Astronomie populaire (Arago)/XXIX/10

GIDE et J. BAUDRY (Tome 4p. 472-476).

CHAPITRE X

l’anneau de saturne a-t-il été formé aux dépens de la queue d’une comète qui, dans sa course, vint à passer très-près de la planète ?


Il était naturel qu’une construction aussi singulière que celle dont Saturne nous offre l’image exerçât l’imagination de tous ceux qui s’occupent de cosmogonie. Mais il faut l’avouer, leurs efforts sont restés fort au dessous des phénomènes qu’il s’agissait d’expliquer.

Maupertuis croyait que l’anneau a été produit par une queue de comète que Saturne a forcé de circuler autour de lui. La comète serait devenue satellite et la queue aurait formé l’anneau.

Mairan prétendait que Saturne fut originairement un globe beaucoup plus considérable qu’il ne l’est aujourd’hui, que l’anneau est le reste de l’ancien équateur de la planète réduite à un beaucoup plus petit volume par voie de refroidissement.

Buffon pensait, comme son confrère de l’Académie des sciences, que l’anneau fit primitivement partie de la planète, et que la force centrifuge l’en détacha.

Enfin, Cassini II, autrement dit Jacques Cassini, avait antérieurement imaginé que l’anneau est composé de l’agglomération d’une multitude de satellites dont les orbites se touchaient presque de manière à former à la distance qui nous en sépare un corps continu. Dans ce système, contre lequel on pourrait faire des objections sérieuses, on parviendrait peut-être plus facilement à expliquer la formation de l’anneau intérieur observé en 1850 (ch. iii). Mais ce sont là des points délicats que je dois me contenter d’indiquer ici à l’attention des astronomes et des géomètres.

En essayant de remonter jusqu’à l’origine des choses pour expliquer la forme bizarre de Saturne, qui ne s’est peut-être pas reproduite une seconde fois parmi les millions d’astres que le firmament étale à nos regards, les cosmologues ont disposé à leur guise de la matière chaotique qui remplissait l’espace avant la formation des planètes. Quoique, à vrai dire, ils aient fait un usage très-ample de la force attractive combinée avec certains mouvements giratoires, c’est à peine si Saturne est sorti de leurs hypothèses avec quelques rudiments de la forme que nos lunettes lui assignent. Voici de quelle manière, selon les théoriciens, se serait transformée en un anneau de Saturne la queue d’une comète qui dans sa course vint à passer très-près de la planète.

On ne saurait nier qu’une molécule matérielle, se mouvant autour du Soleil dans une grande ellipse, ne puisse être détournée considérablement de sa route primitive par l’attraction de quelque puissante planète, si elle vient à en passer très-près. Le calcul fait même connaître, dans chaque cas, quelle devra être, numériquement, l’intensité de la force attractive, pour que la molécule abandonne son ancien centre de mouvement, pour qu’elle soit forcée de circuler comme un satellite autour de la planète troublante. Ce que la puissance de la planète aura opéré sur une première molécule, elle le renouvellera sur une seconde, sur une troisième, etc., dès que ces molécules se trouveront dans les mêmes conditions de distance et de vitesse. Toutes les molécules qui parcouraient primitivement une même ligne droite près d’une planète, deviendront ainsi une série de satellites circulant exactement dans la même courbe. Si, originairement, ces molécules se trouvaient très-rapprochées ; si elles étaient en très-grand nombre ; si, en un mot, elles occupaient une ligne suffisamment longue, elles formeront autour de la planète, après que leur route aura été infléchie, un anneau fermé qui, vu de loin, paraîtra continu et extrêmement délié.

Ce que je viens de dire d’un premier filet rectiligne doit s’appliquer, mot à mot, à tous les autres filets plus ou moins éloignés de la planète, pourvu toutefois qu’on ne sorte pas de certaines limites de distances.

La queue d’une comète, quelle qu’en soit d’ailleurs la nature, semble pouvoir être assimilée à un faisceau de filets moléculaires analogues à ceux que nous venons de considérer. En passant près d’une grosse planète, chacun de ces filets s’infléchissant comme je viens de l’expliquer, leur ensemble doit prendre la forme d’une enveloppe annulaire sphérique ou elliptique, ayant à fort peu près son centre ou son foyer au centre même de la planète.

Nous voilà arrivés, par des déductions mathématiques, à une enveloppe annulaire, à une espèce de voûte suspendue. S’il en existait de cette espèce autour des planètes, on pourrait regarder ce qui précède comme donnant le secret de leur formation. Mais l’anneau de Saturne n’a pas été sans raison appelé un anneau. Il a une largeur considérable, tandis que son épaisseur est extrêmement petite. On doit le considérer presque comme un plan. Pour qu’un faisceau de filets moléculaires rectilignes, en se courbant autour d’une planète, engendrât la figure de l’anneau de Saturne, il serait nécessaire que, primitivement, le faisceau fût plan lui-même ; or les filets dont une queue de comète se compose dessinent dans l’espace un cylindre ou un cône. Jamais on n’en a vu qui formassent une couche plane presque sans épaisseur. Il est donc établi que, si l’on considère les éléments d’une queue comme détachés et tout à fait indépendants les uns des autres, ils ne pourront pas, en changeant de route auprès d’une planète, s’y disposer en forme d’anneau.

Mais, dira-t-on, pourquoi ne pas considérer la queue d’une comète comme un fluide élastique analogue à notre atmosphère, analogue à tant de substances gazeuses dont la chimie moderne s’est enrichie ? Je réponds que rien jusqu’ici ne justifierait cette assimilation. Soit que l’on compare l’extérieur à l’intérieur d’une queue, soit qu’après avoir étudié sa base on porte ensuite ses regards vers l’autre extrémité, aucun phénomène n’y dévoile ces compressions graduellement croissantes, qui sont le trait distinctif des fluides élastiques. Admettons au surplus, pour un moment, que la longue traînée cométaire soit douée d’élasticité, et qu’elle vienne former autour de quelque planète une vaste atmosphère, elle s’aplatira dans le sens de son axe de rotation ; elle prendra beaucoup d’extension sur toute l’étendue de l’équateur. Il y a encore loin de là à cet anneau de Saturne, dont l’épaisseur est presque insensible, et qui, dans tous ses points, est séparé du corps de la planète par un intervalle de plus de 9 000 lieues. Voudra-t-on former l’anneau aux dépens de matières qui se déposeraient aux limites extérieures de l’atmosphère tournante ? La supposition sera admissible ; mais qu’aura-t-on gagné à faire intervenir une comète ? Ces précipitations, ces agglomérations de matières opaques, ne pouvaient-elles pas se former tout aussi bien dans l’atmosphère primitive de la planète ?

Maupertuis est, je l’ai dit plus haut, le premier qui ait considéré l’anneau de Saturne comme une queue de comète qui s’enroula autour du centre de la planète par l’effet de la puissante attraction de celle-ci. Quand son mémoire parut dans les Transactions philosophiques de Londres, on savait déjà que l’anneau n’était pas simple, qu’il se composait de deux anneaux distincts, faiblement séparés ; que leur lumière, et principalement celle de l’anneau intérieur, surpassait en intensité la lumière du disque ; qu’ainsi, suivant toute probabilité, la matière des anneaux était plus dense que celle de la planète, etc., etc. ; mais il laissa ces circonstances à l’écart, il n’en fit pas même mention. Pour lui, le mystère se réduisit à expliquer comment une auréole lumineuse enveloppe Saturne de toute part. Une théorie aussi vague méritait à peine quelque attention il y a un siècle. Aussi n’en ai-je présenté la critique qu’à cause de l’obligation que je me suis imposée de faire un catalogue complet des prétendues interventions cométaires dans les phénomènes du monde matériel.