
Mais après leur trépas tous ces grands cœurs revivent ;
Et pour ne plus souffrir des fers qui les captivent[13],
Chacun reprend sa place et remplit son devoir.
La mort d’Aétius te le fera trop voir :
Si pour leur maître en toi je leur mène un barbare.
Tu verras quel accueil leur vertu te prépare ;
Mais si d’un Valamir j’honore un si haut rang,
Aucun pour me servir n’épargnera son sang.
Vous me faites pitié de si mal vous connoître,
Que d’avoir tant d’amour, et le faire paroître.
Il est honteux, Madame, à des rois tels que nous,
Quand ils en sont blessés, d’en laisser voir les coups.
Il a droit de régner sur les âmes communes,
Non sur celles qui font et défont les fortunes ;
Et si de tout le cœur on ne peut l’arracher,
Il faut s’en rendre maître, ou du moins le cacher.
Je ne vous blâme point d’avoir eu mes foiblesses ;
Mais faites même effort sur ces lâches tendresses,
Et comme je vous tiens seule digne de moi,
Tenez-moi seul aussi digne de votre foi.
Vous aimez Valamir, et j’adore Ildione :
Je me garde pour vous, gardez-vous pour mon trône ;
Prenez ainsi que moi des sentiments plus hauts,
Et suivez mes vertus ainsi que mes défauts.
Parle de tes fureurs et de leur noir ouvrage :
Il s’y mêle peut-être une ombre de courage ;
Mais bien loin qu’avec gloire on te puisse imiter,
La vertu des tyrans est même à détester.
Irois-je à ton exemple assassiner mon frère ?
Sur tous mes alliés répandre ma colère ?
Me baigner dans leur sang, et d’un orgueil jaloux… ?
Si nous nous emportons, j’irai plus loin que vous,
Madame.
Les grands cœurs parlent avec franchise.
Quand je m’en souviendrai, n’en soyez pas surprise ;
Et si je vous épouse avec ce souvenir,
Vous voyez le passé, jugez de l’avenir.
Je vous laisse y penser. Adieu, Madame.
Ah ! traître !
Je suis encore amant, demain je serai maître.
Remenez la Princesse, Octar.
Quoi ?
Vous me direz tantôt tout ce que vous pensez ;
Mais pensez-y deux fois avant que me le dire :
Songez que c’est de moi que vous tiendrez l’empire ;
Que vos droits sans ma main ne sont que droits en l’air.
Ciel !
Allez, et du moins apprenez à parler.
Apprends, apprends toi-même à changer de langage,
Lorsqu’au sang des Césars ta parole t’engage.
Nous en pourrons changer avant la fin du jour.
Fais ce que tu voudras, tyran, j’aurai mon tour.
- ↑ L’édition de 1692, aussi bien que celle de Voltaire (1764), portent tout, invariable. — Dans l’édition originale, de 1668, tous est joint au participe par un trait d’union, comme ne formant avec lui qu’un seul mot : « tous-placés. »
- ↑ Ce fut Valentinien lui-même qui tua de sa main Aétius, l’année qui suivit la mort d’Attila : Aétius, dux et patricius, fraudulenter singularis accitus intra palatium, manu ipsius valentiniani imperatoris occiditur. (Idacii, episcopi Chronica, édition de 1633, p. 35.)
- ↑ Var. Vouloir qu’à mes yeux même un autre la possède ! (1668)
- ↑ Jornandès (de Getarum rebus gestis, chapitre xxxv) exprime énergiquement la terreur qu’inspirait Attila : Vir in concussionem gentium natus in mundo, terrarum omnium metus, qui, nescio qua sorte, terrebat cuncta formidabili de se opinione vulgata.
- ↑ Voyez ci-dessus, p. 103, note 4.
- ↑ Var. Il faut donc m’y résoudre ? Eh bien ! j’ose… De grâce. (1668)
- ↑ L’édition de 1682 donne, par erreur, mais, au lieu de mes.
- ↑ C’est la traduction du vers bien connu (Juvénal, satire vi, vers 223) :
Hoc volo, sic juheo, sit pro ratione voluntas. - ↑ Les deux éditions de 1668 ont faite ; celles de 1682, de 1692 et de Voltaire (1764) portent fait, sans accord.
- ↑ Voltaire (1764) a remplacé une autre moi-même par un autre moi-même.
- ↑ Attila est nommé ainsi dans Jornandès (de Getarum rebus gestis), chapitre xxxviii) : Attila rex omnium regum.
- ↑ Telle est la leçon des deux éditions antérieures à 1682. Celle-ci porte ton pouvoir, pour tout pouvoir, ainsi que l’édition de 1692. Voltaire a adopté comme nous la leçon primitive : tout.
- ↑ Var. Et pour ne plus souffrir de fers qui les captivent. (1668)
— Cette leçon a été reproduite par l’édition de 1692.