Attente de Dieu/Formes de l’Amour implicite de Dieu/05

La Colombe (p. 206-211).


Amour implicite et amour explicite

Le catholique même le plus étroit n’oserait pas affirmer que la compassion, la gratitude, l’amour de la beauté du monde, l’amour des pratiques religieuses, l’amitié soient le monopole des siècles et des pays où l’Église a été présente. Ces amours dans leur pureté sont rares, mais on affirmerait même difficilement qu’ils aient été plus fréquents dans ces siècles et ces pays que dans les autres. Croire qu’ils peuvent se produire là où le Christ est absent, c’est amoindrir le Christ jusqu’à l’outrager ; c’est une impiété, presque un sacrilège.

Ces amours sont surnaturels ; et en un sens ils sont absurdes. Ils sont fous. Aussi longtemps que l’âme n’a pas eu contact direct avec la personne même de Dieu, ils ne peuvent s’appuyer sur aucune connaissance fondée soit sur l’expérience, soit sur le raisonnement. Ils ne peuvent donc s’appuyer sur aucune certitude, à moins d’employer le mot dans un sens métaphorique pour désigner le contraire de l’hésitation. Par suite il est préférable qu’ils ne soient accompagnés d’aucune croyance. Cela est intellectuellement plus honnête, et cela préserve mieux la pureté de l’amour. C’est à tous égards plus convenable. Concernant les choses divines, la croyance ne convient pas. La certitude seule convient. Tout ce qui est au-dessous de la certitude est indigne de Dieu.

Pendant la période préparatoire, ces amours indirects constituent un mouvement ascendant de l’âme, un regard tourné avec quelque effort vers le haut. Après que Dieu est venu en personne, non seulement visiter l’âme, comme il fait d’abord pendant longtemps, mais s’emparer d’elle, en transporter le centre auprès de soi, il en est autrement. Le poussin a percé la coquille, il est hors de l’œuf du monde. Ces amours premiers subsistent, ils sont plus intenses qu’avant, mais ils sont autres. Celui qui a subi cette aventure aime plus qu’auparavant les malheureux, ceux qui l’aident dans le malheur, ses amis, les pratiques religieuses, la beauté du monde. Mais ces amours sont devenus un mouvement descendant comme celui même de Dieu, un rayon confondu dans la lumière de Dieu. Du moins on peut le supposer.

Ces amours indirects sont seulement l’attitude envers les êtres et les choses d’ici-bas de l’âme orientée vers le bien. Ils n’ont pas eux-mêmes pour objet un bien. Il n’y a pas de bien ici-bas. Ainsi ce ne sont pas à proprement parler des amours. Ce sont des attitudes aimantes.

Dans la période préparatoire l’âme aime à vide. Elle ne sait pas si quelque chose de réel répond à son amour. Elle peut croire qu’elle le sait. Mais croire n’est pas savoir. Une telle croyance n’aide pas. L’âme sait seulement d’une manière certaine qu’elle a faim. L’important est qu’elle crie sa faim. Un enfant ne cesse pas de crier si on lui suggère que peut-être il n’y a pas de pain. Il crie quand même.

Le danger n’est pas que l’âme doute s’il y a ou non du pain, mais qu’elle se persuade par un mensonge qu’elle n’a pas faim. Elle ne peut se le persuader que par un mensonge, car la réalité de sa faim n’est pas une croyance, c’est une certitude.

Nous savons tous qu’il n’y a pas de bien ici-bas, que tout ce qui apparaît ici-bas comme bien est fini, limité, s’épuise, et une fois épuisé laisse apparaître à nu la nécessité. Tout être humain a vraisemblablement eu dans sa vie plusieurs instants où il s’est avoué clairement qu’il n’y a pas de bien ici-bas. Mais dès qu’on a vu cette vérité on la recouvre de mensonge. Beaucoup même se complaisent à la proclamer en cherchant dans la tristesse une jouissance morbide, qui n’ont jamais pu supporter de la regarder en face plus d’une seconde. Les hommes sentent qu’il y a danger mortel à regarder cette vérité en face pendant quelque temps. Cela est vrai. Cette connaissance est mortelle plus qu’une épée ; elle inflige une mort qui fait peur plus que la mort charnelle. Avec le temps elle tue en nous tout ce que nous nommons moi. Pour la soutenir il faut aimer la vérité plus que la vie. Ceux qui sont ainsi, selon l’expression de Platon, se détournent de ce qui passe avec toute l’âme.

Ils ne se tournent pas vers Dieu. Comment le pourraient-ils, dans les ténèbres totales ? Dieu lui-même leur imprime l’orientation convenable. Il ne se montre pas à eux cependant avant longtemps. C’est à eux à rester immobiles, sans détourner le regard, sans cesser d’écouter, et à attendre ils ne savent pas quoi, sourds aux sollicitations et aux menaces, inébranlables aux chocs. Si Dieu, après une longue attente, laisse vaguement pressentir sa lumière ou même se révèle en personne, ce n’est que pour un instant. De nouveau il faut rester immobile, attentif, et attendre, sans bouger, en appelant seulement quand le désir est trop fort.

Il ne dépend pas d’une âme de croire à la réalité de Dieu si Dieu ne révèle pas cette réalité. Ou elle met le nom de Dieu comme étiquette sur autre chose, et c’est l’idolâtrie ; ou la croyance à Dieu reste abstraite et verbale. Il en est ainsi dans des pays et des époques où mettre le dogme religieux en doute ne vient même pas à l’esprit. L’état de non-croyance est alors ce que saint Jean de la Croix nommait une nuit. La croyance est verbale et ne pénètre pas dans l’âme. À une époque comme la nôtre l’incrédulité peut être un équivalent de la nuit obscure de saint Jean de la Croix si l’incrédule aime Dieu, s’il est comme l’enfant qui ne sait pas qu’il y a quelque part du pain, mais qui crie qu’il a faim.

Quand on mange du pain, et même quand on en a mangé, on sait que le pain est réel. On peut néanmoins mettre en doute la réalité du pain. Les philosophes mettent en doute la réalité du monde sensible. Mais c’est un doute purement verbal, qui n’entame pas la certitude, qui la rend même plus manifeste pour un esprit bien orienté. De même celui à qui Dieu a révélé sa réalité peut sans inconvénient mettre cette réalité en doute. C’est un doute purement verbal, un exercice utile à la santé de l’intelligence. Ce qui est un crime de trahison, même avant une telle révélation, bien plus encore après, c’est de mettre en doute que Dieu soit la seule chose qui mérite d’être aimée. C’est de détourner le regard. L’amour est le regard de l’âme. C’est de s’arrêter un instant, d’attendre et d’écouter.

Électre ne cherche pas Oreste, elle l’attend. Quand elle croit qu’il n’existe plus, que nulle part au monde il n’y a rien qui soit Oreste, elle ne se rapproche pas pour cela de son entourage. Elle s’en écarte avec davantage de répulsion. Elle aime mieux l’absence d’Oreste que la présence de quoi que ce soit d’autre. Oreste devait la délivrer de son esclavage, des haillons, du travail servile, de la saleté, de la faim, des coups et d’humiliations innombrables. Elle n’espère plus cela. Mais elle ne songe pas un instant à user de l’autre procédé qui peut lui procurer une vie luxueuse et honorée, le procédé de la réconciliation avec les plus forts. Elle ne veut pas obtenir l’abondance et la considération si ce n’est pas Oreste qui les lui procure. Elle n’accorde pas même une pensée à ces choses. Tout ce qu’elle désire, c’est de ne pas exister dès lors qu’Oreste n’existe pas.

À ce moment Oreste n’y tient plus. Il ne peut s’empêcher de se nommer. Il donne la preuve certaine qu’il est Oreste. Électre le voit, elle l’entend, elle le touche. Elle ne se demandera plus si son sauveur existe.

Celui à qui est arrivé l’aventure d’Électre, celui qui a vu, entendu et touché, avec l’âme elle-même, celui-là reconnaît en Dieu la réalité de ces amours indirects qui étaient comme des reflets. Dieu est la pure beauté. C’est là chose incompréhensible, car la beauté est sensible par essence. Parler d’une beauté non sensible, cela paraît un abus de langage à quiconque a dans l’esprit quelque exigence de rigueur ; et avec raison. La beauté est toujours un miracle. Mais il y a miracle au second degré quand une âme reçoit une impression de beauté non sensible, s’il s’agit non d’une abstraction, mais d’une impression réelle et directe comme celle que cause un chant au moment où il se fait entendre. Tout se passe comme si, par l’effet d’une faveur miraculeuse, il était devenu manifeste à la sensibilité elle-même que le silence n’est pas absence de sons, mais une chose infiniment plus réelle que les sons, et le siège d’une harmonie plus parfaite que la plus belle dont les sons combinés soient susceptibles. Encore y a-t-il des degrés dans le silence. Il y a un silence dans la beauté de l’univers qui est comme un bruit par rapport au silence de Dieu.

Dieu est aussi le véritable prochain. Le terme de personne ne s’applique avec propriété qu’à Dieu, et aussi le terme d’impersonnel. Dieu est celui qui se penche sur nous, nous malheureux réduits à n’être qu’un peu de chair inerte et saignante. Mais en même temps il est en quelque sorte aussi ce malheureux qui nous apparaît seulement sous l’aspect d’un corps inanimé d’où il semble que toute pensée soit absente, ce malheureux dont nul ne connaît ni le rang ni le nom. Le corps inanimé, c’est cet univers créé. L’amour que nous devons à Dieu, et qui serait notre perfection suprême si nous pouvions l’atteindre, est le modèle divin à la fois de la gratitude et de la compassion.

Dieu est aussi l’ami par excellence. Pour qu’il y ait entre lui et nous, à travers la distance infinie, quelque chose comme une égalité, il a voulu mettre dans ses créatures un absolu, la liberté absolue de consentir ou non à l’orientation qu’il nous imprime vers lui. Il a aussi étendu nos possibilités d’erreur et de mensonge jusqu’à nous laisser la faculté de dominer faussement en imagination non seulement l’univers et les hommes, mais aussi Dieu lui-même, tant que nous ne savons pas faire un juste usage de ce nom. Il nous a donné cette faculté d’illusion infinie pour que nous ayons le pouvoir d’y renoncer par amour.

Enfin le contact avec Dieu est le véritable sacrement.

Mais on peut être presque sûr que ceux chez qui l’amour de Dieu a fait disparaître les amours purs d’ici-bas sont de faux amis de Dieu.

Le prochain, les amis, les cérémonies religieuses, la beauté du monde ne tombent pas au rang des choses irréelles après le contact direct entre l’âme et Dieu. Au contraire, c’est alors seulement que ces choses deviennent réelles. Auparavant c’étaient des demi-rêves. Auparavant, il n’y avait aucune réalité.