Astronomie populaire (Arago)/XXXII/24

GIDE et J. BAUDRY (Tome 4p. 620-625).

CHAPITRE XXIV

les climats ont-ils été intervertis par des bouleversements récents ?


Toutes les régions de l’Europe renferment, soit dans les cavernes de leurs montagnes, soit à des profondeurs médiocres dans certaines natures de terrains, des ossements appartenant à des espèces d’animaux tels que des rhinocéros, des éléphants, etc., qui, aujourd’hui, ne pourraient pas supporter le froid de nos climats. Il faut donc supposer ou que l’Europe, dans la suite des siècles, s’est considérablement refroidie, ou que pendant l’un des violents cataclysmes dont notre planète a été le théâtre, des courants, dirigés du midi au nord, ont entraîné avec eux les restes d’un grand nombre d’espèces d’animaux actuellement détruites.

Deux événements remarquables sont venus montrer que cette dernière explication avait besoin d’être modifiée pour devenir suffisante. L’un est la découverte faite en Sibérie dans l’année 1771, sur les bords sablonneux du Wilhoui, à quelques mètres de profondeur, d’un rhinocéros si parfaitement conservé, qu’il était encore couvert de ses chairs et de sa peau ; l’autre, la découverte postérieure et plus curieuse encore, faite en 1799, sur les bords de la mer Glaciale, près de l’embouchure du Léna, d’un énorme éléphant, renfermé dans un massif de boue gelée, et dont les chairs étaient si peu altérées, que les Iakoutes du voisinage le dépecèrent pour en nourrir leurs chiens. Ici toute idée de courant, de transport, de long trajet du midi au nord, ne serait plus admissible ; car si les deux grands animaux dont je viens de parler n’avaient pas été gelés aussitôt que tués, la putréfaction eût décomposé leurs chairs. Ainsi, on est conduit à penser, d’une part, que la Sibérie dut être jadis un pays chaud, puisque les éléphants et les rhinocéros y vivaient ; de l’autre, que la catastrophe qui fit périr ces animaux, rendit subitement cette région du globe glaciale.

Dans l’état actuel de nos connaissances, on n’aperçoit au premier abord qu’une seule cause qui puisse altérer presque subitement, et d’une manière bien tranchée, le caractère thermométrique d’un climat : c’est un changement subit de latitude. Toute autre circonstance semble ne devoir engendrer que des modifications insignifiantes.

Si d’épais frimas couvrent le Spitzberg pendant six mois, c’est seulement parce qu’il est situé fort près d’un des pôles de rotation. Faites que le pôle se déplace à la surface du globe de 90°, cet archipel se trouvera à l’équateur, et ses vallées arides, fécondées alors par la chaleur solaire, se pareront de la plus riche végétation. Imaginons que l’axe de rotation de la Terre vienne percer la surface en quelque point du Pérou ou du Brésil, sans que l’inclinaison de l’équateur à l’écliptique ait changé, et des montagnes de glace flotteront bientôt dans les ports du Callao et de Rio de Janéiro. Les milliers de plantes, qui aujourd’hui font la richesse et l’ornement de ces contrées, périront sous d’épaisses couches de neige et seront remplacées par quelques lichens. Je crois qu’on peut admettre, sans hésiter, que si telle ou telle autre région des tropiques devenait tout à coup le pôle terrestre, il y gèlerait à la surface en moins de vingt-quatre heures.

Le problème que l’éléphant de Sibérie a soulevé revient donc, en définitive, à rechercher si l’axe de rotation du globe peut avoir changé subitement de direction.

Un pareil changement, en tant surtout qu’il devrait être subit, ne pourrait pas résulter des forces dont notre globe éprouve journellement les effets ; mais si la Terre venait à être choquée avec violence par quelque gros corps étranger, un déplacement sensible de l’axe autour duquel elle tourne en serait la conséquence presque nécessaire. Je dis presque, parce qu’il y a des directions dans lesquelles le choc, quelque intense qu’il fût d’ailleurs, laisserait véritablement l’axe dans sa position primitive.

Les comètes sont évidemment les seuls corps qui jamais aient pu venir choquer la Terre. L’éléphant du Léna, le rhinocéros du Wilhoui semblaient donc prouver, malgré tout ce qu’on peut trouver d’étrange dans ce rapprochement, que, dans la suite des siècles, une semblable rencontre avait eu lieu. Cette preuve même devait paraître sans réplique à ceux qui regardaient comme bien établi que les éléphants n’ont pas pu vivre sous le climat actuel de la Sibérie ; mais quelques doutes semblent permis à ce sujet : le lecteur va en juger.

Sous le rapport de la forme et des dimensions, l’éléphant de la mer Glaciale avait la plus grande analogie avec ceux de ces animaux qui habitent aujourd’hui l’Afrique et l’Asie. Les défenses étaient longues de plus de 3 mètres. Sa tête pesait plus de 200 kilog., etc., etc. ; mais la peau se faisait remarquer par une circonstance toute particulière et très-digne d’attention : elle était couverte de crins noirs et d’un poil ou laine rougeâtre. Les ours blancs, en dévorant les chairs, avaient enfoncé avec leurs pieds, dans le sol humide, plus de 15 kilogrammes pesant de poils et de crins, qui furent retirés par M. Adams. Le cou était garni d’une longue crinière.

Cette double fourrure des éléphants polaires, les poils roides de 7 à 8 centimètres de long qui couvraient la peau du rhinocéros du Wilhoui, étaient trop bien adaptés à la rigueur du climat sibérien, pour qu’au moins il soit permis de mettre en question si ces animaux n’auraient pas pu résister à de basses températures, que, dépourvus des mêmes fourrures, leurs analogues vivants ne pourraient pas endurer. Au reste, mon illustre ami, M. de Humboldt, a recueilli dans son voyage en Asie, un fait extrêmement important, qui se rattache directement à notre sujet et semble destiné à l’éclairer d’une nouvelle lumière. Il a constaté que le tigre royal des Grandes-Indes, qu’on est accoutumé à appeler un animal de la zone torride, vit encore aujourd’hui en Asie à de très hautes latitudes ; qu’en été, par exemple, il fait des excursions jusqu’à la pente occidentale de l’Altaï, près de Barnaoul, où l’on en a tué plusieurs d’une taille énorme. Tout porte donc à croire que des éléphants à poils épais ont pu, jadis, se transporter, durant l’été, jusqu’en Sibérie. Or, là, il a dû suffire d’un accident bien ordinaire, même d’un simple éboulement, pour que leurs cadavres aient trouvé dans le sol des couches congelées capables d’empêcher toute putréfaction. Il résulte, en effet, des observations de M. de Humboldt, que, dans les steppes situées au delà du 62e degré de latitude, la Terre, à la profondeur de 4 à 5 mètres, reste éternellement gelée.

Ainsi, il est constaté qu’on pourrait rendre compte de la présence des éléphants fossiles en Sibérie, sans admettre que cette contrée ait éprouvé un changement subit de climat. Si malgré cela on persistait à croire qu’un tel changement a eu lieu par l’effet d’un choc de comète, je rappellerais qu’il a été établi précédemment (liv. xx, chap. xxv) que, à raison de la grande protubérance liquide équatoriale, il est impossible de supposer que la Sibérie ait jamais été voisine des régions équinoxiales, sans admettre en même temps que ses plaines, que toutes ses montagnes se trouvaient au fond de la mer, sous une nappe liquide de plus de 5 lieues d’épaisseur. Plus de place, conséquemment, sous ces latitudes, ni pour les éléphants, ni pour les rhinocéros. Avant le choc de la comète, la mer sibérienne aurait été plus chaude qu’aujourd’hui ; mais, avec cela, la solution du problème, loin de s’être simplifiée, serait devenue plus difficile.

M. Élie de Beaumont a trouvé le secret de dire encore quelque chose de neuf sur cette question des éléphants de Sibérie, que tout le monde croyait épuisée. Voici comment ce célèbre géologue résoudrait le problème :

La distance du Thian-Chan à l’embouchure du fleuve Lena est de 800 à 900 lieues. À raison de 100 lieues par 24 heures, un courant d’eau la parcourrait en 8 jours. Supposons que le Thian-Chan se soit soulevé en hiver, dans un pays dont les vallées nourrissaient des éléphants, et où il existait des montagnes couvertes de neige. Les vapeurs chaudes sorties du sein de la terre au moment de la convulsion, auront fondu en partie cette neige et produit une grande masse d’eau à la température de 0°. L’eau se sera précipitée vers la mer avec le reste des glaces et des neiges non encore fondues, entraînant avec elle les corps des animaux qu’elle aura rencontrés dans les vallées. Or, en huit jours, des cadavres flottant dans de l’eau à 0° n’auront pu se putréfier que très-légèrement. Une fois arrivés, le climat sibérien d’aujourd’hui suffit pour expliquer leur conservation.