Astronomie populaire (Arago)/XXI/32

GIDE et J. BAUDRY (Tome 3p. 497-500).

CHAPITRE XXXII

lune rousse


« Je suis charmé de vous voir réunis autour de moi, dit un jour Louis XVIII aux membres composant une députation du Bureau des Longitudes qui étaient allés lui présenter la Connaissance des Temps et l’Annuaire, car vous m’expliquerez nettement ce que c’est que la Lune rousse et son mode d’action sur les récoltes. » Laplace, à qui s’adressaient plus particulièrement ces paroles, resta comme atterré ; lui qui avait tant écrit sur la Lune, n’avait en effet jamais songé à la Lune rousse. Laplace consultait tous ses voisins du regard, mais ne voyant personne disposé à prendre la parole, il se détermina à répondre lui-même : « Sire, la Lune rousse n’occupe aucune place dans les théories astronomiques ; nous ne sommes donc pas en mesure de satisfaire la curiosité de Votre Majesté. » Le soir, pendant son jeu, le roi s’égaya beaucoup de l’embarras dans lequel il avait mis les membres de son Bureau des Longitudes. Laplace l’apprit et vint me demander à l’Observatoire si je pouvais l’éclairer sur cette fameuse Lune rousse qui avait été le sujet d’un si désagréable contre-temps. Je lui promis d’aller aux informations auprès des jardiniers du Jardin des Plantes et d’autres cultivateurs. Telle a été l’origine du chapitre qu’on va lire. Il est bien loin de ma pensée d’attribuer le moindre mérite aux réflexions que la Lune rousse m’a inspirées ; mais comme je vois les lignes suivantes reproduites en substance dans des ouvrages récents et sans indication de la source où les auteurs ont puisé, pour éviter tout soupçon de plagiat, je ferai remarquer qu’elles ont paru dans l’Annuaire du Bureau des Longitudes de 1827, en sorte qu’en cas de contestation, je pourrais presque invoquer la prescription légale.

On croit généralement, surtout près de Paris, que la Lune, dans certains mois, a une grande influence sur les phénomènes de la végétation. Les savants ne se sont-ils pas trop hâtés de ranger cette opinion parmi les préjugés populaires qui ne méritent aucun examen ? Le lecteur va en juger.

Les jardiniers donnent le nom de Lune rousse à la Lune qui, commençant en avril, devient pleine soit à la fin de ce mois, soit plus ordinairement dans le courant de mai. Suivant eux, la lumière de la Lune, dans les mois d’avril et de mai, exerce une fâcheuse action sur les jeunes pousses des plantes. Ils assurent avoir observé que la nuit, quand le ciel est serein, les feuilles, les bourgeons exposés à cette lumière roussissent, c’est-à-dire se gèlent, quoique le thermomètre, dans l’atmosphère, se maintienne à plusieurs degrés au-dessus de zéro. Ils ajoutent encore que si un ciel couvert arrête les rayons de l’astre, les empêche d’arriver jusqu’aux plantes, les mêmes effets n’ont plus lieu sous des circonstances de température d’ailleurs parfaitement pareilles. Ces phénomènes semblent indiquer que la lumière de notre satellite est douée d’une certaine vertu frigorifique ; cependant, en dirigeant les plus larges lentilles, les plus grands réflecteurs vers la Lune, et plaçant ensuite à leur foyer des thermomètres très-délicats, on n’a jamais rien aperçu qui puisse justifier une aussi singulière conclusion. Aussi, dans l’esprit des physiciens, la Lune rousse se trouve maintenant reléguée parmi les préjugés populaires, tandis que les agriculteurs restent encore convaincus de l’exactitude de leurs observations. Une belle découverte faite par Wells, il y a quelques années, me permettra, je crois, de concilier ces deux opinions, en apparence si contradictoires.

Personne avant Wells n’avait imaginé que les corps terrestres, sauf le cas d’une évaporation prompte, pussent acquérir la nuit une température différente de celle de l’atmosphère dont ils sont entourés. Ce fait important est aujourd’hui constaté. Si l’on place en plein air de petites masses de coton, d’édredon, etc., on trouve souvent que leur température est de 6, de 7 et même de 8 degrés centigrades au-dessous de la température de l’atmosphère ambiante. Les végétaux sont dans le même cas. Il ne faut donc pas juger du froid qu’une plante a éprouvé la nuit, par les seules indications d’un thermomètre suspendu dans l’atmosphère. La plante peut être fortement gelée, quoique l’air se soit constamment maintenu à plusieurs degrés au-dessus de zéro.

Ces différences de température entre les corps solides et l’atmosphère ne s’élèvent à 6, 7 ou 8 degrés du thermomètre" centésimal, que par un temps parfaitement serein. Si le ciel est couvert, la différence disparaît tout à fait ou devient insensible.

Est-il maintenant nécessaire que je fasse ressortir la liaison de ces phénomènes avec les opinions des agriculteurs sur la Lune rousse ?

Dans les nuits des mois d’avril et de mai, la température de l’atmosphère n’est souvent que de 4, de 5 ou de 6 degrés centigrades au-dessus de zéro. Quand cela arrive, les plantes exposées à la lumière de la Lune, c’est à-dire à un ciel serein, peuvent se geler nonobstant l’indication du thermomètre. Si la Lune, au contraire, ne brille pas, si le ciel est couvert, la température des plantes ne descendant pas au-dessous de celle de l’atmosphère, il n’y aura pas de gelée, à moins que le thermomètre n’ait marqué zéro. Il est donc vrai, comme les jardiniers le prétendent, qu’avec des circonstances thermométriques toutes pareilles, une plante pourra être gelée ou ne l’être pas, suivant que la Lune sera visible ou cachée derrière les nuages ; s’ils se trompent, c’est seulement dans les conclusions : c’est en attribuant l’effet à la lumière de l’astre. La lumière lunaire n’est ici que l’indice d’une atmosphère sereine ; c’est par suite de la pureté du ciel que la congélation nocturne des plantes s’opère ; la Lune n’y contribue aucunement ; qu’elle soit couchée ou sur l’horizon, le phénomène a également lieu. L’observation des jardiniers était incomplète, c’est à tort qu’on la supposait fausse.