Attente de Dieu/Formes de l’Amour implicite de Dieu/02

La Colombe (p. 161-182).


Amour de l’ordre du monde

L’amour de l’ordre du monde, de la beauté du monde, est ainsi le complément de l’amour du prochain.

Il procède du même renoncement, image du renoncement créateur de Dieu. Dieu fait exister cet univers en consentant à ne pas y commander, bien qu’il en ait le pouvoir, mais à laisser régner à sa place, d’une part la nécessité mécanique attachée à la matière, y compris la matière psychique de l’âme, d’autre part l’autonomie essentielle aux personnes pensantes.

Par l’amour du prochain nous imitons l’amour divin qui nous a créés nous-mêmes ainsi que tous nos semblables. Par l’amour de l’ordre du monde nous imitons l’amour divin qui a créé cet univers dont nous faisons partie.

L’homme n’a pas à renoncer à commander à la matière et aux âmes, puisqu’il n’en possède pas le pouvoir. Mais Dieu lui a conféré une image imaginaire de ce pouvoir, une divinité imaginaire, afin qu’il puisse lui aussi, bien qu’étant une créature, se vider de sa divinité.

Comme Dieu, étant hors de l’univers, en est en même temps le centre, de même chaque homme a une situation imaginaire au centre du monde. L’illusion de la perspective le situe au centre de l’espace ; une illusion pareille fausse en lui le sens du temps ; et encore une autre illusion pareille dispose autour de lui toute la hiérarchie des valeurs. Cette illusion s’étend même au sentiment de l’existence, à cause de la liaison intime, en nous, du sentiment de la valeur et du sentiment de l’être ; l’être nous paraît de moins en moins dense à mesure qu’il est plus loin de nous.

Nous abaissons à son rang, au rang de l’imagination trompeuse, la forme spatiale de cette illusion. Nous y sommes obligés ; autrement nous ne percevrions pas un seul objet, nous ne nous dirigerions même pas assez pour savoir faire un seul pas d’une manière consciente. Dieu nous procure ainsi le modèle de l’opération qui doit transformer toute notre âme. Comme nous apprenons tout enfant à abaisser, à réprimer cette illusion dans le sentiment de l’espace, nous devons en faire autant à l’égard du sentiment du temps, de la valeur, de l’être. Autrement nous sommes incapables, sous tous les aspects autres que celui de l’espace, de discerner un seul objet, de diriger un seul pas.

Nous sommes dans l’irréalité, dans le rêve. Renoncer à notre situation centrale imaginaire, y renoncer non seulement par l’intelligence, mais aussi dans la partie imaginative de l’âme, c’est s’éveiller au réel, à l’éternel, voir la vraie lumière, entendre le vrai silence. Une transformation s’opère alors à la racine même de la sensibilité, dans la manière immédiate de recevoir les impressions sensibles et les impressions psychologiques. Une transformation analogue à celle qui se produit quand le soir, sur une route, à l’endroit où nous avions cru apercevoir un homme accroupi, nous discernons soudain un arbre ; ou quand, ayant cru entendre un chuchotement, nous discernons un froissement de feuilles. On voit les mêmes couleurs, on entend les mêmes sons, mais non pas de la même manière.

Se vider de sa fausse divinité, se nier soi-même, renoncer à être en imagination le centre du monde, discerner tous les points du monde comme étant des centres au même titre et le véritable centre comme étant hors du monde, c’est consentir au règne de la nécessité mécanique dans la matière et du libre choix au centre de chaque âme. Ce consentement est amour. La face de cet amour tournée vers les personnes pensantes est charité du prochain ; la face tournée vers la matière est amour de l’ordre du monde, ou, ce qui est la même chose, amour de la beauté du monde.

Dans l’antiquité, l’amour de la beauté du monde tenait une très grande place dans les pensées et enveloppait la vie tout entière d’une merveilleuse poésie. Il en fut ainsi dans tous les peuples, en Chine, en Inde, en Grèce. Le stoïcisme grec, qui fut quelque chose de merveilleux et dont le christianisme primitif était infiniment proche, surtout la pensée de saint Jean, était à peu près exclusivement amour de la beauté du monde. Quant à Israël, certains endroits de l’Ancien Testament, dans les Psaumes, du livre de Job, dans Isaïe, dans les livres sapientiaux, enferment une expression incomparable de la beauté du monde.

L’exemple de saint François montre quelle place la beauté du monde peut tenir dans une pensée chrétienne. Non seulement son poème est de la poésie parfaite, mais toute sa vie fut de la poésie parfaite en action. Par exemple son choix des sites pour les retraites solitaires ou pour la fondation des couvents était par lui-même la plus belle poésie en acte. Le vagabondage, la pauvreté étaient poésie chez lui ; il se mit nu pour être en contact immédiat avec la beauté d du monde.

Chez saint Jean de la Croix on trouve aussi quelques beaux vers sur la beauté du monde. Mais d’une manière générale, en faisant les réserves convenables pour les trésors inconnus ou peu connus ou peut-être enfouis parmi les choses oubliées du Moyen-Âge, on peut dire que la beauté du monde est presque absente de la tradition chrétienne. Cela est étrange. La cause en est difficile à comprendre. C’est une lacune terrible. Comment le christianisme aurait-il droit de se dire catholique, si l’univers lui-même en est absent ?

Il est vrai qu’il est peu question de la beauté du monde dans l’Évangile. Mais dans ce texte si court qui, comme le dit saint Jean, est très loin de renfermer tous les enseignements du Christ, les disciples ont sans doute jugé inutile de mettre ce qui concernait un sentiment tellement répandu partout.

Cependant il en est question deux fois. Une fois le Christ prescrit de contempler et d’imiter les lis et les oiseaux pour leur indifférence à l’avenir, pour leur docilité au destin ; une autre fois, de contempler et d’imiter la distribution indiscriminée de la pluie et de la lumière du soleil.

La Renaissance a cru renouer les liens spirituels avec l’antiquité par-dessus le christianisme, mais elle n’a guère pris à l’antiquité que les produits seconds de son inspiration, l’art, la science et la curiosité à l’égard des choses humaines ; elle en a à peine effleuré l’inspiration centrale. Elle n’a pas retrouvé le contact avec la beauté du monde.

Aux xie et xiie siècles il y avait eu le début d’une Renaissance qui aurait été la vraie si elle avait pu porter des fruits ; elle commençait à germer notamment dans le Languedoc. Certains vers des troubadours sur le printemps font penser qu’en ce cas l’inspiration chrétienne et l’amour de la beauté du monde n’auraient peut-être pas été séparés. D’ailleurs, l’esprit occitanien mit sa marque en Italie et n’a peut-être pas été étranger à l’inspiration franciscaine. Mais, soit coïncidence, soit plus probablement liaison de cause à effet, ces germes ne survécurent nulle part à la guerre des Albigeois, sinon à l’état de vestiges.

Aujourd’hui, on pourrait croire que la race blanche a presque perdu la sensibilité à la beauté du monde, et qu’elle a pris à tâche de la faire disparaître dans tous les continents où elle a porté ses armes, son commerce et sa religion. Comme disait le Christ aux pharisiens : « Malheur à vous ! vous avez enlevé la clef de la connaissance ; vous n’entrez pas et vous ne laissez pas entrer les autres. »

Et pourtant à notre époque, dans les pays de race blanche, la beauté du monde est presque la seule voie par laquelle on puisse laisser pénétrer Dieu. Car nous sommes encore bien plus éloignés des deux autres. L’amour et le respect véritables des pratiques religieuses est rare chez ceux mêmes qui y sont assidus, et ne se trouvent presque jamais chez les autres. La plupart n’en conçoivent même pas la possibilité. En ce qui concerne l’usage surnaturel du malheur, la compassion et la gratitude sont non seulement choses rares, mais devenues aujourd’hui pour presque tous presque inintelligibles. L’idée même en a presque disparu ; la signification même des mots est devenue basse.

Au lieu que le sentiment du beau, quoique mutilé, déformé et souillé, demeure irréductiblement dans le cœur de l’homme comme un puissant mobile. Il est présent dans toutes les préoccupations de la vie profane. S’il était rendu authentique et pur, il transporterait d’un bloc toute la vie profane aux pieds de Dieu, il rendrait possible l’incarnation totale de la foi.

D’ailleurs d’une manière générale la beauté du monde est la voie la plus commune, la plus facile et la plus naturelle.

Comme Dieu se précipite en toute âme dès qu’elle est entr’ouverte pour aimer et servir à travers elle les malheureux, de même aussi il s’y précipite pour aimer et admirer à travers elle la beauté sensible de sa propre création.

Mais le contraire est encore plus vrai. L’inclination naturelle de l’âme à aimer la beauté est le piège le plus fréquent dont se sert Dieu pour l’ouvrir au souffle d’en haut.

C’est le piège où fut prise Corê. Le parfum du narcisse faisait sourire le ciel tout entier là-haut, et la terre entière, et tout le gonflement de la mer. À peine la pauvre jeune fille eut-elle tendu la main qu’elle fut prise au piège. Elle était tombée aux mains du Dieu vivant. Quand elle en sortit, elle avait mangé le grain de grenade qui la liait pour toujours. Elle n’était plus vierge ; elle était l’épouse de Dieu.

La beauté du monde est l’orifice du labyrinthe. L’imprudent qui, étant entré, fait quelques pas, est après quelque temps hors d’état de retrouver l’orifice. Épuisé, sans rien à manger ni à boire, dans les ténèbres, séparé de ses proches, de tout ce qu’il aime, de tout ce qu’il connaît, il marche sans rien savoir, sans espérance, incapable même de se rendre compte s’il marche vraiment ou s’il tourne sur place. Mais ce malheur n’est rien auprès du danger qui le menace. Car s’il ne perd pas courage, s’il continue à marcher, il est tout à fait sûr qu’il arrivera finalement au centre du labyrinthe. Et là, Dieu l’attend pour le manger. Plus tard il ressortira, mais changé, devenu autre, ayant été mangé et digéré par Dieu. Il se tiendra alors auprès de l’orifice pour y pousser doucement ceux qui s’approchent.

La beauté du monde n’est pas un attribut de la matière en elle-même. C’est un rapport du monde à notre sensibilité, cette sensibilité qui tient à la structure de notre corps et de notre âme. Le Micromégas de Voltaire, un infusoir pensant n’auraient aucun accès à la beauté dont nous nous nourrissons dans l’univers. Au cas où de tels êtres existeraient, il faut avoir foi que le monde serait beau aussi pour eux ; mais ce serait une autre beauté. De toutes manières il faut avoir foi que l’univers est beau à toutes les échelles ; et plus généralement qu’il a la plénitude de la beauté par rapport à la structure corporelle et psychique de chacun des êtres pensants qui existent en fait et de tous les êtres pensants possibles. C’est même cette concordance d’une infinité de beautés parfaites qui fait le caractère transcendant de la beauté du monde. Néanmoins ce que nous éprouvons de cette beauté a été destiné à notre sensibilité humaine.

La beauté du monde est la coopération de la Sagesse divine à la création. « Zeus a achevé toutes choses, dit un vers orphique, et Bacchus les a parachevées. » Le parachèvement, c’est la création de la beauté. Dieu a créé l’univers, et son Fils, notre frère premier-né, en a créé la beauté pour nous. La beauté du monde, c’est le sourire de tendresse du Christ pour nous à travers la matière. Il est réellement présent dans la beauté universelle. L’amour de cette beauté procède de Dieu descendu dans notre âme et va vers Dieu présent dans l’univers. C’est aussi quelque chose comme un sacrement.

Il n’en est ainsi que de la beauté universelle. Mais, excepté Dieu, seul l’univers tout entier peut avec une entière propriété de termes être nommé beau. Tout ce qui est dans l’univers et moindre que l’univers peut être nommé beau seulement en étendant ce mot au delà de sa signification rigoureuse, aux choses qui ont indirectement part à la beauté, qui en sont des imitations.

Toutes ces beautés secondaires sont d’un prix infini comme ouvertures sur la beauté universelle. Mais si on s’arrête à elles, elles sont au contraire des voiles ; elles sont alors corruptrices. Toutes enferment plus ou moins cette tentation, mais à des degrés très divers.

Il y a aussi quantité de facteurs de séduction qui sont tout à fait étrangers à la beauté, mais à cause desquels, par manque de discernement, on nomme belles les choses où ils résident. Car ils attirent l’amour par fraude, et tous les hommes nomment beau tout ce qu’ils aiment. Tous les hommes, même les plus ignorants, même les plus vils, savent que la beauté seule a droit à notre amour. Les plus authentiquement grands le savent aussi. Aucun homme n’est au-dessous ni au-dessus de la beauté. Les mots qui expriment la beauté viennent aux lèvres de tous dès qu’ils veulent louer ce qu’ils aiment. Ils savent seulement plus ou moins bien la discerner.

La beauté est la seule finalité ici-bas. Comme Kant a très bien dit, c’est une finalité qui ne contient aucune fin. Une chose belle ne contient aucun bien, sinon elle-même, dans sa totalité, telle qu’elle nous apparaît. Nous allons vers elle sans savoir quoi lui demander. Elle nous offre sa propre existence. Nous ne désirons pas autre chose, nous possédons cela, et pourtant nous désirons encore. Nous ignorons tout à fait quoi. Nous voudrions aller derrière la beauté, mais elle n’est que surface. Elle est comme un miroir qui nous renvoie notre propre désir du bien. Elle est un sphinx, une énigme, un mystère douloureusement irritant. Nous voudrions nous en nourrir, mais elle n’est qu’objet de regard, elle n’apparaît qu’à une certaine distance. La grande douleur de la vie humaine, c’est que regarder et manger soient deux opérations différentes. De l’autre côté du ciel seulement, dans le pays habité par Dieu, c’est une seule et même opération. Déjà les enfants, quand ils regardent longtemps un gâteau et le prennent presque à regret pour le manger, sans pouvoir pourtant s’en empêcher, éprouvent cette douleur. Peut-être les vices, les dépravations et les crimes sont-ils presque toujours ou même toujours dans leur essence des tentatives pour manger la beauté, manger ce qu’il faut seulement regarder. Ève avait commencé. Si elle a perdu l’humanité en mangeant un fruit, l’attitude inverse, regarder un fruit sans le manger, doit être ce qui sauve. « Deux compagnons ailés, dit une Upanishad, deux oiseaux sont sur une branche d’arbre. L’un mange les fruits, l’autre les regarde. » Ces deux oiseaux sont les deux parties de notre âme.

C’est parce que la beauté ne contient aucune fin qu’elle constitue ici-bas l’unique finalité. Car ici-bas il n’y a pas du tout de fins. Toutes ces choses que nous prenons pour des fins sont des moyens. C’est là une vérité évidente. L’argent est un moyen d’acheter, le pouvoir est un moyen de commander. Il en est ainsi, plus ou moins visiblement, de tout ce que nous nommons des biens.

La beauté seule n’est pas un moyen pour autre chose. Seule elle est bonne en elle-même, mais sans que nous trouvions en elle aucun bien. Elle semble être elle-même une promesse et non un bien. Mais elle ne donne qu’elle-même, elle ne donne jamais autre chose.

Néanmoins, comme elle est l’unique finalité, elle est présente dans toutes les poursuites humaines. Bien que toutes pourchassent seulement des moyens, car tout ce qui existe ici-bas est seulement moyen, la beauté leur donne un éclat qui les colore de finalité. Autrement il ne pourrait pas y avoir désir, ni par conséquent énergie dans la poursuite.

Pour l’avare du genre Harpagon, toute la beauté du monde est enfermée dans l’or. Et réellement l’or, matière pure et brillante, a quelque chose de beau. La disparition de l’or comme monnaie semble avoir fait disparaître aussi ce genre d’avarice. Aujourd’hui, ceux qui amassent sans dépenser cherchent du pouvoir.

La plupart de ceux qui recherchent la richesse y joignent la pensée du luxe. Le luxe est la finalité de la richesse. Et le luxe est la beauté elle-même pour toute une espèce d’hommes. Il constitue l’entourage dans lequel seulement ils peuvent sentir vaguement que l’univers est beau ; de même que saint François, pour sentir que l’univers est beau, avait besoin d’être vagabond et mendiant. L’un et l’autre moyen serait également légitime si dans l’un et l’autre cas la beauté du monde était éprouvée d’une manière aussi directe, aussi pure, aussi pleine ; mais heureusement Dieu a voulu qu’il n’en fût pas ainsi. La pauvreté a un privilège. C’est là une disposition providentielle sans laquelle l’amour de la beauté du monde serait facilement en contradiction avec l’amour du prochain. Néanmoins l’horreur de la pauvreté — et toute diminution de richesse peut être ressentie comme pauvreté ou même le non-accroissement — est essentiellement l’horreur de la laideur. L’âme que les circonstances empêchent de rien sentir, même confusément, même à travers le mensonge, de la beauté du monde, est envahie jusqu’au centre par une espèce d’horreur.

L’amour du pouvoir revient au désir d’établir un ordre parmi les hommes et les choses autour de soi, dans un ordre grand ou petit, et cet ordre est désirable par l’effet du sentiment du beau. Dans ce cas comme dans celui du luxe, il s’agit d’imprimer à un certain milieu fini, mais que souvent on désire continuellement accroître, un arrangement qui donne l’impression de la beauté universelle. L’insatisfaction, le désir d’accroissement, a précisément pour cause qu’on désire le contact de la beauté universelle, alors que le milieu qu’on organise n’est pas l’univers. Il n’est pas l’univers et il le cache. L’univers tout autour est comme un décor de théâtre.

Valéry, dans le poème intitulé Sémiramis, fait très bien sentir le lien entre l’exercice de la tyrannie et l’amour du beau. Louis XIV, en dehors de la guerre, instrument d’accroissement du pouvoir, ne s’intéressait qu’aux fêtes et à l’architecture. La guerre elle-même d’ailleurs, surtout telle qu’elle était autrefois, touche d’une manière vive et poignante la sensibilité au beau.

L’art est une tentative pour transporter dans une quantité finie de matière modelée par l’homme une image de la beauté infinie de l’univers entier. Si la tentative est réussie, cette portion de matière ne doit pas cacher l’univers, mais au contraire en révéler la réalité tout autour.

Les œuvres d’art qui ne sont pas des reflets justes et purs de la beauté du monde, des ouvertures directes pratiquées sur elle, ne sont pas à proprement parler belles ; elles ne sont pas de premier ordre ; leurs auteurs peuvent avoir beaucoup de talent, mais non pas authentiquement du génie. C’est le cas de beaucoup d’œuvres d’art parmi les plus célèbres et les plus vantées. Tout véritable artiste a eu un contact réel, direct, immédiat avec la beauté du monde, ce contact qui est quelque chose comme un sacrement. Dieu a inspiré toute œuvre d’art de premier ordre, le sujet en fût-il mille fois profane ; il n’a inspiré aucune des autres. En revanche, parmi les autres, l’éclat de la beauté qui recouvre certaines pourrait bien être un éclat diabolique.

La science a pour objet l’étude et la reconstruction théorique de l’ordre du monde. L’ordre du monde par rapport à la structure mentale, psychique et corporelle de l’homme ; contrairement aux illusions naïves de certains savants, ni l’emploi des télescopes et des microscopes, ni l’usage des formules algébriques les plus singulières, ni même le mépris du principe de non-contradiction ne permettent de sortir des limites de cette structure. Ce n’est d’ailleurs pas désirable. L’objet de la science, c’est la présence dans l’univers de la Sagesse dont nous sommes les frères, la présence du Christ au travers de la matière qui constitue le monde.

Nous reconstruisons nous-mêmes l’ordre du monde en image, à partir de données limitées, dénombrables, rigoureusement définies. Entre ces termes abstraits et par là maniables pour nous, nous nouons nous-mêmes des liens en concevant des rapports. Nous pouvons ainsi contempler dans une image, image dont l’existence même est suspendue à l’acte de notre attention, la nécessité qui est la substance même de l’univers, mais qui comme telle ne se manifeste à nous que par des coups.

On ne contemple pas sans quelque amour. La contemplation de cette image de l’ordre du monde constitue un certain contact avec la beauté du monde. La beauté du monde, c’est l’ordre du monde aimé.

Le travail physique constitue un contact spécifique avec la beauté du monde, et même, dans les meilleurs moments, un contact d’une plénitude telle que nul équivalent ne peut s’en trouver ailleurs. L’artiste, le savant, le penseur, le contemplatif doivent admirer réellement l’univers percer cette pellicule d’irréalité qui le voile et en fait pour presque tous les hommes, à presque tous les moments de leur vie, un rêve ou un décor de théâtre. Ils le doivent, mais le plus souvent ne le peuvent pas. Celui qui a les membres rompus par l’effort d’une journée de travail, c’est-à-dire d’une journée où il a été soumis à la matière, porte dans sa chair comme une épine la réalité de l’univers. La difficulté pour lui est de regarder et d’aimer ; s’il y arrive, il aime le réel.

C’est l’immense privilège que Dieu a réservé à ses pauvres. Mais ils ne le savent presque jamais. On ne le leur dit pas. L’excès de fatigue, le souci harcelant de l’argent et le manque de vraie culture les empêchent de s’en apercevoir. Il suffirait de changer peu de chose à leur condition pour leur ouvrir l’accès d’un trésor. Il est déchirant de voir combien il serait facile aux hommes dans bien des cas de procurer à leurs semblables un trésor, et comment ils laissent passer les siècles sans en prendre la peine.

À l’époque où il y avait une civilisation populaire dont nous collectionnons aujourd’hui les miettes comme pièces de musée sous le nom de folk-lore, le peuple avait sans doute accès à ce trésor. La mythologie aussi, qui est très proche parente du folk-lore, en est un témoignage, si on en déchiffre la poésie.

L’amour charnel sous toutes ses formes, de la plus haute, véritable mariage ou amour platonique, jusqu’à la plus basse, jusqu’à la débauche, a pour objet la beauté du monde. L’amour qui s’adresse au spectacle des cieux, des plaines, de la mer, des montagnes, au silence de la nature rendu sensible par ses mille bruits légers, aux souffles des vents, à la chaleur du soleil, cet amour que tout être humain pressent tout au moins vaguement un moment, c’est un amour incomplet, douloureux, parce qu’il s’adresse à des choses incapables de répondre, à de la matière. Les hommes désirent reporter ce même amour sur un être qui soit leur semblable, capable de répondre à l’amour, de dire oui, de se livrer. Le sentiment de beauté parfois lié à l’aspect d’un être humain rend ce transfert possible tout au moins d’une manière illusoire. Mais c’est la beauté du monde, la beauté universelle vers laquelle se dirige le désir.

Cette espèce de transfert est ce qu’exprime toute la littérature qui entoure l’amour, depuis les métaphores et les comparaisons les plus anciennes, les plus usées de la poésie jusqu’aux analyses subtiles de Proust.

Le désir d’aimer dans un être humain la beauté du monde est essentiellement le désir de l’Incarnation. C’est par erreur qu’il croit être autre chose. L’Incarnation seule peut le satisfaire. Aussi est-ce bien à tort qu’on reproche parfois aux mystiques d’employer le langage amoureux. C’est eux qui en sont les légitimes propriétaires. Les autres n’ont droit qu’à l’emprunter.

Si l’amour charnel à tous les niveaux va plus ou moins vers la beauté — et les exceptions ne sont peut-être qu’apparentes — c’est que la beauté dans un être humain fait de lui pour l’imagination quelque chose comme un équivalent de l’ordre du monde.

C’est pour cela que les péchés dans ce domaine sont graves. Ils constituent une offense à Dieu du fait même que l’âme est inconsciemment en train de chercher Dieu. D’ailleurs, ils se ramènent tous à un seul qui consiste à vouloir plus ou moins se passer du consentement. Vouloir s’en passer tout à fait est parmi tous les crimes humains de beaucoup le plus affreux. Quoi de plus horrible que de ne pas respecter le consentement d’un être en qui on cherche bien que sans le savoir, un équivalent de Dieu ?

C’est un crime encore, quoique moins grave, de se contenter d’un consentement issu d’une région basse ou superficielle de l’âme. Qu’il y ait ou non union charnelle, l’échange d’amour est illégitime si de part et d’autre le consentement ne procède pas de ce point central de l’âme où le oui ne peut être qu’éternel. L’obligation du mariage, que l’on regarde aujourd’hui si souvent comme une simple convention sociale, est inscrite dans la nature même de la pensée humaine par l’affinité entre l’amour charnel et la beauté. Tout ce qui a quelque rapport à la beauté doit être soustrait au cours du temps. La beauté est l’éternité ici-bas.

Il n’est pas étonnant que l’homme ait si souvent dans la tentation le sentiment d’un absolu qui le dépasse infiniment, auquel on ne peut résister, L’absolu est bien là. Mais on fait erreur en croyant qu’il réside dans le plaisir.

L’erreur est l’effet de ce transfert d’imagination qui est le mécanisme capital de la pensée humaine. L’esclave dont parle Job, qui dans la mort cessera d’entendre la voix de son maître, croit que cette voix lui fait mal. Ce n’est que trop vrai. La voix ne lui fait que trop mal. Pourtant il fait erreur. La voix par elle-même n’est pas douloureuse. S’il n’était pas esclave elle ne lui causerait aucune peine. Mais parce qu’il est esclave, la douleur et la brutalité des coups de fouet entre avec la voix par l’ouïe jusqu’au fond de l’âme. Il ne peut y faire obstacle. Le malheur a noué ce lien.

De même l’homme qui croit être maîtrisé par le plaisir est maîtrisé en réalité par l’absolu qu’il y a logé. Cet absolu est au plaisir comme les coups de fouet à la voix du maître ; mais la liaison n’est pas ici l’effet du malheur, elle est l’effet d’un crime initial, un crime d’idolâtrie. Saint Paul a marqué la parenté entre le vice et l’idolâtrie.

Celui qui a logé l’absolu dans le plaisir ne peut pas ne pas en être maîtrisé. L’homme ne lutte pas contre l’absolu. Celui qui a su loger l’absolu hors du plaisir possède la perfection de la tempérance.

Les différentes espèces de vices, l’usage de stupéfiants au sens littéral ou métaphorique du mot, tout cela constitue la recherche d’un état où la beauté du monde soit sensible. L’erreur consiste précisément dans la recherche d’un état spécial. La fausse mystique est aussi une forme de cette erreur. Si l’erreur est assez enfoncée dans l’âme, l’homme ne peut pas ne pas y succomber.

D’une manière générale tous les goûts des hommes, depuis les plus coupables jusqu’aux plus innocents, depuis les plus communs jusqu’aux plus singuliers, ont rapport à un ensemble de circonstances, à un milieu où il leur semble avoir accès à la beauté du monde. Le privilège de tel ou tel ensemble de circonstances est dû au tempérament, aux traces de la vie passée, à des causes le plus souvent impossibles à connaître.

Il n’y a qu’un cas, d’ailleurs fréquent, où l’attrait du plaisir sensible n’est pas celui du contact avec la beauté ; c’est quand il procure au contraire un refuge contre elle.

L’âme ne cherche que le contact avec la beauté du monde, ou, à un niveau plus élevé encore, avec Dieu ; mais en même temps elle le fuit. Quand l’âme fuit quelque chose, elle fuit toujours, soit l’horreur de la laideur, soit le contact avec ce qui est vraiment pur. Car tout ce qui est médiocre fuit la lumière ; et dans toutes les âmes, excepté celles qui sont proches de la perfection, il y a une grande partie médiocre. Cette partie est prise de panique toutes les fois qu’apparaît un peu de beau pur, de bien pur ; elle se cache derrière la chair, elle la prend comme voile. Comme un peuple belliqueux a réellement besoin, pour réussir dans ses entreprises conquérantes, de recouvrir son agression d’un prétexte quelconque, la qualité du prétexte étant d’ailleurs tout à fait indifférente, de même la partie médiocre de l’âme a besoin d’un léger prétexte pour fuir la lumière. L’attrait du plaisir, la crainte de la douleur fournissent ce prétexte. Là encore, ce n’est pas le plaisir, c’est l’absolu qui maîtrise l’âme, mais comme objet de répulsion et non plus comme objet d’attirance. Très souvent aussi dans la recherche du plaisir charnel les deux mouvements se combinent, le mouvement de courir vers la beauté pure et le mouvement de fuir loin d’elle, dans un enchevêtrement indiscernable.

De toutes manières dans les occupations humaines quelles qu’elles soient, le souci de la beauté du monde, aperçue dans des images plus ou moins difformes ou souillées, n’est jamais absent. Par suite il n’y a pas dans la vie humaine de région qui soit le domaine de la nature. Le surnaturel est présent partout en secret ; sous mille formes diverses, la grâce et le péché mortel sont partout.

Entre Dieu et ces recherches partielles, inconscientes, parfois criminelles de la beauté, la seule médiation est la beauté du monde. Le christianisme ne s’incarnera pas tant qu’il ne se sera pas adjoint la pensée stoïcienne, la piété filiale pour la cité du monde, pour la patrie d’ici-bas qui est l’univers. Le jour où, par l’effet d’un malentendu aujourd’hui bien difficile à comprendre, le christianisme, s’est séparé du stoïcisme, il s’est condamné à une existence abstraite et séparée.

Les accomplissements même les plus élevés de la recherche de la beauté, par exemple dans l’art ou la science, ne sont pas réellement beaux. La seule beauté réelle, la seule beauté qui soit présence réelle de Dieu, c’est la beauté de l’univers. Rien de ce qui est plus petit que l’univers n’est beau.

L’univers est beau comme serait belle une œuvre d’art parfaite s’il pouvait y en avoir une qui méritât ce nom. Aussi ne contient-il rien qui puisse constituer une fin ou un bien. Il ne contient aucune finalité, hors la beauté universelle elle-même ; c’est là la vérité essentielle à connaître concernant cet univers, qu’il est absolument vide de finalité. Aucun rapport de finalité n’y est applicable, sinon par mensonge ou par erreur.

Dans un poème, si l’on demande pourquoi tel mot est à tel endroit, et s’il y a une réponse, ou bien le poème n’est pas de premier ordre, ou bien le lecteur n’a rien compris. Si on peut dire légitimement que le mot est là où il est pour exprimer telle idée, ou pour la liaison grammaticale, ou pour la rime, ou pour une allitération, ou pour remplir le vers, ou pour une certaine coloration, ou même pour plusieurs motifs de ce genre à la fois, il y a eu recherche de l’effet dans la composition du poème, il n’y a pas eu véritable inspiration. Pour un poème vraiment beau, la seule réponse, c’est que le mot est là parce qu’il convenait qu’il y fût. La preuve de cette convenance, c’est qu’il est là, et que le poème est beau. Le poème est beau, c’est-à-dire que le lecteur ne souhaite pas qu’il soit autre.

C’est ainsi que l’art imite la beauté du monde. La convenance des choses, des êtres, des événements consiste seulement en ceci, qu’ils existent et que nous ne devons pas souhaiter qu’ils n’existent pas où qu’ils aient été autres. Un tel souhait est une impiété à l’égard de notre patrie universelle, un manquement à l’amour stoïcien de l’univers. Nous sommes constitués d’une manière telle que cet amour est en fait possible ; et c’est cette possibilité qui a pour nom la beauté du monde.

La question de Beaumarchais : « Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? » n’a jamais de réponse, parce que l’univers est vide de finalité. L’absence de finalité, c’est le règne de la nécessité. Les choses ont des causes et non des fins. Ceux qui croient discerner des desseins particuliers de la Providence ressemblent aux professeurs qui se livrent aux dépens d’un beau poème à ce qu’ils nomment l’explication du texte.

L’équivalent dans l’art de ce règne de la nécessité, c’est la résistance de la matière et les règles arbitraires. La rime impose au poète dans le choix des mots une direction absolument sans rapport avec la suite des idées. Elle a dans la poésie une fonction peut-être analogue à celle du malheur dans la vie. Le malheur force à sentir avec toute l’âme l’absence de la finalité.

Si l’orientation de l’âme est l’amour, plus on contemple la nécessité, plus on en serre contre soi, à même la chair, la dureté et le froid métalliques, plus on s’approche de la beauté du monde. C’est ce qu’éprouve Job. C’est parce qu’il fut si honnête dans sa souffrance, parce qu’il n’admit en lui-même aucune pensée susceptible d’en altérer la vérité, que Dieu descendit vers lui pour lui révéler la beauté du monde.

C’est parce que l’absence de finalité, l’absence d’intention est l’essence de la beauté du monde que le Christ nous a prescrit de regarder comment la pluie et la lumière du soleil descendent sans discrimination sur les justes et les méchants. Cela rappelle le cri suprême de Prométhée : « Ciel par qui pour tous la commune lumière tourne. » Le Christ nous commande d’imiter cette beauté. Platon dans le Timée nous conseille aussi de nous rendre à force de contemplation semblables à la beauté du monde, semblables à l’harmonie des mouvements circulaires qui font succéder et revenir les jours et les nuits, les mois, les saisons, les années. Dans ces mouvements circulaires aussi, dans leur combinaison, l’absence d’intention et de finalité est manifeste ; et la beauté pure y resplendit.

C’est parce qu’il peut être aimé par nous, c’est parce qu’il est beau que l’univers est une patrie. C’est notre unique patrie ici-bas. Cette pensée est l’essence de la sagesse des stoïciens. Nous avons une patrie céleste. Mais en un sens elle est trop difficile à aimer, parce que nous ne la connaissons pas ; surtout, en un sens, elle est trop facile à aimer, parce que nous pouvons l’imaginer comme il nous plaît. Nous risquons d’aimer sous ce nom une fiction. Si l’amour de cette fiction est assez fort, il rend toute vertu facile, mais aussi de peu de valeur. Aimons la patrie d’ici-bas. Elle est réelle ; elle résiste à l’amour. C’est elle que Dieu nous a donné à aimer. Il a voulu qu’il fût difficile et cependant possible de l’aimer.

Nous nous sentons ici-bas étrangers, déracinés, en exil. De même Ulysse, que des marins avaient transporté pendant son sommeil, s’éveillait dans un pays inconnu, et désirait Ithaque d’un désir qui lui déchirait l’âme. Soudain Athéna lui dessilla les yeux, et il s’aperçut qu’il était dans Ithaque. De même tout homme qui désire infatigablement sa patrie, qui n’est distrait de son désir ni par Calypso ni par les Sirènes, s’aperçoit soudain un jour qu’il est dans sa patrie.

L’imitation de la beauté du monde, la réponse à l’absence de finalité, d’intention, de discrimination, c’est l’absence d’intention en nous, c’est la renonciation à la volonté propre. Être parfaitement obéissant, c’est être parfait comme notre Père céleste est parfait.

Parmi les hommes, un esclave ne se rend pas semblable à son maître en lui obéissant. Au contraire, plus il est soumis, plus est grande la distance entre lui et celui qui commande.

Il en est autrement de l’homme à Dieu. Une créature raisonnable devient autant qu’il lui appartient l’image parfaite du Tout-Puissant si elle est absolument obéissante.

Ce qui en l’homme est l’image même de Dieu, c’est quelque chose qui en nous est attaché au fait d’être une personne, mais qui n’est pas ce fait lui-même. C’est la faculté de renoncement à la personne. C’est l’obéissance.

Toutes les fois qu’un homme s’élève à un degré d’excellence qui fait de lui par participation un être divin, il apparaît en lui quelque chose d’impersonnel, d’anonyme. Sa voix s’enveloppe de silence. Cela est manifeste dans les grandes œuvres de l’art et de la pensée, dans les grandes actions des saints et dans leurs paroles.

Il est donc vrai en un sens qu’il faut concevoir Dieu comme impersonnel, en ce sens qu’il est le modèle divin d’une personne qui se dépasse elle-même en se renonçant. Le concevoir comme une personne toute-puissante, ou bien, sous le nom du Christ, comme une personne humaine, c’est s’exclure du véritable amour de Dieu. C’est pourquoi il faut aimer la perfection du Père céleste dans la diffusion égale de la lumière du soleil. Le modèle divin, absolu, de ce renoncement en nous qui est l’obéissance, tel est le principe créateur et ordonnateur de l’univers, telle est la plénitude de l’être.

C’est parce que le renoncement à être une personne fait de l’homme le reflet de Dieu qu’il est si affreux de réduire les hommes à l’état de matière inerte en les précipitant dans le malheur. Avec la qualité de personne humaine, on leur enlève la possibilité d’y renoncer, excepté ceux qui sont déjà suffisamment préparés. Comme Dieu a créé notre autonomie pour que nous ayons la possibilité d’y renoncer par amour, pour la même raison nous devons vouloir la conservation de l’autonomie chez nos semblables. Celui qui est parfaitement obéissant tient pour infiniment précieuse la faculté de libre choix dans les hommes.

De même il n’y a pas contradiction entre l’amour de la beauté du monde et la compassion. Cet amour n’empêche pas de souffrir pour soi-même quand on est malheureux. Il n’empêche pas non plus de souffrir parce que d’autres sont malheureux. Il est sur un autre plan que la souffrance.

L’amour de la beauté du monde, tout en étant universel, entraîne comme amour secondaire et subordonné à lui-même l’amour de toutes les choses vraiment précieuses que la mauvaise fortune peut détruire. Les choses vraiment précieuses, sont celles qui constituent des échelles vers la beauté du monde, des ouvertures sur elle. Celui qui est allé plus loin, jusqu’à la beauté du monde elle-même, ne leur porte pas un amour moindre, mais beaucoup plus grand qu’auparavant.

De ce nombre sont les accomplissements purs et authentiques de l’art et de la science. D’une manière beaucoup plus générale, c’est tout ce qui enveloppe de poésie la vie humaine à travers toutes les couches sociales. Tout être humain est enraciné ici-bas par une certaine poésie terrestre, reflet de la lumière céleste, qui est son lien plus ou moins vaguement senti avec sa patrie universelle. Le malheur est le déracinement.

Les cités humaines principalement, chacune plus ou moins selon son degré de perfection, enveloppent de poésie la vie de leurs habitants. Elles sont des images et des reflets de la cité du monde. Au reste, plus elles ont la forme de nation, plus elles prétendent à être elles-mêmes des patries, plus elles sont des images difformes et souillées. Mais détruire des cités, soit matériellement, soit moralement, ou bien exclure des êtres humains de la cité en les précipitant parmi les déchets sociaux, c’est couper tout lien de poésie et d’amour entre des âmes humaines et l’univers. C’est les plonger de force dans l’horreur de la laideur. Il n’y a guère de crime plus grand. Nous avons tous par complicité part à une quantité presque innombrable de tels crimes. Nous devrions tous, si seulement nous pouvions comprendre, en pleurer des larmes de sang.