Michel Levy Frères. (Tome 2p. 69-84).

V.

VISITES DOMICILIAIRES.

Le lendemain du jour où, dans les jardins du Petit-Nesle, cette histoire fut racontée à la lueur des étoiles, l’atelier de Benvenuto avait dès le matin son aspect accoutumé ; le maître travaillait à la Salière d’or dont il avait si vaillamment défendu la matière première contre les quatre bravi qui voulaient la lui prendre, et sa vie par dessus. Ascanio ciselait le lis de madame d’Etampes ; Jacques Aubry, mollement étendu sur une chaise, adressait mille questions à Cellini, qui ne lui répondait pas, et qui mettait l’écolier amateur dans la nécessité de se faire les réponses lui même. Pagolo regardait en dessous Catherine, qui travaillait à quelque ouvrage de femme. Hermann et les autres ouvriers limaient, frappaient, soudaient, ciselaient, et la chanson de Scozzone égayait ce calme de l’activité.

Le Petit-Nesle était loin d’être aussi tranquille. Colombe avait disparu.

Tout y était donc en rumeur ; on cherchait, on appelait ; dame Perrine jetait les hauts cris, et le prévôt, qu’on était allé querir à la hâte, tâchait de saisir au milieu des lamentations de la bonne dame quelque indice qui pût le mettre sur les traces de l’absente, et probablement de la fugitive.

— Voyons, dame Perrine, vous dites donc que c’est hier au soir, quelques instans après mon départ, que vous l’avez vue pour la dernière fois, demandait le prévôt.

— Hélas ! oui, messire. Jésus Dieu ! quelle aventure ! la pauvre chère enfant paraissait un peu triste, elle est allée se débarrasser de tous ses beaux affiquets de cour ; elle a mis une simple robe blanche… saints du paradis, ayez pitié de nous ! et puis elle m’a dit : « Dame Perrine, la soirée est belle, je vais aller faire un tour dans mon allée. » Il pouvait être sept heures du soir. Madame que voici, dit Perrine en montrant Pulchérie, la suivante qu’on lui avait donnée pour aide ou plutôt pour supérieure ; madame que voici, selon son habitude, était déjà rentrée dans sa chambre, sans doute pour préparer ces belles toilettes qu’elle fait si bien, et moi je m’étais mise à coudre dans la salle en bas. Je ne sais combien de temps je restai là à travailler, il est possible qu’à la longue mes pauvres yeux fatigués se soient fermés malgré moi, et que j’aie un peu perdu connaissance.

— Selon votre habitude, interrompit aigrement Pulchérie.

— Toujours est-il, reprit dame Perrine sans daigner répondre à cette mesquine calomnie, que vers dix heures je quittai mon fauteuil, et j’allai voir au jardin si Colombe ne s’y était pas oubliée. J’appelai et ne trouvai personne ; je crus alors qu’elle était rentrée chez elle, et s’était couchée sans me déranger, comme cela lui était arrivé mille fois, à la chère fille. Miséricorde du ciel ! qui aurait pensé… Ah ! messire le prévôt, je puis bien dire qu’elle n’a pas suivi un amant, mais un ravisseur. Je l’avais élevée dans des principes…

— Et ce matin, dit impatiemment le prévôt, ce matin ?

— Ce matin, quand j’ai vu qu’elle ne descendait pas… Sainte-Vierge, secourez-nous !

— Ah ! au diable vos litanies ! s’écria messire d’Estourville. Racontez donc simplement et sans toutes ces jérémiades. Ce matin ?

— Ah ! monsieur le prévôt, vous ne pouvez pas m’empecher de pleurer jusqu’à ce qu’on la retrouve. Ce matin, messire, inquiète de ne pas la voir (elle était si matinale !), je suis venue frapper à sa porte pour la réveiller, et comme elle ne répondait pas, j’ai ouvert. Personne. Le lit n’était même pas défait, messire. Alors j’ai crié, j’ai appelé, j’ai perdu la tête, et vous ne voulez pas que je pleure !

— Dame Perrine, dit sévèrement le prévôt, auriez-vous introduit ici quelqu’un pendant mon absence ?

— Ici quelqu’un, par exemple ! reprit avec toutes sortes de marques de stupéfaction la gouvernante, qui sentait sa conscience chatouilleuse à cet endroit. Est-ce que vous ne me l’aviez pas défendu, messire ? depuis quand me suis-je permis de jamais transgresser vos ordres ? Quelqu’un ici ! ah ! bien oui !

— Ce Benvenuto, par exemple, qui osait trouver ma fille si belle, n’a pas tenté de vous gagner ?

— Fi donc ! il eût tenté plutôt d’escalader la lune ; je l’aurais joliment reçu, je m’en vante !

— Ainsi vous n’avez jamais admis dans le Petit-Nesle un homme, un jeune homme ?

— Un jeune homme ! bonté du ciel, un jeune homme ! Pourquoi pas le diable ?

— Qu’est-ce donc alors, dit Pulchérie, que ce gentil garcon qui est venu frapper dix fois à la porte depuis que je suis ici, et à qui dix fois j’ai fermé la porte au nez ?

— Un gentil garçon ? vous avez la berlue, ma chère ; à moins que ce ne soit le comte d’Orbec. Ah ! bon Dieu ! j’y suis : c’est peut-être Ascanio que vous voulez dire. Ascanio, vous savez, messire ? cet enfant qui vous a sauvé la vie. Oui, en effet, je lui avais donné à raccommoder les boucles d’argent de mes souliers. Mais lui, un jeune homme, cet apprenti ! mettez des lunettes, ma mie. Au surplus, que ces murs et ces pavés disent s’ils l’ont jamais vu ici.

— Il suffit, interrompit sévèrement le prévôt. Si vous avez trompé ma confiance, dame Perrine, je jure que vous me le paierez ! Je vais aller chez ce Benvenuto ; Dieu sait comment ce manant va me recevoir ; mais il le faut.

Benvenuto, contre toute attente, accueillit le prévôt à merveille. En voyant son sang-froid, son aisance et sa bonne grâce, messire d’Estourville n’osa pas même parler de ses soupçons. Mais il dit que sa fille Colombe ayant été fort sottement effrayée la veille, dans sa terreur panique, elle s’était enfuie comme égarée ; que peut-être, sans que Benvenuto le sût lui-même, elle avait cherché un refuge au Grand-Nesle, — ou bien encore qu’en le traversant pour aller ailleurs, elle avait pu s’y évanouir. Bref, il mentit le plus maladroitement du monde.

Mais Cellini accepta tous ses contes et tous ses prétextes avec politesse, enfin, il eut la complaisance d’avoir l’air de ne s’apercevoir de rien. Il y eut plus, il plaignit le prévôt de toute son âme, lui affirmant qu’il serait heureux de rendre sa fille à un père qui avait toujours entouré son enfant d’une tendresse et d’une affection si touchante et si digne. La fugitive, à l’entendre, avait donc eu le plus grand tort, et ne pouvait rentrer trop tôt sous une protection si rassurante et si douce. Au reste, comme preuve de la sincérité de l’intérêt qu’il portait à messire d’Estourville, il se mettait à sa disposition pour le seconder dans toutes ses recherches, non-seulement dans le Grand-Nesle, mais encore partout ailleurs.

Le prévôt, à demi convaincu, et d’autant plus touché de ces éloges qu’il sentait au fond du cœur qu’il les méritait moins, commença, suivi de Benvenuto Cellini, une investigation scrupuleuse dans son ancienne propriété du Grand-Nesle, dont il connaissait tous les coins et recoins. Aussi ne laissa-t-il pas une porte sans la pousser, une armoire sans l’entr’ouvrir, un bahut sans y jeter un coup d’œil comme par mégarde. Puis, l’hôtel visité dans tous les coins et recoins, il passa dans le jardin, parcourut l’arsenal, la fonderie, le cellier, l’écurie, examina tout rigoureusement. Pendant cette recherche, Benvenuto, fidèle à son obligeance première, l’aidait de son mieux, lui offrant toutes les clefs au fur et à mesure, indiquant tel corridor ou tel cabinet que messire d’Estourville oubliait. Enfin, il lui donna le conseil, de peur que la fugitive ne passât furtivement d’une salle dans une autre, de laisser un de ses gens en sentinelle dans chaque endroit qu’il quittait. Après avoir fureté partout, au bout de deux heures de perquisitions inutiles, messire d’Estourville, certain de n’a voir rien omis, et confondu de l’obligeance de son hôte, quitta le Grand-Nesle en laissant à Benvenuto mille remercimens et mille excuses.

— Quand il vous plaira de revenir, dit l’orfèvre, et si vous avez besoin de recommencer ici vos recherches, ma maison vous est ouverte à toute heure comme, lorsqu’elle vous appartenait ; d’ailleurs, c’est votre droit, messire : n’avons-nous pas signé un traité par lequel nous nous en gageons à vivre en bons voisins ?

Le prévôt remercia Benvenuto, et comme il ne savait de quelle façon lui rendre ses politesses, il loua fort, en sortant, cette gigantesque statue de Mars que l’artiste, comme nous l’avons dit, était en train d’exécuter. Benvenuto lui en fit faire le tour et lui en fit remarquer avec complaisance les étonnantes proportions ; en effet, elle avait plus de soixante pieds de haut, et à sa base près de vingt pas de circonférence.

Messire d’Estourville se retirait fort désolé : il était convaincu, dès lors qu’il n’avait point retrouvé sa fille au Grand-Nesle, qu’elle avait trouvé un asile par la ville. Mais à cette époque, la ville était déjà assez grande pour ennbarrasser le chef même de la police. D’ailleurs, l’avait-on enlevée ou s’était-elle enfuie ? Etait-elle victime d’une violence étrangère, ou avait-elle cédé à son propre mouvement ? C’était une incertitude sur laquelle aucune circonstance ne pouvait le fixer. Il espéra alors que dans le premier cas elle parviendrait à s’échapper, et que dans le second elle reviendrait d’elle-même. Il attendit donc avec assez de patience, interrogeant malgré cela vingt fois par jour dame Perrine, qui passait son temps à adjurer tous les saints du paradis, et qui continuait à jurer ses grands dieux qu’elle n’avait reçu personne, et de fait, non plus que messire d’Estourville, elle n’avait conçu aucun soupçon sur Ascanio.

Le jour et le lendemain s’écoulèrent sans nouvelles. Le prévôt mit alors tous ses agens en campagne, ce qu’il avait négligé de faire jusqu’alors, pour ne pas ébruiter cet événement, auquel sa réputation était si fort intéressée. Il est vrai qu’il ne leur donna que le signalement, sans leur donner le nom, et que leurs perquisitions furent faites sous un tout autre prétexte que celui qui les amenait véritablement ; mais quoiqu’il ne négligeât aucune source secrète d’informations, toutes ses recherches furent sans résultat.

Certes, il n’avait jamais été pour sa fille un père affectueux et tendre, mais s’il ne désespérait pas, il se dépitait, et son orgueil souffrait à défaut de son cœur ; il songeait avec indignation au beau parti que la petite sotte allait peut-être manquer, et avec rage aux quolibets et aux sarcasmes avec lesquels la cour allait accueillir sa mésaventure.

Il fallut bien enfin s’ouvrir de ce malheur au fiancé de Colombe. Le comte d’Orbec en fut affligé à la manière d’un commerçant à qui l’on annonce que ses marchandises ont subi une avarie, mais pas autrement. Il était philosophe, le cher comte, et il promit à son digne ami que si la chose ne s’ébruitait pas trop, le mariage n’en tiendrait pas moins : puis, comme c’était un homme qui savait saisir l’occasion, il profita de la circonstance pour glisser au prévôt quelques mots des projets de madame d’Etampes sur Colombe.

Le prévôt fut ébloui de l’honneur auquel il aurait pu être appelé : son chagrin en redoubla, et il maudit l’ingrate qui se dérobait à une si noble et si belle destinée.

Nous faisons grâce à nos lecteurs de la conversation que cette confidence du comte d’Orbec amena entre les deux vieux courtisans : contentons-nous de dire que la douleur et l’espoir y prirent un caractère bizarrement touchant. Or, comme le malheur rapproche les hommes, le beau-père et le gendre se séparèrent plus unis que jamais, et sans pouvoir se décider encore à renoncer au brillant avenir qu’ils avaient entrevu.

On était convenu de se taire sur cet événement vis-à-vis de tout le monde ; mais la duchesse d’Etampes était une amie trop intime et une complice trop intéressée pour qu’on ne la mit pas dans le secret.

Ce fut bien vu, car elle prit la chose beaucoup plus à cœur que le père et le mari ne l’avaient fait, et, comme on le sait, elle était plus à même que tout autre de renseigner le prévôt et de diriger ses perquisitions.

Elle savait en effet l’amour d’Ascanio pour Colombe, elle l’avait fait elle-même pour ainsi dire assister à toute sa conspiration ; le jeune homme voyant l’honneur de celle qu’il aimait menacé, s’était décidé peut-être à un acte de désespoir ; mais Ascanio le lui avait dit lui-même, Colombe ne l’aimait point, et ne l’aimant point, n’avait pas dû se prêter à de pareils projets. Or, la duchesse d’Etampes connaissait assez celui qu’elle avait soupçonné d’abord pour savoir qu’il n’aurait jamais la hardiesse de braver les mépris et la résistance de sa maîtresse ; et cependant, malgré tous ces raisonnemens, quoiqu’à ses yeux toutes les probabilités fussent qu’Ascanio n’était pas coupable, son instinct de femme Jalouse lui disait que c’était à l’hôtel de Nesle qu’il fallait chercher Colombe, et qu’on devait avant tout s’assurer d’Ascanio.

Mais madame d’Etampes, de son côté, ne pouvait dire à ses amis d’où lui venait cette conviction, car il fallait alors qu’elle leur avouât qu’elle aimait Ascanio, et que, dans l’imprudence de sa passion, elle avait confié à ce jeune homme tous ses desseins sur Colombe. Elle leur assura seulement qu’elle serait bien trompée si Benvenuto n’était pas le coupable, Ascanio le complice, et le Grand-Nesle l’asile. Le prévôt eut beau se débattre, jurer qu’il avait tout vu, tout visité, tout parcouru, elle n’en démordit pas, elle avait pour cela ses raisons, et elle s’obstina tellement dans son opinion, qu’elle finit par jeter des doutes dans l’esprit de messire d’Estourville, qui était cependant certain d’avoir bien cherché.

— D’ailleurs, ajouta la duchesse, j’appellerai moi-même Ascanio, je le verrai, je l’interrogerai, soyez tranquille.

— Oh ! madame, vous êtes trop bonne, dit le prévôt.

— Et vous trop niais, murmura la duchesse entre ses dents.

Elle les congédia.

Elle se mit alors à rêver aux moyens de faire venir le jeune homme, mais comme elle ne s’était encore arrêtée à aucun, on annonça Ascanio ; il allait donc au devant des désirs de madame d’Etampes ; il était froid et calme.

Madame d’Etampes l’enveloppe d’un regard si perçant, qu’on eût dit qu’elle voulait lire jusqu’au fond de son cœur ; mais Ascanio ne parut pas même s’en apercevoir.

— Madame, dit-il en s’inclinant, je viens vous montrer votre lis à peu près terminé ; il n’y manque plus guère que la goutte de rosée de deux cent mille écus que vous avez promis de me fournir.

— Eh bien ! et ta Colombe ? dit madame d’Etampes pour toute réponse.

— Si c’est de mademoiselle d’Estourville que vous voulez parler, madame, reprit gravement Ascanio, je vous supplierai à deux genoux de ne plus prononcer son nom devant moi. Oui, madame, je vous en conjure humblement et instamment, que ce sujet ne revienne jamais entre nous, de grâce !

— Ah ! ah ! du dépit ! fit la duchesse, dont le regard profond n’avait pas un instant quitté Ascanio.

— Quel que soit le sentiment qui m’anime, et dussé-je encourir votre disgrâce, madame, j’oserai vous refuser dorénavant de continuer avec vous tout entretien sur ce sujet. Je me suis juré à moi-même que tout ce qui aurait trait à ce souvenir resterait maintenant mort et enseveli dans mon cœur.

— Me suis-je donc trompée ? pensa la duchesse, et Ascanio n’est-il pour rien dans l’événement ? Cette petite fille aurait-elle suivie de gré ou de force quelque autre ravisseur, et perdue pour les projets de mon ambition, servirait-elle par sa fuite les intérêts de mon amour ?

Puis, après ces réflexions faites à voix basse, elle reprit à voix haute :

— Ascanio, vous me priez de ne plus vous parler d’elle ; me laisserez-vous au moins vous parler de moi ? Vous voyez que sur votre prière je n’insiste pas, mais qui sait si ce second sujet de conversation ne vous sera pas plus désagreable encore que le premier ? Qui sait…

— Pardon si je vous interromps, madame, dit le jeune homme, mais la bonté avec laquelle vous voulez bien m’accorder cette grâce que je vous demande, m’enhardit à en implorer une autre. Quoique de famille noble, je ne suis qu’un pauvre enfant obscur, élevé dans l’ombre d’un atelier d’orfèvre, et de ce cloître artistique, je me suis vu tout à coup transporté dans une sphère brillante, mêlé au destin des empires, ayant, faible, de puissans seigneurs pour ennemis, un roi pour rival ; et quel roi, madame ! François Ier, c’est-à-dire un des plus puissans princes de la chrétienté. Tout à coup, j’ai coudoyé les noms les plus éclatans et les plus illustres destinées ; j’ai aimé sans espoir et l’on m’a aimé sans retour ! et qui m’aimait, grand Dieu ! Vous, une des plus belles, une des plus nobles dames de la terre ! Tout cela a mis le trouble en moi et hors de moi ; tout cela m’a étourdi, écrasé, anéanti, madame !

Je suis effrayé comme un nain qui se réveillerait parmi des géans ; je n’ai plus une idée en place, plus un sentiment dont je me rende compte ; je me trouve comme perdu dans toutes ces haines terribles, dans tous ces amours implacables, dans toutes ces ambitions glorieuses. Madame, laissez-moi respirer, je vous en conjure ; permettez au naufragé de revenir à lui, au convalescent de reprendre ses forces ; le temps, je l’espère, remettra tout en ordre dans mon âme et dans ma vie. Du temps, madame, donnez-moi du temps, et par pitié ne voyez aujourd’hui en moi que l’artiste qui vient vous demander si son lis est de votre goût.

La duchesse fixa sur Ascanio un regard plein de doute et d’étonnement ; elle n’avait pas supposé que ce jeune homme, que cet enfant pût parler de ce ton à la fois Poétique, grave et sévère ; aussi se sentit-elle moralement contrainte de lui obéir, et ne parlant plus que de son lis, donna-t-elle à Ascanio des éloges et des conseils, lui promettant qu’elle ferait tout son possible pour lui envoyer avant peu le gros diamant qui complèterait son œuvre. Ascanio la remercia, et prit congé d’elle avec toutes sortes de témoignages de reconnaissance et de respect.

— Est-ce bien là Ascanio ? se dit madame d’Etampes lorsqu’il fut parti : il me semble vieilli de dix ans. Qui lui donne cette gravité presque imposante ? Est-ce la souffrance ? est-ce le bonheur ? Est-il sincère, enfin, ou conseillé par ce damné Benvenuto ? Joue-t-il en artiste consommé un rôle supérieur, ou se laisse-t-il aller à sa propre nature ?

Anne n’y tint pas. Le singulier vertige qui gagnait peu à peu ceux qui luttaient avec Benvenuto Cellini commençait à s’emparer d’elle, malgré la vigueur de son esprit. Elle aposta des gens qui épièrent Ascanio et qui le suivirent à chacune de ses rares sorties ; mais cela n’amena aucune découverte. Enfin madame d’Etampes fit venir le prévôt et d’Orbec, et leur conseilla, comme un autre eût ordonné, de tenter à l’improviste une autre perquisition dans l’hôtel de Nesle.

Ils obéirent ; mais, quoique surpris au milieu de son travail, Benvenuto les reçut mieux encore cette fois tous deux que la première il n’avait reçu le prévôt seul. On eût dit, à le voir si libre et si poli, que leur présence n’avait absolument rien d’injurieux pour lui. Il raconta amicalement au comte d’Orbec le guet-apens qu’on lui avait dressé au moment où, quelques jours auparavant, il sortait de chez lui chargé d’or ; le jour même, fit-il observer, où mademoiselle d’Estourville avait disparu. Cette fois comme l’autre, il s’offrit pour accompagner les visiteurs dans son château, et pour aider le prévôt à rentrer dans ses droits de père, dont il comprenait si bien les devoirs sacrés. Il était heureux de s’être encore trouvé chez lui pour faire bonneur à ses hôtes, car le jour même, dans deux heures, il allait partir pour Romorantin, désigné par la bienveillance de François Ier pour faire partie des artistes qui devaient aller au-devant de l’empereur.

En effet, les événemens politiques avaient marché aussi vite que ceux de notre humble histoire. Charles-Quint, encouragé par la promesse publique de son rival et par l’engagement secret de madame d’Etampes, n’était plus qu’à quelques journées de Paris. Une députation avait été nommée pour aller le recevoir, et d’Orbec et le prévôt avaient effectivement trouvé Cellini en habits de voyage.

— S’il quitte Paris avec toute l’escorte, dit à voix basse d’Orbec au prévôt, ce n’est selon toute probabilité pas lui qui a enlevé Colombe, et nous n’avons plus rien à faire ici.

— Je vous l’avais dit avant d’y venir, répondit le prévôt.

Pourtant ils voulurent aller jusqu’au bout, et commencèrent leur enquête avec un soin minutieux. Benvenuto les suivit et les dirigea d’abord, mais comme il vit que leur visite domiciliaire devenait aussi par trop détaillée, il leur demanda la permission de les laisser continuer seuls et, devant partir dans une demi-heure, d’aller donner quelques ordres à ses ouvriers, attendu qu’il voulait à son retour trouver tous les préparatifs de la fonte de son Jupiter achevés.

Benvenuto revint effectivement à l’atelier, distribua l’ouvrage aux compagnons, les pria d’obéir à Ascanîo comme à lui-même, dit en italien quelques mots à voix basse à l’oreille de celui-ci, fit à tous ses adieux, et se disposa à quitter l’hôtel. Un cheval tout sellé que tenait le petit Jehan l’attendait dans la première cour.

En ce moment Scozzone vint à Benvenuto et le prit à part :

— Savez-vous, maître, lui dit elle gravement, que votre départ me laisse dans une position bien difficille !

— Comment cela, mon enfant ?

— Pagolo m’aime de plus en plus.

— Ah ! vraiment ?

— Et il ne cesse de me parler de son amour.

— Et toi que réponds-tu !

— Dame ! selon vos ordres, maître, je lui réponds qu’il faudra voir, et que la chose peut s’arranger.

— Très bien !

— Comment, très bien ! Mais vous ne savez donc pas, Benvenuto, qu’il prend au sérieux tous ce que je lui dis, et que ce sont de véritables engagemens que je contracte en vers ce jeune homme ! Il y a quinze jours que vous m’avez prescrit la règle de conduite que j’avais à tenir, n’est-ce pas ?

— Oui, je crois ; je ne me rappelle plus bien.

— Mais moi, j’ai meilleure mémoire. Or, pendant les cinq premiers jours, je lui ai répondu par des représentations douces : il devait tâcher de se vaincre et de ne plus m’aimer. Les cinq jours suivans, je l’ai écouté en silence, et c’était une réponse bien compromettants que celle-là ; mais c’était votre ordre, et je l’ai suivi. Enfin les cinq derniers jours, j’en ai été réduite à lui parler de mes devoirs envers vous, et hier, maître, j’en étais à le prier d‘être généreux, et il en était, lui, à me demander un aveu.

— Alors, s’il en est ainsi, c’est différent, dit Benvenuto.

— Ah ! enfin ! dit Scozzone.

— Oui, maintenant écoute, chère petite. Pendant les trois premiers jours de mon absence, tu lui laisseras croire que tu l’aimes ; puis, pendant les trois jours qui suivront, tu lui feras l’aveu de cet amour.

— Quoi ! c’est bien vous qui me dites cela, Benvenuto ! s’écria Scozzone, toute blessée de la trop grande confiance que le maître montrait en elle.

— Sois donc tranquille. Qu’as-tu à te reprocher, puisque c’est moi qui t’y autorise ?

— Mon Dieu, dit Scozzone, rien, je le sais ; mais cependant toujours placée ainsi, entre votre indifférence à vous et son amour à lui, Dieu sait que je puis finir par l’aimer véritablement.

— Bah ! en six jours ! Tu ne te sens pas de force à rester indifférente six jours ?

— Si fait ! je vous les accorde ; mais n’allez pas en rester sept, au moins.

— N’aie pas peur, mon enfant, je reviendrai à temps. Adieu, Scozzone.

— Adieu, maître, fit Catherine, boudant, souriant et pleurant tout à la fois.

Pendant que Benvenuto Cellini adressait à Catherine ces dernières instructions, le prévôt et d’Orbec rentrèrent.

Restés seuls et libres de leurs mouvemens, ils s’étaient livrés à leurs recherches avec une espèce de frénésie ; ils avaient exploré les greniers, fouillé les caves, sondé tous les murs, remué tous les meubles ; ils avaient échelonné les domestiques sur leur passage, ardens comme des créanciers, patiens comme des chasseurs : ils étaient revenus cent fois sur leurs pas, avaient examiné vingt fois la même chose avec une rage d’huissier qui a une prise de corps à exercer, et leur expédition achevée, ils rentraient rouges et animés sans avoir rien découvert.

— Eh bien ! messieurs, leur dit Benvenuto, qui montait à cheval, vous n’avez rien trouvé, n’est-ce pas ? tant pis ! tant pis ! Je comprends combien la chose est douloureuse pour deux cœurs aussi sensibles que les vôtres, mais malgré tout l’intérêt que je prends à vos douleurs et tout le désir que j’aurais à vous aider dans vos recherches, il faut que je parte. Recevez donc mes adieux. Si vous avez besoin d’entrer au Grand-Nesle en mon absence, ne vous gênez pas, faites comme chez vous. J’ai donné des ordres pour que la maison soit la vôtre. La seule chose qui me console de vous laisser dans cette inquiétude, c’est que j’espère apprendre à mon retour que vous avez, vous, monsieur le prévôt, retrouvé votre chère enfant, et vous, monsieur d’Orbec, votre belle fiancée. Adieu, messieurs. Puis, se retournant vers ses compagnons, qui étaient groupés sur le perron, moins Ascanio, qui sans doute ne se souciait pas de se trouver face à face avec son rival :

— Adieu, mes enfans, dit-il. Si, en mon absence, M. le prévôt a le désir de visiter une troisième fois l’hôtel, n’oubliez pas de le recevoir comme l’ancien maître de céans.

Sur cesm ots, le petit Jehan ouvrit la porte, et Benvenuto piquant des deux partit au galop.

— Vous voyez bien que nous sommes des niais, mon cher, dit le comte d’Orbec au prévôt : quand on a enlevé une fille, on ne part pas pour Romorantin avec toute la cour !