CHAPITRE V.

Que le bon Dieu vous punit de faire la traite.


Aliquis providet……
Marche au flambeau de l’espérance
Jusque dans l’ombre du trépas,
Assuré que ma providence
Ne tend point de piége à tes pas :
Chaque aurore la justifie,
L’univers entier s’y confie,
Et l’homme seul en a douté ;
Mais ma vengeance paternelle
Confondra le doute infidèle
Dans l’abîme de ma bonté.

De Lamartine. — Méditation, viii.


Lorsque M. Brulart parut sur le pont de la Hyène, tous les entretiens particuliers cessèrent comme par enchantement.

Et de fait, si ce personnage n’était pas affable et gracieux, il était au moins imposant et terrible aux yeux de son équipage.

Sa chemise ouverte laissait voir son cou bruni, ses membres nerveux et endurcis aux fatigues. Il s’appuyait sur une énorme barre de chêne qu’il faisait tournoyer de temps en temps, comme si c’eût été le plus mince roseau.

« Où est le Borgne, canailles ? » — demanda-t-il.

Le Borgne s’approcha.

« Fais armer la chaloupe en guerre, prends quinze hommes, deux pierriers à pivot, et va amariner le bateau de ce monsieur ; quant à ces chiens qui sont dans le canot, mène-les aussi à bord, et mets-les aux fers avec le reste de l’équipage du brick. À vous quinze vous pourrez manœuvrer ce bâtiment : imite mes mouvements, et navigue dans mes eaux… tu commanderas ce navire… veille aussi à la nourriture des nègres… allons, file… »

Les ordres de M. Brulart furent exécutés à la lettre ; seulement, lorsque Caiot vit arriver l’embarcation armée qui venait s’emparer de la Catherine, il eut le fol entêtement de vouloir résister un peu ; aussi lui et deux autres, je crois, furent tués, et le Borgne pensa judicieusement que ce serait autant de moins à garder et à nourrir. Bientôt la Hyène orienta ses voiles, et, serrant le vent au plus près, mit le cap au sud, comme pour regagner la côte d’Afrique…

Benoît sentit alors, aux secousses du navire et au bruit qu’on faisait sur le pont, que la goëlette se remettait en route.

La brise fraîchit, et la marche de la Hyène se trouvait tellement supérieure qu’elle fut obligée d’amener ses huniers pour que la Catherine pût la suivre, et pourtant son nouveau commandant, le Borgne, la couvrait de voiles…

« Toi, timonier, le cap à l’est-sud-est, — dit Brulart, — et veille aux embardées, ou je te cogne. » — Puis il descendit retrouver son prisonnier.

« Ah ! brigand… forban, gredin… — cria celui-ci dès qu’il le vit, — ah ! si j’avais eu des canons et mon brave Simon, tu ne m’aurais pas pris comme un congre dans son trou… — Tout de même, papa… — Non !… bigre… non… — Comme tu voudras… mais il fait solidement soif… »

Brulart prit alors sa barre de chêne, et frappa le plancher.

Le mousse à la vilaine tête reparut, et à peine M. Brulart eut-il fermé ses doigts moins le pouce, qu’il tendit vers sa bouche en haussant le coude… qu’une grosse cruche de rhum était sur la petite table.

Le capitaine de la Catherine, toujours amarré sur son coffre, se trouvait dans l’impossibilité de faire un mouvement.


La causerie.

« Dis donc, confrère, — reprit Brulart après s’être ingéré un énorme verre de cette liqueur alcoolique ; — dis donc, pour passer le temps, jouons à un jeu, veux-tu ? à pigeon vole… non, tu es attaché ; à mon corbillon… c’est bien fade ; à M. le curé n’aime pas les os… ça sent le blasphème ; tiens, j’y suis, jouons à deviner ; je te préviendrai quand tu brûleras, comme nous disions au lycée Bonaparte. Voyons, devine… devine… ah ! tiens, devine ce que je vais faire de toi et de ton équipage ? — Bigre, ce n’est pas malin ! nous piller, scélérat… — Non ; va toujours… — Nous faire prisonniers… monstre… — Non, va toujours. — Eh bien donc ! nous massacrer, car tu es capable de tout… — Tu brûles… mais ce n’est pas ça tout à fait… — Mille millions de tonnerre… être là, immobile, amarré comme une ancre au capon… c’est à se dévorer la langue. — Tu donnes ta langue au chien… c’est-à-dire que tu renonces, que tu ne devines pas… Eh bien ! écoute. »

Il but encore un grand verre, et Benoît ferma les yeux…

Mais se ravisant : « Je ne veux pas t’entendre, vilain gueux, — s’écria-t-il, — je t’empêcherai bien de parler… tu vas voir… »

Et Claude-Borromée-Martial se mit à crier, à vociférer, à chanter, à hurler pour couvrir la voix de M. Brulart et ne pas ouïr ses atroces plaisanteries.

Deux ou trois matelots, épouvantés de ce bruit infernal, se précipitèrent à la porte de la cabine, croyant qu’on s’y égorgeait.

« Voulez-vous retourner là-haut, canailles, — dit Brulart, — ne voyez-vous pas que c’est monsieur qui s’amuse à chanter des romances namaquoises ! Ah ! scélérat de musicien, va ! »

Et le pauvre Benoît de continuer ses « Ah ! ah ! ses oh ! oh ! » sur tous les tons pour s’étourdir et couvrir la voix de son hôte.

« Ah, oui ! mais ça m’embête, — dit Brulart, — c’est bon un moment, et puis tu t’enroueras… »

En deux tours Benoît fut bâillonné ; ses yeux devinrent rouges comme du sang, et lui sortaient de la tête.

« À la bonne heure, sois gentil, et on causera avec toi ; pour ta peine, je vais t’apprendre ce que je vais faire de ta seigneurie et de ton équipage. Je te dirai d’abord que j’avais autrefois la sottise d’aller acheter des noirs à la côte : tel bon marché qu’ils soient, c’est encore trop cher. Un jour que nous avions, moi et mes agneaux, dépensé jusqu’au dernier quart le fruit d’une assez bonne opération, j’eus l’idée de la tontine dont je t’ai parlé… Allons, reste donc tranquille, — tu te feras du mal… Or, je flâne le long de la côte… et quand j’aperçois un négrier que je suppose chargé, — crac… je mets son chargement dans ma tontine… et lui et son équipage, je les amortis comme j’ai eu l’honneur de te le dire… De cette façon, les noirs ne me coûtent que la nourriture, que la façon, et je puis les donner aux colonies à meilleur marché que mes confrères : ainsi tu vois la chose ; mais en t’entendant parler des grands et petits Namaquois, il m’est bien venu, pardieu ! une autre idée… tu vas rire. »

Benoît pâlit…

« Vois-tu, nous avons le cap à l’est-sud-est… c’est-à-dire que nous portons un peu au nord de la rivière Rouge, où nous allons, autrement dit, chez les petits Namaquois, dont tu as acheté les frères, parents et amis. »

Benoit fit un mouvement brusque et convulsif…

« Comprends-tu ?… j’ai un de mes agneaux qui parle très-bien caffre et namaquois ; je le mets dans ma chaloupe avec toi et ton équipage, et je vous expédie à terre… en faisant bien expliquer aux petits Namaquois que tu es l’homme blanc qui depuis longtemps les achète quand ils sont faits prisonniers par leur ennemi, le chef des grands Namaquois, et tu juges s’ils seront contents de se venger sur toi et les tiens du sort affreux que l’on fait endurer à leurs compatriotes. »

Les yeux de Benoît étincelèrent, et on entendit un gémissement étouffé.


Atar-Gull et Brulart

« À la bonne heure, tu commences à comprendre… Ainsi donc, mon Caffre va trouver le chef du Kraal des petits Namaquois, et lui dit à peu près ceci :

« Grand chef ! mon maître, un homme blanc respectable, vient de donner la chasse à un autre blanc ; mais cet autre blanc est un misérable, le voici… Ce monstre a acheté à votre ennemi, le chef des grands Namaquois, tous les prisonniers qu’il vous a faits dans la dernière bataille… témoin, ce cadavre de l’un d’eux… qu’il a sans doute égorgé. C’est, vois-tu, confrère, — dit Brulart en souriant d’une manière infernale et se penchant près de Benoît, — c’est un de tes noirs que nous préparons, c’est-à-dire que nous noyons à cet effet, pour prouver que c’est la vérité, parce que, s’il était en vie, il pourrait jaser… »

Les yeux de Benoît s’ouvrirent d’une affreuse manière… et ils semblèrent lancer des éclairs.

« Tu y es, n’est-ce pas, mon frère ? » continua Brulart. — Mon Caffre ajoute :

« Nous n’avons donc trouvé, grand digne chef, que ce cadavre ; ils avaient sans doute jeté les autres à la mer pour tromper la vigilance de mon maître, qui poursuit sans relâche ces atroces marchand de chair humaine… et n’être pas surpris en flagrant délit. Mais heureusement ce petit Namaquois est revenu à la surface de l’eau comme pour donner une preuve de leur crime… car Dieu est Dieu !… Or, grand chef, mon maître livre ce blanc et son équipage à ta justice et à ta sévérité, ne demandant en échange, et pour leur faire subir la loi du talion, que vingt ou trente de vos prisonniers, compatriotes de ces grands Namaquois qui ont si indignement vendu tes frères à ce misérable ; et d’ailleurs, si vous destinez vos ennemis à être dévorés, tâtez du blanc, et vous verrez que c’est un manger fort délicat. »

Ici le linge qui bâillonnait Benoît se teignit peu à peu de sang… et ses yeux se fermèrent… Le malheureux capitaine venait de se rompre une artère par la violence de sa colère et de sa rage si longtemps comprimées…

Brulart le fit revenir à lui au moyen de quelques gouttes de rhum qu’il lui introduisit charitablement dans les yeux.

« Oh ! pitié… pitié… — dit Benoît d’une voix faible et entrecoupée… — Je ne comprends pas, répondit Brulart en ricanant… — Pitié ! — répéta le capitaine de la Catherine… — Je n’entends que le français… mais je continue. Tu juges de la joie du chef de Kraal et des siens de tenir des blancs ! ceux qui ont acheté les nègres leurs frères… ils ne marchandent pas, ils nous donnent en échange de vous autres des grands Namaquois à remuer à la pelle… et, quant à toi et aux tiens… voilà où est la farce, on vous scalpelle… on vous roue… on vous brûle… on vous mange, un tas de folies, quoi… et moi, qui garde ton brick, je me trouve par le fait avoir deux excellents navires, je charge ma goëlette des grands Namaquois qu’on me troque pour toi et les tiens. Je mets le cap sur les Antilles ; je vends mes noirs à bon compte, et j’ai fait ainsi le bonheur des colons, de mon équipage, mais par-dessus tout j’ai puni un infâme négrier comme toi, qui vend ses frères ainsi que des bestiaux… Dis donc, après cela, qu’il n’y a pas une Providence, mon gros compère ! ouf… » et pour péroraison, Brulart absorba deux verres de rhum coup sur coup…

Le malheureux Benoît restait écrasé sous le poids de cette horrible éloquence, et ne pouvait placer une parole… Quand le corsaire eut fini, il se recueillit un instant et dit avec un calme affecté que démentait le tremblement de sa voix :

« Il est impossible qu’un projet aussi affreux puisse entrer dans la tête d’un homme… je ne croyais pas encore qu’on puisse voler un négrier… mais enfin, volez mon brick, mes noirs… mais, au lieu de me jeter sur la rive du fleuve Rouge, menez-moi à la rivière des Poissons, au moins là… j’ai des amis… je ne serai pas massacré… C’est encore moins pour moi que pour mon équipage, je vous le jure… la preuve, c’est que je vous le demande à genoux… tuez-moi… mais ne les exposez pas à un sort aussi horrible ; ces malheureux ont des familles, des femmes, des enfants. — Juste… Je suis fabricant de veuves et d’orphelins, c’est aussi ma partie. — Capitaine, — reprit le commandant de la Catherine, avec des larmes dans la voix… — Dieu me punit du métier que je fais, mais il est témoin que c’est avec humanité que j’ai exercé… et puis, capitaine, oh ! capitaine, j’ai une femme et un enfant… qui n’ont que moi… prenez tout… mais, par grâce, laissez-moi la vie… oh ! la vie ! que je revoie mon enfant — Voyez-vous le volage ! tout à l’heure il voulait la mort ! arrange-toi donc… — Oh ! grâce… pour mon équipage et pour moi ! c’est une cruauté inutile. — Comment, diable, inutile… j’y gagne un brick et un chargement de noirs… — Mon Dieu, mon Dieu, que faire… ma pauvre femme et mon enfant… — disait Benoît en pleurant à chaudes larmes. — Bien, des larmes, bien, je voudrais, vois-tu, voir pleurer du sang… Oh ! j’ai eu aussi, moi, d’atroces douleurs dans ma vie ; il faut que l’homme paye ce que l’homme m’a fait souffrir, sang pour sang, torture pour torture… et j’y perds… — Mais, au nom du ciel, est-ce ma faute ? je ne vous ai jamais fait de mal… moi… — Tant mieux, ta souffrance sera plus affreuse. — Commandant… grâce… grâce… — Tu me fais rire… mais je vais m’assoupir, ainsi remets ta langue au croc, ou, bien mieux, je vais te remettre ton bâillon, ce sera sûr. »

Ce qu’il fit.

Puis il s’assoupit jusqu’à ce que son mousse Cartahut fût descendu et l’eût secoué fortement ; ledit Cartahut reçut de Brulart un vigoureux coup de poing pour son message et reprit en se frottant la tête :

« C’est la terre qu’on voit… — Ah ! chien… bien vrai, mort de Dieu, je rêvais que je voyais rôtir ce b… là, — dit Brulart en montant sur le pont… — Mais tu es donc un monstre… un cannibale ?… » criait sourdement Benoît malgré son bâillon ; sa voix s’éteignit…

Brulart, arrivé sur le pont, reconnut en effet les hautes montagnes sèches et rougeâtres qui cernent cette partie de la côte, et à l’aide de sa longue-vue il distingua quelques cases à l’embouchure de la rivière Rouge.

Il est inutile de répéter ce qu’on a déjà dit ; qu’il suffise de savoir que le projet si complaisamment dévoilé à Benoît fut exécuté à la lettre avec le plus grand bonheur, la réussite la plus complète.

Le nègre noyé, le Caffre interprète, rien n’y manqua ; seulement, Benoît, ayant demandé comme grâces dernières à Brulart de se charger d’une lettre qu’il aurait fait parvenir en France pour prévenir Catherine et Thomas de ne plus l’attendre… plus jamais… — et puis de lui laisser embrasser encore une fois ce mauvais portrait et cette couronne fanée qui lui étaient si précieux, — on assure que le capitaine de la Hyène les lui refusa, et fit même sur cette peinture les plus horribles plaisanteries.

Enfin le soir même monsieur Brulart passa à bord du brick, et donna le commandement de la goëlette à son second, le Borgne.

Son chargement se composait de cinquante-un noirs du capitaine Benoît, sans compter Atar-Gull, et de vingt-trois grands Namaquois qu’il avait eus en échange de M. Benoît et de l’équipage de la Catherine, lesquels noirs furent aussi mis aux fers et embarqués à bord de la goëlette…

On ne sait ce que devint Benoît et ses compagnons ; seulement le Caffre qui avait conduit cette négociation apprit à l’équipage de la goëlette que tout le Kraal des petits Namaquois, femmes, enfants, hommes, vieillards, semblaient transportés d’une joie délirante, et que, désignant l’équipage de Benoît et ce malheureux capitaine, garrottés et couchés par terre, ils chantaient en se caressant l’estomac :

« Nous les ensevelirons là, noble tombeau, noble tombeau pour les hommes pâles, nous les ensevelirons là, et nous donnerons leurs yeux et leurs dents au grand Tommaw-Owouh. »

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« Maintenant, — dit Brulart, — laissons porter sur la Jamaïque… que sur près de cent noirs, il m’en reste seulement trente, à deux mille francs pièce… pour ce que ça me coûte… c’est une affaire d’or… »

Et, selon son habitude, il se retira dans sa chambre en faisant la défense accoutumée :

« Le premier qui osera entrer ici avant demain — à la mer ! »

Que faisait-il ainsi chaque nuit ? Pourquoi cet isolement ? cette lumière qui brûlait sans cesse ?

C’est ce que l’équipage de la Hyène ne pouvait savoir.