Arthur Rimbaud (Claudel)

La Nouvelle Revue FrançaiseTome VIII (p. 557-567).


ARTHUR RIMBAUD



Arthur Rimbaud fut un mystique à l’état sauvage, une source perdue qui ressort d’un sol saturé. Sa vie, un malentendu, la tentative en vain par la fuite d’échapper à cette voix qui le sollicite et le relance, et qu’il ne veut pas reconnaître ; jusqu’à ce qu’enfin, réduit, la jambe tranchée, sur ce lit d’hôpital à Marseille, il sache !

« Le bonheur ! Sa dent, douce à la mort, m’avertissait au chant du coq, — ad matutinum, au Christus venit [1] — dans les plus sombres villes » ! — « Nous ne sommes pas au monde ! » — « S’il était bien éveillé toujours à partir de ce moment… (et tout le passage célèbre de la Saison en Enfer)… C’est cette minute d’éveil qui m’a donné la vision de la pureté ! — Par l’esprit on va à Dieu ! Déchirante infortune ! »

Comparez, entre maints textes, cette référence que j’ose emprunter à Sainte Chantal (citée par l’abbé Brémond) :

« Au point du jour. Dieu m’a fait goûter presque imperceptiblement, une petite lumière en la très-haute suprême pointe de mon esprit. Tout le reste de mon âme et ses facultés n’en ont point joui : mais elle n’a duré environ qu’un demi Ave Maria. »

Arthur Rimbaud apparaît en 1870 à l’un des moments les plus tristes de notre histoire, en pleine déroute, en pleine déconfiture matérielle et morale, en pleine stupeur positiviste. Il se lève tout-à-coup. « Comme Jeanne d’Arc ! » s’écriera-t-il plus tard lamentablement. Il faut lire dans le livre de Berrichon le récit tragique de cette vocation. Mais ce n’est pas une parole qu’il a entendue. Est-ce une voix ? Moins encore, une simple inflexion, mais qui suffit à lui rendre désormais impossible le repos « et la camaraderie des femmes. » Est-il donc si téméraire de penser que c’est une volonté supérieure qui le suscite ? Dans la main de qui nous sommes tous : muette et qui a choisi de se taire. Est-ce un fait commun que de voir un enfant de seize ans doué des facultés d’expression d’un homme de génie ? Aussi rare que cette louange de Dieu dans la bouche d’un nouveau-né dont nous parlent les récits indubitables. Et quel nom donner à un si étrange événement ?

« Je vécus, étincelle d’or de la lumière nature ! — De joie j’en prenais une expression bouffonne et égarée au possible. » Une ou deux fois la note d’une pureté édénique, d’une douceur infinie, d’une déchirante tristesse, se fait entendre aux oreilles d’un monde abject et abruti, dans le fracas d’une littérature grossière. Et cela suffit. « J’ai brassé mon sang. Mon devoir m’est remis. » Il a fini de parler. On ne confie pas de secrets à un cœur descellé. Il ne lui reste plus qu’à se taire et à écouter, sachant, comme cette sainte encore, que « les pensées ne mûrissent pas d’être dites. » Il regarde avec une ardente et profonde curiosité, avec une mystérieuse sympathie qui ne peut plus être exprimée en « paroles païennes » ces choses qui nous entourent et qu’il sait que nous ne voyons qu’en reflets et en énigmes ; « un certain commencement, » une amorce. Toute la vie n’est pas de trop pour faire la conquête spirituelle de cet univers pénétré par les explorateurs du siècle qui finit, pour épuiser la création, pour savoir quelque chose de ce qu’elle veut dire, pour douer de quelques mots enfin cette voix crucifiante au fond de lui-même.

Il nous reste quelques feuillets de son « carnet de damné, » comme il l’appelle amèrement, quelques pages laissées par notre hôte d’un jour en ce lieu qu’il a définitivement vidé « pour ne pas voir quelqu’un d’aussi peu noble que nous. » Si courte qu’ait été la vie littéraire de Rimbaud, il est possible d’y reconnaître trois périodes, trois manières. La première est celle de la violence, du mâle tout pur, du génie aveugle qui se fait jour comme un jet de sang, comme un cri qu’on ne peut retenir, en vers d’une force et d’une roideur inouïes :

Corps remagnétisé pour les énormes peines.
Tu rebois donc la vie effroyable, tu sens
Sourdre le flux des vers livides dans tes veines !

(Paris se repeuple).

Mais, ô femme, monceau d’entrailles, pitié douce !

(Les Sœurs de charité).

Qu’il est touchant d’assister à cette espèce de mue du génie et de voir éclater ces traits fulgurants parmi des espèces de jurons, de sanglots et de balbutiements ![2]

La seconde période est celle du voyant. Dans une lettre du 15 mai 1871 (récemment retrouvée par M. Paterne Berrichon), avec une maladresse pathétique, et dans les quelques pages de la Saison en Enfer intitulées Alchimie du Verbe, Rimbaud a essayé de nous faire comprendre la « méthode » de cet art nouveau qu’il inaugure, et qui est vraiment une alchimie, une espèce de transmutation, une décantation spirituelle des éléments de ce monde. Dans ce besoin de « s’évader » qui ne le lâche qu’à la mort, dans ce désir de « voir » qui tout enfant lui faisait écraser son œil avec son poing, (Les poètes de sept ans), il y a bien autre chose que la vague nostalgie romantique. « La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. » Ce n’est pas de fuir qu’il s’agit, mais de trouver : « le lieu et la formule », « l’Éden » ; de reconquérir notre état primitif de « Fils du Soleil ». — Le matin quand l’homme et ses souvenirs ne se sont pas réveillés en même temps, ou bien encore au cours d’une longue journée sur les routes, entre l’âme et le corps assujetti à son desport rhythmique, se produit une solution de continuité. Une espèce d’hypnose « ouverte » s’établit, un état de réceptivité pure fort singulier. Le langage en nous prend une valeur moins d’expression que de signe ; les mots fortuits qui montent à la surface de l’esprit, le refrain, l’obsession d’une phrase continuelle, forment une espèce d’incantation qui finit par coaguler la conscience, cependant que notre miroir intime est laissé par rapport aux choses du dehors dans un état de sensibilité presque matérielle. Leur ombre se projette directement sur notre imagination et vire sur son iridescence. Nous sommes mis en communication. C’est ce double état du marcheur que traduisent les Illuminations : d’une part les petits vers, qui ressemblent à une ronde d’enfants et aux paroles d’un libretto, de l’autre les images décoordonnées qui substituent à l’élaboration grammaticale, ainsi qu’à la logique extérieure, une espèce d’accouplement direct et métaphorique. « Je devins un opéra fabuleux. » Le poète trouve expression non plus en cherchant les mots, mais au contraire en se mettant dans un état de silence et en faisant passer sur lui la nature, les espèces sensibles « qui accrochent et tirent ».[3] Le monde et lui-même se découvrent l’un par l’autre.

— Chez ce puissant imaginatif, le mot comme disparaissant, l’hallucination s’installe et les deux termes de la métaphore lui paraissent presque avoir le même degré de réalité. « A chaque être plusieurs autres vies me semblaient dues. Ce monsieur ne sait ce qu’il fait, il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens. » Pratiques extrêmes, espèce de mystique « matérialiste »,[4] qui auraient pu égarer ce cerveau cependant solide et raisonnable.[5] Mais il s’agissait d’aller à l’esprit d’arracher le masque à cette nature « absente », de posséder enfin le texte accessible à tous les sens, « la vérité dans une âme et un corps », un monde adapté à notre âme personnelle.[6]

— J’ai déjà cité souvent la Saison en Enfer.[7] Il me reste peu de choses à ajouter à l’analyse que Paterne Berrichon a faite de ce livre si sombre, si amer, et en même temps pénétré d’une mystérieuse douceur. C’est là que Rimbaud, arrivé à la pleine maîtrise de son art, va nous faire entendre cette prose merveilleuse, tout imprégnée jusqu’aux dernières fibres, comme le bois moelleux et sec d’un Stradivarius, par le son intelligible. Après Chateaubriand, après Maurice de Guérin, notre prose française, dont le travail en son histoire si pleine, et si différente de celle de notre poésie, n’a jamais connu d’interruption ni de lacune, a abouti à cela. Toutes les ressources de l’incidente, tout le concert des terminaisons, le plus riche et le plus subtil qu’aucune langue humaine puisse apprêter, sont enfin pleinement utilisés. Le principe de la « rime intérieure, » de l’accord dominant, posé par Pascal, est développé avec une richesse de modulations et de résolutions incomparable. Qui une fois a subi l’ensorcellement de Rimbaud est aussi impuissant désormais à le conjurer que celui d’une phrase de Wagner. — La marche de la pensée aussi qui procède non plus par développement logique, mais, comme chez un musicien, par dessins mélodiques et le rapport de notes juxtaposées, prêterait à d’importantes remarques.

Je pose la plume et je revois ce pays qui fut le sien et que je viens de parcourir. La Meuse pure et noire, Mézières, la vieille forteresse coincée entre de dures collines, Charleville dans sa vallée pleine de fournaises et de tonnerre. (C’est là qu’il repose sous un blanc tombeau de petite fille). Puis cette région d’Ardenne, moissons maigres, un petit groupe de toits d’ardoise, et toujours à l’horizon la ligne légendaire des forêts. Pays de sources où l’eau limpide et captive de sa profondeur tourne lentement sur elle-même ; l’Aisne glauque encombrée de nénuphars et trois longs roseaux jaunes qui émergent du jade. Et puis cette gare de Voncq, ce funèbre canal à perte de vue bordé d’un double rang de peupliers : c’est là qu’un sombre soir, à son retour de Marseille, l’amputé attendit la voiture qui devait le ramener chez sa mère. Puis à Roche la grande maison de pierre corrodée avec sa haute toiture paysanne et la date : 1791, au dessus de la porte, la chambre à grains où il écrivit son dernier livre, la cheminée ornée d’un grand crucifix où il brûla ses manuscrits, le lit où il a souffert. Et je manie des papiers jaunis, des dessins, des photographies, celle-ci entre autres si tragique, où on le voit tout noir comme un nègre, la tête nue, les pieds nus, dans le costume de ces forçats qu’il admirait jadis, sur le bord d’un fleuve d’Ethiopie,[8] des portraits à la mine de plomb et cette lettre enfin d’Isabelle Rimbaud qui raconte les derniers jours de son frère à l’Hôpital de la Conception à Marseille :[9]

« …Il me regardait avec le ciel dans les yeux… Alors il m’a dit : Il faut tout préparer dans la chambre, tout ranger, le prêtre va revenir avec les sacrements. Tu vas voir, on va apporter les cierges et les dentelles, il faut mettre des linges blancs partout… Eveillé, il achève sa vie dans une sorte de rêve continuel : il dit à présent des choses bizarres, très doucement, d’une voix qui m’enchanterait si elle ne me perçait le cœur. Ce qu’il dit, ce sont des rêves, — pourtant ce n’est pas la même chose du tout que quand il avait le délire. On dirait et je crois qu’il le fait exprès.[10] Comme il murmurait ces choses-là, la sœur m’a dit tout bas : « Il a donc encore perdu connaissance ? » Mais il a entendu et est devenu tout rouge ; il n’a plus rien dit, mais la sœur partie, il m’a dit : On me croit fou, et toi, le crois-tu ? Non, je ne le crois pas, c’est un être immatériel presque et sa pensée s’échappe malgré lui. Quelquefois il demande aux médecins si eux voient les choses singulières qu’il aperçoit et il leur parle et leur raconte avec douceur, en termes que je ne saurais rendre, ses impressions : les médecins le regardent dans les yeux, ces beaux yeux qui n’ont jamais été si beaux et plus intelligents, et se disent entre eux : c’est singulier. Il y a dans le cas d’Arthur quelque chose qu’ils ne comprennent pas. Les médecins d’ailleurs ne viennent presque plus parce qu’il pleure souvent en leur parlant et cela les bouleverse. — Il reconnaît tout le monde, moi il m’appelle parfois Djami, mais je sais que c’est parce qu’il le veut, et que cela rentre dans son rêve voulu ainsi ; d’ailleurs il mêle tout et… avec art.[11] Nous sommes au Harrar, nous partons toujours pour Aden, il faut chercher des chameaux, organiser la caravane ; il marche très facilement avec la nouvelle jambe articulée ; nous faisons quelques tours de promenade sur de beaux mulets richement harnachés ; puis il faut travailler, tenir les écritures, faire des lettres. Vite, vite, on nous attend, fermons les valises et partons. Pourquoi l’a-t-on laissé dormir ? Pourquoi ne l’aidé-je pas à s’habiller ? Que dira-t-on si nous n’arrivons pas aujourd’hui ! On ne le croira plus sur parole, on n’aura plus confiance en lui ! Et il se met à pleurer en regrettant ma maladresse et ma négligence, car je suis toujours avec lui et c’est moi qui suis chargée de faire tous les préparatifs. »

Je suis un de ceux qui l’ont cru sur parole, un de ceux qui ont eu confiance en lui.

Juillet 1912.
  1. Premier brouillon : Quand pour les hommes forts le Christ vient.
  2. Une seule pièce accomplie : Les Chercheuses de poux.
  3. Lettre précitée.
  4. Lettre précitée.
  5. « Je ne pouvais pas continuer. Je serais devenu fou. Et puis… c’était mal. » (Paroles à Isabelle Rimbaud. Cf. la Saison en Enfer.)
  6. « Il voulait voir la vérité, l’heure du désir et de la satisfaction essentiels. Que ce fut ou non une aberration de piété, il voulut. Il possédait du moins un assez large pouvoir humain. » (Illuminations p. 166.) Voir tout ce conte qui illustre le côté destructeur de Rimbaud.
  7. Qui est de 1873, l’année des Amours Jaunes et des Chants de Maldoror. — C’est ici que Rimbaud s’est arrêté sur la route de Dieu en une espèce d’attente suspicieuse. Mais il restait l’Univers — « et tout l’après-midi où ils s’avancèrent du côté du jardin de palmes. »
  8. « Hélas ! je ne tiens plus du tout à la vie et si je vis, je suis habitué à vivre de fatigue… et à me nourrir de chagrins aussi véhéments qu’absurdes dans des climats atroces… Puissions-nous jouir de quelques années de vrai repos dans cette vie ; et heureusement que cette vie est la seule et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci ! » (Aden, 25 mai 1881). Il a touché le fond, du moins il le croit. Cette région de la Mer Rouge qui finit par fixer l’errant est bien celle du monde qui ressemble le plus à l’enfer classique, « l’ancien, celui dont le Fils de l’Homme ouvrit les portes. »
  9. À ce moment elle ignorait tout des livres de son frère. Cette lettre adressée à Madame Rimbaud est datée de l’hôpital de la Conception, 28 octobre 1891.
  10. C’est moi qui souligne.
  11. C’est moi qui souligne.