Astronomie populaire (Arago)/IV/07

GIDE et J. BAUDRY (Tome 1p. 173-184).

CHAPITRE VII

lunettes d’approche


L’histoire détaillée de la découverte des lunettes figurerait mieux dans un traité de physique que dans cet ouvrage ; mais, attendu que les parties des traités de physique relatives aux lunettes ne renferment pas de notions précises sur le véritable inventeur de ces merveilleux instruments, j’ai pensé que les lecteurs me pardonneraient d’avoir rempli cette lacune d’après des documents découverts et publiés depuis peu d’années. On remarquera d’ailleurs que, sans le secours des lunettes, l’astronomie moderne différerait à peine de l’astronomie ancienne.

Les instruments dont les astronomes font usage ne méritent pas moins d’exciter la curiosité du public que les admirables résultats auxquels on est parvenu.

Rien de grand, d’inusité, n’arrive dans le monde physique sans quelques signes précurseurs. On peut dire la même chose du monde intellectuel. Chaque découverte est un coup de force qui absorbe, qui concentre, qui résume une multitude de petits essais, de petits faits antérieurs dépourvus jusque-là de netteté, de cohérence et de grandeur. L’histoire de la découverte des lunettes d’approche confirme plus que toute autre peut-être la justesse de ces réflexions.

Dans l’ouvrage de Fracastor, intitulé Homocentrica, publié à Venise en 1538, on trouve, iie section, chap. viii, un passage dont voici la traduction :

« Si l’on regarde à travers deux verres oculaires ( specilla ocularia), placés l’un sur l’autre (altero alteri superposito), on voit toutes choses plus grandes et plus proches. »

La section iii chap. xxiii, renferme cet autre paragraphe :

« On fait certains verres oculaires d’une telle épaisseur (littéralement densité), que si on regarde, à travers ces verres, la lune ou un autre astre, on les juge tellement proches que leur distance ne paraît pas excéder celle des clochers (turres). »

Faut-il considérer ces paroles de Fracastor comme une indication suffisamment nette, suffisamment précise des lunettes d’approche proprement dites ? Le lecteur décidera lui-même.

Après que la découverte de la lunette fut constatée, on chercha si elle n’aurait pas été déjà décrite dans des auteurs appartenant au xvie siècle. Kepler lui-même, cet homme si peu accessible à des sentiments de jalousie, crut trouver des indices manifestes du nouvel instrument dans la Magie naturelle de Porta, Napolitain, publiée en 1590. Voici le passage sur lequel s’appuyait l’opinion du rival de Galilée : « La lentille convexe montre les objets plus grands et plus clairs. Une lentille concave, au contraire, fait voir les objets éloignés plus petits, mais distincts ; par conséquent, en les combinant ensemble on pourra voir agrandis et distincts tant les objets voisins que les objets éloignés. »

La conséquence des prémisses n’est pas aussi manifeste que l’auteur veut bien le dire, mais il nous paraît évident que Porta n’en avait pas moins indiqué la combinaison de deux lentilles formant une lunette. (Venturi, t. Ier, p. 84.)

À des combinaisons imparfaites et vagues, nous allons voir succéder maintenant des instruments qui, sous le rapport des dispositions générales et de leurs effets, ne donneront plus lieu à aucune équivoque.

On a trouvé dans les archives de La Haye des documents à l’aide desquels Van Swinden et Moll sont parvenus à des conclusions décisives sur le premier, sur le véritable inventeur des lunettes d’approche.

On lit dans ces documents qu’un fabricant de besicles, nommé Jean Lippershey, à Middelbourg, mais natif de Wesel, adressa, le 2 octobre 1606, une supplique aux États-Généraux, dans laquelle il demandait un brevet de trente années qui lui assurât, soit la construction privilégiée d’un instrument nouveau de son invention, soit une pension annuelle, sous la condition de n’exécuter cet instrument que pour le service du pays. La supplique qualifiait ainsi le nouvel instrument :

« Il sert à faire voir au loin, ainsi que cela a été prouvé à MM. les membres des États-Généraux. »

Le 4 octobre 1608, les États-Généraux nommèrent un député de chaque province pour essayer le nouvel instrument sur une tour du palais du stathouder. (Huygens dit que les premières lunettes avaient un pied et demi de long.)

Le 6 octobre, la commission déclara que l’instrument de Lippershey serait utile au pays ; elle demanda, cependant, qu’il fût perfectionné en telle sorte qu’on pût voir des deux yeux.

Le 9 décembre, Lippershey ayant annoncé qu’il avait résolu le problème, Van Dorth, Magnus et Van der Aa furent chargés de vérifier le fait. Ces commissaires firent un rapport favorable le 15 décembre 1608. L’instrument, construit pour les deux yeux, avait été trouvé bon.

En lisant les extraits des archives de La Haye, donnés par M. Moll, on remarque avec bonheur combien les commissaires des États-Généraux mirent de promptitude à examiner les lunettes de Lippershey. Mais bientôt le déplaisir succède à la satisfaction, car on voit un grand corps national marchander ces instruments incomparables, tout comme s’il se fût agi de quelques caisses d’épices venant des Indes orientales. Enfin, l’indignation vous gagne lorsque les commissaires des États, vaniteux comme des échevins en costume, décident que la lunette restera imparfaite tant qu’on n’y regardera pas des deux yeux, tant que l’observateur sera réduit à la nécessité de cligner, et mettent l’opticien dans l’obligation de consacrer à l’exécution de binocles, un temps qu’il eût beaucoup mieux employé à perfectionner la lunette simple.

Lippershey reçut 900 florins pour trois de ses binocles ; mais les États décidèrent qu’on lui refuserait un brevet, parce qu’il était notoire que déjà différentes personnes avaient eu connaissance de l’invention.

Parmi ces différentes personnes, il faut compter sans doute, Jacques Adriaan’z (Métius), quatrième fils d’Adrien Métius, bourgmestre d’Alcmaar, celui-là même qui découvrit le fameux rapport du diamètre à la circonférence : 113:355. Jacques Métius avait adressé aux États-Généraux, le 17 octobre 1608, une supplique ainsi conçue :

« Je suis parvenu, après deux années de travail et de méditation, à faire un instrument à l’aide duquel on peut voir nettement les objets trop éloignés pour être visibles, ou du moins pour être visibles distinctement. Celui que je présente, fabriqué seulement pour l’essai, avec de mauvais matériaux, est pourtant tout aussi bon, d’après le jugement de Son Excellence (le stathouder) et celui de plusieurs autres personnes qui ont pu faire la comparaison, que l’instrument présenté récemment à Leurs Seigneuries par un bourgeois de Middelbourg. Je suis certain de le perfectionner encore beaucoup ; je demande donc un brevet par lequel il serait défendu, pendant vingt-deux années, sous peine d’amende et de confiscation, à quiconque ne serait pas déjà en possession de cette invention et ne l’aurait pas mise en œuvre, de vendre et d’acheter un instrument semblable. »

Les États engagèrent le suppliant à porter l’instrument à sa perfection, se réservant, s’il y avait lieu, de récompenser plus tard Jacques Métius d’une manière convenable.

Galilée est considéré en Italie comme ayant retrouvé par ses propres efforts la lunette hollandaise sur laquelle il n’avait reçu, au commencement de 1609, que les renseignements les plus imparfaits. On remarque que, dans sa lettre aux chefs de la république vénitienne, renfermant les propriétés des nouveaux instruments, Galilée leur annonçait qu’il n’en construirait que pour l’usage des marins et des armées de la république, si on le désirait. Mais le secret était inutile, puisqu’on fabriquait de ces instruments en Hollande à des prix modérés. Du reste, l’auteur ne faisait aucune mention des travaux antérieurs des Hollandais, ni dans une première lettre que Venturi nous a conservée (tome ier, page 81), ni dans un décret du sénat de Venise, en date du 25 août 1609[1]. La découverte est présentée comme la conséquence des principes secrets de la perspective.

C’est à tort que les auteurs italiens prétendent que la doctrine des réfractions a joué un rôle important dans la seconde découverte faite par Galilée de la lunette hollandaise. Nous avons sur ce point des arguments décisifs, nous avons le récit fait par Galilée lui-même de la série de déductions à l’aide de laquelle ce grand homme produisit les premiers instruments.

Huygens disait, dans sa Dioptrique : « Je mettrais sans hésiter au-dessus de tous les mortels celui qui par ses seules réflexions, celui qui sans le concours du hasard serait arrivé à l’invention des lunettes. »

Voyons si Lippershey, si Jacques Métius, etc., ont été ces hommes sans pareils.

Hieronimus Sirturus rapporte qu’un inconnu, homme ou génie, s’étant présenté chez Lippershey, lui commanda plusieurs lentilles convexes et concaves. Le jour convenu, il alla les chercher, en choisit deux, l’une concave, la seconde convexe, les mit devant son œil, les écarta peu à peu l’une de l’autre, sans dire si cette manœuvre avait pour objet l’examen du travail de l’artiste ou toute autre cause, paya et disparut. Lippershey se mit incontinent à imiter ce qu’il venait de voir faire, reconnut le grossissement engendré par la combinaison des deux lentilles, attacha les deux verres aux extrémités d’un tube, et se hâta d’offrir le nouvel instrument au prince Moritz de Nassau.

Suivant une autre version, les enfants de Lippershey, en jouant dans la boutique de leur père, s’avisèrent de regarder au travers de deux lentilles, l’une convexe, l’autre concave ; ces deux verres s’étant trouvés à la distance convenable, montrèrent le coq du clocher de Middelbourg grossi ou notablement rapproché. La surprise des enfants ayant éveillé l’attention de Lippershey, celui-ci, pour rendre l’épreuve plus commode, établit d’abord les verres sur une planchette ; ensuite il les fixa aux extrémités de deux tuyaux susceptibles de rentrer l’un dans l’autre. À partir de ce moment, la lunette était trouvée.

Les principaux documents qui ont servi à rédiger ce chapitre, en ce qui concerne Lippershey, ont été empruntés à un Mémoire de M. Olbers, publié dans l’Annuaire de Schumacher de 1843.

J’ai supprimé de l’article d’Olbers un passage extrait d’une lettre de Fuccarius à Kepler, passage qui cherchait à montrer que Galilée avait déjà vu et touché de ses mains une lunette hollandaise quand il reproduisit cet admirable instrument.

Il m’a semblé qu’on ne devait pas accueillir sans preuve les assertions de Fuccarius, qui tendraient à ébranler la juste admiration dont le monde savant a entouré l’immortel Galilée.

On disait, du temps de Galilée, que le pape Léon X possédait une lunette au moyen de laquelle il voyait de Florence les oiseaux qui volaient à Fiesole.

Je ne vois pas la conclusion qu’il est possible de tirer raisonnablement d’un pareil fait contre la sincérité du grand philosophe florentin.

Les lunettes sorties des mains de Galilée grossirent successivement, quatre, sept et trente fois les dimensions linéaires des astres. Ce dernier nombre, l’illustre astronome de Florence ne le dépassa jamais.

Quant aux instruments à l’aide desquels Huygens fit ses belles observations, je crois que c’étaient des lunettes de 12 et de 23 pieds de long (de 4m et 7m, 5), de 2 pouces 1/3 d’ouverture (63 millimètres), et qu’elles ne grossissaient que quarante-huit, cinquante et quatre-vingt douze fois. Rien ne prouve que Jean-Dominique Cassini ait jamais appliqué à ses meilleures lunettes des grossissements linéaires de plus de cent cinquante fois. Auzout, qui, en même temps astronome et artiste, était parfaitement au courant de l’état de l’optique pratique à son époque (1664), cite les meilleures lunettes du célèbre Campani de Rome, des lunettes de 17 pieds de long (8m, 5), qui ne donnaient sur le ciel qu’un grossissement de cent cinquante fois. Il cite encore une lunette de 35 pieds (11m, 5), sortie des ateliers de Rives, à Londres, présentée en cadeau par le roi d’Angleterre au duc d’Orléans, et dont le grossissement maximum s’élevait à cent fois ; une lunette de 12 pieds (4m) de long, où le grossissement n’était pas porté au delà de soixante-quatorze fois ; une lunette de lui-même (Auzout), de 31 pieds (10m), armée d’un grossissement de cent quarante fois ; enfin, une lunette travaillée aussi par Auzout, et qui, avec la colossale longueur focale de 300 pieds (97m, 5), ne grossissait que six cents fois. Il est bien entendu que, lorsque les objectifs avaient des distances focales si démesurées, on les employait sans tuyau. C’est dans ce but qu’on voyait jadis dans le jardin de l’Observatoire de Paris de grands mâts, et même un grand échafaudage en charpente qui avait servi à la construction de la célèbre machine de Marly, et qu’on destinait à porter ces précieux objectifs, l’observateur devant se promener l’oculaire à la main à une distance convenable de l’image aérienne. On fit alors la remarque curieuse que les rayons qui passaient transversalement dans l’espace compris entre l’objectif et son foyer ne troublaient nullement la netteté de l’image focale.

Je dois dire que la confusion que l’on fait souvent du microscope et du télescope jette de l’obscurité sur l’histoire de l’invention de ces deux instruments. Aussi insisterai-je ici sur les caractères qui peuvent les faire distinguer. Les microscopes et les télescopes, comme l’indique l’étymologie des noms qu’ils portent, servent respectivement à examiner les petits objets et les objets éloignés. D’après l’étymologie du mot télescope, il est évident d’ailleurs qu’il s’applique aux télescopes proprement dits où l’on observe des images réfléchies sur des miroirs, et aux lunettes qu’on a appelées télescopes dioptriques, et où l’on n’observe qu’avec des verres ou lentilles ; les télescopes à miroirs ont été aussi divisés en catoptriques, quand ils n’ont que des miroirs, et en catadioptriques quand ils sont composés de miroirs et de lentilles. Les télescopes et microscopes diffèrent essentiellement les uns des autres par les dispositions des deux verres qui les composent. Dans le télescope dioptrique, ou lunette, le verre à long foyer et à large ouverture est tourné du côté de l’objet : c’est l’objectif de l’instrument. L’objectif dans le microscope est au contraire le verre de plus court foyer.

John Dollond prit part, en 1757, à la polémique qu’Euler avait soulevée, touchant la possibilité d’exécuter des lunettes sans couleurs, des lunettes achromatiques, comme on a dit plus tard (liv. iii, chap. xi, p. 110). On sait qu’aux yeux du grand géomètre allemand cette possibilité résultait d’un prétendu achromatisme de l’œil. Klingenstierna répandit sur le sujet quelque clarté nouvelle ; enfin, Dollond constata que l’expérience de Newton, sur laquelle roulait le débat, était entachée d’erreur. En opposant un prisme à angle variable et rempli d’eau à un prisme de verre ordinaire, le célèbre opticien montra que le rayon qui sortait sans coloration de l’ensemble des deux prismes s’était réfracté, et, d’autre part, que ce même rayon, quand il n’éprouvait pas de réfraction, quand il sortait de l’appareil parallèlement à sa direction initiale, formait un spectre coloré sensible, offrant à ses deux bords surtout des iris manifestes.

Dès qu’il fut établi ainsi que certaines combinaisons de prismes déviaient la lumière sans opérer la séparation des rayons de différentes couleurs, la possibilité de construire des lentilles, des objectifs achromatiques, ne pouvait plus soulever un doute. Il restait seulement à chercher des matières solides qui produisissent aussi bien ou mieux les effets obtenus par la combinaison de prismes ordinaires et de prismes d’eau. Dollond ayant trouvé que les deux verres flint-glass et crown-glass satisfaisaient aux conditions désirées, exécuta aussitôt, en 1757-1758, d’excellentes lunettes achromatiques, les seules dont on fasse usage aujourd’hui. L’illustre opticien reçut à cette occasion, de la Société royale de Londres, la médaille de Copley.

Les lunettes achromatiques subirent le sort ordinaire des grandes inventions ; à peine eurent-elles paru, qu’on prétendit qu’un propriétaire campagnard, nommé Hall, en avait exécuté plusieurs d’après les mêmes principes dès l’année 1733. Cette prétention donna lieu, en chancellerie, à un procès en déchéance du brevet de Dollond.

Le lord chancelier Mansfield, tout en déclarant, d’après l’enquête faite par ses ordres, qu’il était convaincu que Hall avait précédé Dollond dans la construction des lunettes sans couleur, refusa d’annuler le brevet par le motif que Hall n’avait rien publié à ce sujet, qu’il s’était même entouré de toutes les précautions imaginables pour empêcher que les artistes qui exécutaient les lentilles devinassent dans quel but on les faisait travailler.

Au surplus, la médaille de Copley, accordée par la Société royale à Dollond, montre avec une entière évidence que cet éminent artiste était considéré par la très-grande majorité des savants anglais contemporains, si ce n’est par l’unanimité, comme le véritable inventeur de la découverte. Ce serait une témérité que de vouloir, après un siècle, revenir sur une décision aussi solennelle.

On est vraiment peiné de voir qu’à l’époque en question, le célèbre artiste Ramsden se rangea avec passion parmi les adversaires de son beau-frère Dollond.

L’industrie de la fabrication des lunettes achromatiques était passée, au commencement de ce siècle, de l’Angleterre dans le continent. Quelques indices font supposer que nos voisins sauront se ressaisir bientôt de leur supériorité primitive. On était particulièrement arrêté dans les îles Britanniques, comme sur le continent, par la difficulté de trouver de larges plaques de flint-glass exemptes de stries ; mais maintenant, quand il s’agit de lunettes de grandes dimensions, comme de 33 centimètres d’ouverture, par exemple, on a la même peine à se procurer du crown-glass d’une pureté convenable. Les plus grandes lunettes achromatiques actuellement employées sont celles de Poulkova, de Cambridge (Amérique) et de Paris ; elles ont toutes les trois 14 pouces (38 centimètres) d’ouverture.

Les deux premières sont sorties des célèbres ateliers de Munich ; la troisième a été exécutée par Lerebours.

  1. Les premiers travaux de Galilée sur les lunettes paraissaient être du mois de mai 1609. Il résulte d’un passage d’un journal de Pierre l’Estoile que dans le mois d’avril de cette même année on vendait publiquement à Paris des lunettes hollandaises. (Voyez le Magasin Pittoresque, année 1853, p. 7.)