Astronomie populaire (Arago)/IV/06

GIDE et J. BAUDRY (Tome 1p. 170-172).

CHAPITRE VI

les anciens connaissaient-ils les lunettes


Les anciens, a-t-on dit, avaient sur la constitution du ciel des notions que les modernes n’ont pu vérifier qu’avec des télescopes. Comment les auraient-ils acquises sans le secours de ces instruments ?

Suivant Démocrite, la voie lactée contenait une quantité innombrable d’étoiles, et le mélange confus de leur lumière était la vraie, l’unique cause de cette blancheur lactée, à peu près circulaire, qui a été l’objet de tant de suppositions singulières au sein des nations civilisées et chez les peuples barbares.

Nous savons aujourd’hui que l’explication est exacte en grande partie ; mais il ne répugne pas de supposer que Démocrite la découvrit par voie conjecturale et sans le secours d’aucune observation directe.

Le même philosophe disait : « Les taches de la lune sont les ombres que projettent des montagnes excessivement élevées. » Ici, on pourrait d’autant moins supposer des observations faites par Démocrite que les taches proprement dites, que les taches visibles à l’œil nu, ne sont pas des ombres de montagnes ; la plus faible lunette le démontre avec évidence.

Un passage de Strabon constitue le plus fort argument sur lequel se soient appuyés les admirateurs aveugles de l’antiquité, pour établir que l’invention des lunettes n’appartient pas aux modernes. Le célèbre géographe s’étant demandé pourquoi le soleil paraît plus grand à son lever et à son coucher, répond en ces termes : « Cela vient des vapeurs qui s’élèvent des eaux de la mer, et au travers desquelles les rayons visuels se brisent comme s’ils passaient par des tuyaux. »

Mais d’après l’opinion unanime des plus célèbres hellénistes, Vossius, Coray, Hase, etc., ce passage a été altéré par les copistes. Après l’avoir rectifié, Coray et La Porte du Theil en ont donné la traduction suivante, dans laquelle toute allusion à des lunettes, à des tuyaux, a totalement disparu :

« Quant à ce que, sur mer, le soleil paraît plus grand à son coucher et à son lever, cela vient du plus grand nombre de vapeurs qui s’élèvent des eaux de la mer ; comme elles sont transparentes, elles transmettent les rayons visuels qui, par leur réfraction, nous font paraître les objets plus grands qu’ils ne le sont en effet. La même chose nous arrive lorsque le soleil ou la lune, à leur lever ou à leur coucher, viennent frapper notre vue au travers d’un nuage sec et léger ; outre l’augmentation apparente du volume, ces astres nous paraissent rougeâtres. » (Strabon, tome Ier, livre iii, pages 387 et 388 de la traduction française de MM. Coray et de La Porte du Theil.)

Aristote, en parlant des tubes à travers lesquels les anciens regardaient les objets éloignés, compare leur effet à celui de la main posée sur le front ou à l’effet d’un puits du fond duquel on voit les étoiles en plein jour. (ve livre de la Génération des animaux, cité par Ameilhon. Acad. des inscriptions, tome XLII, page 497.)

Ceux qui ont prétendu doter l’antiquité de tous les moyens d’investigation mis en usage parmi les modernes, ont cité certain dessin joint à un vieux manuscrit, et dans lequel Ptolémée est représenté observant les astres avec une prétendue lunette. Mais ce dessin, dont Mabillon a parlé le premier, exécuté par Conrad en 1212, prouve seulement, ce qui, du reste, est parfaitement établi par le passage d’Aristote cité plus haut, que chez les anciens on examinait quelquefois les astres avec de longs tuyaux.