Astronomie populaire (Arago)/XXI/34

GIDE et J. BAUDRY (Tome 3p. 503-510).

CHAPITRE XXXIV

des lunatiques ou de l’action prétendue de la lune sur les êtres animés et particulièrement sur certaines maladies


Le mot lunatique (surtout en anglais, lunatic) désigne les personnes qui, de temps à autre, sont privées de leur raison. Quelle est l’origine de cette dénomination ? Je l’ignore. Je consignerai seulement ici une observation assez triste et digne de remarque. J’ai trouvé que beaucoup de savants éminents, que des savants très-sages et très-réservés dans leurs conceptions, se laissaient aller à une grande exaltation, à d’incroyables singularités toutes les fois que la Lune les occupait. Pour qu’on ne m’accuse pas de subir en ce moment la même influence, je justifierai ma remarque par des citations. En supposant que la Lune était un miroir poli, quelques personnes conçurent jadis la pensée de se servir de cet astre comme intermédiaire, pour établir des communications visuelles entre les points de la Terre les plus éloignés. Ne voit-on pas, disaient-elles, les objets en visant à leurs images produites par des miroirs, même dans les positions où ces objets, cachés sous des écrans, ne sauraient être aperçus directement ? Ëh bien, des caractères sur un papier peuvent, ou naturellement, ou amplifiés suivant des procédés optiques, être portés jusqu’à la Lune qui les renverra sur tel ou tel point de la Terre. Là, des moyens d’amplification les rendront perceptibles.

Mersenne, qui se crut obligé de combattre ces rêveries, rapporte qu’Agrippa se vantait de savoir des moyens de les réaliser.

«D’autres, dit le Révérend Père minime, assurent qu’on a fait savoir des nouvelles bien secrètes, par ce moyen, à ceux qui étaient très-éloignés. »

Ces autres, dont parle Mersenne, étaient certainement étrangers aux notions les plus élémentaires de l’optique.

Croirait-on qu’à l’époque actuelle, des savants d’un mérite incontestable et incontesté, des savants de première ligne ont cru trouver un moyen de se mettre en communication avec les habitants de la Lune ! Ce moyen consisterait, disent-ils, à allumer de temps en temps pendant des nuits obscures, sur des montagnes convenablement choisies, des feux formant des polygones réguliers, surtout des polygones étoilés. Les habitants de notre satellite[1] dont on suppose l’intelligence fort développée, ne manqueraient pas, dit-on, de comprendre que ce sont des signaux qu’on leur fait sur la Terre et s’empresseraient d’y répondre ! Mais c’est assez s’arrêter sur de pareilles imaginations ; hâtons-nous de passer à des objets plus sérieux, à l’influence prétendue de la Lune sur les maladies.

Dans un livre de 1399, un savant historien de la folie de Charles VI écrivait :

« Le roi qui avait recouvré la santé, célébra la solennité de Pâques en son hôtel royal de Saint-Paul, et, dans l’octave, il reçut dévotement de la main de l’évêque de Paris le sacrement de la confirmation… Chacun se réjouissait de sa convalescence, mais cet heureux état ne dura pas longtemps. Cette même année il retomba six fois en démence, soit à la nouvelle Lune, soit à la pleine Lune »

Il y aurait eu conséquemment six pleines et six nouvelles Lunes qui auraient été sans effet sur l’état mental de l’infortuné monarque, il n’est donc pas possible de tirer aucune conclusion raisonnée d’un fait qui, en le supposant exact, n’a pas été accompagné, par les chroniqueurs, des détails nécessaires pour entraîner la conviction de ceux qui envisagent de sang-froid les questions de cette nature.

Le médecin Joubert, chancelier de l’École de Médecine de Montpellier, publia en 1578, un ouvrage sur les Erreurs populaires touchant la médecine. Dans cet ouvrage, il classe « le mal caduc (l’épilepsie) et quelque espèce de folie dite mélancolie, parmi les maux qui suivent fort évidemment le cours et les faces de la Lune, » mais sans citer des exemples démonstratifs à l’appui de son opinion.

À l’instant même d’une éclipse de Lune, un maniaque, suivant Mathiolus Faber, devint furieux, s’arma d’une épée et en frappa tous ceux qui se trouvèrent sur son passage.

Faut-il voir là le résultat d’une action physique de notre satellite ou bien l’effet d’une imagination qui s’était exaltée dans l’attente du phénomène céleste ? Je pense qu’on n’hésitera pas à adopter cette dernière supposition, si j’ajoute qu’avant le jour fatal de l’éclipse, le maniaque était devenu de plus en plus sombre et soucieux.

Rimazzini rapporte que les personnes atteintes d’une fièvre épidémique qui régna dans toute l’Italie en 1693, périrent en très-grand nombre le 21 janvier, au moment d’une éclipse de Lune. J’admettrais peut-être la conséquence que Rimazzini tire de ce fait, si je savais avec certitude que les victimes du 21 janvier ignoraient que l’éclipse dût avoir lieu. Comment, en vérité, ne serait-on pas tenté de faire, en tout ceci, une large part à l’imagination frappée des malades, lorsque nous trouvons qu’en août 1654, des personnes considérables s’enfermèrent, par ordonnance du médecin, dans des chambres bien closes, bien échauffées et bien parfumées, afin d’échapper aux mauvaises influences de l’éclipse de Soleil qui arriva ce jour-là ; lorsque le judicieux Petit nous apprend en outre que les ecclésiastiques, tant la consternation était grande, ne pouvaient suffire à confesser tous les effrayés ; ce qui par parenthèse, contraignit le curé d’un village près de Paris, à dire au prône que l’éclipse avait été remise à la quinzaine et qu’on pouvait en toute assurance ne pas tant se presser ? Je ne dissimulerai pas, toutefois, que le savant Vallisneri assure qu’étant à Padoue, convalescent d’une longue maladie, il éprouva lui-même, le 12 mai 1706, pendant une éclipse de Soleil, des faiblesses et des tremblements inusités ; que l’illustre Bacon s’évanouissait pendant toutes les éclipses de Lune et ne recouvrait ses sens qu’à mesure que l’astre revenait à la lumière ? Au reste, pour que ces deux exemples prouvassent sans réplique l’existence des influences lunaires, il faudrait établir que la faiblesse de caractère, que la pusillanimité ne se sont jamais alliées à d’éminentes qualités de l’intelligence ; or c’est une thèse dans laquelle je ne prétends pas m’engager.

Menuret considère les maladies cutanées comme celles dont les reprises se lient le plus incontestablement aux phases lunaires. Il assure avoir observé lui-même, en 1760, une teigne qui pendant la période du décours s’aggravait de plus en plus, parvenait à son maximum d’intensité vers la nouvelle Lune, envahissait alors tout le visage, la poitrine, et causait des démangeaisons insoutenables. Après cette époque tous les symptômes disparaissaient peu à peu, le visage se nettoyait ; tandis qu’on voyait les mêmes accidents recommencer dès que la pleine Lune était passée.

Voilà assurément une coïncidence bien remarquable, mais combien de temps dura-t-elle ? Trois mois, pas davantage !

Menuret dit avoir fait des observations analogues sur la gale. Ici, ce serait à la pleine Lune que la maladie atteindrait son maximum.

Je n’entends nullement nier ces observations. Je ne soupçonne, en aucune manière, la bonne foi du médecin à qui on les doit ; mais n’est-il pas évident que si les coïncidences sur lesquelles il insiste n’avaient pas été fortuites, que si elles avaient tenu à une action réelle de la Lune, on ne serait pas réduit à rapporter trois ou quatre cas plus ou moins saillants, qu’on en citerait par milliers ?

Maurice Hoffmann dit avoir vu la fille d’une mère épileptique, à qui le ventre enflait tous les mois pendant que la Lune croissait, tandis qu’il diminuait, au contraire, dans la période du décours. L’idée d’une coïncidence accidentelle entre les deux phénomènes ne serait pas admissible, si la maladie avait duré très-longtemps avec les mêmes symptômes. La supposition contraire la rendrait très-naturelle. Les termes vagues dans lesquels l’observation d’Hoffmann a été rédigée, lui ôtent presque toute valeur. En pareille matière le public a droit à la confidence des plus minutieux détails, car les savants, ainsi que le dit Bayle, sont quelquefois eux-mêmes de fort méchantes cautions.

Les maladies nerveuses sont celles qui devaient offrir et qui ont offert, en effet, le plus d’indices vrais ou faux de leur liaison avec les positions de la Lune. Ainsi, Méade cite un enfant qui éprouvait toujours des convulsions au moment de l’opposition de cet astre ; Pison parle d’une paralysie que la nouvelle Lune ramenait tous les mois ; Menuret enregistre un cas d’épilepsie dont les accès revenaient à la pleine Lune, etc., etc. Les collections académiques offrent de nombreux exemples de vertiges, de fièvres malignes, de somnambulismes, etc., plus ou moins liés dans leur paroxysme avec les phases lunaires. Gall disait avoir observé que chez les personnes faibles, il y a toujours deux époques par mois, où leur irritabilité est très-exaltée. Dans un ouvrage récent, dans un traité publié à Londres en 1829, l’on assure que ces deux époques sont celles de la nouvelle et de la pleine Lune ! À côté de tant de présomptions favorables aux influences lunaires, apparaît l’imposante autorité de l’astronome et médecin Olbers, qui les nie, qui déclare catégoriquement que dans une longue pratique, il n’en a jamais aperçu aucune trace. Pour ma part, je suis fort disposé à me ranger à cette dernière opinion, mais je conçois très-bien qu’on puisse désirer un plus ample examen ; qu’on ne se rende pas aux arguments tirés des expériences des astronomes sur la presque nullité des effets chimiques ou calorifiques des rayons de la Lune ; car rien ne prouve que la lumière soit le seul moyen d’action de cet astre à distance.

Remarquons en outre, que le système nerveux, comme nous l’avons dit ailleurs, est, à beaucoup d’égards, un instrument infiniment plus délicat que les plus subtils appareils des physiciens modernes. Qui ne sait, en effet, que les nerfs olfactifs nous signalent dans l’air des matières odoriférantes, dont aucune analyse chimique ne pourrait saisir les traces ?

Ce mystérieux phénomène montre de quelle réserve il faut s’entourer quand on veut passer des expériences qui se font sur les substances inanimées au cas, beaucoup plus difficile, des corps doués de la vie.

Quelqu’un demandait un jour à Plutarque pourquoi les poulains qui avaient été poursuivis par le loup deviennent meilleurs coureurs que les autres ? « C’est, répondit le philosophe, parce que peut-être cela n’est pas vrai. »

Cette repartie peint exactement la disposition d’esprit dans laquelle j’étais en écrivant cet article. Je désire qu’on se soit toujours aperçu que je n’en ai pas retranché le mot peut-être.

  1. Cardan, dans les ouvrages duquel on trouve à la fois tant de science et tant de folie, raconte (je prends la citation dans Cyrano Bergerac), « qu’il reçut une fois la visite de deux vieillards, habitants de la Lune ! »