Attente de Dieu/Formes de l’Amour implicite de Dieu/04

La Colombe (p. 199-206).


Amitié

Mais il est un amour personnel et humain qui est pur et qui enferme un pressentiment et un reflet de l’amour divin. C’est l’amitié, à condition qu’on emploie ce mot rigoureusement en son sens propre.

La préférence à l’égard d’un être humain est nécessairement autre chose que la charité. La charité est indiscriminée. Si elle se pose plus particulièrement quelque part, le hasard du malheur, qui suscite l’échange de la compassion et de la gratitude, est la seule cause. Elle est disponible également pour tous les humains en tant que le malheur peut venir proposer à tous un tel échange.

La préférence personnelle à l’égard d’un être humain déterminé peut être de deux natures. Ou l’on cherche en l’autre un certain bien, ou on a besoin de lui. D’une manière générale, tous les attachements possibles se répartissent entre ces deux espèces. On se porte vers quelque chose, ou parce qu’on y cherche un bien, ou parce qu’on ne peut pas s’en passer. Quelquefois les deux mobiles coïncident. Mais souvent non. Par eux-mêmes ils sont distincts et tout à fait indépendants. On mange de la nourriture répugnante, si on n’en a pas d’autre, parce qu’on ne peut pas faire autrement. Un homme modérément gourmand recherche les bonnes choses, mais s’en passe facilement. Si on manque d’air, on étouffe ; on se débat pour en trouver, non parce qu’on en attend un bien, mais parce qu’on en a besoin. On va respirer le souffle de la mer, sans être poussé par aucune nécessité, parce que cela plaît. Souvent le cours du temps fait automatiquement succéder le second mobile au premier. C’est une des grandes douleurs humaines. Un homme fume l’opium pour avoir accès à un état spécial qu’il croit supérieur ; souvent, par la suite, l’opium le met dans un état pénible et qu’il sent dégradant ; mais il ne peut plus s’en passer. Arnolphe a acheté Agnès à sa mère adoptive, parce qu’il lui a semblé que c’était pour lui un bien d’avoir chez lui une petite fille dont il ferait peu à peu une bonne épouse. Plus tard elle ne lui cause plus qu’une douleur déchirante et avilissante. Mais avec le temps son attachement pour elle est devenu un lien vital qui le force à prononcer le vers terrible :

Mais je sens là-dedans qu’il faudra que je crève…

Harpagon a commencé par regarder l’or comme un bien. Plus tard ce n’est plus que l’objet d’une obsession harcelante, mais un objet dont la privation le ferait mourir. Comme dit Platon, il y a une grande différence entre l’essence du nécessaire et celle du bien.

Il n’y a aucune contradiction entre chercher un bien auprès d’un être humain et lui vouloir du bien. Pour cette raison même, quand le mobile qui pousse vers un être humain est seulement la recherche d’un bien, les conditions de l’amitié ne sont pas réalisées. L’amitié est une harmonie surnaturelle, une union des contraires.

Quand un être humain est à quelque degré nécessaire, on ne peut pas vouloir son bien, à moins de cesser de vouloir le sien propre. Là où il y a nécessité, il y a contrainte et domination. On est à la discrétion de ce dont on a besoin, à moins d’en être propriétaire. Le bien central pour tout homme est la libre disposition de soi. Ou l’on y renonce, ce qui est un crime d’idolâtrie, car on n’a le droit d’y renoncer qu’en faveur de Dieu ; ou on désire que l’être dont on a besoin en soit privé.

Toutes sortes de mécanismes peuvent nouer entre êtres humains des liens d’affection qui aient la dureté de fer de la nécessité. L’amour maternel est souvent de cette nature ; parfois l’amour paternel, comme dans Le Père Goriot de Balzac ; l’amour charnel sous sa forme la plus intense, comme dans L’École des Femmes et dans Phèdre ; l’amour conjugal très fréquemment, surtout par l’effet de l’habitude ; plus rarement l’amour filial ou fraternel.

Il y a d’ailleurs des degrés dans la nécessité. Est nécessaire à quelque degré tout ce dont la perte cause réellement une diminution d’énergie vitale, au sens précis, rigoureux que ce mot pourrait avoir si l’étude des phénomènes vitaux était aussi avancée que celle de la chute des corps. Au degré extrême de la nécessité, la privation entraîne la mort. C’est le cas quand toute l’énergie vitale d’un être est liée à un autre par un attachement. Aux degrés moindres, la privation entraîne un amoindrissement plus ou moins considérable. C’est ainsi que la privation totale de nourriture entraîne la mort, au lieu que la privation partielle entraîne seulement un amoindrissement. Néanmoins on regarde comme nécessaire toute la quantité de nourriture en deçà de laquelle un être humain est amoindri.

La cause la plus fréquente de la nécessité dans les liens d’affection, c’est une certaine combinaison de sympathie et d’habitude. Comme dans le cas de l’avarice ou de l’intoxication, ce qui d’abord était recherche d’un bien est transformé en besoin par le simple cours du temps. Mais la différence avec l’avarice, l’intoxication et tous les vices, c’est que dans les liens d’affection les deux mobiles, recherche d’un bien et besoin, peuvent très bien coexister. Ils peuvent aussi être séparés. Quand l’attachement d’un être humain à un autre est constitué par le besoin seul, c’est une chose atroce. Peu de choses au monde peuvent atteindre ce degré de laideur et d’horreur. Il y a toujours quelque chose d’horrible dans toutes les circonstances où un être humain cherche le bien et trouve seulement la nécessité. Les contes où un être aimé apparaît soudain avec une tête de mort en sont la meilleure image. L’âme humaine possède, il est vrai, tout un arsenal de mensonges pour se protéger contre cette laideur et se fabriquer en imagination de faux biens là où il y a seulement nécessité. C’est par là même que la laideur est un mal, parce qu’elle contraint au mensonge.

D’une manière tout à fait générale, il y a malheur toutes les fois que la nécessité, sous n’importe quelle forme, se fait sentir si durement que la dureté dépasse la capacité de mensonge de celui qui subit le choc. C’est pourquoi les êtres les plus purs sont les plus exposés au malheur. Pour celui qui est capable d’empêcher la réaction automatique de protection qui tend à augmenter dans l’âme la capacité de mensonge, le malheur n’est pas un mal, bien qu’il soit toujours une blessure et en un sens une dégradation.

Quand un être humain est attaché à un autre par un lien d’affection enfermant à un degré quelconque la nécessité, il est impossible qu’il souhaite la conservation de l’autonomie à la fois en lui-même et dans l’autre. Impossible en vertu du mécanisme de la nature. Mais possible par l’intervention miraculeuse du surnaturel. Ce miracle, c’est l’amitié.

« L’amitié est une égalité faite d’harmonie », disaient les pythagoriciens. Il y a harmonie parce qu’il y a unité surnaturelle entre deux contraires qui sont la nécessité et la liberté, ces deux contraires que Dieu a combinés en créant le monde et les hommes. Il y a égalité parce qu’on désire la conservation de la faculté de libre consentement soi-même et chez l’autre.

Quand quelqu’un désire se subordonner à un être humain ou accepte de se subordonner à lui, il n’y a pas trace d’amitié. Le Pylade de Racine n’est pas l’ami d’Oreste. Il n’y a pas d’amitié dans l’inégalité.

Une certaine réciprocité est essentielle à l’amitié. Si d’un des deux côtés toute bienveillance est entièrement absente, l’autre doit supprimer l’affection en lui-même par respect pour le libre consentement auquel il ne doit pas désirer porter atteinte. Si d’un des deux côtés il n’y a pas respect pour l’autonomie de l’autre, celui-ci doit couper le lien par respect de soi-même. De même celui qui accepte de s’asservir ne peut pas obtenir d’amitié. Mais la nécessité enfermée dans le lien d’affection peut n’exister que d’un côté, et en ce cas il n’y a amitié que d’un côté si on prend le mot en un sens tout à fait précis et rigoureux.

Une amitié est souillée dès que la nécessité l’emporte, fût-ce pour un instant, sur le désir de conserver chez l’un et chez l’autre la faculté de libre consentement. Dans toutes les choses humaines, la nécessité est le principe de l’impureté. Toute amitié est impure s’il s’y trouve même à l’état de trace le désir de plaire ou le désir inverse. Dans une amitié parfaite ces deux désirs sont complètement absents. Les deux amis acceptent complètement d’être deux et non pas un, ils respectent la distance que met entre eux le fait d’être deux créatures distinctes. C’est avec Dieu seul que l’homme a le droit de désirer être directement uni.

L’amitié est le miracle par lequel un être humain accepte de regarder à distance et sans s’approcher l’être même qui lui est nécessaire comme une nourriture. C’est la force d’âme qu’Ève n’a pas eue ; et pourtant elle n’avait pas besoin du fruit. Si elle avait eu faim au moment où elle regardait le fruit, et si malgré cela elle était restée indéfiniment à le regarder sans faire un pas vers lui, elle aurait accompli un miracle analogue à celui de la parfaite amitié.

Par cette vertu surnaturelle du respect de l’autonomie humaine, l’amitié est très semblable aux formes pures de la compassion et de la gratitude suscitées par le malheur. Dans les deux cas les contraires qui sont les termes de l’harmonie sont la nécessité et la liberté, ou encore la subordination et l’égalité. Ces deux couples de contraires sont équivalents.

Du fait que le désir de plaire et le désir inverse sont absents de l’amitié pure, il y a en elle, en même temps que l’affection, quelque chose comme une complète indifférence. Bien qu’elle soit un lien entre deux personnes, elle a quelque chose d’impersonnel. Elle n’entame pas l’impartialité. Elle n’empêche aucunement d’imiter la perfection du Père céleste qui distribue partout la lumière du soleil et la pluie. Au contraire, l’amitié et cette imitation sont condition mutuelle l’une de l’autre, du moins le plus souvent. Car comme tout être humain ou peu s’en faut est lié à d’autres par des liens d’affection enfermant quelque degré de nécessité, il ne peut s’approcher de la perfection qu’en transformant cette affection en amitié. L’amitié a quelque chose d’universel. Elle consiste à aimer un être humain comme on voudrait pouvoir aimer en particulier chacun de ceux qui composent l’espèce humaine. Comme un géomètre regarde une figure particulière pour déduire les propriétés universelles du triangle, de même celui qui sait aimer dirige sur un être humain particulier un amour universel. Le consentement à la conservation de l’autonomie en soi-même et chez autrui est par essence quelque chose d’universel. Dès qu’on désire cette conservation chez plus d’un seul être on la désire chez tous les êtres ; car on cesse de disposer l’ordre du monde en cercle autour d’un centre qui serait ici-bas. On transporte le centre au-dessus des cieux.

L’amitié n’a pas cette vertu si les deux êtres qui s’aiment, par un usage illégitime de l’affection, croient ne faire qu’un. Mais aussi il n’y a pas alors d’amitié au vrai sens du mot. C’est là pour ainsi dire une union adultère, quand même elle se produirait entre époux. Il n’y a amitié que là où la distance est conservée et respectée.

Le simple fait d’avoir du plaisir à penser sur un point quelconque de la même manière que l’être aimé, ou en tout cas le fait de désirer une telle concordance d’opinions, est une atteinte à la pureté de l’amitié en même temps qu’à la probité intellectuelle. Cela est très fréquent. Mais aussi une amitié pure est rare.

Quand les liens d’affection et de nécessité entre êtres humains ne sont pas surnaturellement transformés en amitié, non seulement l’affection est impure et basse, mais aussi elle se mélange de haine et de répulsion. Cela apparaît très bien dans L’École des Femmes et dans Phèdre. Le mécanisme est le même dans les affections autres que l’amour charnel. Il est facile à comprendre. Nous haïssons ce dont nous dépendons. Nous prenons en dégoût ce qui dépend de nous. Parfois l’affection ne se mélange pas seulement, elle se transforme entièrement en haine et en dégoût. Parfois même la transformation est presque immédiate, de sorte que presque aucune affection n’a eu le temps d’apparaître ; c’est le cas quand la nécessité est presque tout de suite mise à nu. Quand la nécessité qui lie des êtres humains n’est pas de nature affective, quand elle tient seulement aux circonstances, l’hostilité surgit souvent dès l’abord.

Quand le Christ disait à ses disciples : « Aimez-vous les uns les autres », ce n’était pas l’attachement qu’il leur prescrivait. Comme en fait il y avait entre eux des liens causés par les pensées communes, la vie en commun, l’habitude, il leur commandait de transformer ces liens en amitié pour ne pas les laisser tourner en attachement impur ou en haine.

Le Christ ayant peu avant sa mort ajouté cette parole comme un commandement nouveau aux commandements de l’amour du prochain et de l’amour de Dieu, on peut penser que l’amitié pure, comme la charité du prochain, enferme quelque chose comme un sacrement. Le Christ a peut-être voulu indiquer cela concernant l’amitié chrétienne quand il a dit : « Quand deux ou trois d’entre vous seront réunis en mon nom, je serai parmi eux. » L’amitié pure est une image de l’amitié originelle et parfaite qui est celle de la Trinité et qui est l’essence même de Dieu. Il est impossible que deux êtres humains soient un, et cependant respectent scrupuleusement la distance qui les sépare, si Dieu n’est pas présent en chacun d’eux. Le point de rencontre des parallèles est à l’infini.