Astronomie populaire (Arago)/XXIX/09

GIDE et J. BAUDRY (Tome 4p. 466-472).

CHAPITRE IX

rotation de l’anneau de saturne


Le fait de l’existence d’un mouvement de rotation de l’anneau de Saturne sur lui-même a été fort controversé. Voici comment s’exprime Herschel :

« Il y a de temps en temps sur la surface de l’anneau, lorsqu’il va disparaître ou peu après sa réapparition, des inégalités qui, d’un certain point de vue, peuvent être appelées réelles, car elles proviennent, selon toute apparence, de taches lumineuses débordant par irradiation. »

William Herschel s’aperçut en 1790 que les observations de ces taches particulières faites à une époque où l’anneau se voyait par son épaisseur, à une époque où elles se présentaient comme des protubérances, ne s’accordaient point avec les positions des sept satellites alors connus. En existait-il un autre ? Ce nouveau satellite pouvait servir à coordonner les faits, mais en lui attribuant une révolution de 10h 32m 15s. La troisième loi de Kepler placerait un pareil satellite dans la largeur de l’anneau, entre les bords intérieurs et extérieurs. À moins de supposer, ce que personne ne voudra faire, que la matière de ce corps singulier est suffisamment fluide pour permettre à un satellite de le parcourir librement, on est forcé de reconnaître que les taches observées étaient des parties intégrantes de l’anneau ; que les 10h 32m 15s sont la durée de la rotation de ce pont immense. Les taches lumineuses dont les déplacements conduisirent à ce résultat numérique étaient situées sur l’anneau extérieur.

Citons maintenant des faits qui paraissent en contradiction avec la conséquence qui se déduit des observations d’Herschel. Cassini vit, le 8 décembre 1671, qu’une des anses de l’anneau était encore un peu visible. Ce phénomène ne pouvait guère s’expliquer qu’en supposant que l’anneau, au lieu d’être parfaitement plat, présentait certaines ondulations ; et comme il persista pendant un temps fort long, il n’était pas possible d’admettre que la protubérance s’était portée d’un côté à l’autre de la planète par un mouvement de rotation rapide.

En 1714, le 12 octobre, Maraldi observa Saturne avec une seule anse persistante du côté de l’occident. Le 22 mars 1715, le même astronome ne voyait qu’une faible trace de l’anse occidentale ; du côté opposé rien n’était perceptible. Varela, le 6 octobre 1773, ne voyait à Cadix que l’anse occidentale, et cela dura un temps beaucoup plus long que celui qui eût été nécessaire pour qu’en vertu du mouvement de rotation, la partie visible de cette anse passât de l’occident à l’orient.

Herschel lui-même voyait Saturne, en 1774, avec une seule anse, et le phénomène était permanent. Le 4 janvier 1803, Harding ne distinguait de traces de l’anneau qu’à l’ouest de la planète ; la ligne très-fine visible de ce côté offrait une proéminence sensible qui restait immobile. Cette proéminence ne pouvait être un satellite, ainsi que le montra le calcul. Le 14, la ligne lumineuse se voyait des deux côtés de la planète, et la proéminence observée la première fois par Harding s’apercevait à la même place. Deux nouvelles proéminences, découvertes par Schrœter, furent observées pendant toute la nuit ; elles ne se déplacèrent pas dans l’intervalle de huit heures que durèrent les observations. Des observations faites les jours suivants avec des télescopes de 2m,27, de 4m,22, et une lunette de Dollond de 3m,25, conduisirent à la même conséquence.

Duséjour déduisit de la discussion minutieuse de plusieurs disparitions de l’anneau, la conséquence que ses deux faces ne sont pas également aptes à réfléchir la lumière du Soleil. C’est un point que les observations ultérieures permettront seules de décider, et qu’on doit recommander à l’attention des astronomes.

Les observations d’Harding et de Schrœter, et celles de 1774, de 1773, de 1714 et de 1671 ne confirment pas le résultat déduit par Herschel, des observations faites en 1790. C’était là, sur un point capital du système du monde, une anomalie qu’il importait de faire disparaître, car, par des raisons empruntées à la mécanique, l’immobilité de l’anneau semble difficile à concevoir. Pourquoi une clef de voûte n’obéit-elle pas à l’action de la pesanteur terrestre qui la sollicite à tomber ? C’est que, par sa forme, elle ne pourrait se détacher de la voûte qu’en écartant les deux voussoirs voisins avec lesquels elle est en contact. Sa tendance à tomber vers le centre de la Terre se transforme donc en deux pressions exercées à droite et à gauche sur les deux voussoirs voisins. Mais sur une voûte qui ferait, à une certaine hauteur, le tour entier de la Terre, chaque voussoir pourrait être considéré comme clef de voûte, l’ensemble de l’édifice resterait donc intact, toutes les pressions dont nous avons parlé s’équilibrant entre elles réciproquement. Ainsi, l’existence momentanée d’une voûte formant une couronne équatoriale autour de la Terre et sans appui ou pied droit, n’aurait rien qui ne fût conforme aux principes élémentaires de la mécanique. Il faut seulement remarquer que si l’on voulait que cette voûte restât en équilibre, il faudrait que toutes ses parties fussent également attirées par la Terre, ce qui constituerait évidemment un état d’équilibre instable, lequel pourrait être dérangé par mille circonstances, par le passage accidentel d’une comète, ou même par l’action régulière de la Lune. Ces causes perturbatrices précipiteraient ce pont sur la Terre. Ces raisonnements hypothétiques peuvent être appliqués, en point de fait, à l’anneau qui existe autour de Saturne. Si cet anneau ne tournait pas sur lui-même, il se serait déjà, sans doute, précipité en masse sur la planète en franchissant, dans telle ou telle direction, l’intervalle qui aujourd’hui les sépare et que tout nous porte à supposer invariable.

Laplace a cherché à quelles conditions l’anneau devrait satisfaire pour rester intact et permanent, même en le supposant fluide. Il a trouvé ainsi qu’il fallait le douer d’un mouvement de rotation sur son centre dont la durée serait de 10 heures 1/4, précisément la durée de rotation déduite par Herschel de ses observations de 1790.

Une condition également essentielle pour la stabilité du système, c’est que le centre de gravité de l’anneau ne coïncide pas mathématiquement avec le centre de la planète, en sorte que pendant le mouvement de rotation de l’anneau, ce centre de gravité un peu excentrique gravite vers le centre de Saturne comme un satellite, mais avec cette différence qu’étant idéal il est censé se mouvoir dans l’intérieur de la matière dont la planète est formée. C’est à Laplace que ces résultats sont dus ; le grand géomètre était donc plus intéressé que personne à chercher un moyen de concilier les observations d’Herschel avec les observations en apparence contradictoires de Schrœter et d’Harding.

L’analyse a montré à Laplace que, si la largeur de l’anneau est peu considérable par rapport à sa distance au centre de Saturne, l’équilibre est possible quand la courbe génératrice est une ellipse dont le grand axe est dirigé vers le centre du globe. L’équilibre subsiste encore en supposant l’ellipse génératrice variable de grandeur et de position dans l’étendue de la circonférence de l’anneau, pourvu que ces variations ne soient sensibles qu’à des distances beaucoup plus grandes que l’axe de la section génératrice. Ainsi l’anneau peut être supposé d’une largeur inégale dans ses diverses parties : on peut même le supposer à double courbure. « Ces inégalités, ajoute Laplace, sont indiquées par les apparitions et les disparitions de l’anneau de Saturne, dans lesquelles les deux bras de l’anneau ont présenté des phénomènes différents : elles sont même nécessaires pour maintenir l’anneau en équilibre autour de la planète ; car s’il était parfaitement semblable dans toutes ses parties, son équilibre serait troublé par la force la plus légère, telle que l’attraction d’un satellite, et l’anneau finirait par se précipiter sur la planète. Les anneaux dont Saturne est environné sont par conséquent des solides irréguliers d’une largeur inégale dans les divers points de leur circonférence, en sorte que leurs centres de gravité ne coïncident pas avec leurs centres de figure. Ces centres de gravité peuvent être considérés comme autant de satellites qui se meuvent autour du centre de Saturne, à des distances dépendantes des inégalités des anneaux, et avec des vitesses angulaires égales aux vitesses de rotation de leurs anneaux respectifs. On conçoit que ces anneaux, sollicités par leur action mutuelle, par celle du Soleil et des satellites de Saturne, doivent osciller autour du centre de cette planète, et produire ainsi des phénomènes de lumière dont la période embrasse plusieurs années. »

Si les anneaux placés à des distances différentes de la planète doivent éprouver nécessairement des mouvements de précession différents de la part du Soleil, leurs plans sont maintenus confondus précisément par l’aplatissement de la planète ; de sorte que toutes les observations trouvent leur explication dans les lois de l’attraction universelle.