Attente de Dieu/Formes de l’Amour implicite de Dieu/01

La Colombe (p. 145-161).


L’amour du prochain

Le Christ a indiqué cela assez clairement pour l’amour du prochain. Il a dit qu’il remercierait un jour ses bienfaiteurs en leur disant : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger. » Qui peut être le bienfaiteur du Christ, si ce n’est le Christ lui-même ? Comment un homme peut-il donner à manger au Christ, s’il n’est pas au moins pour un moment élevé à cet état dont parle saint Paul, où il ne vit plus lui-même en lui-même, où le Christ seul vit en lui ?

Dans le texte de l’Évangile, il est question seulement de la présence du Christ dans le malheureux. Pourtant il semble que la dignité spirituelle de celui qui reçoit ne soit pas du tout en cause. Il faut alors admettre que c’est le bienfaiteur lui-même, comme porteur du Christ, qui fait entrer le Christ dans le malheureux affamé avec le pain qu’il lui donne. L’autre peut consentir ou non à cette présence, exactement comme celui qui communie. Si le don est bien donné et bien reçu, le passage d’un morceau de pain d’un homme à un autre est quelque chose comme une vraie communion.

Les bienfaiteurs du Christ ne sont pas nommés par lui aimants ni charitables. Ils sont nommés les justes. L’Évangile ne fait aucune distinction entre l’amour du prochain et la justice. Aux yeux des Grecs aussi le respect de Zeus suppliant était le premier des devoirs de justice. Nous avons inventé la distinction entre la justice et la charité. Il est facile de comprendre pourquoi. Notre notion de la justice dispense celui qui possède de donner. S’il donne quand même, il croit pouvoir être content de lui-même. Il pense avoir fait une bonne œuvre. Quant à celui qui reçoit, selon la manière dont il comprend cette notion, ou elle le dispense de toute gratitude, ou elle le contraint à remercier bassement.

Seule l’identification absolue de la justice et de l’amour rend possible à la fois d’une part la compassion et la gratitude, d’autre part le respect de la dignité du malheur chez le malheureux par lui-même et par les autres.

Il faut penser qu’aucune bonté, sous peine de constituer une faute sous une fausse apparence de bonté, ne peut aller plus loin que la justice. Mais il faut remercier le juste d’être juste, parce que la justice est une chose tellement belle, comme nous remercions Dieu à cause de sa grande gloire. Toute autre gratitude est servile et même animale,

La seule différence entre celui qui assiste à un acte de justice et celui qui en reçoit matériellement l’avantage est que dans cette circonstance la beauté de la justice est pour le premier seulement un spectacle, et pour le second l’objet d’un contact et même comme une nourriture. Ainsi le sentiment qui chez le premier est simple admiration doit être chez le second porté à un degré bien plus élevé par le feu de la gratitude.

Être sans gratitude quand on a été traité avec justice dans des circonstances où l’injustice était facilement possible, c’est se priver de la vertu surnaturelle, sacramentelle, enfermée dans tout acte pur de justice.

Rien ne permet mieux de concevoir cette vertu que la doctrine de la justice naturelle, telle qu’on la trouve exposée avec une probité d’esprit incomparable dans quelques lignes merveilleuses de Thucydide.

Les Athéniens, étant en guerre contre Sparte, voulaient forcer les habitants de la petite île de Mélos, alliée à Sparte de toute antiquité, et jusque-là demeurée neutre, à se joindre à eux. Vainement les Méliens, devant l’ultimatum athénien, invoquèrent la justice, implorèrent la pitié pour l’antiquité de leur ville. Comme ils ne voulurent pas céder, les Athéniens rasèrent la cité, firent mourir tous les hommes, vendirent comme esclaves toutes les femmes et tous les enfants.

Les lignes en question sont mises par Thucydide dans la bouche de ces Athéniens. Ils commencent par dire qu’ils n’essaieront pas de prouver que leur ultimatum est juste.

« Traitons plutôt de ce qui est possible… Vous le savez comme nous ; tel qu’est constitué l’esprit humain, ce qui est juste est examiné seulement s’il y a nécessité égale de part et d’autre. Mais s’il y a un fort et un faible, ce qui est possible est imposé par le premier et accepté par le second. »

Les Méliens dirent qu’en cas de bataille ils auraient les dieux avec eux à cause de la justice de leur cause. Les Athéniens répondirent qu’ils ne voyaient aucun motif de le supposer.

« Nous avons à l’égard des dieux la croyance, à l’égard des hommes la certitude, que toujours, par une nécessité de nature, chacun commande partout où il en a le pouvoir. Nous n’avons pas établi cette loi, nous ne sommes pas les premiers à l’appliquer ; nous l’avons trouvée établie, nous la conservons comme devant durer toujours ; et c’est pourquoi nous l’appliquons. Nous savons bien que vous aussi, comme tous les autres, une fois parvenus au même degré de puissance, vous agiriez de même. »

Cette lucidité d’intelligence dans la conception de l’injustice est la lumière immédiatement inférieure à celle de la charité. C’est la clarté qui subsiste quelque temps, là où la charité a existé, mais s’est éteinte. Au-dessous sont des ténèbres où le fort croit sincèrement que sa cause est plus juste que celle du faible. C’était le cas des Romains et des Hébreux.

Possibilité, nécessité, sont dans ces lignes les termes opposés à justice. Est possible tout ce qu’un fort peut imposer à un faible. Il est raisonnable d’examiner jusqu’où va cette possibilité. Si on la suppose connue, il est certain que le fort accomplira sa volonté jusqu’à l’extrême limite de la possibilité. C’est une nécessité mécanique. Autrement, ce serait comme s’il voulait et ne voulait pas en même temps. Il y a là nécessité pour le fort comme pour le faible.

Quand ces deux êtres humains ont à faire ensemble, et qu’aucun n’a le pouvoir de rien imposer à l’autre, il faut qu’ils s’entendent. On examine alors la justice, car la justice seule a le pouvoir de faire coïncider deux volontés. Elle est l’image de cet Amour qui en Dieu unit le Père et le Fils, qui est la pensée commune des pensants séparés. Mais quand il y a un fort et un faible il n’y a nul besoin d’unir deux volontés. Il n’y a qu’une volonté, celle du fort. Le faible obéit. Tout se passe comme quand un homme manie de la matière. Il n’y a pas deux volontés à faire coïncider. L’homme veut, et la matière subit. Le faible est comme une chose. Il n’y a aucune différence entre jeter une pierre pour éloigner un chien importun et dire à un esclave : « Chasse ce chien. »

Il y a pour l’inférieur, à partir d’un certain degré d’inégalité dans les rapports de force inégaux entre les hommes, passage à l’état de matière et perte de la personnalité. Les anciens disaient : « Un homme perd la moitié de son âme le jour où il devient esclave. »

La balance en équilibre, image du rapport égal des forces, a été de toute antiquité, et surtout en Égypte, le symbole de la justice. Elle a peut-être été un objet religieux avant d’être employée dans le commerce. Son usage dans le commerce est l’image de ce consentement mutuel, essence même de la justice, qui doit être la règle des échanges. La définition de la justice consistant dans le consentement mutuel, qui se trouvait dans la législation de Sparte, était sans doute d’origine égéocrétoise.

La vertu surnaturelle de justice consiste, si on est le supérieur dans le rapport inégal des forces, à se conduire exactement comme s’il y avait égalité. Exactement à tous égards, y compris les moindres détails d’accent et d’attitude, car un détail peut suffire à rejeter l’inférieur à l’état de matière qui dans cette occasion est naturellement le sien, comme le moindre choc congèle de l’eau restée liquide au-dessous de zéro degré.

Cette vertu pour l’inférieur ainsi traité consiste à ne pas croire qu’il y ait vraiment égalité de forces, à reconnaître que la générosité de l’autre est la seule cause de ce traitement. C’est ce qu’on nomme reconnaissance. Pour l’inférieur traité d’une autre manière, la vertu surnaturelle de justice consiste à comprendre que le traitement qu’il subit, d’une part est différent de la justice, mais d’autre part est conforme à la nécessité et au mécanisme de la nature humaine. Il doit demeurer sans soumission et sans révolte.

Celui qui traite en égaux ceux que le rapport des forces met loin au-dessous de lui leur fait véritablement don de la qualité d’êtres humains dont le sort les privait. Autant qu’il est possible à une créature, il reproduit à leur égard la générosité originelle du Créateur.

Cette vertu est la vertu chrétienne par excellence. C’est celle aussi qu’expriment dans le Livre des Morts égyptien des paroles aussi sublimes que celles mêmes de l’Évangile : « Je n’ai fait pleurer personne. Je n’ai jamais rendu ma voix hautaine. Je n’ai jamais causé de peur à personne. Je ne me suis jamais rendu sourd à des paroles justes et vraies. »

La reconnaissance chez le malheureux, quand elle est pure, n’est qu’une participation à cette même vertu, car seul peut la reconnaître celui qui en est capable. Les autres en éprouvent les effets sans la reconnaître.

Une telle vertu est identique à la foi réelle, en acte, dans le vrai Dieu. Les Athéniens de Thucydide pensaient que la divinité comme l’homme dans l’état de nature, commande jusqu’à l’extrême limite du possible.

Le vrai Dieu est le Dieu conçu comme tout-puissant, mais comme ne commandant pas partout où il en a le pouvoir ; car il ne se trouve que dans les cieux, ou bien ici-bas dans le secret.

Ceux des Athéniens qui massacrèrent les Méliens n’avaient plus aucune idée d’un tel Dieu.

Ce qui prouve leur erreur, c’est d’abord que, contrairement à leur affirmation, il arrive, quoique ce soit extrêmement rare, que par pure générosité un homme s’abstienne de commander là où il en a le pouvoir. Ce qui est possible à l’homme est possible à Dieu.

On peut contester les exemples. Mais il est certain que si dans tel ou tel exemple on pouvait prouver qu’il s’agit seulement de pure générosité, cette générosité serait généralement admirée. Tout ce que l’homme est capable d’admirer est possible à Dieu.

Le spectacle de ce monde est encore une preuve plus sûre. Le bien pur ne s’y trouve nulle part. Ou bien Dieu n’est pas tout-puissant, ou bien il n’est pas absolument bon, ou bien il ne commande pas partout où il en a le pouvoir.

Ainsi l’existence du mal ici-bas, loin d’être une preuve contre la réalité de Dieu, est ce qui nous la révèle dans sa vérité.

La création est de la part de Dieu un acte non pas d’expansion de soi, mais de retrait, de renoncement. Dieu et toutes les créatures, cela est moins que Dieu seul. Dieu a accepté cette diminution. Il a vidé de soi une partie de l’être. Il s’est vidé déjà dans cet acte de sa divinité ; c’est pourquoi saint Jean dit que l’Agneau a été égorgé dès la constitution du monde. Dieu a permis d’exister à des choses autres que lui et valant infiniment moins que lui. Il s’est par l’acte créateur nié lui-même, comme le Christ nous a prescrit de nous nier nous-mêmes. Dieu s’est nié en notre faveur pour nous donner la possibilité de nous nier pour lui. Cette réponse, cet écho, qu’il dépend de nous de refuser, est la seule justification possible à la folie d’amour de l’acte créateur. Les religions qui ont conçu ce renoncement, cette distance volontaire, cet effacement volontaire de Dieu, son absence apparente et sa présence secrète ici-bas, ces religions sont la religion vraie, la traduction en langage différent de la grande Révélation. Les religions qui représentent la divinité comme commandant partout où elle en a le pouvoir sont fausses. Même si elles sont monothéistes, elles sont idolâtres.

Celui qui, étant réduit par le malheur à l’état de chose inerte et passive, revient au moins pour un temps à l’état humain par la générosité d’autrui, celui-là, s’il sait accueillir et sentir l’essence véritable de cette générosité, reçoit à cet instant une âme issue exclusivement de la charité. Il est engendré d’en haut à partir de l’eau et de l’esprit. (Le mot de l’Évangile, anôthen, signifie d’en haut plus souvent que de nouveau.) Traiter le prochain malheureux avec amour, c’est quelque chose comme le baptiser.

Celui de qui provient l’acte de générosité ne peut agir comme il fait que s’il est transporté dans l’autre par la pensée. Lui aussi, à ce moment, est composé seulement d’eau et d’esprit.

La générosité et la compassion sont inséparables et ont l’une et l’autre leur modèle en Dieu, à savoir la création et la Passion.

Le Christ nous a enseigné que l’amour surnaturel du prochain, c’est l’échange de compassion et de gratitude qui se produit comme un éclair entre deux êtres dont l’un est pourvu et l’autre privé de la personne humaine. L’un des deux est seulement un peu de chair nue, inerte et sanglante au bord d’un fossé, sans nom, dont personne ne sait rien. Ceux qui passent à côté de cette chose l’aperçoivent à peine, et quelques minutes plus tard ne savent même pas qu’ils l’ont aperçue. Un seul s’arrête et y fait attention. Les actes qui suivent ne sont que l’effet automatique de ce moment d’attention. Cette attention est créatrice. Mais au moment où elle s’opère elle est renoncement. Du moins si elle est pure. L’homme accepte une diminution en se concentrant pour une dépense d’énergie qui n’étendra pas son pouvoir, qui fera seulement exister un être autre que lui, indépendant de lui. Bien plus, vouloir l’existence de l’autre, c’est se transporter en lui, par sympathie, et par suite avoir part à l’état de matière inerte où il se trouve.

Cette opération est au même degré contre nature chez un homme qui n’a pas connu le malheur et ignore ce que c’est, et chez un homme qui a connu ou pressenti le malheur et l’a pris en horreur.

Il n’est pas étonnant qu’un homme qui a du pain en donne un morceau à un affamé. Ce qui est étonnant, c’est qu’il soit capable de le faire par un geste différent de celui par lequel on achète un objet. L’aumône, quand elle n’est pas surnaturelle, est semblable à une opération d’achat. Elle achète le malheureux.

Quoi qu’un homme veuille, dans le crime comme dans la vertu la plus haute, dans les soucis minuscules comme dans les grands desseins, l’essence de son vouloir consiste toujours en ceci qu’il veut d’abord vouloir librement. Vouloir l’existence de cette faculté de libre consentement chez un autre homme qui en a été privé par le malheur, c’est se transporter dans l’autre, c’est consentir soi-même au malheur, c’est-à-dire à la destruction de soi-même. C’est se nier soi-même. En se niant soi-même, on devient capable après Dieu d’affirmer un autre par une affirmation créatrice. On se donne en rançon pour l’autre. C’est un acte rédempteur.

La sympathie du faible pour le fort est naturelle, car le faible en se transportant dans l’autre acquiert une force imaginaire. La sympathie du fort pour le faible, étant l’opération inverse, est contre nature.

C’est pourquoi la sympathie du faible pour le fort est pure seulement si elle a pour unique objet la sympathie de l’autre pour lui, au cas où l’autre est vraiment généreux. C’est à la gratitude surnaturelle, qui consiste à être heureux d’être l’objet d’une compassion surnaturelle. Elle laisse la fierté absolument intacte. La conservation de la fierté véritable dans le malheur est elle aussi chose surnaturelle. La gratitude pure comme la compassion pure est essentiellement consentement au malheur. Le malheureux et son bienfaiteur, entre qui la diversité de la fortune met une distance infinie, sont un dans ce consentement. Il y a amitié entre eux au sens des pythagoriciens, harmonie miraculeuse et égalité.

En même temps l’un et l’autre reconnaissent de toute leur âme qu’il est meilleur de ne pas commander partout où on en a le pouvoir. Cette pensée, si elle occupe toute l’âme et gouverne l’imagination, laquelle est la source des actions, cette pensée constitue la vraie foi. Car elle rejette le bien hors de ce monde, où sont toutes les sources de puissance ; elle reconnaît le bien comme le modèle du point secret qui se trouve au centre de la personne humaine et qui est le principe de renoncement.

Même dans l’art et la science, si la production de second ordre, brillante ou médiocre, est extension de soi, la production de tout premier ordre, la création, est renoncement à soi. On ne discerne pas cette vérité, parce que la gloire mélange et recouvre indistinctement de son éclat les productions du premier ordre et les plus brillantes du second ordre, en donnant même souvent l’avantage à celles-ci.

La charité du prochain, étant constituée par l’attention créatrice, est analogue au génie.

L’attention créatrice consiste à faire réellement attention à ce qui n’existe pas. L’humanité n’existe pas dans la chair anonyme inerte au bord de la route. Le Samaritain qui s’arrête et regarde fait pourtant attention à cette humanité absente, et les actes qui suivent témoignent qu’il s’agit d’une attention réelle.

La foi, dit saint Paul, est la vue des choses invisibles. Dans ce moment d’attention, la foi est présente aussi bien que l’amour.

De même un homme qui est entièrement à la discrétion d’autrui n’existe pas. Un esclave n’existe pas, ni aux yeux du maître, ni à ses propres yeux. Les esclaves noirs d’Amérique, quand ils se blessaient par accident le pied ou la main, disaient : « Cela ne fait rien, c’est le pied du maître, la main du maître. » Celui qui est entièrement privé des biens, quels qu’ils soient, dans lesquels est cristallisée la considération sociale n’existe pas. Une chanson populaire espagnole dit en mots d’une merveilleuse vérité : « Si quelqu’un veut se faire invisible, il n’a pas de moyen plus sûr que de devenir pauvre. » L’amour voit l’invisible.

Dieu a pensé ce qui n’était pas, et par le fait de le penser l’a fait être. À chaque instant, nous existons seulement du fait que Dieu consent à penser notre existence, quoique en réalité nous n’existions pas. Du moins c’est ainsi que nous nous représentons la création, humainement et par suite faussement, mais cette imagerie enferme de la vérité. Dieu seul a ce pouvoir, de penser réellement ce qui n’est pas. Seul Dieu présent en nous peut réellement penser la qualité humaine chez les malheureux, les regarder vraiment d’un regard autre que celui qu’on accorde aux objets, écouter vraiment leur voix comme on écoute une parole. Eux s’aperçoivent alors qu’ils ont une voix ; autrement ils n’auraient pas l’occasion de s’en rendre compte.

Autant il est difficile d’écouter vraiment un malheureux, autant il lui est difficile de savoir qu’il est écouté seulement par compassion.

L’amour du prochain est l’amour qui descend de Dieu vers l’homme. Il est antérieur à celui qui monte de l’homme vers Dieu. Dieu a hâte de descendre vers les malheureux. Dès qu’une âme est disposée au consentement, fût-elle la dernière, la plus misérable, la plus difforme, Dieu se précipite en elle pour pouvoir, à travers elle regarder, écouter les malheureux. Avec le temps seulement elle prend connaissance de cette présence. Mais ne trouverait-elle pas de nom pour la nommer, partout où les malheureux sont aimés pour eux-mêmes, Dieu est présent.

Dieu n’est pas présent, même s’il est invoqué, là où les malheureux sont simplement une occasion de faire le bien, même s’ils sont aimés à ce titre. Car alors ils sont dans leur rôle naturel, dans leur rôle de matière, de chose. Ils sont aimés impersonnellement. Et il faut leur porter, dans leur état inerte, anonyme, un amour personnel.

C’est pourquoi des expressions comme aimer le prochain en Dieu, pour Dieu, sont des expressions trompeuses et équivoques. Un homme n’a pas trop de tout son pouvoir d’attention pour être capable simplement de regarder ce peu de chair inerte et sans vêtements au bord de la route. Ce n’est pas le moment de tourner la pensée vers Dieu. Comme il y a des moments où il faut penser à Dieu en oubliant toutes les créatures sans exception, il y a des moments où en regardant les créatures il ne faut pas penser explicitement au Créateur. Dans ces moments la présence de Dieu en nous a pour condition un secret si profond qu’elle soit un secret même pour nous. Il y a des moments où penser à Dieu nous sépare de lui. La pudeur est la condition de l’union nuptiale.

Dans l’amour vrai, ce n’est pas nous qui aimons les malheureux en Dieu, c’est Dieu en nous qui aime les malheureux. Quand nous sommes dans le malheur, c’est Dieu en nous qui aime ceux qui nous veulent du bien. La compassion et la gratitude descendent de Dieu, et quand elles s’échangent en un regard, Dieu est présent au point où les regards se rencontrent. Le malheureux et l’autre s’aiment à partir de Dieu, à travers Dieu, mais non pas pour l’amour de Dieu ; ils s’aiment pour l’amour l’un de l’autre. Cela est quelque chose d’impossible. C’est pourquoi cela ne s’opère que par Dieu.

Celui qui donne du pain à un malheureux affamé pour l’amour de Dieu ne sera pas remercié par le Christ. Il a déjà eu son salaire dans cette seule pensée. Le Christ remercie ceux qui ne savaient pas à qui ils donnaient à manger.

Au reste le don n’est qu’une des deux formes possibles de l’amour des malheureux. Le pouvoir est toujours le pouvoir de faire du bien et du mal. Dans un rapport de forces très inégales, le supérieur peut être juste à l’égard de l’inférieur soit en lui faisant du bien avec justice, soit en lui faisant du mal avec justice. Dans le premier cas il y a aumône ; dans le second cas il y a châtiment.

Le châtiment juste, comme l’aumône juste, enveloppe la présence réelle de Dieu et constitue quelque chose comme un sacrement. Cela aussi est indiqué clairement dans l’Évangile. Cela est exprimé par les mots : « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre. » Le Christ seul est sans péché.

Le Christ a épargné la femme adultère. La fonction du châtiment ne convenait pas à l’existence terrestre qui allait se terminer sur la croix. Mais il n’a pas prescrit d’abolir la justice pénale. Il a permis qu’on continuât à jeter des pierres. Partout où on le fait justement, c’est donc lui qui jette la première. Et comme il réside dans le malheureux affamé qu’un juste nourrit, il réside aussi dans le malheureux condamné qu’un juste punit. Il ne l’a pas dit, mais il l’a suffisamment indiqué en mourant comme un condamné de droit commun. Il est le modèle divin des repris de justice. Comme les jeunes ouvriers dans la J. O. C. s’enivrent de l’idée que le Christ a été l’un des leurs, les repris de justice pourraient légitimement goûter la même ivresse. Il faudrait seulement le leur dire, comme on le dit aux ouvriers. En un sens le Christ est plus proche d’eux que des martyrs.

La pierre qui tue, le morceau de pain qui nourrit ont exactement la même vertu si je Christ est présent au point de départ et au point d’arrivée. Le don de la vie, le don de la mort sont équivalents.

D’après la tradition hindoue, le roi Rama, incarnation de la deuxième Personne de la Trinité, dut, pour empêcher le scandale dans son peuple, faire mourir à son extrême regret un homme de basse caste, qui contrairement à la loi, se livrait à des exercices d’ascétisme religieux. Il alla lui-même le trouver et le tua d’un coup d’épée. Aussitôt après l’âme du mort lui apparut et tomba à ses pieds, le remerciant du degré de gloire que lui avait conféré le contact de cette épée bienheureuse. Ainsi l’exécution, quoique tout à fait injuste en un sens, mais légale et accomplie par la main même de Dieu, avait eu toute la vertu d’un sacrement.

Le caractère légal d’un châtiment n’a pas de signification véritable s’il ne lui confère pas quelque chose de religieux, s’il n’en fait pas l’analogue d’un sacrement ; et par suite toutes les fonctions pénales, depuis celle de juge jusqu’à celle de bourreau et de gardien de prison, devraient participer de quelque manière au sacerdoce.

La justice se définit dans le châtiment de la même manière que dans l’aumône. Elle consiste à faire attention au malheureux comme à un être et non pas comme à une chose, à désirer la préservation chez lui de la faculté de libre consentement.

Les hommes croient mépriser le crime et méprisent en réalité la faiblesse du malheur. Un être en qui se combinent l’un et l’autre leur permet de s’abandonner au mépris du malheur sous le prétexte de mépriser le crime. Il est ainsi l’objet du plus grand mépris. Le mépris est le contraire de l’attention. Il y a exception seulement s’il s’agit d’un crime qui pour une raison quelconque ait du prestige, comme c’est souvent le cas du meurtre à cause de la puissance passagère qu’il implique, ou qui n’existe pas vivement chez ceux qui jugent la notion de culpabilité. Le vol est le crime le plus dépourvu de prestige et qui cause le plus d’indignation, parce que la propriété est l’attachement le plus général et le plus puissant. Cela apparaît même dans le Code pénal.

Rien n’est au-dessous d’un être humain enveloppé d’une apparence vraie ou fausse de culpabilité et qui se trouve entièrement à la discrétion de quelques hommes qui en quelques mots décideront de son sort. Ces hommes ne font pas attention à lui. D’ailleurs, à partir du moment où un homme tombe aux mains de l’appareil pénal jusqu’au moment où il en sort — et ceux qu’on nomme les repris de justice, comme d’ailleurs les prostituées, n’en sortent presque jamais jusqu’à leur mort — il n’est jamais un objet d’attention. Tout est combiné jusque dans les plus petits détails, jusque dans les inflexions de voix, pour faire de lui aux yeux de tous et à ses propres yeux une chose vile, un objet de rebut. La brutalité et la légèreté, les termes de mépris et les plaisanteries, la manière de parler, la manière d’écouter et la manière de ne pas écouter, tout est également efficace.

Il n’y a là aucune méchanceté voulue. C’est l’effet automatique d’une vie professionnelle qui a pour objet le crime aperçu sous la forme du malheur, c’est-à-dire sous la forme où l’horreur de la souillure se trouve à nu. Un tel contact, étant ininterrompu, contamine nécessairement, et la forme de cette contamination est le mépris. C’est ce mépris qui rejaillit sur chaque accusé. L’appareil pénal est comme un appareil de transmission qui ferait rejaillir sur chaque accusé toute la quantité de souillure qu’enferme la totalité des milieux où habite le crime malheureux. Il y a dans le contact même avec l’appareil pénal une espèce d’horreur directement proportionnelle à l’innocence, à la partie de l’âme demeurée intacte. Ceux qui sont tout à fait pourris n’en reçoivent aucun dommage et n’en souffrent pas.

Il ne peut pas en être autrement s’il n’y a pas entre l’appareil pénal et le crime quelque chose qui purifie les souillures. Ce quelque chose ne peut être que Dieu. Seule la pureté infinie n’est pas contaminée par le contact du mal. Toute pureté finie, par ce contact prolongé, devient elle-même souillure. De quelque manière qu’on réforme le code, le châtiment ne peut pas être humain s’il ne passe pas par le Christ.

Le degré de sévérité des peines n’est pas ce qu’il y a de plus important. Dans les conditions actuelles, un condamné, bien que coupable et soumis à une peine relativement clémente eu égard à sa faute, peut être le plus souvent légitimement regardé comme ayant été victime d’une cruelle injustice. L’important est que la peine soit légitime, c’est-à-dire procède directement de la loi ; que la loi soit reconnue comme ayant un caractère divin, non pas par son contenu, mais en tant que loi ; que toute l’organisation de la justice pénale ait pour fin d’obtenir des magistrats et de leurs aides, pour l’accusé, l’attention et le respect dû par tout homme à quiconque se trouve à sa discrétion, et de l’accusé le consentement à la peine infligée, ce consentement dont le Christ innocent a donné le parfait modèle.

Une condamnation à mort pour une faute légère, infligée de cette manière, serait moins horrible qu’aujourd’hui une condamnation à six mois de prison. Rien n’est plus affreux que le spectacle si fréquent d’un accusé, n’ayant dans la situation où il se trouve aucune ressource au monde sinon sa parole, mais incapable de manier la parole à cause de son origine sociale et de son manque de culture, abattu par la culpabilité, le malheur et la peur, balbutiant devant des juges qui n’écoutent pas et qui l’interrompent en faisant ostentation d’un langage raffiné.

Tant qu’il y aura du malheur dans la vie sociale, tant que l’aumône légale ou privée et le châtiment seront inévitables, la séparation entre les institutions civiles et la vie religieuse sera un crime. L’idée laïque prise en elle-même est tout à fait fausse. Elle n’a quelque légitimité que comme réaction contre une religion totalitaire. À cet égard il faut avouer qu’elle est pour une part légitime.

Pour pouvoir être, comme elle le doit, présente partout, la religion non seulement ne doit pas être totalitaire, mais doit se limiter elle-même rigoureusement au plan de l’amour surnaturel qui seul lui convient. Si elle le faisait, elle pénétrerait partout. La Bible dit : « La Sagesse pénètre partout à cause de sa parfaite pureté. »

Par l’absence du Christ la mendicité au sens le plus large et le fait pénal sont peut-être les choses les plus affreuses qu’il y ait sur cette terre, deux choses presque infernales. Elles ont la couleur même de l’enfer. On peut y joindre la prostitution, qui est au vrai mariage ce que sont l’aumône et le châtiment sans charité à l’aumône et au châtiment justes.

L’homme a reçu le pouvoir de faire du bien et du mal non seulement au corps, mais à l’âme de son semblable, à toute l’âme chez ceux en qui Dieu n’est pas présent, à toute la partie de l’âme qui n’est pas habitée par Dieu chez les autres. Si un homme habité par Dieu, par la puissance du mal ou simplement par le mécanisme charnel donne ou punit, ce qu’il porte en lui entre dans l’âme de l’autre à travers le pain ou le fer de l’épée. La matière du pain et le fer sont vierges, vides de bien et de mal, capables indifféremment de transmettre l’un et l’autre. Celui que le malheur contraint à recevoir le pain, à subir le coup, a l’âme exposée nue et sans défense à la fois au mal et au bien.

Il y a un seul moyen de ne jamais recevoir que du bien. C’est de savoir non pas abstraitement, mais avec toute l’âme que les hommes qui ne sont pas animés par la pure charité sont des rouages dans l’ordre du monde à la manière de la matière inerte. Dès lors tout vient directement de Dieu, soit à travers l’amour d’un homme, soit à travers l’inertie de la matière tangible ou psychique ; au travers de l’esprit ou de l’eau. Tout ce qui accroît l’énergie vitale en nous est comme le pain pour lequel le Christ remercie les justes ; tous les coups, les blessures et les mutilations sont comme une pierre lancée sur nous par la main même du Christ. Pain et pierre viennent du Christ et pénétrant à l’intérieur de notre être font entrer en nous le Christ. Pain et pierre sont amour. Nous devons manger le pain et nous offrir à la pierre de manière qu’elle s’enfonce dans notre chair le plus avant possible. Si nous avons une armure capable de protéger notre âme contre les pierres lancées par le Christ, nous devons l’ôter et la jeter.