CHAPITRE II.

Les empoisonneurs[1]


C’est là que sont les angoisses toujours nouvelles qui se multiplient jusqu’à ce que leur nombre même endurcisse l’homme qui voit l’agonie sous tant de formes diverses. — Ici, l’un gémit ; là, un autre se roule dans la poussière, et un troisième tourne dans leur orbite ses yeux d’une terne blancheur.
Byron. — Don Juan, ch. VIII, liv. xiii.

Oh ! dans ce monde auguste où rien n’est éphémère,
Dans ces flots de bonheur que ne trouble aucun fiel,
Enfant, loin du sourire et des pleurs de ta mère,
N’es-tu pas orphelin au ciel ?

Victor Hugo. — Ode xvi.


Il était nuit, on n’entendait que le bruissement des longues flèches des palmiers balancés par la brise du soir, les cris aigus des anolis ou le chant plaintif des ramiers et des jerrys.

Atar-Gull gravissait péniblement les rochers à pic qui forment la base de la Soufrière, montagne située vers le nord-ouest de la Jamaïque.

Tantôt il s’accrochait aux lianes qui flottaient sur les masses de granit rouge ; tantôt, à l’aide d’un bâton ferré dont il se servait avec une adresse singulière, il s’élançait d’un quartier de roche à un autre, et vous auriez pâli de le voir suspendu au-dessus de ces précipices sans fond.

Une fois, épuisé de fatigue, glissant sur la pente rapide d’un ravin, cherchant un point d’appui et croyant voir se balancer près de lui un de ces beaux cactus aux fleurs rouges et bleues, il le saisit haletant… mais tout à coup il rejette avec horreur ce corps froid et visqueux… c’était un long serpent qui se jouait au clair de lune.

Atar-Gull roule alors et bondit sur la roche, mais dans sa chute il rencontre une large touffe de raquettes fortes et épaisses, s’y cramponne, aperçoit un sentier à dix pieds au-dessous de lui, se laisse glisser, tombe, et reconnaît un chemin qui devait le mener plus directement au sommet de la montagne. Enfin, après des efforts inouïs, Atar-Gull, meurtri, sanglant, arriva.

Elle était, dans cet endroit, couverte de palmiers, d’aloès, de bananiers qui n’avaient pas encore été mutilés par le fer, et dont la végétation forte et vigoureuse était si serrée que le nègre n’aurait jamais pu pénétrer à travers ces milliers de plantes qui se croisaient et s’étreignaient en tous sens, s’il n’avait eu l’aide de son bon coutelas, qui lui fraya bientôt un passage au milieu de cet épais fourré.

Et comme il commençait à apercevoir au loin une lueur rougeâtre qui éclairait les haziers, il se prit à sourire d’une étrange façon, s’arrêta, remit son couteau à sa ceinture, et prêta l’oreille…

On n’entendait que le cri des anolis ou le chant plaintif des ramiers…

Atar-Gull se trouvait dans une espèce de chemin frayé ; il le suivit assez longtemps, écoutant toujours avec attention. Il distingua bientôt un chant bizarre et solennel, mais faible et éloigné… Il doubla le pas.

Le chant devint plus distinct… Atar-Gull avançait toujours avec rapidité. Tout à coup on cessa de chanter, il se fit un moment de silence… Puis on entendit comme des cris d’enfant, d’abord horriblement aigus, ensuite mourants et convulsifs.

Et le chant bizarre et solennel devenait de plus en plus éclatant, et Atar-Gull courait toujours vers la lueur rougeâtre qui teignait de pourpre une partie des arbres gigantesques de la forêt, tandis que les autres se dessinaient noirs sur ce fond enflammé.

Le nègre arriva enfin, se fit reconnaître à un signe mystérieux qui consistait à se mordre les deux index, tandis que le petit doigt de chaque main revenait se poser sur le coin de l’œil.

Il s’assit à sa place, attendit son tour, et regarda.

Au milieu d’une vaste clairière étaient rassemblés une assez grande quantité de nègres, tous accroupis, les bras croisés, les yeux ardemment fixés sur trois noirs qui entouraient une cuve d’airain posée sur un brasier ardent. Auprès, posée au bout d’un long roseau, était une tête fraîche et saignante. C’était la tête du fils de Cham, du nègre qu’Atar-Gull avait remplacé dans les bonnes grâces du colon, depuis que la perte de son enfant lui avait fait si cruellement oublier ses devoirs. Le reste du jeune négrillon bouillait dans la chaudière.

Car, outre deux pintades blanches, cinq têtes de serpents mâles, trois verts palmistes, un ramier noir, un bon nombre de plantes vénéneuses, pour que le philtre fût complet, il avait bien fallu se procurer le corps d’un enfant de cinq ans, ni plus ni moins, cinq ans juste…

Aussi les empoisonneurs s’étaient-ils emparés du pauvre petit un jour qu’égaré, au coucher du soleil, il poursuivait de belles perruches bleues sur les bords déserts du lac Salé.

Les trois noirs, ayant fini leur opération, retirèrent la cuve du feu et se placèrent sur les blocs de rochers… Atar-Gull s’avança…

« Que veux-tu, mon fils ? — dit un des trois nègres, dont le front était presque caché sous des cheveux blancs et crépus. — Mort et ruine sur l’habitation de l’anse Nelson ; mort sur les bestiaux, ruine sur les récoltes et les bâtiments. — Mais on dit que le colon Wil est humain pour ses noirs… Songe, mon fils, que les empoisonneurs sont justes dans leurs vengeances… — Aussi, mon père, — dit Atar-Gull, qui avait prévu l’espèce d’intégrité sauvage qui a de tout temps présidé à ces terribles associations du faible contre le fort, depuis les chrétiens jusqu’aux carbonari — aussi, mon père, je ne demande pas mort sur ses habitants. Le maître est bon, nos cases sont saines et propres, les fruits de nos jardins sont à nous, et jamais on ne sépare nos femmes de leurs enfants avant qu’ils aient atteint leur douzième année. La morue sèche et le manioc se distribuent abondamment, et tous les dimanches il fait beau de nous voir sauter et bondir sur le bord de la mer, ou plonger au fond de l’eau pour rapporter les gourdes que le maître abandonne au plus adroit nageur. — Quant aux fouets du commandeur, — dit Atar-Gull avec son sourire, nos enfants s’en servent pour retourner les tortues sur la grève, et vingt d’entre nous ont refusé l’affranchissement pour rester avec un aussi bon maître. — Que veux-tu donc alors ? — dit le vieux nègre avec impatience. — M’y voici, mon digne père : le planteur Wil est riche ; maintenant il veut, dit-on, retourner en Europe, alors l’habitation sera peut-être achetée par un mauvais blanc, qui ferait remettre des lanières neuves au fouet du bourreau ; aussi les noirs de l’anse Nelson m’envoient vers toi pour demander de frapper notre bon maître dans ses récoltes et ses bestiaux, afin de le ruiner assez, ce bon maître, pour qu’il ne puisse quitter l’île et que nous le conservions encore longtemps, ce maître chéri. »

Il y avait dans tout ceci une conséquence logique, Atar-Gull jouait prudemment son rôle ; car, même au milieu des ennemis les plus acharnés des blancs, il pouvait se glisser un espion, un traître. En appelant de cette façon la terrible et sûre vengeance des empoisonneurs sur son maître, Atar-Gull se réservait encore un moyen de défense auprès du colon ; il pouvait trouver une excuse dans son attachement sauvage et égoïste, il est vrai, mais qui, après tout, prouvait sa violence même par l’étrangeté des moyens qu’il employait ; c’est encore pour cela qu’il ne pouvait y voir un ressentiment personnel.

Alors le vieux nègre poussa un cri singulier que ses deux compagnons répétèrent avec recueillement, il s’écria :

« Comme rien n’est aussi rare qu’un bon blanc, qu’un bon maître, et que nos frères sont exposés, par le départ du colon Wil, à voir remplacer cet homme humain par un homme cruel, nous consentons à envoyer la ruine et la mort sur ses habitations et ses bestiaux, pour l’empêcher de quitter la colonie ; les bons sont trop rares, on doit à tout prix les garder. »

Puis il fit agenouiller Atar-Gull, et lui dit : « Jures-tu par la lune qui nous éclaire, par le sein de ta mère et les yeux de ton père, de garder le silence sur ce que tu as vu ? — Je le jure… — Sais-tu qu’à la moindre révélation, tu tomberas sous le couteau des fils du Morne-aux-Loups ? — Je le sais. — T’engages-tu par serment à servir la haine de tes frères, même sur ta femme et les enfants, s’il fallait en arriver là, pour se venger plus sûrement d’un colon injuste et cruel ? — Je le jure. — Va donc, et que justice soit faite. »

Alors un des deux nègres qui étaient auprès du vieillard alla chercher plusieurs paquets de plantes vénéneuses d’un effet sûr et rapide. Le nègre les trempa dans la chaudière, les retira aussitôt, et les remit à Atar-Gull en lui expliquant leurs propriétés. Puis, trempant un roseau dans la chaudière, il le stigmatisa aux yeux, au front et à la poitrine, en lui disant :

« Grâce à ce charme, l’effet de tes poisons est sûr. Adieu, fils… Justice et force… Nous t’aiderons, et le bon maître sera ruiné. »

« Justice et force, — dirent les nègres en chœur. »

Alors le brasier ne jetait plus qu’une lueur pâle et incertaine. Les nègres se séparèrent en se donnant rendez-vous à dix-sept jours de là, et Atar-Gull regagna l’habitation du bonhomme Wil.

« Enfin la vengeance approche, — disait le noir en rugissant comme un chacal, — je te frappe d’abord dans ta richesse ; car il faut que tu restes ici, ici, que je voie tomber tes larmes une à une, que la misère t’atteigne devant moi, que tes noirs meurent, que tes bestiaux meurent, que tes bâtiments s’écroulent incendiés, et que tu arrives enfin à ce point de malheur de n’avoir plus que moi, moi seul, pour brave et dévoué serviteur, et alors… » Ici Atar-Gull poussa un horrible cri de joie infernale…

Et le soleil s’annonçait déjà par une éclatante lueur, lorsque le nègre arriva près de la maison du colon.

  1. Il existait encore en 1822, dans toutes les Antilles françaises et anglaises, la secte des empoisonneurs : cette espèce de tribunal secret, composé de nègres marrons, s’assemblait à époques fixes dans des retraites inaccessibles, connues seulement des esclaves de l’île.

    Là, chaque noir apportait son sujet de plainte, déduisait ses motifs de vengeance, et, après avoir prêté le serment nécessaire, on lui donnait le poison dont il pouvait avoir besoin pour détruire les bestiaux ou les blancs.

    Les derniers empoisonneurs furent suppliciés à la Guadeloupe en 1825. Les détails qu’on va lire, tels affreux qu’ils soient, sont en partie extraits des procès-verbaux, révélations ou actes d’accusations déposés au greffe de Saint-Pierre (Martinique).