Ascanio/t2-4
IV.
STÉPHANA.
Il y a vingt ans, j’avais vingt ans comme toi. Ascanio, et je travaillais chez un orfèvre de Florence appelé Raphaël del Moro. C’était un bon ouvrier et qui ne manquait pas de goût, mais il aimait mieux le repos que l’ouvrage, se laissant entraîner aux parties de plaisir avec une facilité désespérante, et pour peu qu’il eût d’argent, débauchant lui même ceux de l’atelier. Bien souvent je restais seul à la maison à terminer en chantant quelque travail commencé. Je chantais dans ce temps-là comme Scozzone. Tous les fainéans de la ville venaient naturellement demander chez mettre Raphaël de l’occupation ou plutôt des plaisirs, car il avait la réputation d’être trop faible pour jamais quereller. Avec ces façons d’agir on ne s’enrichit guère ; aussi était-il toujours à court, et devint-il bientôt l’orfévre le plus discrédité de Florence.
Je me trompe. Il avait un confrère encore moins achalandé que lui, et qui cependant était d’une noble maison d’artiste. Mais ce n’était pas pour l’inexactitude des paiemens que Gismondo Gaddi était décrié, c’était pour son insigne inhabileté et surtout pour son avarice sordide. Comme tout ce qu’on lui confiait sortait manqué ou gâté de ses mains, et que pas un chaland, à moins qu’il ne fût étranger, ne se hasardait dans sa boutique, ce Gismondo se mit pour vivre à faire l’usure et à prêter à des intérêts énormes aux fils de famille qui escomptaient leur avenir. Ce commerce-là réussit mieux que l’autre, vu que le Gaddi exigeait toujours de bons gages et ne s’engageait dans aucune affaire sans de sûres garanties. À cela près, il était, comme il le disait lui-même, très sage et très tolérant : il prêtait à tout le monde, aux compatriotes et aux étrangers, aux juifs et aux chrétiens. Il eût prêté à saint Pierre sur les clefs du Paradis ; il eût prêté à Satan sur ses propriétés en enfer.
Ai-je besoin de dire qu’il prêtait à mon pauvre Raphaël del More, qui mangeait chaque jour son lendemain, et dont l’intègre probité ne s’était jamais démentie. Les relations continuelles d’affaires, l’espèce d’interdiction dont on les frappait, leur voisinage enfin, rapprochèrent les deux orfèvres. Del Moro était pénétré de reconnaissance pour l’obligeance inépuisable de son compère à lui avancer de l’argent. Gaddi estimait profondément un débiteur honnête et commode. Ils étaient, en un mot, les meilleurs amis du monde, et Gismondo n’eût pas manqué pour un empire une des parties dont Raphaël Moro le régalait.
Del Moro était veuf, mais il avait une fille de seize ans appelée Stéphana.
Stéphana, à l’étudier en sculpteur, n’était pas belle, et cependant son premier aspect vous saisissait. Sous son front trop haut et trop peu uni pour celui d’une femme, on voyait pour ainsi dire sourdre la pensée. Ses grands yeux humides et d’un noir velouté vous pénétraient de respect et d’attendrissement en se fixant sur vous. Une pâleur d’ambre voilait toute sa figure d’un nuage qu’éclairait, comme le faible rayon d’une matinée d’automne, un regard triste et charmant. J’oublie une couronne d’abondans cheveux noirs et des mains de reine.
Stéphana se tenait d’ordinaire penchée comme un lis ployé par un vent d’orage. On eût dit d’une statue de la Mélancolie. Lorsqu’elle se relevait, lorsque ses beaux yeux s’animaient, que ses narines se dilataient, que son bras étendu donnait un ordre, on l’eût adorée comme l’archange Gabriel. Elle te ressemblait, Ascanio, mais tu as de moins qu’elle sa faiblesse et sa souffrance. Jamais l’âme immortelle ne s’est plus clairement révélée à mes yeux que dans ce corps frêle, élégant et souple. Del Moro, qui redoutait sa fille presqu’autant qu’il l’aimait, avait coutume de dire qu’il n’avait mis au tombeau que le corps de sa femme, et que Stéphana était l’esprit de la morte.
J’étais dans ce temps-là un jeune homme aventureux, étourdi, ardent. J’aimais avant tout la liberté ; la sève débordait en moi, et je dépensais cette fougue en querelles folles et en folles amours. Je travaillais néanmoins comme je m’amusais, avec passion, et malgré mes boutades, j’étais encore le meilleur ouvrier de Raphaël et le seul qui gagnât quelque argent à la maison. Mais ce que je faisais de bien, je le faisais d’instinct et comme par hasard. J’avais assidûment étudié les antiques. Pendant des jours entiers, j’étais resté penché sur les bas-reliefs et les statues d’Athènes et de Rome, les commentant avec le crayon et le ciseau, et la continuelle fréquentation de ces sublimes sculpteurs anciens m’avait donné la pureté et la sûreté de la forme : mais j’imitais avec bonheur, je ne créais pas. Toutefois, je vous le répète, j’étais sans conteste et sans peine le plus habile et le plus laborieux parmi les compagnons de del Moro. Aussi le secret désir du cher maître était-il, je l’ai su depuis, de me faire épouser sa fille.
Mais je me souciais bien du ménage, ma foi ! j’avais soif d’indépendance, d’oubli et de grand air ; je restais des jours entiers absent de la maison ; je rentrais écrasé de fatigue, et pourtant en quelques heures j’avais rattrapé et dépassé les autres ouvriers de Raphaël ; je me battais pour un mot, je m’amourachais pour un coup d’œil. Le beau mari que j’aurais fait !
D’ailleurs, l’émotion que je ressentais auprès de Stéphana ne ressemblait en rien à celle que me faisaient éprouver les jolies femmes de Porta del Prato ou de Borgo Pinti. Elle m’intimidait presque ; on m’eût dit que je l’aimais autrement qu’une sœur aînée, j’aurais ri. Quand je revenais de quelqu’une de mes escapades, je n’osais pas lever les yeux sur Stéphana. Elle était plus que sévère, elle était triste. Lorsqu’au contraire la fatigue ou un beau mouvement de zèle m’avait retenu à la maison, je recherchais Stéphana, son doux regard et sa douce voix : l’affection que je lui portais avait quelque chose de sérieux et de sacré dont je ne me rendais pas bien compte, mais qui me charmait. Bien souvent, au milieu de mes joies bruyantes, la pensée de Stéphana traversait mon esprit, et l’on me demandait pourquoi j’étais devenu soucieux ; parfois quand je tirais l’épée ou le poignard, je prononçais son nom comme celui de ma sainte, et je remarquais que chaque fois que cela m’était arrivé, je m’étais retiré du combat sans blessure. Mais ce doux sentiment pour cette chère enfant, belle, innocente et tendre, restait au fond de mon cœur comme en un sanctuaire.
Quant à elle, il est certain que froide et digne avec mes paresseux compagnons, elle était pour moi pleine d’indulgence et de bonté. Elle venait parfois s’asseoir dans l’atelier, auprès de son père, et, courbé sur mon ouvrage, je sentais pourtant son regard arrêté sur moi. J’étais fier et heureux de cette préférence, même sans me l’expliquer. Si quelque ouvrier pour me flatter grossièrement me disait que la fille du maître était amoureuse de moi, je le recevais avec tant de colère et d’indignation qu’il n’y revenait plus.
Un accident qui arriva à Stéphana me prouva jusqu’à quel point elle avait pris racine au plus profond de mon cœur.
Un jour qu’elle se trouvait dans l’atelier, elle ne retira pas assez vite sa petite main blanche, et un maladroit ouvrier qui était ivre, je crois, lui entama avec un ciseau le petit doigt de la main droite et le doigt d’à côté. La pauvre enfant jeta un cri, et puis, comme fâchée d’avoir crié, pour nous rassurer, se mit à sourire, mais elle soulevait sa main toute sanglante. Je crois que j’aurais tué l’ouvrier si je n’avais été tout entier à elle.
Le Gismondo Gaddi, qui était présent, dit qu’il connaissait un chirurgien dans le voisinage et courut le chercher. Ce méchant médicastre pansa en effet Stéphana et vint tous les jours la voir ; mais il était si ignorant et si négligent que la gangrène se mit dans la plaie. Là dessus cet âne déclara doctoralement que, malgré ses efforts, Stéphana, selon toutes les probabilités, resterait estropiée du bras droit.
Raphaël del Moro était déjà dans une trop grande misère pour pouvoir consulter un autre médecin ; mais, sur l’arrêt de l’imbécile docteur, je n’y tins pas : je grimpai à ma chambre, je vidai l’escarcelle qui contenait toutes mes épargnes, et je courus chez Giacomo Rastelli de Pérouse, le chirurgien du pape, et le plus habile praticien de toute l’Italie. Sur mes vives instances, et comme la somme que je lui offrais était fort honnête, il vint tout de suite, disant : « Oh ! les amoureux !… » Après avoir examiné la blessure, il assura qu’il en répondait, et qu’avant quinze jours Stéphana se servirait du bras droit comme de l’autre. J’avais envie de l’embrasser, le digne homme. Il se mit à panser ces pauvres doigts malades, et Stéphana fut aussitôt soulagée. Mais quelques jours après, il fallut enlever la carie des os.
Elle me demanda d’assister à l’opération pour lui donner du courage, et j’en manquais moi-même, et je sentais mon cœur bien petit dans ma poitrine. Maître Giacomo se servait de gros instrumens qui faisaient un mal affreux à Stephana. Elle ne pouvait retenir des gémissemens qui retentissaient en moi. Une sueur froide inondait mes tempes.
Enfin, le supplice fut au-dessus de mes forces : ces gros outils qui torturaient ces petits doigts délicats, me torturaient moi-même. Je me levai en suppliant maître Giacomo de suspendre l’opération et de m’attendre un demi-quart d’heure seulement.
Je descendis à l’atelier, et là, comme inspiré par un bon génie, je fis un instrument d’acier menu et fin qui coupait comme un rasoir. Je retournai vers le chirurgien, qui commença à opérer si facilement que la chère malade n’éprouvait presque plus de douleur. En cinq minutes ce fut terminé, et quinze jours après elle me donnait à baiser cette main que je lui avais conservée, disait-elle.
Mais il me serait impossible de peindre les poignantes émotions à travers lesquelles je passai en voyant souffrir ma pauvre Résignée, comme je l’appelais quelquefois.
La résignation était en effet comme l’attitude naturelle de son âme. Stéphana n’était pas heureuse ; le désordre et l’imprévoyance de son père la navraient ; sa seule consolation était la religion : comme tous les malheureux, elle était pieuse. Bien souvent, quand j’entrais dans une église, car j’ai toujours aimé Dieu, je voyais dans un coin retiré Stéphana pleurant et priant.
Dans tous les embarras où l’incurie de maître del Moro la laissait trop fréquemment, elle avait quelquefois recours à moi avec une confiance et une grandeur qui me ravissaient. Elle me disait, la chère fille, avec la simplicité des nobles cœurs : « Benvenuto, je vous prie de passer la nuit au travail pour achever ce reliquaire ou cette aiguière, car nous n’avons plus du tout d’argent. »
Bientôt je pris l’habitude de lui soumettre chaque ouvrage que je terminais, et elle me redressait et me conseillait avec une supériorité singulière. La solitude et la douleur avait élevé et agrandi sa pensée plus qu’on ne saurait croire. Ses paroles, à la fois naïves et profondes, me firent deviner plus d’un secret de l’art, et ouvrirent souvent à mon esprit de nouvelles perspectives.
Je me rappelle qu’un jour je lui montrai le modèle d’une médaille que j’avais à graver pour un cardinal, et qui représentait d’un côté la tête de ce cardinal, et de l’autre Jésus-Christ marchant sur la mer et tendant la main à saint Pierre, avec cette légende : Quare dubitasti ? Pourquoi as-tu douté ?
Stéphana fut contente du portrait, qui était très ressemblant et fort bien venu. Puis elle contempla longtemps le sujet en silence.
— La figure de Notre-Seigneur est parfaitement belle, dit-elle enfin, et si c’était aussi bien Apollon ou Jupiter, je n’y trouverais rien à redire. Mais Jésus est plus que beau, Jésus est divin : ce visage est d’une pureté de lignes superbes, mais où est l’âme ? J’admire l’homme, mais je cherche le Dieu. Songez, Benvenuto, que vous n’êtes pas seulement un artiste, que vous êtes un chrétien. Voyez-vous, mon cœur a souvent saigné, c’est-à-dire, hélas ! mon cœur a souvent douté ; et moi aussi, relevés de mon abattement, j’ai vu Jésus me tendre la main, je l’ai entendu me dire la sublime parole : « Pourquoi as-tu douté ? » Ah ! Benvenuto, votre image est moins belle que lui. Dans sa céleste figure il y avait en même temps la tristesse du père qu’on afflige et la clémence du roi qui pardonne. Son front rayonnait, mais sa bouche souriait ; il était plus que grand, il était bon.
— Attendez, Stéphana, lui dis-je.
J’effaçai ce que j’avais fait, et en un quart d’heure, sous ses yeux, je recommençai la figure de Jésus-Christ.
— Est-ce cela ? lui demandai-je en la lui présentant.
— Oh ! oui, répondit-elle les larmes aux yeux, c’est bien ainsi que m’est apparu le doux Sauveur aux heures des larmes. Oui, je le reconnais maintenant à son air de miséricorde et de majesté. Eh bien ! je vous conseille de toujours faire ainsi, Benvenuto : avant de prendre la cire, ayez la pensée ; vous possédez l’instrument, conquérez l’expression : vous avez la matière, cherchez l’âme ; que vos doigts ne soient jamais que les serviteurs de votre esprit, entendez-vous.
Voilà quels avis cette enfant de seize ans me donnait dans son bon sens sublime. Quand je restais seul, je méditais ce qu’elle m’avait dit, et je trouvais qu’elle avait raison. Ainsi elle a réglé, éclairé mon instinct. Ayant la forme, je tâchai d’avoir l’idée, et de marier si bien idée et terme qu’elles sortissent unies et confondues de mes mains comme Minerve jaillit toute armée du cerveau de Jupiter.
Mon Dieu ! que la jeunesse est donc charmante et que ses souvenirs sont puissans ! Colombe, Ascanio, cette belle soirée que nous passons ensemble me rappelle toutes celles que j’ai passées assis à côté de Stéphana sur le banc de la maison de son père ; elle regardait le ciel et moi je la regardais. Il y a vingt ans de cela, il me semble que c’est hier ; j’étends la main et je crois sentir sa main : c’est la vôtre, mes enfans. Ce que Dieu fait est bien fait.
Oh ! c’est que rien qu’à la voir blanche dans sa robe blanche, je sentais le calme descendre dans mon âme. Souvent quand nous nous quittions nous n’avions pas prononcé une parole, et cependant je remportais de ce muet entretien toutes sortes de pensées belles et bonnes qui me taisaient meilleur et plus grand.
Tout cela eut une fin comme tous les bonheurs de ce monde.
Raphaël del Moro n’avait plus guère de progrès à faire dans la misère. Il devait à son bon voisin Gismondo Gaddi 2,000 ducats qu’il ne savait comment lui payer. Cette idée mettait cet honnête homme au désespoir. Il voulut du moins sauver sa fille et confia son dessein de me la donner à un ouvrier de l’atelier, sans doute pour qu’il m’en parlât. Mais celui-ci était un de ces imbéciles que j’avais malmenés quand ils m’avaient brutalement jeté à la tête comme une calomnie l’affection fraternelle de Stéphana. Le butor ne laissa pas même achever Raphaël.
— Renoncez à ce projet là, maître del Moro, lui dit-il ; la proposition n’aurait pas de succès, je vous en réponds.
L’orfèvre était fier, il crut que je le méprisais à cause de sa pauvreté et ne dit plus un mot sur ce sujet.
À quelque temps de là, Gismondo Gaddi vint lui réclamer sa dette, et comme Raphaël demandait encore du temps :
— Ecoutez, dit Gismondo, accordez-moi la main de votre fille, qui est sage et économe, et je vous donnerai quittance de tout.
Del Moro tut transporté de joie. Gaddi passait bien pour être un peu avare, un peu brusque et un peu jaloux, mais il était riche, et ce que les pauvres estiment et envient le plus, hélas ! c’est la richesse. Quand Raphaël parla de cette proposition inespérée à sa fille, elle ne lui répondit rien : seulement, le soir, quand nous quittâmes pour rentrer à la maison le banc où nous avions passé la soirée, elle me dit :
— Benvenuto, Gismondo Gaddi m’a demandée en mariage, et mon père a donné son consentement.
Sur ces simples mots, elle me laissa, et moi je me levai debout, comme poussé par un ressort. Puis, saisi de je ne sais quelle fureur, je sortis de Florence et me mis à errer à travers champs.
Durant toute cette nuit, tantôt courant comme un insensé, tantôt couché sur l’herbe et pleurant, mille pensées folles, désespérées, furieuses, traversèrent mon esprit bouleversé.
— Elle, Stéphana, la femme de ce Gismondo ! me disais-je quand, revenant un peu à moi, je cherchais à rassembler mes esprits. Cette idée qui me fait frémir l’accable et l’épouvante aussi, et comme sans doute elle me préférerait, oui, c’est cela, elle fait un muet appel à mon amitié, à ma jalousie. Oh ! certes, je suis jaloux et avec rage ; pourtant ai-je le droit de l’être ? Gaddi est sombre et violent, mais soyons juste envers nous-mêmes, quelle femme aussi serait heureuse avec moi ? ne suis-je pas de même brutal, fantasque, inquiet, à tout moment engagé dans des disputes dangereuses et des amourettes impies ! pourrai-je me dompter ? non, jamais : tant que le sang courra ainsi bouillant dans mes veines, j’aurai toujours la main sur mon poignard et le pied hors du logis.
Pauvre Stéphana ! je la ferais pleurer et souffrir, je la verrais pâle et flétrie, je me prendrais en haine, je la prendrais en haine elle-même comme un reproche vivant. Elle en mourrait, et c’est moi qui l’aurais tuée. Non, je ne suis pas fait, je le sens, hélas ! pour les joies calmes et pures de la famille ; il me faut la liberté, l’espace, l’orage, tout plutôt que la paix et la monotonie du bonheur. Je briserais, mon Dieu ! dans mes mains maladroites cette fleur délicate et fragile. Je torturerais cette chère vie, cette âme adorable, par mes injures ; et ma propre existence, mon propre cœur, par des remords. Mais sera-t-elle plus heureuse avec ce Gismondo Gaddi ? Pourquoi l’épouse-t-elle, aussi ? Nous étions si bien ! Après tout, le sort et l’esprit d’un artiste, Stéphana ne l’ignore pas, ne s’accommodent guère de ces liens étroits et durs, de ces bourgeoises nécessités d’un ménage. Il faudrait dire adieu a tous mes rêves de gloire, abdiquer l’avenir de mon nom, renoncer à l’art qui vit de liberté et de puissance. Qu’est-ce qu’un créateur emprisonné au coin du foyer domestique ? Dites, ô Dante Alighieri ! Michel-Ange, mon maître ! comme vous ririez de voir votre élève bercer ses enfans ou demander pardon à sa femme ! Non, soyons courageux pour moi, généreux pour Stéphana : restons seul et triste dans mon rêve et dans ma destinée !
Vous le voyez, mes enfans, je ne me fais pas meilleur que je ne l’étais. Il y avait un peu d’égoïsme dans ma détermination, mais il y avait aussi beaucoup de vive et sincère tendresse pour Stéphana, et mon délire semblait avoir raison.
Le lendemain, je rentrai assez calme à l’atelier. Stéphana aussi paraissait calme, seulement elle était plus pâle qu’à l’ordinaire. Un mois s’écoula ainsi. Un soir, Stéphana me dit en me quittant :
— Dans huit jours, Benvenuto, je serai la femme de Gismondo Gaddi.
Comme elle ne partit pas tout de suite, cette fois-là j’eus le temps de la regarder. Elle était debout, morne, la main sur le cœur et courbée sous la peine. Son beau sourire était triste à faire pleurer. Elle me contemplait avec douleur, mais sans expression de reproche. Mon ange, prêt à abandonner la terre, semblait me dire adieu. Elle resta ainsi muette et immobile une minute, et puis rentra dans la maison.
Je ne devais plus la revoir en ce monde.
Cette fois encore je sortis de la ville tête nue et en courant, mais je n’y revins pas le lendemain ni le surlendemain, je continuai de marcher jusqu’à ce que je fusse arrivé à Rome.
Je restai à Rome cinq ans, je commençai ma réputation, je gagnai l’amitié du pape, j’eus des duels, des amours, des succès d’art, mais je n’étais pas content, quelque chose me manquait. Au milieu de toutes ces tempêtes, je ne passai pas un jour sans tourner mes yeux du côté de Florence. Je ne dormais pas une nuit sans revoir en rêve la pâte et triste Stéphana debout sur le seuil de la maison de son père et me regardant.
Après cinq ans, je reçus de Florence une lettre cachetée de noir. Je l’ai lue et relue tant de fois que je la sais maintenant par cœur.
La voici.
« Benvenuto, je vais mourir. Benvenuto, je vous aimais.
» Voici quels ont été mes rêves. Je vous connaissais aussi bien que vous-même : j’ai pressenti la puissance qui est en vous et qui vous fera grand un jour. Votre génie, que j’avais lu sur votre large front, dans vos regards ardens, dans vos gestes passionnés, imposait à celle qui portait votre nom de graves devoirs. Je les acceptais. Le bonheur avait pour moi la solennité d’une mission. Je n’aurais pas été votre femme, Benvenuto, j’aurais encore été votre amie, votre sœur, votre mère. Votre noble existence appartient à tous, je le savais, je n’en aurais pris que le droit de vous consoler dans votre ennui, de vous relever dans vos doutes. Vous eussiez été libre, ami, toujours et partout. Hélas ! je m’étais habituée dès longtemps à vos douloureuses absences, à toutes les exigences de votre fougue, à tous les caprices de votre âme amante des orages. Toute puissante nature a de puissans besoins. Plus l’aigle a plané longtemps, plus longtemps il est obligé de se reposer sur la terre. Mais quand vous vous seriez arraché aux songes fiévreux du sommeil de votre génie, j’aurais retrouvé au réveil mon sublime Benvenuto, celui que j’aime, celui qui m’eût appartenu à moi seule ! Je n’aurais pas fait un reproche aux heures de l’oubli, car elles n’auraient rien eu d’injurieux pour moi. Quant à moi, vous sachant jaloux comme tout noble cœur, jaloux comme le dieu de l’Ecriture, je serais restée, quand vous n’auriez pas été là, loin des regards, dans la solitude que j’aime, vous attendant et priant pour vous.
» Voilà quelle eût été ma vie.
» Quand j’ai vu que vous m’abandonniez, soumise à la volonté de Dieu et à la vôtre, j’ai fermé les yeux et remis ma destinée aux mains du devoir : mon père m’ordonnait un mariage qui lui épargnait le déshonneur, j’ai obéi. Mon mari a été dur, sévère, impitoyable ; il ne s’est pas contenté de ma docilité, il exigeait un amour au dessus de mes forces, et me punissait en brutalités de mes chagrins involontaires. Je me suis résignée. J’ai été, je l’espère, une épouse digne et pure, mais toujours bien triste, Benvenuto. Dieu, néanmoins, m’a récompensée, dès ce monde, en me donnant un fils. Les baisers de mon enfant m’ont pendant quatre ans empêchée de sentir les outrages, les coups et enfin la misère ! car pour trop vouloir gagner, mon mari fut ruiné, et il est mort le mois passé de cette ruine. Que Dieu lui pardonne comme je lui pardonne moi-même !
» Je vais mourir à mon tour, aujourd’hui, dans une heure, de mes souffrances accumulées, et je vous lègue mon fils, Benvenuto.
» Tout est pour le mieux, peut-être. Qui sait si ma faiblesse de femme aurait suffi au rôle que je m’étais imposé près de vous. Lui, mon Ascanio (il me ressemble), sera un compagnon plus fort et plus résigné de votre vie ; il vous aimera mieux, sinon plus. Je ne suis pas jalouse de lui.
» D’un autre côté, faites pour mon enfant ce que j’aurais fait pour vous.
» Adieu, mon ami, je vous aimais et je vous aime, je vous le répète sans honte et sans remords, aux portes même de l’éternité, car cet amour était saint. Adieu ! soyez grand, je vais être heureuse, et levez quelquefois les yeux au ciel pour que je vous voie.
Maintenant Colombe, Ascanio, aurez-vous confiance en moi, et êtes vous prêts à faire ce que je vais vous conseiller ?
Les deux jeunes gens répondirent par un seul cri.