LIVRE TROISIÈME.


CHAPITRE PREMIER.

Le faux pont


 
Le mal régna dès lors dans son immense empire ;
Dès lors tout ce qui pense et tout ce qui respire
Commença de souffrir ;
Et la terre, et le ciel, et l’âme, et la matière,
Tout gémit ; et la voix de la nature entière
Ne fut qu’un long soupir.

De Lamartine. — Méditations.

L’homme est un animal bizarre, et fait un singulier usage de sa nature et des arts qu’il invente ; il se tue, il se vend ; l’un fabrique des nez artificiels, un autre invente la guillotine ; celui-là vous casse les os, celui-ci vous les remet en place ; — mais la vaccine a été certainement un excellent antidote des fusées à la Congrève.
Byron. — Dom Juan, chant I, cxxix.


On le sait, le capitaine Brulart fit embarquer à bord de la Catherine tout son mobilier, c’est-à-dire sa table tachée de graisse et de vin, son vieux coffre où il n’y avait rien du tout, la chemise bleue, sale et trouée qu’il portait sur lui, son gros bâton (ou son éventail à bourrique, comme il disait plaisamment) et son grand pot d’étain qui tenait trois pintes.

Mais, une fois entré dans la dunette du malheureux Benoît, il fut émerveillé des richesses qu’elle contenait. Il s’empara d’abord du chapeau de paille et de la vieille couronne de bluets qu’il planta sur sa tête, puis d’une veste et d’un pantalon dont il se revêtit insolemment : tout cela, il est vrai, lui était fort court et fort étroit ; aussi ne ménageait-il pas les imprécations et les injures contre l’ancien propriétaire ; après tout, il n’y regardait pas de si près, et s’en trouva fort bien ; aussi, le lendemain matin, à son réveil, il dit en se mirant avec complaisance dans la petite glace de la dunette :

« Il n’y a rien de tel que la toilette pour refaire un homme. »

Puis il déjeuna de bon appétit d’une dalle de morue sèche, d’un fromage de Hollande, de trois galons d’eau-de-vie, et après boire fut inspecter les nègres et descendit dans le faux pont.

Les grands Namaquois avaient été un peu négligés, un peu oubliés depuis la veille ; mais que voulez-vous, il s’était passé tant d’événements, tant de choses, qu’on ne pouvait penser à tout.

Donc, sur les midi, le capitaine Brulart arriva dans le faux pont, singulièrement espacé aux dépens de la calle ; car, de l’étrave à l’étambot, le faux pont avait, je crois, trente-cinq pieds, et son grand beau à peu près quinze pieds, autrement dit, trente-cinq pieds de long sur quinze de large ; la hauteur était de dix. La lumière ne pouvait passer que par le grand panneau grillé et regrillé.

Brulart commença son inspection par tribord.

Oh ! de ce côté, ce n’étaient que des enfants, de frêles et pauvres créatures qui, servant d’appoint dans ces marchés de chair humaine, formaient pour ainsi dire la monnaie de ce trafic.

Ces enfants jouaient là comme ils eussent joué sur les bords frais et ombragés du fleuve Rouge.

Mon Dieu, pour eux, rien n’était changé ; seulement, au lieu du ciel pur qui leur souriait la veille, c’était le lourd plafond du brick ; au lieu du soleil éblouissant qui les inondait de chaleur et de lumière, c’était le panneau carré du faux pont qui suintait à travers ses barreaux un jour douteux et un air épais. Seulement, en montrant le plafond et le panneau, ils se demandaient, dans leur naïf langage, pourquoi ce ciel était si noir et si près, et ce soleil si pâle et si froid ;… et puis pourquoi ces vilains cercles de fer enchevêtraient leurs petits pieds déjà endoloris et gonflés ; et puis aussi pourquoi ils ne voyaient pas leur mère depuis trois jours, leur mère qui justement leur avait promis un joli collier de plumes de colibris et une pagne plus brillante à elle seule que tous les cailloux de la rivière Rouge.

Enfin, las de se questionner, de pleurer, ils se roulaient et se battaient entre eux pour attendre plus patiemment sans doute l’heure de manger ; car, depuis deux jours, on les avait un peu oubliés, et ils avaient bien faim.

Brulart passa, et sans le faire exprès le capitaine écrasa presque la jambe d’un de ces enfants sous son pied large et massif.

C’est qu’il faisait si sombre dans ce faux pont.

Le pauvre petit poussa un cri bien déchirant.

« Mets des sabots, mauvais rat d’Afrique, » dit Brulart.

Et il continua sa promenade jusqu’au milieu du brick, fort mécontent de ces négrillons que l’on vend si mal… Par exemple, arrivé là, sa mauvaise humeur fit place à un sourire de satisfaction qui rida ses lèvres.

Car là commençait la section des mâles, comme il disait…

La clarté du grand panneau tombant d’aplomb sur cet endroit, il put facilement les examiner.

C’étaient des hommes forts et vigoureux ; aussi le négrier contemplait-il avec une curieuse avidité ces vastes poitrines, ces bras nerveux, ces épaules larges et découpées, ces reins souples, cambrés et musculeux, et encore, enchaînés qu’ils étaient, on ne pouvait juger de toute la puissance de ces êtres sains et jeunes, car le plus vieux n’avait pas trente ans.

Ces nègres, par exemple, n’imitaient pas l’heureuse et naïve insouciance des enfants ; car eux, je crois, comprenaient mieux leur situation.

Souvent dans leur Kraal, assis autour d’un bon feu de palmier et d’aloès qui répandait une fumée si odorante et une flamme si blanche, souvent ils avaient entendu raconter par un vieillard que dans le Nord, quelques tribus, au lieu de manger leurs prisonniers, les vendaient aux hommes blancs qui les emmenaient dans leur pays… bien loin… bien loin… Ici les renseignements s’arrêtaient, et la crainte s’augmentait de cette ignorance ; aussi, nous l’avons dit, les Namaquois de feu (hélas ! on peut bien, je crois, dire de feu…) le capitaine Benoît étaient sombres et tristes.

Les uns assis, la tête penchée sur la poitrine et le bout de leurs pieds dans leurs mains, avaient les yeux fixes, ternes, et restaient dans un état d’immobilité parfaite…

D’autres roidissaient leurs bras, serraient fortement leurs dents, et faisaient je ne sais quel mouvement buccal intérieur ; mais de temps en temps leurs joues s’enflaient, leurs yeux devenaient sanglants, et on entendait une sorte de crépitation sourde et saccadée s’échapper de leur poitrine haletante.

Ils cherchaient, ceux-là, on peut le présumer du moins, à avaler leur langue ; espèce de mort, dit-on, assez commune chez les sauvages.

D’autres, couchés en long, semblaient fort calmes ; mais de temps en temps ils imprimaient à leurs jambes une violente et affreuse secousse, comme pour les arracher de l’anneau qui les étreignait ; ce qui était absurde, et prouvait bien la stupide ignorance des sauvages ; car ces anneaux, rivés avec la barre, n’avaient, comme on le pense bien, aucune élasticité.

Ceux-ci enfin, et c’était le plus grand nombre, tournés sur le côté, dormaient d’un sommeil souvent interrompu par quelques mouvements convulsifs, quelques tiraillements de l’estomac, ou quelques joyeux souvenirs des rivages du fleuve Rouge.

Comme le souvenir d’une bonne danse namaquoise, si vive et si preste, au son du jnoumjnoum, sous des mimosas qui secouent leurs pétales roses et font mystérieusement bruire leur dentelle de verdure, alors que le soleil couchant illumine le sommet des arbres, que les oiseaux du ciel chantent leur chanson du soir, que les legouanes murmurent un cri plaintif, et que le ramage des didriks et des moineaux du Cap se mêle aux sourds et lointains rugissements des lions et des panthères…

Alors que le monstrueux hippopotame, comme la vieille divinité de ce fleuve africain, fendant l’onde bouillonnante, montre son corps noir et cuirassé tout ruisselant d’eau, de joncs verts et de nénufars, dont les fleurs bleues se détachent sur les larges plis d’argent de la rivière.

Alors enfin que c’est fête au Kraal, et que le chef a promis pour le lendemain une grande chasse à l’éléphant.

Danse alors, vaillant Caffre, danse, tes flèches sont acérées, ta hache est luisante et ton arc est verni ; danse, car le soleil se couche, mais la lune brille, et Narina l’aime tant, la pâle clarté de la lune !

Je vous le dis, c’était le rêve de quelques-uns… car autant la figure de ceux qui veillaient devenait sombre et chagrine, autant celle d’un bon nombre de dormeurs s’épanouissait rayonnante et heureuse ; un surtout, Atar-Gull, un grand jeune nègre aux cheveux frisés, dilatait son bon et franc visage que c’était plaisir de voir ses joues s’enfler, ses sourcils s’écarter, ses oreilles remuer, ses mains battre la mesure, et un inconcevable frémissement de bonheur courir par tout son corps ; de voir enfin deux rangées de belles dents blanches qu’il montrait en ouvrant la bouche sans parler… le pauvre garçon, tant il était content de son rêve !

« Je vais te faire me rire au nez, f… noireau, » dit Brulart, que cette gaieté hors de saison importunait ; et d’un coup de son bâton de chêne il éveilla le dormeur en sursaut.

Alors vraiment c’était à fendre le cœur de voir cet homme, je veux dire ce nègre, tout à l’heure si gai, si content, conserver un instant encore l’expression de cette joyeuseté factice, puis, baissant les yeux sur ses fers, s’entourer tout à coup d’un morne désespoir, et laisser couler deux grosses larmes le long de ses joues.

C’est qu’il revoyait sa position actuelle dans son vrai jour, et que, comme les autres, il avait grand faim, car on les avait aussi un peu oubliés.

Brulart passa, et arriva au bout du brick près de l’avant. C’est là que les femmes étaient parquées.

« Ah, ah ! — dit le forban, — voici le sérail, mille tonnerres de diable ! il faut voir clair ici. Cartahut, va me chercher un fanal, » dit-il à son mousse. La lumière vint, et Brulart regarda…

Vrai, si je n’avais eu un de mes grands-oncles chanoine de Reims, un bien saint homme ! je vous révélerais, sur ma parole, un gracieux et érotique tableau.

Figurez-vous une vingtaine de négresses ayant presque toutes l’âge d’un vieux bœuf, non de ces Caffres rabougries d’un brun terne, sales, huilées, graissées, avec une vilaine tête laineuse et crépue ; non ! C’étaient de sveltes et grandes jeunes filles, fortes et charnues, au nez droit et mince, au front haut et voilé par d’épais cheveux noirs, lisses comme l’aile d’un corbeau. Et quels yeux ! des yeux d’Espagnoles, longs et étroits, avec une prunelle veloutée qui luit sur un fond si limpide, si transparent, qu’il paraît bleuâtre… Pour la bouche, c’était de l’ébène, de l’ivoire et du corail…

Et si vous les aviez vues là, mordieu ! toutes ces Namaquoises, bizarrement éclairées par le fanal de Brulart… Si vous aviez vu cette lumière vacillante courir et jouer sur ces corps tant souples, tant gracieux, qu’elle semblait dorer… Les unes, à moitié couvertes d’une pagne aux vives couleurs, laissaient à nu leurs épaules rondes et potelées ; les autres croisaient leurs beaux bras sur une gorge ferme et bondissante ; celles-ci…

Ah ! si je n’avais eu un de mes grands-oncles chanoine de Reims, un bien saint Homme !…

On aime, je le sais, une peau fraîche, élastique et satinée, qui frissonne et devient rude sous une bouche caressante. On aime à entourer un joli cou blanc d’une chevelure soyeuse et dorée qui se joue sur des veines d’azur. On aime à clore sous un baiser les paupières roses, les longs cils d’un œil bleu, doux et riant comme le ciel de mai. On aime autant, je le sais, la pourpre et les perles incrustées dans l’ivoire que dans l’ébène. On aime ce maintien timide, cette allure modeste qui font si doucement tressaillir une robe de vierge… On aime encore à voir un petit pied au travers de la légère broderie d’un bas de soie encadré dans le satin.

Mais pourquoi dire anathème, cordieu ! sur ces beautés noires et fougueuses comme une cavale africaine, farouches et emportées comme une jeune tigresse…

On ! si vous les aviez vues parées pour le harem d’Ibrahim, avec leurs voiles rouges tressés d’argent, leurs anneaux d’or, leurs chaînes de pierreries qui étincelaient sous le sombre émail de leur peau comme un éclair au milieu d’une obscure nuée d’orage !… Oh ! si vous les aviez vues, furieuses, échevelées, les narines sifflantes, le sein dressé, ouvrir, fermer à demi, et ouvrir encore des yeux nageants, qui regardent sans voir, et dardent au hasard un long jet de flamme…

Si vous aviez senti leurs délirantes morsures, entendu leurs cris de rage convulsifs… Si…

Ah ! mon Dieu ! j’oubliais mon grand-oncle le chanoine, un bien saint homme, et le capitaine Brulart…

En somme, il s’était sans doute fait à lui-même cette comparaison (que je lui emprunte, croyez-le, je vous prie) des beautés noires et beautés blanches, car il dit à Cartahut : « Mène là-haut ces deux cocottes. » Et, autant pour les réveiller que pour les désigner, il donna à chacune un coup de son bâton…

L’effet fut aussi prompt qu’il l’avait espéré : Cartahut ouvrit le cadenas et les chassa devant lui, toutes tristes, et toutes honteuses et à moitié nues, les pauvres filles !…

Et en les voyant monter les étroites marches de l’échelle, le regard vitreux du capitaine Brulart s’éclaira sourdement, et brilla comme une chandelle au travers de la corne transparente d’une lanterne.

Il remonta aussi ; mais, en arrivant près du panneau de l’arrière, il s’arrêta tout à coup à la vue d’un spectacle étrange et hideux…