Astronomie populaire (Arago)/XXII/09

GIDE et J. BAUDRY (Tome 3p. 568-574).

CHAPITRE IX

du rôle de l’atmosphère terrestre dans les éclipses de lune


L’accord des observations avec le calcul fondé sur le saros montrerait, au besoin, la complète exactitude de la cause à laquelle nous avons assigné les éclipses de Soleil et de Lune ; parcourons cependant quelques difficultés qui se sont présentées dans plus d’une occasion.

Les dimensions du cône d’ombre dans la partie où il est traversé par l’orbite de la Lune ont quelquefois paru plus considérables que le calcul ne les donnait ; De sorte que le commencement de l’éclipse anticipait sur la prédiction, et la fin, au contraire, retardait ; ainsi Mayer avait trouvé que le demi-diamètre réel de l’ombre surpasse le demi-diamètre théorique de 1/60e MM. Maedler et Beer, dans l’éclipse de Lune de 1835, déduisirent de leurs observations qu’il fallait supposer que le demi-diamètre de l’ombre surpassait le demi-diamètre calculé de 1/28e. L’éclipse de 1837 leur donna pour la différence des demi-diamètres toujours dans le même sens 1/54e.

La cause de ces différences entre la théorie et l’observation paraît facile à assigner.

Nous avons calculé les dimensions du cône d’ombre en supposant que les rayons partant des bords du Soleil étaient tangents à la partie solide et entièrement opaque de notre globe ; mais lorsqu’on a remarqué l’énorme affaiblissement qu’éprouvent les rayons solaires en traversant les couches atmosphériques comprises entre le point où le Soleil se lève à l’horizon et la place de l’observateur ; quand on songe, en outre, que ces rayons prolongés au delà de l’observateur traversent une épaisseur d’atmosphère égale à la première, on conçoit que, dans des circonstances données, ces couches atmosphériques peuvent jouer dans la formation du cône d’ombre le rôle de la partie solide ou entièrement opaque de notre globe, et que leur épaisseur doit être ajoutée à celle du rayon de la partie solide de la Terre. On voit aussi pourquoi dans des cas exceptionnels, l’atmosphère étant parfaitement diaphane, cette addition ne doit pas être faite par ceux qui entendent déterminer à l’avance, à l’aide du calcul, les circonstances d’une éclipse de Lune.

D’après la théorie que nous avons donnée des éclipses, la Lune devrait disparaître totalement lorsqu’elle pénètre dans le cône d’ombre par la partie centrale, et il est de fait que, même dans ces circonstances, l’astre ne disparaît presque jamais.

Examinons quelle peut être la cause de cette anomalie qui déjà avait été signalée par des astronomes de l’antiquité.

Nous avons trouvé les dimensions du cône d’ombre en supposant que les rayons du Soleil tangents à la surface de la Terre se mouvaient au delà de notre globe en ligne droite ; mais l’atmosphère terrestre, dont la densité diminue avec la hauteur, fait éprouver à ces rayons une inflexion, une réfraction en vertu de laquelle ils se rencontrent réellement beaucoup plus tôt qu’ils ne sauraient le faire sans cela. Le sommet du cône d’ombre réel que la terre projette derrière elle doit donc être moins éloigné que nous ne l’avons supposé. Les rayons solaires infléchis par les couches inférieures de l’atmosphère terrestre peuvent atteindre le corps de la Lune contrairement à ce que nous avait indiqué une conception géométrique dégagée de la cause physique que nous avons maintenant fait entrer en ligne de compte.

Les rayons qui traversent les couches inférieures de l’atmosphère se colorent toujours en rouge, ainsi qu’on peut le déduire de l’observation des levers et des couchers du Soleil, de la Lune et des autres astres. Si l’explication que nous discutons est fondée, c’est d’une teinte rouge que la Lune doit briller lorsqu’elle ne disparaît pas tout à fait ; Or, ce résultat de la théorie est parfaitement conforme aux observations. Il arrivera ainsi que la lumière secondaire ou réfléchie qui atteint la Lune au moment d’une éclipse totale sera d’autant plus vive que les rayons qui lui parviennent ainsi exceptionnellement auront eu à éprouver une moindre réfraction ; cette lumière aura donc plus d’intensité dans les éclipses apogées que dans les éclipses périgées. C’est ce qui est confirmé par toutes les relations des astronomes.

Je ne dois pas dissimuler pourtant que cette explication, toute naturelle qu’elle peut paraître, a été révoquée en doute par des observateurs justement eélèbres.

Suivant les calculs de William Herschel, dans l’éclipse de Lune du 22 octobre 1790, il aurait fallu, pour rendre compte de l’arrivée des rayons solaires sur le corps de la Lune, qu’ils eussent éprouvé dans l’atmosphère terrestre une réfraction égale à 54′ 6″, ce qui lui paraissait impossible. Il préférait supposer, avec quelques anciens, que toutes les planètes, y compris la Lune, émettent une faible lumière. Mais comment l’illustre astronome n’a-t-il pas remarqué que, dans cette hypothèse, la Lune ne devait jamais disparaître en totalité. Or, les annales de l’astronomie renferment plusieurs observations d’éclipses totales de Lune, accompagnées d’une disparition complète de l’astre. Ainsi, Hévélius rapporte qu’on ne voyait aucune trace de notre satellite dans l’éclipse du 25 avril 1612. Maraldi dit avoir remarqué plusieurs fois le même phénomène. La Lune, suivant ce que racontent MM. Maedler et Beer, disparut aussi entièrement à Londres et à Dresde pendant l’éclipse du 10 juin 1816.

Ces disparitions complètes se concilient facilement avec l’hypothèse que nous avons discutée d’abord ; il suffira de supposer que les régions de notre atmosphère que doivent traverser les rayons qui peuvent parvenir à la Lune par voie de réfraction sont quelquefois couvertes de nuages.

Qui pourrait légitimement se servir du mot impossible, lorsqu’il s’agit de réfractions éprouvées dans l’atmosphère des régions polaires et par des températures au dessous de zéro, dont les valeurs entières ne sont pas encore exactement connues ? Remarquons, au surplus, que les bizarreries qu’offrent dans leur déplacement sur le corps de la Lune les lumières rougeâtres en question tiennent peut-être au déplacement des éclaircies de l’atmosphère terrestre par lesquelles la lumière solaire parvient à pénétrer jusqu’à la Lune. On se tromperait fort, en effet, si l’on supposait que la nuance rougeâtre dont nous nous occupons ici est uniformément répandue sur la surface de l’astre. Messier aperçut dans les éclipses de Lune de 1783 des parties du disque diversement éclairées qui circulaient lentement autour du centre de la Lune.

Au surplus, des phénomènes de polarisation observés dans cette lumière secondaire tendraient à faire croire qu’une partie de cette lumière parvient à notre satellite après s’être réfléchie, c’est-à-dire polarisée, dans les régions supérieures de notre atmosphère. Je ne consigne ici cette remarque (je n’ai eu l’occasion de la faire qu’une seule fois) que pour engager les observateurs à suivre attentivement un phénomène d’où l’on pourra déduire plus d’une conséquence importante.

Parlons aussi, en terminant, de la teinte bleuâtre qu’ont présentée quelquefois les parties de la Lune situées sur les bords de l’ombre, comme l’ont remarqué MM. Beer et Mædler dans l’éclipse de Lune du 28 décembre 1833. Ce phénomène trouve son explication dans ce fait bien connu des physiciens, que toute lumière blanche comparativement faible, placée à côté d’un rouge intense, paraît par voie de contraste être d’un bleu prononcé.

Le cône dans lequel la Lune pénètre quand elle cesse d’être visible, devant avoir pour axe la ligne passant par le centre du Soleil et le centre de la Terre, il semble impossible que la Lune éclipsée se voie jamais au-dessus de l’horizon en même temps que le Soleil.

Cléomède disait déjà qu’une telle observation mentionnée par des auteurs plus anciens que lui était un conte fait à plaisir pour embarrasser les astronomes.

Cependant il est certain que, dans l’éclipse du 16 juin 1666, observée en Toscane, la Lune se leva éclipsée, le Soleil étant encore au-dessus de l’horizon occidental, ce qui semblait impliquer que les deux astres n’étaient pas diamétralement opposés relativement au centre de la Terre. On peut citer encore l’éclipse observée à Montmartre, le 26 mai 1668, par les membres de l’Académie des sciences, où les mêmes circonstances se reproduisirent.

Le phénomène n’est en désaccord avec la théorie des éclipses qu’en apparence.

La réfraction atmosphérique fait que le Soleil et la Lune se montrent dans des places qu’ils n’occupent pas en réalité. La réfraction hâte le lever de la Lune et retarde le coucher du Soleil.

Quoique dans les deux cas que nous venons de citer les deux astres fussent couchés l’un et l’autre, les rayons lumineux, partis des divers points de leur disque, arrivaient à l’œil de l’observateur en suivant dans l’atmosphère une route curviligne.

En prenant dans les tables (liv. xx, chap. xiv), la valeur de la réfraction atmosphérique horizontale, on explique le phénomène de l’apparition simultanée des deux astres, en 1666 et en 1668, jusque dans les plus petits détails numériques.

Depuis le commencement d’une éclipse jusqu’à la fin, l’ombre paraît avoir sur le disque de la Lune une forme circulaire. Cette remarque fut faite par les plus anciens observateurs.

Manilius, qui vivait vers l’an 10 de notre ère, apporte en preuve de la rondeur de la Terre la forme de son ombre durant les éclipses de Lune ; car l’ombre doit toujours ressembler plus ou moins au corps opaque qui en est la cause, surtout lorsque le corps lumineux qui l’éclaire a de petites dimensions.

Cléomède, qui vivait sous Auguste, avait fait la même remarque.