Atar-Gull (p. 26-27).

LIVRE CINQUIÈME.


CHAPITRE PREMIER.

Fête


Les étreintes caressantes, le frémissement de leurs mains enlacées, l’expression si éloquente de leurs regards, qui disaient tout, et ne disaient jamais trop ; ce langage, semblable à celui des oiseaux, connu des amants, ou du moins n’ayant un sens que pour eux, ces phrases qui font sourire, et qui sembleraient absurdes a ceux qui ont cessé de les entendre ou qui ne les ont jamais entendues. — Tels étaient leurs plaisirs. — Car c’étaient encore deux enfants.
Byron. — Don Juan, ch. IV, st. xiv
.

Cette âme tomba dans une nuit profonde, la mélancolie du misérable devint incurable et complète.
Victor Hugo. — Notre-Dame de Paris.


Heureux Théodrick !… heureuse Jenny, voici donc enfin ce jour de fiançailles si impatiemment désiré… ne baisse pas tes beaux yeux… Jenny… laisses-y briller tout le bonheur que tu éprouves, cette expression rayonnante le rend si heureux, ton amant… qui, retiré dans un coin obscur des immenses salons du bonhomme Wil, ne te quitte pas du regard.

Si tu savais comme son cœur se dilate, s’épanouit, en voyant les hommages qui t’environnent et l’influence que ta beauté, que ta douceur exercent sur cette foule toujours envieuse ou injuste !

Il se dit, mon avenir est à jamais fixé ! c’est une longue suite de jours riants et paisibles. « Elle et moi, » ma vie se résume dans ces deux mots ; vrai, je suis trop heureux.

Et ses yeux se mouillaient de larmes en la contemplant avec amour et reconnaissance.

Or, cette impression douce et pleine de charmes fut comme sympathique… car au même instant Jenny fixa sur lui ses grands yeux humides aussi… Mais un troisième regard, se bifurquant, pour ainsi dire, se partageait entre les deux fiancés. C’était celui d’Atar-Gull.

Placé dans l’embrasure d’une fenêtre, tout en activant le service des nègres, sa bouche conservait toujours ce sourire stéréotypé que vous connaissez… et il regardait Théodrick et Jenny d’un air joyeux.

« Oh ! — pensait-il en lui-même, — que les voilà satisfaits, riches, beaux et jeunes… et leur père… lui aussi est heureux de leur bonheur… un père ! — un père… c’est pour ce blanc un ami tendre, un homme qui lui donne de l’or et une belle jeune fille… une riche habitation et beaucoup d’esclaves.

« Pour moi !… un père, c’est un cadavre, pendu à un gibet !…

« Pour eux, la vie, ce sont des instants qui fuient rapides… car ils comptent le temps, non par heure, mais par plaisirs…

« Pour moi, la vie, c’est l’esclavage, le travail et les coups…

« Oh ! mais aussi j’ai un bonheur, moi : c’est de tenir ces brillantes et joyeuses destinées dans une main d’esclave, au bout de mon couteau ; c’est de pouvoir me dire : à l’instant, si je veux, je fais un cercueil de ce lit nuptial, une orpheline de cette fille, un veuf de ce jeune homme, des larmes de ces rires…

« Mon bonheur, c’est de me dire : et ce sera un jour, un jour ! par moi, moi seul ! cette famille sera exterminée ! et pourtant le dernier me serrera encore la main, en me disant : brave et digne serviteur, je te bénis. »

Et il continuait son bon et touchant regard, de telle façon que Théodrick et Jenny, le rencontrant fixé sur eux, se dirent d’un coup d’œil : brave Atar-Gull ! voilà un esclave sûr et dévoué…

« Allons donc, allons donc, paresseux, — dit le bonhomme Wil en prenant doucement le nègre par l’oreille, — le service languit par-là… on voit bien que tu n’y es pas. »

Atar-Gull, saluant, disparut vite, et obéit avec une admirable activité…

Tous les colons de la Jamaïque semblaient s’être donné rendez-vous dans la maison vaste et commode du père de Jenny, et c’est à peine si la belle habitation pouvait contenir cette foule de visiteurs…

Au milieu de la grande galerie boisée de cèdre et d’acap, éclairée par mille bougies odorantes, des nègres richement habillés offraient tour à tour les ananas et les pastèques sortant des glacières, les longues bananes si douces au goût, l’avocat ou beurre végétal qui renferme une crème parfumée et le poison le plus subtil, la goiave, le gingembre, la pomme rose et une foule de fruits cristallisés dans un sucre brillant et candi qui étincelaient comme des diamants, et puis deux maîtres d’hôtel mulâtres faisaient circuler de larges jattes de punch au rhum et au tafia, que l’on servait avec de petites tranches de choux-palmistes saupoudrées de sucre et de vanille ; vrai, c’était alors un élysée que le salon du bonhomme Wil.

Là se pressaient, se heurtaient de fringantes créoles aux yeux noirs et brillants, rieuses, souples et légères comme les filles de Grenade ; à leur gai sourire, au piquant abandon de leur toilette, on reconnaissait les brunes Jamaïquaises.

Les unes, couchées dans des hamacs de mille couleurs, se laissaient mollement balancer, et, rapides, effleurant le sol de leurs jolis pieds, agitaient en riant les plumes bigarrées de leurs éventails.

Les autres, réunies ensemble, se faisaient de ces naïves et joyeuses confidences de femmes : c’étaient de petits éclats de rire doux et frais, un peu comprimés par la présence de graves parents.

Et puis, si un indiscret et hardi jeune homme s’approchait de ce ravissant groupe de figures malignes et vives, de blanches épaules, de cheveux parfumés, de gazes, de rubans et de fleurs… tout cela se divisait, disparaissait, fuyait comme une volée de tourterelles à l’approche d’un milan.

Et le bonhomme Wil et sa femme allaient et venaient, recevant les félicitations de chacun avec franchise et cordialité… ivres qu’ils étaient du bonheur de leur enfant.

« Votre fête est charmante, mon cher Wil, — lui dit le colon Beufry (l’homme qui faisait pendre ses nègres pour 1 500 fr.) ; mais permettez-moi de vous présenter M. Pleyston, lieutenant en pied de la frégate le Cambrian, qui vient de mouiller dans notre rade ; M. Peel, médecin du même navire, et M. Delly, commissaire du bord. — Messieurs, soyez les bienvenus, votre présence ne peut que m’être infiniment agréable, et surtout dans un jour comme celui-ci. »

C’était une partie de l’état-major de la frégate que Brulart avait tenté de faire sauter au moyen de la pauvre Catherine, qu’il avait installée en brûlot, comme on sait.

Après quelques civilités, le colon s’adressant au commissaire dont la petite voix et l’air féminin lui inspiraient plus de confiance…

« Pardon, monsieur, de l’indiscrétion ; mais mon correspondant de Portsmouth m’avait annoncé qu’un des officiers les plus distingués de notre marine, sir Edwards Burnett, commandait le Cambrian, et j’aurais même quelques commissions pour lui… ne le verrons-nous donc pas aujourd’hui ? — Hélas ! monsieur, — dit le petit jeune homme en pâlissant, — je vous en supplie… par pitié… parlons d’autres choses… tenez… voyez comme je suis agité… seulement que de penser à cet horrible événement. »

Et, au fait, le pauvre commissaire tremblait de tous ses membres.

« Mon Dieu, je suis désolé, monsieur, — reprit l’honnête colon, — d’avoir, sans y songer, éveillé sans doute de pénibles souvenirs… Est-ce qu’un malheur serait arrivé à… — Grâce… monsieur… ne m’en parlez pas… dit le jeune homme qui se perdit au milieu de la foule… — Diable, — se dit Wil, cela m’inquiète… voyons, il faut en interroger un autre qui soit moins nerveux, — et justement il avisa la figure pleine et vermeille du docteur Peel, qui causait avec Beufry, tenant d’une main un verre de punch, et de l’autre une tranche de chou-palmiste. — Ah ! monsieur, — répondit l’Esculape, après avoir entendu la question du colon, — ah ! monsieur, — et il vida son verre avec un long et bruyant soupir, essuya sa bouche, et prit Wil par le bras… — c’est une bien affreuse histoire : écoutez-la donc, vous frémirez…

« Sachez que nous rencontrâmes, il y a environ cinq mois, à cinquante lieues de la Jamaïque, un matelot attaché sur deux cadavres de négresses, et abandonné en pleine mer sur une cage à poules… — C’est affreux, dit Wil. — Ne m’interrompez pas, s’il vous plaît. Nous recueillons ce misérable, et il nous apprend qu’un infâme pirate, à bord duquel il était d’ailleurs engagé, que l’infâme pirate, dis-je, pour le punir d’une légère infraction à ses ordres, l’a fait jeter à la mer, ainsi que vous savez, et que le forban a le cap sur la Jamaïque… notre pauvre commandant, un digne et brave jeune homme, fait tenir la même route… Or, la nuit même, sur les quatre heures… on signale deux voiles à bâbord… et bientôt on les reconnaît pour le brick et la goëlette montés par cet infâme scélérat et par un de ses acolytes…

— Nous faisons force de voiles, et au point du jour nous n’étions plus qu’à deux portées de canon.

« Alors… que voyons-nous ? la goëlette mâtée d’une inconcevable hauteur, filer vent arrière… mais d’une vitesse… d’une vitesse dont on n’a pas d’idée… laissant le brick en panne. Il n’y avait pas à balancer, il fallait choisir entre l’une ou l’autre, comme vous pensez…

« Le commandant fit donc tenir le travers, afin de mettre garnison à bord du brick pour pouvoir continuer de donner la chasse à la goëlette.

« Nous nous approchons à portée de fusil, et l’on envoie quarante hommes bien armés dans la chaloupe, sous la conduite d’un lieutenant, pour s’emparer du brick, qui ne bougeait pas plus qu’un poisson mort…

« Mon Dieu, je les vois comme si j’y étais : ils accostent et montent tous sur le pont de l’infernal bâtiment, quatre hommes seulement restent dans la chaloupe… Le lieutenant, arrivé sur les passe-avant, divisa son monde en deux escouades, et, entendant des cris dans le faux-pont, ordonna à la première d’y descendre par le petit panneau. On essaye en vain, il était verrouillé en dedans.

« Un jeune aspirant s’écria : — Lieutenant, le grand panneau est à moitié ouvert ! — Eh bien ! ouvre-le tout à fait… » dit l’officier : le pauvre enfant se baisse, attire la lourde planche… — Ah ! monsieur !… — dit le docteur en pâlissant. — Eh bien !… eh bien !… — fit l’honnête Wil. — Eh bien ! monsieur, une effroyable détonation se fait entendre, nous sommes à l’instant couverts de débris, de flammes et de feu ; le pont de la frégate est jonché de cadavres, d’éclats de mâts et de vergues ; notre beaupré et notre guibre sont fracassés, et notre brave et jeune commandant écrasé sous une énorme poutre lancée en l’air par l’explosion du brick. — Dieu du ciel… c’était donc un brûlot. — Hélas ! oui, que cet infâme négrier avait laissé là, espérant qu’à l’aide de cette horrible, infernale invention, il aurait le temps de disparaître. Le monstre ne se trompait pas : nous eûmes cinquante blessés, trente-cinq morts, sans compter notre jeune commandant… un officier d’une si haute et brillante expérience…

« Enfin, le misérable pirate nous échappa, comme bien vous pouvez penser ; nous fûmes relâcher à Porto-Rico, dont nous étions heureusement près, pour nous radouber, et nous venons ici faire de l’eau et repartir pour l’Angleterre.

« Voilà, monsieur, tout ce que je puis vous apprendre sur notre brave et malheureux sir Edwards… — dit le docteur en essuyant une larme et en demandant un verre de punch.

« D’après tout ce que je vois, — se dit le colon, — ce gredin-là n’était autre que Brulart ; c’est un de ses tours… Mais aussi pourquoi s’avisent-ils d’empêcher la traite ?… c’est le bon Dieu qui les punit… »

Peu à peu les invités de M. Wil se séparèrent, et, avant minuit, il restait seul avec sa femme, Théodrick et Jenny… Suivant son antique et respectable coutume, il baisa sa fille au front et la bénit après la prière du soir, qu’ils firent ensemble. Bientôt toute cette honnête famille dormait profondément, bercée par l’espérance du lendemain, car le lendemain était la veille du jour de noces, du beau jour de noces de Théodrick et de Jenny.

« Atar-Gull, — avait dit le bon Wil avant de s’endormir, — comme tu t’es surpassé aujourd’hui, voici pour toi… »

Et il lui donna une fort belle chaîne de montre…

Le nègre se jeta aux pieds de son maître, qu’il baisa en sanglotant.

« Allons, va, — reprit le colon, — va dormir, mon garçon, car tu dois avoir besoin de repos… »

Atar-Gull se retira… Et, sortant de l’habitation avec mystère, il se dirigea vers le bois du Morue-aux-Loups ; car c’est là que les empoisonneurs tenaient leurs séances cette nuit même. Il arriva bientôt au pied du ravin et des rochers qui servent de base à cette montagne.