Artamène ou le Grand Cyrus/Cinquième partie/Livre troisième

Auguste Courbé (Cinquième partiep. 436-664).


Apres que Cyrus eut ſatiſfait à tout ce que la dignité de ſon employ ; le beſoin des affaires ; la civilité ; la generoſité ; & la tendreſſe de ſon ame, pouvoient exiger de luy, en une pareille rencontre ; il voulut entretenir ſon cher Feraulas en particulier, & l’entretenir de Mandane : car il avoit sçeu par Orſane qu’il pouvoit l’avoir veuë ſe promener ſur le haut de la Tour où elle eſtoit captive. De ſorte que l’ayant fait apeller, il luy fit toutes les careſſes qu’un Prince amoureux pouvoit faire à un confident de ſa paſſion : & à un confident encore, de qui il avoit reçeu cent ſervices conſiderables, & cent conſolations dans ces malheurs. Il s’entretint donc aveque luy plus de deux heures, ſans pouvoir pourtant preſques rien aprendre de ſa Princeſſe : car Feraulas avoit veû Mandane de ſi loin, qu’il ne pouvoit pas tirer grande ſatiſfaction de ce qu’il luy en pouvoit dire. Mais l’amour a cela de particulier, qu’elle fait que ceux qui en ſont poſſedez, ne s’ennuyent jamais de parler d’une meſme choſe, pourveu que l’intereſt de la Perſonne qu’ils aimnent s’y trouve meſlé : c’eſt pourquoy quand Cyrus avoit aſſez parlé des derniers evenemens de ſa vie, il parloit encore des premiers, avec le meſme empreſſement, que s’ils fuſſent venus de luy arriver. Il eſt vray que ce jour là il n’avoit pas ; beſoin de chercher à s’entretenir de choſes fort eſloignées : puis que le retour du Roy d’Aſſirie, & l’arrivée de Mazare, luy donnoient aſſez d’occupation. De plus, la Lettre qu’il avoit receuë de Mandane, luy donnoit encore aſſez dequoy parler : ne pouvant s’empeſcher de trouver quelque choſe de difficile à ſouffrir, que cette Princeſſe luy euſt eſcrit ſi obligeamment pour Mazare. Touteſfois les dernieres paroles de ſon Billet, le conſoloient de toutes les autres : & quand il ſongeoit qu’elle luy permettoit de les expliquer le plus favorablement qu’il pourroit, il ſentoit une douceur dans ſon ame, plus aiſée : à imaginer qu’à dépeindre. Quoy ma Princeſſe, diſoit il, vous permettez à mes penſées d’interpreter vos paroles les à mon avantage ! mais sçavez vous bien divine Mandane, adjouſtoit il, juſques où ſe peut flatter un Amant ; & ne craignez vous point que je vous face dire ce que vous ne me direz jamais ? Ne penſez pas en me diſant que vous eſtes equitable & reconnoiſſante, renfermer la juſtice que vous me voulez faire, & la reconnoiſſance que vous voulez avoir, dans des bornes ſi eſtroites, que vous n’y compreniez que ce que j’ay fait pour vous delivrer : non non diune Mandane, ce n’eſt point là le ſens que je veux donner à vos paroles. Ne contez s’il vous plaiſt pour rien, ny les Combats que j’ay faits ; ny les Villes que j’ay priſes ; ny les Batailles que j’ay gagnées ; mais contez pour quelque choſe, la violente & reſpectueſe paſſion que j’ay pour vous. C’eſt de cela ſeulement, que je ſouhaite que vous me ſoyez obligée, & que vous me rendiez juſtice : ne contez donc point les perils que j’ay courus, ny les bleſſures que j’ay reçeuës : mais tenez moy conte des ſouſpirs que j’ay pouſſez, & des larmes que j’ay verſées, depuis que j’ay commencé de vous aimer. Enfin (adjouſtoit il encore, comme ſi elle euſt pû l’entendre) ſouffrez que le tranſport de mon amour, me faſſe interpreter ſi favorablement ce que vous m’avez eſcrit, que je puiſſe croire qu’en m’aſſurant que vous eſtes equitable vous voulez bien que je croye que vous m’aimez autant que je vous aime. Mais que dis— je ! (reprenoit il un moment apres, adreſſant la parole à Feraulas) ne ſeroit-ce pas une injuſtice que Mandane m’aimaſt autant que je l’aime ? ouy ſans doute, & c’eſt pourquoy pour adoucir un peu la choſe, ſouhaitons ſeulement que cela ſoit : & appellons grace, ce que nous avons apellé juſtice fort improprement. Pour moy Seigneur, interrompit Feraulas, je ne penſe pas que la Princeſſe Mandane face ce que vous voulez : car enfin vos victoires ne ſont pas moins des marques de voſtre amour, que vos ſoupirs & vos larmes : c’eſt pourquoy ſi elle joint toutes ces choſes enſemble, comme je n’en douce pas, je ſuis perſuadé que ſans vous faire grace, elle vous aimera un jour autant que vous l’aimez. Ha Feraulas, interrompit ce Prince, que ce jour eſt peut-eſtre loin ! & que de choſes j’ay encore à faire, auparavant que de pouvoir eſtre heureux, quand meſme la Fortune, Ciaxare, & ma Princeſſe, voudroient que je le fuſſe ! Il faut donner une Bataille & la gagner ; il faudra en ſuitte faire un Siege conſiderable ; & apres cela encore, combatre du moins le Roy d’Aſſirie. Voila Feraulas, les moindres difficultez que je puiſſe trouver, pour arriver juſques aux pieds de Mandane : afin de luy demander à genoux, la grace d’eſtre aimé d’elle. jugez donc ſi je ne dois pas plus craindre qu’eſperer : principalement apres tant de menaces des Dieux. Pendant que Cyrus s’entretenoit de cette ſorter ſes Rivaux n’avoient pas de plus douces penſées que luy : Beleſis & Orſane conſoloient le Prince Mazare autant qu’ils pouvoient : & taſchoient, en le loüant de la genereuſe reſolution qu’il avoit priſe, de l’y confirmer ſi puiſſamment, qu’il ne s’en repentiſt jamais. Ils avoient meſme l’adreſſe de flatter ſa paſſion, quoy qu’ils l’en vouluſſent guerir : c’eſt pourquoy ils luy diſoient, qu’infailliblement Mandane luy redonneroit ſon eſtime & ſon amitié, s’il continuoit d’agir comme il avoit commencé. Veüillent les Dieux (interrompit il, lors que Beleſis luy tint ce diſcours) que je ne deſire jamais davantage, ſi je ſuis aſſez heureux pour obtenir ce que vous dittes : je feray ſans doute tout ce que je pourray pour cela, pourſuivit il ; mais s’il arrive que je ne le puiſſe, & qu’en l’eſtat où ſeront les choſes, je n’ aye pas plus de raiſon d’eſperer que l’en ay aujourd’huy, je retrouveray du moins touſjours ma Grotte & mon Deſert, pour y cacher ma ſouffrance & pour y mourir. Non non Seigneur, repliqua Beleſis, les choſes n’en viendront pas là : Mandane vous redonnera ſon amitié, & voſtre vertu ſera touſjours Maiſtreſſe de voſtre paſſion. C’eſt pourquoy il faudra que vous me laiſſiez retourer ſeul dans ma Solitude ; moy, dis-le, qui ne puis jamais rien eſperer. L’eſperance que j’ay eſt d’une telle nature, reprit Mazare, qu’elle eſt abſolument ſans douceur : parce que ce que j’eſpere, n’eſt ſans doute que ce que ma raiſon me conſeille de vouloir, & non pas ce que mon cœur ſouhaite effectivement. Et puis Beleſis, s’il eſt vray de dire, que la felicité conſiſte principalement à ſatiſfaire ſes deſirs, & à faire toujours ſa volonté ; on peut aſſurer que je ſuis le plus malheureux de tous les hommes : eſtant certain que je ne fais rien de ce que je veux, & que je n’auray jamais rien de ce que je deſire. De Grace, adjouſta ce Prince affligé, ne penſez pas qu’encore que je parle comme je fais, je me repente de m’eſtre repenty : non Beleſis, je ne le fais pas : & je ſuis ſi abſolument determiné à combattre pour Cyrus, juſques à ce que la Princeſſe Mandane ſoit delivrée, & à ne demander jamais à cette Princeſſe d’autre grace que celle de me pardonner, & de me redonner ſon eſtime & ſon amitié ; que je ne croy pas poſſible que toute la violence de mon amour & de mon deſeſpoir, me puiſſe faire changer de reſolution. Mais cela n’empeſche pourtant pas, que je ne ſente dans mon cœur tant de mouvemens tumultueux, que je dois me preparer à une guerre eternelle contre moy meſme. Au reſte, il faut que je vous die encore, que pour faire que mon deſtin ſoit tout particulier, je ne ſuis pas comme ceux qui par un ſentiment d’amour trouvent tous leurs Rivaux peu honneſtes gens, quelques accomplis qu’ils puiſſent eſtre : au contraire, il me ſemble que je voy Cyrus tant au deſſus de tous les autres hommes, & ſi digne de Mandane, qu’il y auroit une injuſtice eſtrange s’il ne l’aimoit pas, & s’il n’en eſtoit pas aimé. De ſorte que jugeant par la grandeur du merite de ce Prince, de la grandeur de l’affection que cette Princeſſe doit avoir pour luy ; je conclus que nul autre n’y doit rien pretendre : & qu’ainſi je n’ay rien à faire qu’a chercher à mourir plus doucement : comme je feray ſans doute, ſi je puis obtenir mon pardon. D’autre part, le Roy d’Aſſirie n’eſtoit pas ſans chagrin : il eſtoit pourtant bien aiſe d’eſtre delivré, afin que Cyrus ne fuſt pas ſeul à combattre pour Mandane, mais il eſtoit au deſeſpoir d’avoir cette obligation à Mazare. Toutefois comme la veuë d’un Rival aimé, aigrit bien davantage l’eſprit, que celle d’un qui ne l’eſt pas, toute la haine du Roy d’Aſſirie eſtoit pour Cyrus. Il l’eſtimoit pourtant malgré luy : car ſa vertu brilloit avec tant d’eſclat, que la plus maligne jalouſie de ce Prince, ne pouvoit jamais faire qu’il fuſt aſſez preocupé, pour ne voir pas que Cyrus eſtoit le plus Grand Prince du monde, & le plus digne de Mandane. Mais pendant que ces trois illuſtres Rivaux s’entretenoient avec tant de melancolie, Abradate & Panthée ſe conſoloient de toutes leurs diſgraces en ſe les racontant : Andramite trouvoir auſſi beaucoup de conſolation, à voir l’aimable Doraliſe : de qui l’humeur enjoüée & indifferente, ne luy donnoit pourtant pas peu de peine. Ligdamis & Cleonice avoient encore d’aſſez douces heures, lors qu’ils pouvoient eſtre enſemble : mais pour le Prince Phraarte, il n’en eſtoit pas de meſme : luy eſtant abſolument impoſſible de voir jamais la Princeſſe Araminte qu’irritée. Le Prince Tigrane regrettoit l’abſence de ſa chere Oneſile, comme faiſoit Aglatidas celle d’Ameſtris : auſſi bien que Tegée & Feraulas s’affligeoient de la captivité de Cyleniſe, & de celle de Marteſie. Enfin on euſt dit que l’amour eſtoit l’ame de cette Armée, n’y ayant preſques pas une perſonne conſiderable en tout le Camp de Cyrus, qui ne ſe louaſt ou ne ſe plaigniſt de cette paſſion.

Mais pendant qu’elle partageoit les penſées de tant de Perſonnes illuſtres dans le Party de Cyrus, le Roy de Lydie ne donnoit toutes les ſiennes qu’à la colere & qu’à la vangeance. La fuitte des Priſonniers de guerre l’affligeoit ſenſiblement : le départ du Prince de Claſomene l’inquietoit encore plus : & le changement de Party du Roy de la Suſiane & d’Andramite, le mettoient en une fureur eſtrange. Le Prince Myrſile parut auſſi fort affligé ; qu’Andramite euſt fait ce qu’il avoit fait, quoy qu’il euſt beaucoup contribué à aigrir les choſes, ſans que l’on en compriſt la raiſon. Pour le Roy de Pont, il eut des ſentimens bien differents : car il fut fort fâché qu’Abradate, le Prince de Claſomene, & Andramite fuſſent allez fortifier le Party de Cyrus : mais il ne fut pas marry que le Roy d’Aſſirie & le Prince Mazare ne fuſſent plus à Sardis. Car encore que ce premier fuſt priſonnier, il ne laiſſoit pas de craindre qu’il ne tramaſt quelque choſe ; joint que c’eſt un ſentiment ſi naturel, que d’eſtre bien aiſe de l’abſence d’un Rival, qu’il ne pût eſtre fâché de celle de deux tout à la fois. Ainſi n’eſtant pas auſſi affligé que Creſus, il fit ce qu’il pût pour luy perſuader qu’il n’avoit pas autant perdu qu’il avoit penſé : le mal eſtoit que la fin de la Tréve aprochoit : ſi bien que n’y ayant plus de negociation à faire, puis que le Roy de la Suſiane avoit changé de Party, on ne sçavoit comment demander à la prolonger. Cependant ce qui eſtoit arrivé, avoit cauſé une ſi grande eſpouvente à Sardis, & ſi fort eſmeu toute l’Armée de Creſus, qu’il avoit grand beſoin de quelques jours pour raſſurer les Peuples & les Soldats. De plus, le paſſage de la Riviere d’Helle eſtant à Cyrus, il faloit alors de neceſſité donner Bataille, ſi ce Prince en avoit envie : de ſorte qu’il voyoit bien que s’il la donnoit, auparavant que les choſes fuſſent un peu raffermies, il eſtoit perdu. C’eſt pourquoy, comme aux extrémes maux, il faut auſſi avoir recours aux extrémes remedes, Creſus ſe reſolut de commencer une autre negociation, quoy qu’il n’euſt pas deſſein de l’achever, mais ſeulement de gagner temps. Il dit donc au Roy de Pont, qu’il eſtoit d’avis d’envoyer propoſer à Cyrus, l’eſchange de la Princeſſe Araminte, avec le Prince Artamas : mais ce fut avec des conditions bizarres, qui faiſoient aſſez connoiſtre qu’il cherchoit à alonger la Tréve, pluſtoſt qu’à faire cét eſchange : puis que non ſeulement il vouloit que le Prince Artamas promiſt de ne ſonger plus à la Princeſſe Palmis : mais qu’il demandoit encore, qu’on luy rendiſt tous les Priſonniers qui avoient eſté faits, depuis que Cyrus eſtoit entré dans ſes Eſtats. Le Roy de Pont ne manqua d’aprouver tout ce que Creſus luy propoſa : car encore qu’en effet il euſt eſté bien aiſe que la Princeſſe ſa Sœur n’euſt pas eſté en la puiſſance de Cyrus : il n’oſoit pourtant pas dire au Roy de Lydie que toutes ces propoſitions là ne pouvoient pas reüſſir : parce qu’eſtant ſon Protecteur, c’eſtoit à luy à s’accommoder à ſes ſentimens. Creſus ne pouvant donc mieux faire, envoya demander à prolonger la Tréve pour huit jours, afin de traiter de la liberté du Prince Artamas, etde celle de la Princeſſe Araminte. Dés que cette propoſition fut faite à Cyrus, ce Prince connut bien le veritable deſſein du Roy de Lydie : & s’il euſt ſuivy ſon inclination, il l’auroit abſolument rejettée, afin de profiter du deſordre qui eſtoit dans l’Armée de Creſus. Mais comme elle luy fut faite en preſence du Roy de Phrigie (qui quelque habile qu’il fuſt, eſpera que peut-eſtre le Prince ſon Fils pourroit il eſtre delivré par cette negociation) Cyrus voyant les ſentimens de ce Prince, ne voulut pas le deſobliger : ny perſuader auſſi à la Princeſſe Araminte, qu’il eſtimoit extrémement, qu’il euſt moins d’envie de contribuer à ſa liberté qu’à celle de Panthée. Ce n’eſt pas que quelque eſtime qu’il fiſt de cette Princeſſe, il n’euſt eu peine à la rendre : parce qu’il luy ſembloit qu’eſtant Sœur du Roy de Pont, cela luy eſtoit d’une extréme conſideration. Mais comme il jugeoit bien qu’il importoit encore plus à Creſus de ne rendre pas le Prince Artamas, qu’à luy de ne rendre pas la Princeſſe Araminte, il accorda la Tréve qu’on luy demandoit : & d’autant pluſtoſt, qu’eſtant aſſuré du paſſage de la Riviere d’Helle, il sçavoit bien qu’il faudroit de neceſſité que Creſus combatiſt des qu’il le voudroit. De ſorte que ne s’agiſſant que de huit jours pluſtoſt ou plus tard, il ſe reſolut de ſatiſfaire le Roy de Phrigie : & de n’irriter pas la Princeſſe de Pont, à qui il envoya dire la choſe. De plus, ces huit jours ne luy eſtoient pas encore abſolument inutiles non plus qu’à Creſus : car comme les Lydiens avoient fait le dégaſt dans toute la Campagne qui alloit de la Riviere d’Helle à Sardis, il faloit bien ce temps là, afin d’avoir aſſez de munitions pour ſon Armée, dans toutes les Villes voiſines, de peur de s’engager mal à propos. La Tréve ayant donc eſté renouvellée, le Prince Phraarte ne ſongea qu’à empeſcher s’il pouvoit que cette negociation ne s’achevaſt heureuſement : ce n’eſt pas qu’il n’eſtimaſt fort le Prince Artamas, & qu’il n’euſt voulu qu’il euſt eſté delivré : mais eſtant amoureux d’Araminte au point qu’il l’eſtoit, il ne pouvoit pas conſentir qu’elle paſſaſt dans le Party Ennemy, & de la perdre de veuë pour touſjours. Cependant comme les premiers jours de cette nouvelle Tréve ne furent employez qu’à faire ſimplement les propoſitions de Creſus, que l’on faiſoit auſſi au nom du Roy de Pont : Cyrus n’eſtoit pas ſi ocupé, qu’il n’allaſt viſiter Panthée, & prendre part à la joye qu’elle avoit de revoir Abradate. Le Roy d’Aſſirie y alloit auſſi quelqueſfois, auſſi bien que tous les autres Princes qui eſtoient dans cette Armée : de ſorte que pendant cette Tréve, on peut dire que la Cour de Panthée eſtoit la plus belle Cour du monde : n’y ayant pas un lieu en toute la Terre ; où il y euſt tant d’honneſtes gens enſemble qu’en celuy là. L’inconnu Anaxaris, fit voir pendant cette petite paix (s’il eſt permis de parler ainſi) qu’il avoit autant d’eſprit que de courage : le Prince Mazare quoy que tres melancolique, n’eſtant pas devenu incivil dans la Solitude où il avoit veſcu, viſita auſſi la Reine de la Suſiane ; Il vit auſſi la Princeſſe Araminte : mais les viſites qu’il leur rendoit, eſtoient ſimplement des viſites de civilit ;, & non pas de divertiſſement. Cependant le Roy de la Suſiane sçachant les divers intereſts de Cyrus & de Mazare, & de Mazare & du Roy d’Aſſirie, meſnagea ſi adroitement leurs eſprits, qu’ils vinrent enfin à vivre preſques enſemble comme s’ ils euſſent oublié le paſſé.. Le Roy d’Aſſirie s’eſchapoit pourtant touſjours de temps en temps, à dire quelque choſe qui faiſoit aiſément voir qu’il s’en ſouvenoit, & que meſme il ne l’oublieroit jamais : touteſfois cela n’avoit point de ſuitte : & la ſageſſe de Mazare temperoit ſi à propos 1 humeur impetueuſe du Roy d’Aſſirie, qu’il n’en arrivoit point de deſordre entre eux Ils en vinrent meſme aux termes, de parler tous trois enſemble de leur amour, & d’en parler ſans ſe quereller : il eſt vray que ce fut en la preſence d’Abradate : car on aportoit un ſoin extréme à ne les laiſſer jamais ſeuls, de peur qu’une paſſion auſſi violente que celle qu’ils avoient dans l’ame, ne produiſiſt enfin quelque funeſte evenement.

Cependant Beleſis au milieu d’une Armée de cent cinquante mille hommes, & dans une Ville où il y avoit deux Grandes Princeſſes, & grand nombre d’autreſſ Dames de qualité, tant de celles que l’on avoit fait Priſonnieres, que de celles de la Ville meſme ; ne voyoit perſonne que le Prince Mazare, avec qui il eſtoit logé, tant la melancolie l’accabloit. Les choſes eſtant donc en ces termes, un jour que Cyrus & Maxare eſtoient chez la Reine de la Suſiane, chez qui eſtoit auſſi la Princeſſe Araminte ; Beleſis eſtant allé juſques dans cette petite Ville aveque le Prince des Saces, afin de faire racommoder quelque choſe à la Boiſte d’un Portrait qui luy eſtoit infiniment cher, & qu’il ne vouloit confier à perſonne : comme il parloit à celuy qui y devoit travailler, & qu’il en oſtoit la Peinture, qu’il ne vouloit pas abandonner : cét Ouvrier qui ſe connoiſſoit en cét Art, la trouvant merveilleuſe, ne pouvoit ſe laſſer de la regarder. Pendant qu’il la conſideroit de cette ſorte, avec autant d’admiration que de plaiſir ; un Eſtranger de bonne mine arrivant dans cette Ville, vint deſcendre de cheval, devant la Maiſon qui touchoit celle où Beleſis eſtoit : de ſorte que jettant fortuitement les yeux ſur cette Peinture, il la reconnut : & en fut ſi ſurpris, que ne pouvant comprendre comment ce Portait pouvoit eſtre en Lydie, il ne pût s’empeſcher de demander à celuy qui le tenoit, qui luy avoit donné cette Peinture ? adjouſtant meſme qu’elle luy apartenoit : car cét Eſtranger sçavoit la langue Lydienne. Mais à peine eut il dit cela, que Beleſis l’entendant, & connoiſſant le ſon de la voix de celuy qui parloit, il reprit avec precipitation, le Portrait qui eſtoit à luy : & ſe tournant vers cét Eſtranger, il vit en effet qu’il ne ſe trompoit pas : etque c’eſtoit effectivement celuy qu’il avoit penſé entendre. De ſorte que ſe reculant d’un pas ; ha Hermogene (s’eſcria t’il, emporté de douleur & de deſeſpoir, & en portant meſme la main ſur ſon Eſpée) c’eſt me pourſuivre trop loin, ettrop opiniaſtrément, que de venir juſques en Lydie, pour m’arracher une Peinture, dont vous m’avez ſi cruellement dérobé l’Original. Hermogene fut ſi ſurpris de la rencontre de Beleſis ; & tant de choſes differentes occuperent ſon eſprit : tout à la fois, qu’il fut un temps ſans ſe mettre en deffence, & ſans sçavoir ſeulement ſi ce qu’il voyoit eſtoit poſſible. Il n’eut meſme pas le loiſir de deliberer ce qu’il avoit à faire : car Orſane qui avoit accompagné Mazare chez Panthée, ayant eu beſoin d’aller dans la Ville, paſſa fortuitement comme Beleſis avoit porté la main ſur la Garde de ſon Eſpée, & comme Hermogene ne sçavoit ſi ce qu’il voyoit eſtoit vray ou faux. Si bien qu’appellant du monde à ſon ſecours, il ſe ſaiſit, & de Beleſis, & d’Hermogene qu’il ne connoiſſoit pas, comme de deux hommes qui avoient querelle : envoyant à l’heure meſme en advertir le Prince Mazare, qui ne sçeut pas pluſtoſt la choſe, qu’il ſuplia, Cyrus d’y donner ordre. Et comme en luy faiſant cette priere, il nomma Beleſis ; la Reine de la Suſiane joignit ſes prieres aux ſiennes : s’accuſant alors de ne s’eſtre pas ſouvenuë qu’Orſane luy en avoit parlé, comme eſtant aveque luy. Il eſt vray qu’elle eſtoit excuſable, de n’avoir pas ſi toſt penſé à s’informer de Beleſis, en revoyant ſon cher Abradate : neantmoins pour reparer la faute qu’elle diſoit avoir faite, d’avoir eu quelque negligence à demander des nouvelles d’un homme d’un ſi Grand merite ; elle fit sçavoir la choſe au Roy de la Suſiane : qui ayant aſſuré Cyrus que Beleſis eſtoit un homme de grande qualité, & de beaucoup d’eſprit ; & qui de plus avoit auſſi beaucoup de cœur, tous ces Princes voulurent paſſer dans une autre Chambre, afin d’y faire venir Beleſis, & celuy contre qui on diſoit qu’il avoit querelle. Mais la Reine de la Suſiane qui avoit une envie eſtrange de connoiſtre Beleſis, ſuplia Cyrus de les faire venir dans la ſienne : ſi bien que luy obeïſſant, il commanda qu’on les fiſt entrer. A peine furent : ils dans cette Chambre, qu’Abradate & Panthée reconnurent Hermogene qui eſtoit de Suſe, & de tres grande condition : & qui ayant eu deſſein de s’aller jetter dans Sardis, avoit apris par bonheur qu’Abradate avoit changé de Party : ſi bien qu’il avoit changé ſa route, & eſtoit venu à cette Ville, où il avoit sçeu qu’eſtoit la Reine de la Suſiane. Abradate & Panthée qui eſtimoient fort Hermogene, le carreſſerent extrémement, auſſi bien que Beleſis, quoy qu’ils ne connuſſent le dernier que de reputation, parce qu’il n’eſtoit plus à Suſe lors qu’ils y eſtoient allez, apres la mort du feu Roy de la Suſiane. Apres avoir donc dit à ces deux querellans, tout ce que la civilité vouloit qu’ils leur diſſent, ils ſuplierent tout de nouveau Cyrus de vouloir les accommoder : & de les obliger à dire quel eſtoit leur different. Il eſt de telle nature, interrompit Beleſis, qu’il eſt impoſſible qu’il puiſſe jamais eſtre bien entendu, à moins que de sçavoir toute la vie d’Hermogene & toute la mienne : c’eſt pourquoy je penſe qu’il vaut mieux nous laiſſer Ennemis, que d’occuper ſi long temps tant de Grand Princes à entendre tant de choſes qui leur doivent eſtre indifferentes. L’intereſt des Perſonnes de voſtre merite, reſpondit Cyrus, ne doit jamais eſtre indifferent aux plus Grands Princes du Monde : c’eſt pourquoy s’il ne faut pour vous rendre juſtice qu’eſcouter le recit de toute voſtre vie, vous nous trouverez tous diſpoſez à l’entendre paiſiblement, Auſſi bien ne penſay-je pas que nous puiſſions plus utilement employer le loiſir que la Tréve nous donne, qu’à taſcher de vous rendre Amis Hermogene & vous : j’y trouveray meſme quelque avantage (adjouſta Cyrus en ſous-riant) puis que ſi je vous accommode, j’eſpere que vous en combatrez mieux le jour de la Bataille : c’eſt pourquoy je ſuplie tres humblement la Reine, de ſe ſervir du droit qu’elle a de commander à Hermogene ; & de luy ordonner da me dire vos avantures, ſi vous ne voulez pas que je les sçache par vous meſme. Hermogene, repliqua Beleſis, eſt trop intereſſé en la choſe, & a l’eſprit : trop adroit, pour m’obliger à ſouffrir que ſe ſoit ſur ſa narration que vous jugiez de la juſtice de ma cauſe, & de l’injuſtice de la ſienne : car Seigneur, comment ne vous preocuperoit il pas ; luy dis-je, qui m’a penſé perſuader à moy meſme plus de vint fois que j’avois tort, & qu’il avoit raiſon ? Pour vous monſtrer, dit alors Hermogene, que je n ay pas beſoin de déguiſer la verité, je contents que vous diſiez vous meſme tout ce qui s’eſt paſſe entre nous : je ne le pourrois pas, reprit il, car le temps m’a ſi peu ſoulagé, qu’il me ſeroit impoſſible de redire tout ce qui m’eſt advenu, ſans rentrer dans mon premier deſeſpoir. Pour les mettre d’accord (interrompit Abradate parlant à Cyrus) il faut que ce ne ſoit ny Beleſis, ny Hermogene, qui racontent leurs advantures : & qu’un de leurs Amis communs, qui n’ignore pas la moindre de leurs penſées vous les aprenne. Ha Seigneur, repliqua Beleſis, il n’y a qu’Alcenor au monde qui puiſſe faire ce que vous dittes ! auſſi eſt— ce luy dont j’entens parler, repliqua Abradate, & je m’eſtonne que vous ne l’ayez pas veû : puis qu’il arriva à Sardis deux jours devant que l’en partiſſe, & m’a par conſequent ſuivy icy. Il faudroit pluſtoſt s’eſtonner s il l’avoit veû, reprit le Prince Mazare, car Beleſis n’a voulu voir perſonne depuis que nous avons quitté noſtre Deſert, que lors qu’il a creû me pouvoir ſervir à delivrer la Princeſſe Mandane. Apres cela Cyrus preſſant ces deux Ennemis de trouver bon que celuy qu’Abradate leur avoit nomme, luy apriſt la cauſe de leurs differents, puis qu’ils ne vouloient pas la dire eux meſmes, ils y conſentirent : demandant touteſfois à voir Alcenor auparavant qu’il parlaſt, ce qu’on leur accorda ſans reſiſtance. Si bien que ſans perdre temps, la Reine de la Suſiane l’ayant fait chercher, on le trouva à l’heure meſme ; & on le fit voir à ces deux Amis, qui luy recommanderent l’un & l’autre, de dire la verité toute pure : leur ſemblant qu’ils n’avoient beſoin d’autre choſe pour ſe juſtifier. En ſuitte dequoy, s’eſtant retirez dans une autre Chambre, & n’eſtant démeuré que la Reine de la Suſiane ; la Princeſſe Araminte ; Cyrus ; Abradate ; & Mazare ; Alcenor commença le recit qu’il devoit faire en ces termes : Panthée luy ayant ordonné d’adreſſer touſjours la parole à Cyrus comme devant eſtre l’Arbitre de ce different : joint qu’elle eſtoit deſja aſſez informée de cette avanture : quoy qu’elle fuſt bien aiſe de l’entendre encore une fois.


HISTOIRE DE BELESIS, D’HERMOGENE, DE CLEODORE, ET DE LEONISE.

Il vous doit ſans doute ſembler eſtrange, Seigneur, que je ſois ſi également Amy dés deux Ennemis, dont vous voulez terminer les differents, que je sçache juſques aux moindres evenements de leur vie, & juſques à leurs penſées les plus ſecrettes : & qu’ils ayent cous deux ſi bonne opinion de ma ſincerité, qu’ils conſentent que je vous aprenne leurs avantures hors de leurs preſence, quoy qu’elles ſoient de telle nature, que la plus petite circonſtance oubliée, les changeroit extrémement, l’eſpere touteſfois ne me rendre pas indigne de la grace qu’ils me font, eſtant reſolu de ne vous déguiſer rien : & de vous dire avec beaucoup d’ingenuité, toutes les foibleſſes dont ils ſe ſont tous deux trouvez capables. Mais Seigneur, comme il importe ce me ſemble que vous sçachiez ce qu’ils ſont, je vous diray que Beleſis eſt de la Mantiane, & de la premiere qualité dans ſon Pais : & qu’Hermogene eſt de Suſe, & d’une condition qui eſt auſſi tres grande. Outre cét avantage de la Naiſſance, ils ont encore eu celuy d’eſtre eſlevez avec beaucoup de ſoin : & d’avoir eu l’un & l’autre des Parents qui leur ont ſait enſeigner non ſeulement tout ce que les honneſtes gens ne peuvent ignorer ſans honte ; mais encore cent autres choſes qui ne ſont pas d’une abſouluë neceſſité : mais qui ornent pourtant infiniment l’eſprit de ceux qui les sçavent, & qui plaiſent beaucoup à ceux meſmes qui ne les sçavent pas. Ils ont auſſi eu cela de commun entre eux, que leurs Parents voulurent qu’ils voyageaſſent : & comme ſi les Dieux euſſent eu deſſein de faire qu’ils ſe rencontraſſent, & qu’ils euſſent de l’amitié l’un pour l’autre, ils firent que l’un partant de Suſe, & l’autre de la Capitale de la Mantiane, ils ne laiſſerent pas de ſe rencontrer à Babilone, non ſeulement en meſme temps, mais encore en meſme Maiſon. De ſorte que comme ils ont tous deux une mine à ſe donner une égalle curioſité de ſe connoiſtré, ils chercherent occaſion de ſe parler, & la trouverent aiſément : car comme auparavant que d’entreprendre leurs voyages, ils avoient apris une grande partie des langues Aſiatiques ; & que de plus, celle de Suſe & celle de la Mantiane le reſſemblent fort : dés la premiere fois qu’ils ſe parlerent, ils ſe parlerent long temps : & furent : meſme enſemble voir une partie des merveilles de cette grande & ſuperbe Ville. Ils connurent auſſi dés cette premiere converſation, qu’ils aimoient les meſmes plaiſirs, & qu’ils ſe connoiſſoient aux meſmes choſes : de ſorte que depuis cela, ils furent touſjours l’un aveque l’autre. D’abord ils n’eurent pourtant deſſein d’eſtre enſemble que durant qu’ils ſeroient à Babilone, où ils firent un mois de ſejour : mais comme pendant ce temps la ils ſe connurent plus particulierement, & s’aimerent davantage, ils ne purent ſe reſoudre à ſe ſeparer ſi toſt : & ils prirent enfin la reſolution de faire tous leurs voyages enſemble. En effet, ces deux aimables Amis, furent une année entiere à aller de Cour en Cour, & de Pais en Païs, avec un plaiſir extréme : n’ayant jamais eu la moindre conteſtation. Apres avoir donc veû tout ce qu’ils avoient à voir, Hermogene obligea Beleſis d’aller paſſer quelque temps à Suſe, au lieu de s’en retourner chez luy : & certes ce n’eſtoit pas ſans raiſon qu’il luy donnoit la curioſité de voir cette belle Ville : eſtant certain que je ne croy pas qu’il y en ait une au monde qui ſoit plus capable de plaire. Beleſis s’eſtant donc laiſſé perſuader aiſément d’aller à un des plus beaux lieux de la Terre, avec un Amy dont il n’euſt pû ſe ſeparer ſans une douleur extréme, il arriva à Suſe quelque temps apres que l’illuſtre Abradate en fut exilé : mais pour faire qu’il ne ſe repentiſt pas d’y eſtre venu, Hermogene qui en sçavoit toutes les aduenuës, fit qu’ils y arriverent par le codé le plus agreable : qui en effet eſt une des plus belles choſes qui puiſſe tomber ſous la veuë Car Seigneur, en aprochant de Suſe par cét endroit, on trouve une petite eminence, d’où on deſcouvre une grande Prairie, qui contient plus de cent ſtades au milieu de laquelle paſſe en ſerpentant le Fleuve Choaſpe, dont les eaux ſont ſi pures, que celles des Fontaines les plus vives & les plus fraiches, ne les égallent pas. Au bord de ce Fleuve eſt la Ville de Suſe, que grand nombre de Palais magnifiques font paroiſtre auſſi belle par dehors, qu’elle l’eſt par dedans : & ce qui rend ſon abord plus agreable, & ſon ſejour plus ſain, eſt que toute cette grande Prairie, auſſi bien que les deux bords de la Riviere, ſont entierement couverts d’Iris de mille couleurs differentes : qui par un Eſmail admirable, charment les yeux par leur diverſité, & parfument l’air de leur odeur, qui ne reſſemble point du tout celle des autres Iris que l’on trouve ailleurs, Auſſi eſt-ce par l’abondance de ces belles fleurs, que la Ville de Suſe prend ſon Nom : car en noſtre langue l’un ſignifie l’autre : & c’eſt pour cela que l’on apelle ces Iris par toute l’Aſie, Iris de Suſe. De plus, en arrivant du coſté par où Hermogene mena Beleſis, on trouve le long de ce beau Fleuve, quatre grandes Allées ſi droites, & ſi ſombres, par la hauteur des Abres qui les forment, quoy qu’il n’y en ait pas beaucoup en tout le reſte du Pais, que l’on ne peut pas voir une promenade plus agreable que celle la. Auſſi eſt-ce le lieu où toutes les Dames vont le ſoir, dans de petits Chariots deſcouvers : & où tous les hommes les ſuivent à cheval : de ſorte qu’ayant la liberté d’aller tantoſt à l’une & tantoſt à l’autre, cette promenade eſt tout enſemble promenade & converſation, & eſt ſans doute fort divertiſſante. Comme Hermogene avoit eu deſſein de faire que le premier inſtant où Beleſis arriveroit à Suſe, fuſt un inſtante plaiſir, il avoit voulu le ſurprendre : & ne luy avoit pas dit qu’il le meneroit par ce lieu là, dont il avoit aſſez entendu parler : neantmoins afin de ne donner pas à ſon Amy le déplaiſir de paroiſtre au milieu de tant de monde en habillement negligé, il fit que le matin dont il devoit arriver le ſoir à Suſe, il s’habilla comme un homme qui devoit aller loger dans une maiſon où il y aurait des Dames : comme en effet il y en avoit chez Hermogene, qui avoit & ſa Mere, & une Sœur. Si bien que Beleſis ſans prevoir l’innocence & agreable tromperie que ſon Amy luy vouloit faire, fut tout enſemble & propre, & magnifique, contre la couſtume de ceux qui voyagent. Mais il s’aperçeut aiſément de l’adreſſe d’Hermogene : lors qu’il ſe trouva au bout de ces grandes Allées, qu’il vit eſtre toutes remplies de ces petits Chariots peints & dorez, dans leſquels les plus belles Dames de Suſe eſtoient : & aupres de qui un nombre infiny d’hommes de qualité, admirablement bien montez, & magnifiquement veſtus, alloient & venoient en les ſalüant. Ce fut donc alors qu’il remercia Beleſis de l’avoir ſurpris ſi agreablement, & de ne luy avoir pas differe un ſi grand plaiſir comme eſtoit celuy de voir tant de belles Perſonnes en un meſme lieu : & de les y voir d’une maniere ſi galante. Apres quoy envoyant tout leur Train par un autre chemin, Beleſis & Hermogene ſe mirent à ſe promener, comme s’ils fuſſent ſortis de Suſe, au lieu de venir d’un long voyage.

Pour moy qui eſtois le plus particulier Amy d’Hermogene, auparavant qu’il euſt connu Beleſis, je fus eſtrangement ſurpris de le voir arriver pendant que j’entretenois des Dames, car je ne l’attendois pas encore. Je ne l’eus pas pluſtoſt aperçeû, que le montrant à celles à qui je parlois, afin qu’elles ne trouvaſſent pas mauvais que je les quitaſſe ſi bruſquement, je fus au devant de luy : & comme nous n’eſtions pas en lieu où la bien-ſeance permiſt de deſcendre de cheval, parce que cela auroit embarraſſé la promenade des Dames, nous nous embraſſaſmes en aprochant nos chevaux l’un de l’autre. Apres ce premier tranſport de ioyc que nous euſmes en nous revoyant, Hermogene me pria d’aimer Beleſis, comme il pria Beleſis de m’aimer : en ſuitte dequoy nous nous ſalüaſmes Beleſis & moy avec une civilité pleine de franchiſe, qui faiſoit aiſément voir que nous eſtions tous deux diſpoſez à ne refuſer pas à Hermogene ce qu’il ſouhaitoit de nous. Tous nos conplimens eſtant faits, Hermogene qui s’empreſſoit fort a divertir Beleſis, & qui vouloit que le ſejour de Suſe luy pluſt, me demanda ſi toutes les Belles eſtoient ce ſoir là à la promenade ! ſouhaitant que ſon Amy viſt tout d’un coup ce que Suſe avoit de plus beau. Et comme je luy nommay celles qui y eſtoient, & celles qui n’y eſtoient pas ; il ſe trouva qu’une Fille de qualité, nommée Cleodore, qui eſtoit ſans doute une des plus belles de Suſe ne s’y trouva point, dont Hermogene parut en chagrin : & comme je luy demanday d’où pouvoit venir qu’il regrettoit ſi fort celle là, veû que je sçavois qu’il n’en eſtoit pas amoureux ? c’eſt Alcenor, me dit il, que je voudrois que tout ce qu’il y a de belles Perſonnes à Suſe fuſſent icy : afin qu’il s’en pûſt trouver quelqu’une qui donnaſt de l’amour à Beleſis, & qui l’arreſtaſt parmy nous. Si cela eſtoit, reprit Beleſis, vous ne m’auriez nulle obligation du ſejour que je ſerois à Suſe : c’eſt pourquoy j’ame mieux y demeurer par amitié que par amour. Apres cela nous nous miſmes à regarder toutes les Dames, & à les ſalüer : tout le monde eſtant fort ſurpris de voir Hermogene, & tout le monde luy faiſſant carreſſes, etluy demandant qui eſtoit Beleſis ? Apres avoir donc fait pluſieurs tours ; & bien Beleſis, luy dit Hermogene, trouvez vous quelqu’une de nos Belles, qui puiſſe raiſonnablement pretendre à la gloire de vous vaincre ? le trouve leur beautê admirable, luy repliqua t’il, mais s’il faut vous dire la verité, je n’en ay point veû qui m’ait donné une certaine eſmotion de cœur & d’eſprit, qui pour 1 ordinaire ſuit le premier inſtant que l’on voit une tres belle Perſonne que l’on eſt deſtiné d’aimer, & qui precede touſjours l’amour que l’on doit avoir pour elle : de ſorte que ſi cette Cleodore, que vous dittes qui n’eſt point icy, ne fait ce que les autres n’ont pu faire, vous me tiendrez conte s’il vous plaiſt du ſejour que je ſeray à Suſe : puis que ſelon les aparences, je n’y deviendray pas amoureux. Comme Beleſis diſoit cela, je vy paroiſtre au bout des Allées du coſté de Suſe, un Chariot qui me ſembla eſtre celuy d’une Tante de Cleodore, chez qui elle demeuroit, n’ayant point de Mere : je ne l’eus pas pluſtoſt veû, que je le montray à Hermogene : qui l’ayant reconnu auſſi bien que moy, dit en riant à Beleſis, qu’il faloit aller au devant de ſou Vainqueur. Je ne ſuis pas encore enchaiſné, reprit il en ſous-riant à ſon tour : cependant il ne laiſſa pas de nous ſuivre : Hermogene le faiſant paſſer du coſté qu’il sçavoit que cette belle Perſonne avoit accouſtumé de ſe mettre. Mais enfin eſtant arrivez aupres de ce Chariot, Beleſis y vit Cleodore plus belle que je ne l’avois jamais veuë : comme elle eſtoit venuë tard à cette promenade, ſon voile n’eſtoit pas abaiſſé : de ſorte que Beleſis la vit comme il la faloit voir pour en eſtre vaincu, auſſi le fut il en effet. Cleodore eſtoit ce jour là habillé de blanc, & parée de Diamants : ayant ſur la teſte quantité de plumes incarnates, que l’on entrevoyoit à travers ſon voile : & dont quelques unes pendoient meſme ſi bas par derriere, qu’elles touchoient ſa gorge quand elle tournoit un peu la teſte. Comme une des beautez de Cleodore eſt d’avoir les yeux admirablement beaux ; le taint fort blanc, & la mine fort haute ; elle n’eſt pas de celles de qui il faut chercher la beauté pour la trouver : car dés qu’on la voit on la trouve belle : & on eſt meſme perſuadé qu’on la trouvera encore beaucoup plus belle, quand on aura eu loiſir de la conſiderer ; de ſorte qu’il ne faut pas s’eſtonner, ſi Cleodore fit ce que tant d’autres n’avoient point fait. Beleſis ne la vit donc pas pluſtoſt, qu’il la prefera à toutes celles qu’il venoit de voir, & qu’il pria Hermogene de vouloir faire encore un tour de promenade : à peine eut il dit cela, que nous luy demandaſmes en riant, s’il avoit ſenty cette eſmotion de cœur & d’eſprit, qu’il diſoit devoir touſjours preceder l’amour ? il nous reſpondit alors en riant auſſi, qu’il n’eſtoit pas encore vaincu : mais qu’il craignoit fort de l’eſtre. Si vous le craigniez, luy dis-je, vous ne ſuivriez pas une ſi redoutable Ennemie : & il vaudroit mieux la fuir. C’eſt, me reſpondit il encore, que je n’aime pas à devoir mon ſalut à ma fuitte : & que j’aime mieux le devoir à ma reſiſtance. Parlant donc ainſi, Beleſis, Hermogene, & moy, rencontraſmes une ſeconde fois Cleodore, qui reconnut Hermogene : car à la premiere elle ne l’avoit pas aperçeu, parce qu’ayant fortuitement jetté les yeux ſur Beleſis, elle les y avoit attachez long temps : eſtant avez ordinaire en ces lieux là, de regarder plus les Eſtrangers que ceux de ſa connoiſſance, quand ils ſont auſſi bien faits que luy. De ſorte que cela avoit fait qu’elle n’avoit pas veû Hermogene : mais l’ayant enfin connu, elle l’apella : eſtant bien aiſe de luy faire civilité pour l’amour de luy : mais eſtant bien aiſe auſſi d’avoir lieu de luy demander le Nom de cét Eſtranger qu’elle voyoit bien qui eſtoit de ſa connoiſſance. C’eſt pourquoy elle ne le vit pas pluſtoſt paſſer aupres d’elle, que l’appellant, comme je l’ay deſja dit, & depuis quand Hermogene, luy dit elle, eſtes vous revenu ? Il y a ſi peu, repliqua t’il, que je ne ſuis pas meſme obligé de vous faire excuſe de ce que je n’ay pas encore eu l honneur de vous voir : quoy que vous ſoyez une des perſonnes du monde pour qui je veux avoir le plus de reſpect : puis qu’enfin je n’ay point encore entré dans Suſe. C’eſt eſtre ce me ſemble bien galand, reprit elle, que de vouloir finir un voyage d’un an, par une promenade comme celle cy : & ſi l’on vous euſt accuſé d’eſtre amoureux quand vous partiſtes, je croirois que vous auriez donné aſſignation au lieu où nous ſommes à quelque belle Perſonne. Ane vous en mentir pas, repliqua t’il, l’amitié que j’ay pour cét Eſtranger que vous voyez, & qui vous regarde ſi fort, eſt ce qui eſt cauſe que je vous ay veuë aujourd’huy : car comme je meurs d’envie qu’il tarde icy, je fais ce que je puis pour l’enchaiſner : c’eſt pourquoy, belle Cleodore, je vous conjure de vouloir me rendre cét office. Vous eſtes un mauvais Amy, reſpondit elle, de vouloir ce que vous dittes : auſſi ne crois-je pas que vous le ſouhaitiez. Mais pour parler un peu plus ſerieuſement, adjouſta Cleodore, aprenez moy le Nom de cét Eſtranger ; ſa condition ; & ſon Pais : je vous aprendray encore plus, reprit Hermogene en ſous-riant, car apres vous avoit dit qu’il s’apelle Beleſis ; qu’il eſt de haute qualité ; & qu’il eſt de la Mantiane ; je vous diray encore qu’il vous trouve mille fois plus belle que tout ce qu’il a veû icy : & ſi vous ne m’en voulez pas croire, je m’en vay l’obliger à vous le dire luy meſme. En achevant de prononcer Ces paroles, ſans donner loiſir à Cleodore de reſpondre, il ſe tourna vers Beleſis : & l’apellant avec empreſſement, venez, luy dit il, venez confirmer ce que je dis à l’aimable Cleodore. Pourveû que vous luy diſiez que je la trouve la plus belle Perſonne du monde, (dit Beleſis en s’aprochant du Chariot qui alloit tres lentement, & en la ſalüant avec un profond reſpect) je confirmeray vos paroles aveque joye : & meſme avec ſerment s’il en eſt beſoin. Vous croyez ſans doute genereux Eſtranger, reſpondit elle en ſous — riant, faire un fort grand plaiſir à Hermogene de loüer tout ce qu’il vous fait voir : & je reçois ſans doute auſſi les flatteries que vous me dittes pluſtoſt comme une marque de l’amitié que vous avez pour luy, que de la bonne opinion que vous avez de moy. Si ce que vous dittes eſtoit vray, reprit Beleſis, j’aurois loüé tout ce que j’ay veu de Belles icy, afin d’obliger Hermogene : ce pendant je puis vous aſſurer que je n’ay loüé que vous : & je puis meſme adjouſter interrompit Hermogene, que ſi Beleſis doit aimer quelque choſe à Suſe, ce ſera la belle Cleodore : car il nous a aſſuré Alcenor & moy, qu’il a deſja ſenty pour vous je ne sçay quelle agitation de cœur, qui a accouſtumé de preceder l’amour dans le ſien. Comme Hermogene achevoit de dire cela, tant de Chariots ſe croiſerent en ce lieu là, qu’il falut de neceſſité que la converſation ceſſaſt : Beleſis ne pouvant faire autre choſe, qu’advoüer des yeux à Cleodore, que tout ce qu’Hermogene venoit de dire eſtoit vray ; & Cleodore ne pouvant auſſi de ſon coſté, faire entendre qu’elle ne croyoit pas ce qu’on luy diſoit, que par une action de teſte & de main, qui ne laiſſa pourtant pas d’expliquer ſa penſée. Depuis cela nous la ſalüaſmes encore deux ou trois fois : apres quoy toutes les Dames ſe retirerent, & nous nous retiraſmes auſſi.

En nous en allant, Beleſis nous demanda de quelle humeur eſtoit Cleodore, & ſi elle avoit beaucoup d’Amants ? comme j’en eſtois encore mieux informé qu’Hermogene, qui eſtoit abſent depuis un an, ce fut moy qui pris la parole pour luy reſpondre, & pour ſatiſfaire ſa curioſité : qui en effet eſtoit mieux fondée qu’il penſoit : eſtant certain que l’humeur de Cleodore a touſjours eſté aſſez particuliere : de ſorte que pour le contenter, je commençay à luy dire en general, qu’il n’y avoit pas une Perſonne de ſon ſexe à Suſe, qui euſt plus d’eſprit qu’elle en avoit. Je m’en ſuis deſja bien aperçeu, repliqua t’il, & par ſa phiſionomie, & par l’air dont elle a parlé : mais ce que je veux de vous, eſt que vous me diſiez de quelle ſorte d’eſprit elle a. Puis que vous le voulez, repris-je, je vous diray que Cleodore a en aparence plus de douceur qu’on n’en a jamais veû en perſonne : cependant ceux qui la connoiſſent juſques dans le fonds du cœur, diſent qu’elle ne laiſſe pas d’eſtre un peu fiere. Elle s’en deffend pourtant extrémement : mais quoy qu’il en ſoit, il eſt certain qu’il faut que tout le monde ait de la complaiſance pour elle, quoy qu’elle n’en ait guere pour perſonne. Il y a pourtant dans ſon eſprit, malgré ce que je vous dis, de la tendreſſe & de la bonté : ainſi il ſe fait un meſlange de douceur & de fierté dans ſon ame, qui fait qu’elle n’eſt pas toujours d’humeur abſolument égalle, quoy qu’elle ſoit touſjours agreable. De plus, elle a une delicateſſe à choiſir ſes Amis, qui eſt loüée de quelques uns, & blaſmée de beaucoup d’autres : car ſi ceux qui la voyent ne ſont fort honneſtes gens, elle ne fournit guere à la converſation ; & ne ſe ſoucie pas beaucoup s’ils l’eſtiment ou s’ils ne l’eſtiment pas. Vous m’embarraſſez eſtrangement, dit Beleſis. car vous me dittes cent choſes à me rendre Cleodore fort redoutable : & cependant je ne puis m’empeſcher de croire qu’il y auroit grand plaiſir à pouvoir un peu engager le cœur d’une Perſonne telle que vous me repreſentez celle-là. Si vous tentez cette advanture, repriſie, vous ſerez plus hardy que grand nombre d’honneſtes gens de noſtre Cour ; qui ont eu ſans doute beaucoup de diſpoſition à aimer Cleodore, mais qui n’ont oſé l’entreprendre. Ce n’eſt pas, comme vous avez veü, qu’elle ne ſoit fort civile : mais c’eſt qu’il eſt ſi difficile d’eſtre ce qu’elle veut qu’on ſoit pour luy plaire ; que peu de gens ont eu aſſez bonne opinion d’eux meſmes, pour oſer y ſonger. Au reſte, il faut dire cela à ſa loüange, qu’elle ne ſe trompe guere en ſon choix : & que ce qu’elle eſtime, merite aſſurément de l’eſtre. Mais apres tout, il ſeroit à ſouhaite, qu’elle ſe reſoluſt à eſtre un peu plus indulgente qu’elle n’eſt aux deffauts d’autruy : ce n’eſt pas qu’elle en parle, mais c’eſt qu’elle ne parle point à ceux qui en ont : ou ſi elle le fait, c’eſt avec une langueur, & une indifference, à faire deſeſperer ceux qui ont aſſez d’eſprit pour s’en apercevoir. Cela n’empeſche pourtant pas, que Cleodore ne ſoit admirable, principalement à ceux pour qui elle la veut eſtre : c’eſt pourquoy comme vous avez ſans doute tout ce qu’il faut pour eſtre de ce nombre choiſi qu’elle eſtime, je vous conſeille de la voir, & de la voir meſme ſouvent pendant que vous ſerez à Suſe. Quand ce ne ſeroit que par curioſité, reprit Beleſis, je la verray infailliblement : j’ay encore un avis à vous donner, interrompit Hermogene, car il faut que vous sçachiez, que ſi Cleodore n’a changé d’humeur, elle a encore une fantaiſie : qui eſt de faire une notable difference des honneſtes gens de la Cour aux autres : c’eſt pourquoy ſi vous luy voulez plaire, il ne faut pas que vous viviez, en Eſtranger, qui ne veut pas eſtre connu. C’eſt peut-eſtre, reprit Beleſis, qu’elle eſt perſuadée qu’il eſt impoſſible d’eſtre fort honneſte homme, ſans avoir effectivement un certain air qui ne s’aquiert que rarement hors de la Cour. Outre cela, adjouſtay-je, c’eſt que Cleodore ne sçait que dire à ceux qui ne sçavent pas les nouvelles du monde, qu’elle sçait admirablement : de ſorte, reprit Beleſis, que pour plaire à Cleodore, il faudra que je m’inſtruiſe de cent mille choſes dont je n’ay que faire. Il le faudra ſans doute, repris-je, ſi vous voulez qu’elle vous parle long temps : ſi ce n’eſt que vous ayez quelque privilege particulier.

Voila donc, Seigneur, comment Hermogene & moy fiſmes connoiſtre Cleodore à Beleſis : qui fut reçeu chez ſon Amy, avec beaucoup de magnificence. Le jour ſuivant Hermogene fut chez le Roy & chez le Prince de Suſe qui eſtoit alors, & y mena Beleſis, de qui le Nom n’eſtoit pas inconnu à ces Princes : car ſon Pere avoit autrefois eſté aſſez long temps à Suſe. Apres cela, deux ou trois jours ſe paſſerent à recevoir les viſites qu’ on rendoit à Hermogene, & faire voir les raretez de la Ville à Beleſis : en ſuitte dequoy, il demanda à Hermogene quand il vouloit le mener chez Cleodore ? car encore, dit il, que je ne sçache pas tout ce qu’il faut sçavoir pour la divertir, je ne laiſſe pas d’avoir beaucoup d’envie de la viſiter. A l’inſtant meſme Hermogene envoya demander ſi Cleodore eſtoit chez elle : mais on luy vint dire qu’il n’y avoit qu’une heure qu’elle eſtoit partie pour aller aux champs, & qu’elle n’en reviendroit de quinze jours. Comme j’ay deſſein de paſſer trois mois icy, reprit Beleſis, il faut pour me conſoler, que je penſe que du moins ce n’eſt qu’un plaiſir differé, & non pas un plaiſir perdu : pendant cette petite abſence de Cleodore, Hermogene fit voir à Beleſis toutes les belles, & de là Cour, & de la Ville, ſans que ſon cœur en fuſt touché : & comme il a un eſprit adroit, il s’aquit tous les Amis d’Hermogene en fort peu de jours, & sçeut auſſi bien les divers intereſts de toute noſtre Cour, que s’il y euſt eſté toute ſa vie. Mais enfin quinze jours apres ton départ, la belle Cleodore revint : le hazard voulut meſme que Beleſis, Hermogene, & moy, qui venions de nous promener, la viſmes revenir, & la ſalüaſmes : de ſorte que sçachant ſon retour auparavant que perſonne le sçeuſt, nous y fuſmes des premiers : car comme elle eſtoit arrivée d’aſſez bonne heure, nous luy fiſmes noſtre viſite ſans choquer la bien — ſeance : apres luy avoir toutefois donné autant de temps qu’il luy en faloit pour conſulter ſon Miroir, afin de voir ſi elle eſtoit en eſtat de recevoir compagnie. Comme nous fuſmes donc chez elle, Hermogene preſenta Beleſis à ſa Tante & à elle auſſi : & pour faire la civilité toute entiere à ſon Amy, il ſe mit à entretenir la premiere : nous biſſant Cleodore à Beleſis & à moy. Cependant comme les flatteries ne s’oublient jamais, quand elles ſont dittes agreablement ; celles que Beleſis avoit dittes à Cleodore à la promenade, le jour qu’il eſtoit arrive à Suſe, firent qu’elle ſe contraignit un peu plus qu’elle n’avoit accouſtumé : & qu’elle luy parla davantage qu’elle ne parloit pour l’ordinaire, à ceux qui n’eſtoient pas du monde qu’elle voyoit. Elle le traita pourtant en Eſtranger, à qui elle creut ne devoir parler que de choſes generales : c’eſt pourquoy prenant la parole ; je ne demande pas (luy dit elle avec un air qui faiſoit aſſez connoiſtre à ceux qui la connoiſſoient, qu’elle ſe preparoit à s’ennuyer) ſi Hermogene vous a fait voir tout ce qu’il y a de beau à Suſe, car je ne doute pas qu’il ne vous ait mené en tous les lieux où il aura creû vous divertir : c’eſt pourquoy faites moy la grace de me dire ce qu’il vous ſemble de nos Places publiques ; de nos Temples ; & de nos Promenoirs ; Tout ce que vous dittes là, reprit Beleſis, me ſemble admirablement beau : mais à vous parler ſincerement, adjouſta t’il en riant, il ne me ſemble pas fort propre à vous divertir : c’eſt pourquoy je vous conjure de ne me traitter pas en Eſtranger à qui on ne peut parler que des couſtumes de ſon Pais, ou que du chaud ou du froid qu’il fait en la Saiſon où on luy parle. Si j’euſſe eu l’honneur de vous voir dés le lendemain que j’arrivay icy, j’aurois eu patience que vous m’euſſiez parlé comme vous venez de faire : mais aimable Cleodore, il y a quinze jours que je ſuis à Suſe : de ſorte que ſi vous croyez que je ne sçache encore rien, ſinon que vos Rues ſont grandes, & droites : que vos Temples ſont beaux ; & vos Palais magnifiques, vous me traitez un peu cruellement : c’eſt pourquoy ne vous contraignez pas pour l’amour de moy ; & ne laiſſez pas de me demander des nouvellez, comme ſi j’eſtois de Suſe, & meſme de la Cour. Cleodore entendant Beleſis parler ainſi, ſe mit à rire, ne croyant pas touteſfois qu’il pûſt luy dire rien de particulier : & penſant ſeulement qu’il ne parloit comme il faloit, que parce qu’il avoit sçeu quelque choſe de ſon humeur : de ſorte que prenant la parole, je voy bien, luy dit elle, que du moins vous sçavez que je crains les nouvelles connoiſſances : & les connoiſſances encore de ces gens qui ne sçavent les choſes du monde, que lors que ceux qui en ſont les ont oubliées. Mais Beleſis je ne ſuis pas auſſi injuſte qu’on vous l’a dit : car ce que je trouve eſtrange, eſt de voir des gens de Suſe qui ne sçavent rien de ce qui s’y paſſe : mais pour vous qui n’en eſtes pas, & qui n’y demeurez point, je ſerois fort déraiſonnnable, de vous blaſmer de ce que vous ne sçavez pas toutes les bagatelles qui ſont le ſecret de noſtre Cour : & fore incivile auſſi, de vous aller parler de choſes que vous n’entendriez point. Pour moy (interroropis-je parlant à Beleſis) il me ſemble que vous avez ſujet de vous loüer de Cleodore : au contraire, reprit il, j’ay peut-eſtre plus de ſujet de m’en pleindre que vous ne penſez : mais quoy qu’il en ſoit, adjouſta t’il encore en parlant à elle, voulez vous promettre de ne me traiter plus en Eſtranger, ſi je vous aprends des nouvelles ? mais j’entends, pourſuivit Beleſis en ſous riant, de celles que l’on ne dit pas tout haut, & qui paſſent d’oreille en oreille, durant plus de quatre jours, devant qu’on les die ſans baiſſer la voix. Ha Beleſis, s’eſcria t’elle, vous me ſeriez la plus grande honte du monde, & pourtant le plus grand plaiſir, ſi vous faiſiez ce que vous dittes ! je n’y voy touteſfois pas d’aparence, car excepté hier, j’ay touſjours eu des Lettres de Suſe, qui m’ont apris toutes choſes. Du moins, luy dit il, voux veux-je faire connoiſtre que ſi je ne vous puis rien aprendre, vous ne me devez pas auſſi reprocher de rien ignorer : en ſuitte de cela, il ſe mit à luy raconter cent choſes ; & à luy parler comme un homme qui sçavoit tout les divers intereſts des perſonnes de qualité, ſoit d’ambition, ſoit d’amour : & ils en vinrent au point Cleodore & luy (devant que la converſation finiſt) à ſe parler bas pluſieurs fois, & à me forcer de changer de place, & de parler avec la Tante de Cleodore & Hermogene : de ſorte que dés ce premier jour là, Beleſis fut en confidence avec Cleodore : qui advoüa tout haut qu’il luy avoit apris beaucoup de choſes, qu’on ne luy avoit point eſcrites. En verité (luy dit elle comme nous eſtions debout, & preſts à ſortir) je penſe qu’il y a long temps que vous eſtes caché dans Suſe : car il ne ſeroit pas poſſible que vous sçeuſſiez tout ce que vous m’avez dit, s’il n’y avoit que quinze jours que vous y fuſſiez. Je sçay meſme encore quelque choſe que vous ne sçavez pas ſans doute, reprit il ; eh de grace, repliqua Cleodore, ne vous en allez pas ſans me le dire : je le veux bien, luy dit Beleſis ; alors s’approchant de ſon oreille, n’eſt. il pas vray, luy dit il, aimable Cleodore, que vous ne sçavez pas que ſelon toutes les aparences, je vous aimeray trop pour voſtre repos & pour le mien ! Il eſt vray, repliqua t’elle tout haut en rougiſſant, que je ne sçay point ce que vous dittes : & plus vray encore que je ne crois pas que cela ſoit : ny meſme que cela puiſſe eſtre. Le temps vous l’aprendra & à moy auſſi, reſpondit Beleſis en ſe retirant ; apres quoy nous ſortiſmes, & fuſmes chez Hermogene. Quand nous fuſmes dans la Chambre de Beleſis, nous luy demandaſmes, ce qui luy ſembloit de Cleodore ? Je ne veux pas vous le dire, repliqua t’il, car peut-eſtre ne me tiendriez vous plus conte du ſejour que je ſeray icy. Je ne m’eſtonne pas, repliquay-je, ſi vous eſtes ſatiſfait de cette belle Perſonne : puis qu’enfin elle vous a traité tout autrement qu’elle n’a accouſtumé de traiter ceux qui ne ſont pas de ſes Amis. Elle a pourtant la mine, adjouſta t’il, de me donner de fâcheuſes heures, ſi je ne puis m’empeſcher de l’aimer : car malgré ſa douceur, j’ay pourtant deſcouvert dans ſon ame je ne sçay quoy de fier & de ſuperbe, qui me fera bien de la peine. Elle à touteſfois quelque choſe de ſi attirant dans les yeux, pourſuivit il, que je ne sçay n je m’en pourray deffendre, quoy que j’en aye grande envie. Pour moy, dit Hermogene, je m en ſuis touſjours deffendu : car encore que Cleodore ſoit tres charmante, il y a beaucoup de choſes dans ſon humeur, qui ſont du contrepoiſon pour moy : & qui font que je ne ſuis pas expoſé à mourir jamais d’amour pour elle. Il n’en eſt pas ainſi de moy, dit Beleſis, & je crains bien que je ne me pleigne un jour eſtrangement du plaiſir que j’ay aujourd’huy à la connoiſtre.

Voila donc, Seigneur, quel progrés fit cette belle Fille dans le cœur de Beleſis : apres quoy je vay vous dire celuy que fit Beleſis dans le cœur de Cleodore. Mais pour vous faire voir comment les petites choſes faites à propos, font quelquefois aquerir une grande eſtime parmy les Dames ; il faut que vous sçachiez que Beleſis ayant sçeu qu’il y avoit aſſez d’amitié entre la Sœur d’Hermogene, nommée Praſille, & Cleodore, eut une civilité particuliere pour elle, comme elle en avoit une pour luy. Beleſis eſtant donc en converſation avec elle, le lendemain qu’il eut veû Cleodore, il la pria de vouloir luy faire voir quelque beau Jardin, aux environs de Suſe : je demanderois bien, luy dit il, cette grace à Hermogene ſeul : mais je vous advoüe que pour les promenades, je ne les trouve point agreables ſi ce n’eſt avec des Dames : c’eſt pourquoy ſi vous voulies m’obliger, vous me feriez la grace de faire quelque partie pour cela. A peine Beleſis avoit il prononcé cette derniere parole, que Cleodore entra, qui venoit viſiter Praſille : elle ne fut pas plus toſt aſſiſe, que Praſille commença de vouloir dire à Cleodore la priere que Beleſis luy venoit de faire : qui pour mieux arriver à la fin qu’il s’eſtoit propoſée, fit ſemblant de vouloir empeſcher Praſille d’achever le diſcours qu’elle avoit commencé. De grace, luy dit il, ne me rendez pas un ſi mauvais office, que de me vouloir faire encore paſſer pour Eſtranger aupres de la belle Cleodore, avec qui je ne le ſuis deſja plus : la reſiſtance que fit Beleſis, ne manqua de faire ſon effet, & de donner une envie eſtrange à cette belle Fille, de sçavoir ce que Praſille luy vouloit dire. De ſorte que la preſſant extrémement, Praſille luy dit dequoy il s’agiſſoit : la priant de luy vouloir aider à faire les honneurs de Suſe. Cleodore qui fut bien aiſe d’avoir lieu de faire un compliment à Beleſis, luy dit qu’elle eſtoit ravie de voir qu’il n’eſtoit pas comme ces voyageurs qui ne sçavent qu’à peine qui regne aux lieux où ils paſſent : & qui ſe contentent de faire des memoire des Temples qu’ils ont veûs ; des Montagnes ; des Fleuves ; & d’autres ſemblables choſes : ſans s’informer des mœurs ; des couſtumes ; & des gens qui habitent les Villes dont ils remarquent ſeulement les Ruës & : les Places publiques. Mais aujourd’huy, adjouſta t’elle, que je sçay que vous connoiſſez mieux les honneſtes gens de noſtre Cour, que vous ne sçavez où ſont nos Jardins, je veux bien aider à Praſille à vous les faire voir : c’eſt pourquoy ſi elle le veut, nous ferons demain une partie avec quelques Dames de nos Amies, pour aller à un des aimables lieux du monde, qui n’eſt pas trop eſloigné de noſtre Riviere. Je le veux bien, dit Praſille ; & alors convenant des Perſonnes qui en devoient eſtre, Beleſis n’eut plus autre choſe à faire qu’à conſentir à ce que ces deux aimables Filles vouloient : faiſant touteſfois touſjours ſemblant de n’eſtre point bien aiſe que Cleodore le traitaſt en Eſtranger. La choſe eſtant donc reſoluë ainſi, & le lendemain eſtant venu, Hermogene, Beleſis, & moy, fuſmes prendre les Dames qui devoient eſtre de cette promenade : & comme Cleodore eſtoit en un de ſes plus agreables jours, nous ne fuſmes pas pluſtoſt arrivez au lieu où nous voulions aller, & elle ne ſur pas pluſtoſt deſcenduë du Chariot où elle eſtoit, que tendant la main à Beleſis ; venez genereux Eſtranger, luy dit elle, venez voir les beautez de noſtre Pais, afin de les raconter au voſtre quand vous y ſerez retourné. Au nom des Dieux Madame, luy dit il, ne m’apellez point ainſi : il faut bien que je vous y nomme du moins aujourd’huy, reprit elle en riant, puis que je vay vous faire voir mille choſes que vous n’avez point veuës : & que-vous eſtes preſentement en un lieu où vous n’avez nulle habitude. Je conſens donc, luy dit il, d’eſtre encore Eſtranger pour vous, juſques à la fin de la promenade : je le veux, repliqua t’elle, & alors faiſant entrer Beleſis dans le Jardin qu’on vouloit luy faire voir, elle ſe mit à luy en faire remarquer toutes les beautez : le reſte de la compagnie les ſuivant, & ſe meſlant meſme à leur converſation. D’abord Cleodore le mena par une grande Allée de Cypres, au bout de la quelle eſtoit une Fontaine, dont les eaux en s’eſluant par gros boüillons les uns ſur les autres, faiſoient continuellement voir un grand Rocher de Criſtal, à qui les rayons du Soleil donnoient les couleurs de l’Arcen-Ciel. De là tournant à droit, de l’autre coſté d’une eſpaiſſe Paliſſade, le long de laquelle coule un petit ruiſſeau ; Cleodore fit voir à Beleſis un grand Parterre, au de là duquel, par deſſus une Baluſtrade qui le bornoit, on voyoit une agreable Prairie : & au delà de la Prairie, la meſme Riviere qui paſſe à Suſe. Apres avoir donc eſté juſques à cette Baluſtrade, & veû en paſſant un grand Rondeau au milieu du Parterre, nous tournaſmes à gauche : pour luy aller faire voir un grand Canal, qui borne le Jardin d’un coſté. En ſuitte Cleodore mena Beleſis voir un Parterre d’eau admirable, qui eſt encore en ce lieu là : apres quoy nous fuſmes nous aſſoir dans un grand Cabinet de Mirthe où il y a vintquatre Statuës dans des Niches de verdure. Au milieu de ce Cabinet, il y a une Fontaine, dont les eaux ſont jettées par douze Monſtres Marins, que l’on ne voit qu’à demy corps : la Figure du milieu eſtant un Neptune avec ſon Trident. Comme ce Cabinet eſt fort agreable, & qu’il y a des ſieges tout à l’entour, nous y fuſmes aſſez long temps : Cleodore faiſant touſjours la guerre à Beleſis, & voulant luy perſuader qu’il n’y avoit rien de tout ce qu’il voyoit en ſon Païs : luy nommant juſques aux herbes les plus un univerſellement connuës : & faiſant enfin ſi bien, que d’une converſation de bagatelles, elle en divertiſſoit toute une grande compagnie. Beleſis de ſon coſté, contribuoit autant qu’il faloit pour la rendre agreable : mais enfin apres avoir eſté long temps en ce lieu là, Beleſis dit à Cleodore que pour achever de luy faire la grace toute entiere, il faloit encore qu’elle luy fiſt : voir la Maiſon, apres luy avoir fait voirie Jardin. Vous ne la trouverez pas ſi belle que ce que vous avez deſja veû, dit elle, car à la reſerve d’une Sale baſſe & voûtée, qui eſt extrémement fraiſche en Eſte’, tout le reſte eſt peu de choſe : touteſfois puis que vous le voulez, il y faut aller. En diſant cela, Cleodore ſe leva ; Beleſis continuant de luy aider à marcher : & toute la compagnie les ſuivant, nous fuſmes à la Porte de la Salle : Cleodore ayant envoyé dire au Concierge qu’il la fiſt ouvrir. Mais Seigneur, il ne fut pas beſoin d’attendre : car dés que Cleodore & Beleſis furent au haut du Perron, l’on ouvrit la porte de la Salle : & Cleodore vit qu’il y avoit en ce lieu là, une Colation magnifique. Elle fut ſi ſurpriſe de cette veuë, & ſoupçonna ſi peu que ce pûſt eſtre Beleſis qui l’euſt fait preparer, qu’elle ſe retira, & voulut meſme refermer la Porte, croyant que c’eſtoit quelque galanterie ſecrette d’autres gens, & cherchant deſja qui ce pouvoit eſtre qui eſtoit dans cette Maiſon. Mais elle ne tut pas long temps en cette erreur ; car Beleſis pouſſant la Porte, on commença d’ouïr un concert admirable d’inſtruments, apres quoy ſe tournant vers Cleodore, il la pria de l’excuſer comme Eſtranger, s’il ne la traittoit pas auſſi poliment que s’il ne l’euſt pas eſté. Quoy Beleſis, luy dit elle, c’eſt moy qui viens vous monſtrer un Jardin, & c’eſt vous qui nous y donnez cette magnifique Colation ! du moins advoüez qu’Hermogene & Alcenor en ont eu le ſoin. Je ne veux pas leur faire cette honte, reprit il, en diſant un pareil menſonge, pour m’excuſer de ne vous traiter pas aſſez bien : alors Hermogene & moy diſmes, comme il eſtoit vray, que nous n’en avions rien sçeu : de ſorte qu’apres cela, ce ne furent que des exclamations & des loüanges, en faveur de Beleſis : Cleodore luy demandant pardon de l’avoir traitté en Eſtranger : & luy declarant qu’elle ne le feroit plus de ſa vie. Enfin nous loüaſmes tant Beleſis, que nous ne penſaſmes jamais nous impoſer ſilence : & la Compagnie s’en retourna ſi ſatiſfaite de l’agreable ſurpriſe qu’elle avoit euë, que cela ne fit pas un petit effet dans le cœur de Cleodore : n’y ayant rien de ſi important dans une affection naiſſante, que de faire quelque galanterie d’eſclat, qui face que diverſes perſonnes vous loüent en la preſence de celle que vous aimez. Voila donc, Seigneur, comment Beleſis ceſſa d’eſtre Eſtranger aupres de Cleodore, qu’il vit tres ſouvent depuis cela : & dont il devint ſi amoureux, qu’il fit deſſein de s’arreſter le plus long temps qu’il pourroit à Suſe. Il fit donc ſi bien, que ſes Parents luy ayant envoyé dequoy ſe mettre en equipage, il n’y eut pas un homme de ſa condition à la Cour, qui fiſt une plus belle deſpence que luy. Cependant comme il sçeut admirablement prendre le biais de l’eſprit de Cleodore, il fut fort bien avec elle, ſans oſer pourtant jamais l’entretenir de ſa paſſion ſerieuſement : car il connoiſſoit à cent choſes, que c’eſtoit une reſolution dangereuſe à prendre, que celle de luy parler d’amour. D’abord elle declara qu’elle le mettoit au rang de ſes Amis en general : quelque temps apres elle luy fit la grace de luy advoüer publiquement, qu’il eſtoit du nombre de trois ou quatre qu’elle preferoit à tous les autres : & quelque temps encore en ſuitte, je penſe que Beleſis connut ſans qu’elle le luy diſt, qu’il eſtoit le premier de ſes Amis. Cependant il n’oſoit luy deſcouvrir qu’il eſtoit plus ſon Amant que ſon Amy : car comme il eſtoit dans ſa confidence, elle luy avoit advoüe un jour, qu’elle ſeroit la plus ſatiſfaite Perſonne du monde, ſi elle avoit pû voir juſques où pourroit aller la patience d’un Amant mal-traitté. Vous pouvez penſer, luy diſoit elle, que je ne ſuis pas d humeur à faire galanterie : mais ſi par hazard je perdois la raiſon, juſques au point que je vouluſſe me divertir de la folie d’autruy ; & que le caprice de l’Amour me donnaſt un Amant ; il eſt certain que je n’aurois pas un plus grand plaiſir, que celuy de le tourmenter. En effet, adjouſtoit elle, je ne croy point qu’il y ait rien de ſi doux, que de faire, ſouffrir de ces ſortes de gens, qui ſe font de ſi grands malheurs de ſi petites choſes : mais eſt il poſſible (luy diſoit Beleſis qui m’a raconté depuis juſques à ſes moindres penſées) que vous ſoyez capable d’un ſentiment ſi cruel ? S’il faloit, diſoit elle en riant, égorger un homme de ma main ; empoiſonner quelqu’un ; mettre le feu à une Ville ; & mille autres ſemblables choſes, j’en aurois ſans doute horreur, & j’aimerois mieux mourir que d’y penſer : mais Beleſis tant qu’il ne faudra pour faire des malheureux, qu’eſtre un peu ineſgale ; un peu fiere, & un peu inſenſible ; je m’y reſoudray ſans peine : & je trouverois ſans doute beaucoup plus agreable, que l’on me nommaſt inhumaine ; inexorable ; & cruelle ; & meſme Tigreſſe ſi vous voulez ; que de me venir ſimplement dire que je ſerois belle ; que je ſerois aimamable ; & que je ſerois charmante. C’eſt pourquoy, adjouſta t’elle, c’eſt un grand bonheur que je ne ſois pas née avec une beauté à faire beaucoup de conqueſtes : car aſſurément mon regne n’euſt pas eſté doux. l’en connois pourtant, reprit Beleſis, qui vivent ſous voſtre puiſſance, qui n’ont pas deſſein de ſe rebeller : ſi ce que vous dittes eſt vray, reprit elle, c’eſt que je ne sçay pas qu’ils ſoient mes Sujets : car ſi je le sçavois j’en ferois bien toſt des Eſclaves : & des Eſclaves encore ſi chargez de la peſanteur de leurs fers, qu’ils ſeroient peut-eſtre contraints d’eſſayer de les rompre. Cleodore dit cela par un certain emportement d’eſprit qui eſtonna Beleſis, & qui luy oſta la hardieſſe de ſe declarer, comme il en avoit eu l’intention : parce qu’il creût que Cleodore parloit ainſi, avec deſſein de luy faire entendre qu’il ne devoit pas s’engager à la ſervir. En effet cette penſée s’empara ſi fort de ſon eſprit, que depuis ce jour la il devint aſſez reſveur, & aſſez melancolique : & juſques au point, qu’il ne s’informa plus de rien : de ſorte qu’au lieu qu’il avoit accouſtumé de fournir de nouvelles à Cleodore, & de luy aprendre tout ce qui ſe paſſoit, devant que tout le monde le sçeuſt, c’eſtoit à Cleodore à luy aprendre tout, car il ne sçavoit pas ſeulement les choſes les plus publiques. Cette aimable Fille s’eſtant donc aperçeuë de ce changement, ſe mit un jour qu’il eſtoit ſeul avec elle à luy en faire la guerre, & à la luy faire obligeamment : car par bonheur pour luy, elle eſtoit en un de ces jours où ſa fierté eſtoit ſi cachée, qu’on ne la deſcouvroit point. Eſt il poſſible, luy dit elle, que je voye ce que je voy ? car enfin vous ne m’eſpouventez guere moins aujourd’huy de ne sçavoir point ce que l’on fait dans Suſe, que vous m’eſpouventaſtes lors que vous y veniez d’arriver, & que vous sçaviez pourtant toutes choſes. Eſt-ce que vous eſtes deſja las d’eſtre complaiſant pour moy ? eſt-ce que le ſejour de Suſe vous ennuye ? eſt-ce que vous croyez que les nouvelles ne doivent pas faire partie de la converſation, & que vous veüilliez reformer le monde par voſtre exemple ? Ce n’eſt rien de ce que vous dittes, reprit il, mais c’eſt que j’ay quelque choſe dans l’eſprit, qui m’occupe d’une t’elle forte, que je ne ſonge a rien qu’à cela. Quand on ſe ſent de cette humeur, reprit Cleodore, il faut n’aller qu’aux lieux où l’on à affaire : afin que venant bientoſt à bout de ſon deſſein, on redevienne apres comme les autres : car ſelon mon ſens, il n’y a pas grand plaiſir à ſe faire remarquer pour eſtre different des autres, & different de ſoy meſme. Ce qui fait que je ne sçay preſque rien, reprit Beleſis, eſt qu’effectivement je ne vay en aucun autre lieu qu’en celuy où l’ay affaire : & qu’en ce lieu là encore, je n’eſcoute pas tout ce que l’on y dit. Mais Beleſis (repliqua Cleodore ſans deviner ce qu’il vouloit dire) je vous voy eternellement icy : il eſt vray Madame, repondit il, mais ce qui fait que vous m’y voyez toujours, eſt qu’il n’y a point d’autre lieu au monde où je me plaiſe. Il paroiſt bien, repliqua t’elle avec un ſourire malicieux, que vous ne vous y plaiſez pas, & que meſme vous n’y voulez pas plaire : car depuis quelque temps vous y reſvez touſjours, & vous n’y parlez point. C’eſt Madame, reprit il, que j’ay peur de dire ce que vous ne voulez point sçavoir : pourveû que vous ne me parliez point de choſe où j’aye intereſt, reſpondit elle, il n’eſt preſques rien que vous ne me puiſſiez dire Il me ſemble, repliqua Beleſis, que voſtre curioſité ſeroit plus raiſonnable, ſi vous ſouhaitiez sçavoir ce qui vous regarde, que ce qui ne vous touche point : quoy qu’il en ſoit, dit elle, c’eſt mon humeur : & c’eſt à ceux qui me veulent plaire à s’y conformer. Mais Madame (reprit il avec un viſage fort ſerieux) ſi je vous diſois qu’il y a une Perſonne qui ſe pleint de vous, & une Perſonne encore pour qui je vous ay entendu dire avoir quelque eſtime, n’auriez vous point envie de sçavoir dequoy elle vous accuſe, afin de vous juſtifier ? nullement, reprit elle, car ſi elle m’accuſe à tort, elle eſt indigne que je me juſtifie : & ſi je ſuis coupable, c’eſt aſſurément que je l’ay voulu eſtre : & que je ſuis incapable, ny de me repentir, ny de m’excuſer. Je ne vous croyois pas ſi injuſte, reprit Beleſis : mais adjouſta t’il, puiſque vous l’eſtes juſques au point que de ne vouloir ny vous juſtifier, ny vous excuſer, ne dois-je point encore craindre que vous ne veüilliez pas que les autres ne ſe juſtifient, ny s’excuſent ? Au contraire, dit elle, par la meſme raiſon que je n’aime point à rendre conte de mes actions, j’aime que les autres facent ce que je ne fais point : cela eſtant Madame, reprit Beleſis, vous ne vous offencerez donc pas ſi je vous dis que la raiſon pourquoy je ne sçay plus ce qui ſe paſſe dans le monde, eſt que le ne ſonge qu’à taſcher de sçavoir ce qui ſe paſſe dans voſtre cœur : & que ce qui fait que je ne parle guere, eſt que je crains de parler trop toſt : & de vous dire que je vous aime, en un inſtant ſi malheureux, que je m’en face haïr pour touſjours. Je vous aſſure, reprit Cleodore, qu’il n’y a point d’inſtant à choiſir pour cela : & qu’il n’en eſt aucun où je puiſſe trouver bon que l’on me die une pareille choſe : c’eſt pourquoy ſi vous m’en croyez ne le faites pas. Vous n’eſtes pas encore engagé ſi avant en un ſi fâcheux diſcours, adjouſta t’elle que vous ne le puiſſiez tourner en raillerie : non non Madame, interrompit Beleſis, je parle ſerieuſement : & j’aime beaucoup mieux vous irriter, en vous deſcouvrant la violente paſſion que j’ay pour vous, que ſi vous l’ignoriez toute voſtre vie. Vous m’avez autre autrefois fait l’honneur de me dire, que vous aimeriez mieux que l’on vous apellaſt cruelle ; inhumaine ; & inexorable ; que de vous donner des loüanges : c’eſt pourquoy vous ne devez pas ce me ſemble trouver eſtrange, ſi j’aime encore mieux que vous m’apelliez temeraire ; preſomptueux ; & inſolent ; que de vous loüer de moy, comme du meilleur de vos Amis. Si vous ne voulez que des injures, reprit Cleodore, je ſeray ce que je pourray pour vous ſatiſfaire : quoyque juſques à cette heure, perſonne ne m’ait miſe en neceſſité d’en dire. De grace Madame, interrompit Beleſis, ne me traitez pas ſelon toute l’eſtenduë de voſtre fierté : j’en ſuis bien eſloignée, repliqua t’elle en riant, car ſi j’eſtois aujourd’huy en humeur fiere, je ſuis aſſeurée que vous n’auriez pas tant parlé, & que je vous aurois deſja impoſé ſilence : mais je vous avouë ingenûment, qu’il y a deſja plus d’un quart d’heure, que je fais ce que je puis pour me mettre en colere contre vous, ſans en pouvoir venir about. Il eſt vray que ce qui fait que je ſuis ſi douée, eſt que je ne croy point du tout ce que vous dittes : ha Madame, s’écria Beleſis, je ne veux point de voſtre douceur, à une ſi dure condition : touteſfois, reprit il, quelle aparence y a t’il, que l’aimable Cleodore sçache tout ce qui ſe paſſe par tous les lieux où elle n’eſt pas, & qu’elle ignore ce qui ſe paſſe dans mon cœur où elle eſt touſjours ? De plus Madame, adjouſta t’il, qui me peut retenir à Suſe ſi ce n’eſt vous qui m’y retenez ? l’amitié d’Hermogene, reprit elle, qui vous y a fait venir. Mais Madame, repliqua t’il, je ne voy preſques plus Hermogene, & je vous voy eternellement. Il eſt vray que j’y ſuis venu pour luy : mais il eſt encore plus vray que j’y demeure pour l’amour de vous. Si ce que vous dittes eſt veritable, reprit elle, je vous conſeille de partir de Suſe, le pluſtoſt que vous pourrez : car Beleſis, pour ne vous en mentir pas, je ſuis meilleure Amie que je ne ſerois bonne Maiſtreſſe : quand meſme je pourrois me reſoudre à ſouffrir que vous m’aimaſſiez. Mais adjouſta t’elle, je n’en ſuis pas là : & vous ne sçauriez me faire un plus ſenſible dépit, que de vous obſtiner à me vouloir perſuader que vous m’aimez. Car quelque inclination que j’aye à aimer les nouvelles, je n’aime pas à eſtre la nouvelle des autres (s’il faut ainſi dire) & quand je ſonge que ſi vous vous mettiez dans la fantaiſie d’aller faire pour moy tout ce que font ces gens qui veulent que l’on croye qu’ils ſont amoureux, tout le monde ſe diroit à l’oreille durant pluſieurs jours, Beleſis aime Cleodore : & que peut-eſtre on y adjouſteroit auſſi, que Cleodore le ſouffre ſans chagrin ; j’en ay une colere ſi grande, qu’il s’en faut peu que je ne vous haiſſe. Mais Madame, reprit Beleſis, le moyen de faire que perſonne ne ſe die à l’oreille que je ſuis amoureux de vous, eſt que vous enduriez que je vous le die tout bas, & que vous ne me deſeſperiez point. Car Madame, il eſt ce me ſemble bien aiſe à un Amant heureux d’eſtre ſecret : mais ſi vous ne voulez point croire que le vous aime, & ſi vous ne voulez point que je vous le die quelqueſfois, je ſeray contraint, pour vous perſuader cette verité malgré vous, de faire cent choſes qui deſcouvriront ma paſſion à toute la Terre. C’eſt pourquoy, aimable Cleodore, examinez bien auparavant que de prononcer mon Arreſt de mort, ſi je la merite. Si vous le voulez, adjouſta t’il, perſonne ne sçaura que le vous aime, & vous ſerez ſeule qui sçaurez juſques où s’eſtend voſtre pouvoir ſur mon ame : mais ſi vous ne voulez pas que je vous parle de mon amour en particulier, je vous declare qu’il n’y à point de gens à qui je ne face confidence de la paſſion que j’ay pour vous : non ſeulement afin d’avoir la conſolation de me pleindre de voſtre rigueur, mais auſſi afin que tout le monde vous parle. Voyez donc, inhumaine Fille que vous eſtes, ſi vous aimez mieux que cent mille Perſonnes vous diſent que je vous aime, que ſi je ſuis ſeul à vous le dire, & à vous le dire encore, avec un reſpect qui n’eut jamais d’égal. De grace Beleſis, interrompit Cleodore, taiſez vous, ſi vous ne voulez que je vous parle rudement : car je ſens enfin que pour peu que vous continuyez, la colere que je ne pouvois exciter dans mon cœur il n’y a qu’un moment, me fera éclater contre vous. Comme Cleodore diſoit cela, j’arrivay, & rompis leur converſation : il me fut aiſé de remarquer que cét entretien avoit quelque choſe de particulier : car je vy un incarnat ſi vif ſur le viſage de Cleodore, & tant d’inquietude dans les yeux de Beleſis, que je devinay à peu prés ce qui c’eſtoit paſſé entre eux.

Depuis cela, Cleodore mit en pratique ce qu’elle avoit un jour dit à Beleſis : car il n’y a point de rigueur que cette cruelle Fille n’euſt pour luy, quoy qu’elle l’eſtimaſt infiniment, & qu’elle l’aimaſt peut-eſtre deſja. Non ſeulement elle luy oſta l’occaſion de l’entretenir ſrule : mais il n’eſtoit jamais chez elle, qu’elle n’entretinſt quelque autre en ſa preſence. Elle eſtoit pourtant toujours tres civile pour luy : car je penſe qu’elle ne cherchoit pas à eſteindre le feu qu’elle avoit allumé dans ſon ame, & qu’elle vouloit pluſtoſt l’augmenter. Cette civilité ne laiſſoit pourtant pas d’aſſiger Beleſis, au lieu de le conſoler : & en effet l’ayant trouvée un jour ſeule malgré qu’elle en euſt, il s’en pleignit comme d’un aſſez grand mal. Je vous reſpecte ſi fort, luy dit il, que je n’ay garde de me pleindre à vous de toutes vos rigueurs & de tous vos meſpris, car enfin je veux croire que j’en ſuis digne : mais Madame, à quoy bon la civilité que vous gardez encore pour moy, ſi vous avez reſolu ma perte ? Eſt-ce que vous aimez les longs ſuplices, & qu’une mort violente ne ſatiſferoit pas pleinement voſtre cruauté ? La civilité, reprit Cleodore, eſt une choſe que l’on doit touſjours avoir, meſme pour ſes Ennemis : je sçay bien Madame, repliqua t’il, qu’elle n’eſt pas meſme bannie de la guerre & des combats : mais je sçay auſſi que vous n’en devez point avoir pour un homme dont l’amour vous importune, & dont la preſence vous fâche. Ha Beleſis, s’eſcria t’elle en ſous-riant, il faut diſtinguer Beleſis de Beleſis (s’il eſt permis de parler ainſi) car enfin j’eſtimois infiniment cét agreable Eſtranger qui me donna de la curioſité des le premier inſtant que je le vy, & avec qui j’ay eu depuis cent agreables converſations, & fait tant de promenades divertiſſantes : mais j’advoüe que le Beleſis d’aujourd’huy, n’eſt pas tant ſelon mon humeur que l’autre. Pourveû que vous en aimiez un des deux (reprit il en ſous — riant auſſi bien qu’elle) je vous promets que l’autre ne ſe pleindra point de vous. Serieuſement Beleſis, luy dit elle, y a t’il quelque verité en vos paroles ? Sincerement cruelle Perſonne, reprit il, en pouvez vous encore douter, apres m’avoir traitté comme vous avez fait ? Car à quoy bon d’eſviter m’a racontre, ſi vous croyez que je n’ay rien de particulier à vous dire ? à quoy bon encore de détourner ſi ſouvent vos beaux yeux, afin de ne voir pas les miens, ſi vous ne craignez point d’y voir la paſſion que j’ay pour vous ? Enfin cruelle Cleodore, ſi vous ne sçavez point que je vous aime, voſtre procedé eſt deraiſonnable : & ſi vous le sçavez, il eſt injuſte & inhumain. Songez donc à vous, je vous en conjure : ou pour mieux dire ſongez à moy, & ne me mettez pas au deſeſpoir. Pout vous monſtrer, luy dit elle, que je ne veux pas vous deſobliger abſolument, je veux bien vous faire une declaration ingenuë, mais de grace, ne donnez pas plus de force à mes paroles, que je ne veux qu’elles en ayent. Ne craignez pas divine Cleodore, luy dit il, que je me flatte, quoy que vous me puiſſiez dire : puis que de l’humeur dont je ſuis, je voy touſjours mes maux plus grands qu’ils ne ſont en effet, & mes biens plus petits. Cela eſtant, reprit elle, je ne craindray donc point de vous dire que je vous eſtime infiniment : & que ſi j’avois à s’eſtre capable d’une foibleſſe, j’aimerois mieux que ce fuſt pour vous que pour aucun autre : Mais apres tout, il faut encore que je vous die, que pour voſtre bonheur & pour le mien, il eſt à propos que je ne vous aime jamais que mediocrement : car enfin ſi j’en eſtois venuë au point de vous dire que voſtre paſſion ne me déplairoit pas, j’en aurois une ſi grande honte, que j’en deviendrois tres melancolique : & comme on paſſe aiſément de la melancolie au chagrin, & que le chagrin eſt une grande diſpoſition à la colere, nous ſerions touſjours en querelle. C’eſt pourquoy pour accommoder les choſes, & pour faire que vous ne vous pleigniez point de mon injuſtice, je vay vous faire une propoſition, par laquelle je ne veux pas que vous faciez un pas plus que moy. Beleſis croyant alors que Cleodore alloit luy dire quelque choſe de fort doux, luy dit que ce cela n’eſtoit pas juſte : qu’il ſuffiſoit qu’elle abaiſſaſt les yeux juſques à luy, & qu’elle ſouffriſt qu’il fiſt toutes choſes pour ſon ſervice. Ne vous haſtez pas encore tant, reprit Cleodore, de vous oppoſer à ce que je veux de vous, afin que nous ſoyons toute noſtre vie bien enſemble : mais encore, repliqua t’il, que faut il faire pour cela ? il faut dit elle, que vous m’aimiez beaucoup moins que vous ne faites, & que je vous aime un peu plus que je ne fais : afin que noſtre affection devienne une veritable & ſolide amitié. Quand vous aurez commencé de m’aimer un peu plus, reprit il, je verray ſi je vous pourray aimer beaucoup moins : ha Beleſis, interrompit elle, c’eſt à vous à commencer & non pas à moy ! ha Madame, repliqua t’il en ſouſpirant, ſi vous ne me pouvez aimer quand je vous aime plus que ma vie, vous ne m’aimeriez ſans doute pas, ſi je vous aimois mediocrement ! Mais cruelle Perſonne, adjouſta t’il, l’affection que j’ay pour vous n’eſt pas en mon choix, comme il ſemble que celle que vous avez pour moy eſt au voſtre : car ſoit que vous veüilliez que je vous aime, ou que je ne vous aime pas ; je vous aimeray non ſeulement malgré vous, mais malgré moy meſme. Ouy, pourſuiit il, in humaine Fille que vous eſtes, vous me reduiſez ſouvent aux termes de vouloir ne vous aimer plus, ſans que je puiſſe touteſfois chaſſer de mon cœur la paſſion qui le tiranniſe. Beleſis adjouſt en ſuitte beaucoup d’autres choſes, à celles que je viens de dire, ſans pouvoir rien obtenir : encore s’eſtimat’il bienheureux, de n’avoir pas eſté plus mal-traitté. Cependant le rare merite de Beleſis, ae laiſſoit pas d’avoir puiſſamment touché le cœur de Cleodore : elle fut pourtant long temps ſans pouvoir ſe reſoudre à luy en donner volontairement quelques marques : il eſt vray que ſans qu’elle en euſt deſſein, elle fit beaucoup de choſes, qui nous firent connoiſtre à Hermogene & à moy qui sçavions le ſecret de Beleſis, qu’elle ne le haiſſoit pas. Ce n’eſt pas que pour l’ordinaire, elle n’euſt une froideur eſtrange pour luy, quand il cherchoit les occaſions de la voir avec empreſſement : mais c’eſt que quand il arrivoit qu’il ne ſe trouvoit point aux lieux où elle penſoit qu’il la deûſt ſuivre, elle luy en faiſoit touſjours quelque raillerie piquante : de ſorte que l’on peut dire (s’il eſt permis de parler ainſi d’une perſonne auſſi aimable que Cleodore) que ſa bizarrerie fut la premiere faveur que Beleſis reçeut d’elle. Mais à la fin apres que la fierté de Cleodore eut bien combatu ſa douceur, elle ceda peu à peu : & advoüa enfin à Beleſis qu’elle ne ſeroit pas bien aiſe qu’il ne l’aimaſt plus. De vous repreſenter quelle fut la joye de cét Amant, quand il eut obtenu la permiſſion de parler de ſon amour à Cleodore, il ne me ſeroit pas aiſé : le ſouvenir des rigueurs de cette Perſonne luy devint meſme agreable ; car encore qu’elle ne luy accordaſt autre faveur que celle de ſouffrir d’eſtre aimée, il ne laiſſoit pas de s’eſtimer le plus heureux homme du monde. Son bonheur ne fut pourtant pas long temps tranquile : parce que plus Cleodore vint à aimer Beleſis, plus elle devint difficile à contenter. Sil luy teſmoignoit beaucoup d’amour, elle diſoit qu’il eſtoit imprudent, de donner des marques ſi viſibles de la paſſion qu’il avoit pour elle : s’il aportoit ſoin à la cacher, elle luy reprochoit qu’il eſtoit change, & qu’il l’aimoit moins : s’il eſtoit guay, elle croyoit qu’elle luy avoit donné trop de preuve de ſon affection, & diſoit quelle s’en repentoit : s’il eſtoit triſte, elle l’accuſoit de ne ſentir pas les graces qu’elle luy avoit faites, avec aſſez de tranſport de joye : de ſorte que quoy que pûſt faire ou dire Beleſis, il y avoit touſjours quelque petit chagrin entre eux. Cependant ils ne laiſſoient pourtant pas de sçavoir qu’ils s’aimoient, & de le croire fortement, quoy qu’ils ſe diſſent bien ſouvent des choſes qui euſſent pu faire penſer qu’ils ne le croyoient point du tout. Beleſis avoit pourtant d’aſſez douces heures : car enfin Cleodore ſouffroit qu’il luy eſcriviſſt, quand il ne la pouvoit voir : elle luy avoit auſſi donné ſon Portrait : & l’on peut dire enfin, que par l’inégalité de l’humeur de cette aimable Fille, il n’avoit jamais d’eſpines ſans fleurs, ny de fleurs ſans eſpines.

Voila donc, Seigneur, comment veſcut Beleſis, durant un aſſez longtemps : pendant quoy Hermogene & moy, ſans avoir de deſſein formé, nous divertiſſions à viſiter toutes les Dames indifferemment. Hermogene alloit pourtant moins chez Cleodore que chez les autres : afin, diſoit il, que ſon Amy ne luy pûſt pas ſouvent reprocher de luy avoir fait perdre l’occaſion d entretenir ſa Maiſtreſſe ſeule. Les choſes eſtant donc en ces termes, il arriva qu’une Sœur de la Tante de Cleodore, eſtant morte dans une Province où elle demeuroit il y avoit aſſez long temps, & n’ayant laiſſé qu’une Fille nommée Leoniſe, âgée de quinze ans, cette Fille vint à Suſe, & vint demeurer chez la Sœur de ſa Mere : par conſequent en meſme Maiſon que Cleodore. Lors qu’elle y arriva, Beleſis, Hermogene, & moy, eſtions allez faire un voyage de huit jours ſeulement : à noſtre retour nous fuſmes enſemble chez Cleodore, qui avoit deſja lié une amitié aſſez eſtroite avec ſa Parente. Mais Seigneur, nous fuſmes extrémement ſurpris de voir Leoniſe, que nous trouvaſmes avec elle : car encore que nous euſſions sçeu qu’elle devoit venir à Suſe ; que nous euſſions oüy dire qu’elle eſtoit belle ; & qu’Hermogene & moy nous ſouvinſſions que lors qu’elle eſtoit enfant nous avions toujours preveû qu’elle auroit beaucoup de beauté ; nous ne laiſſaſſes pas eſtre eſbloüis de l’éclat de ſon taint, & de celuy de ſes yeux. Car Seigneur, pour vous faire imaginer ce que nous parut Leoniſe, il faut que je vous die que la Nature n’a jamais donné à perſonne de plus beaux cheveux, ny un plus beau taint ; de plus beaux yeux, ny une plus belle bouche. Au reſte, quoy que ſa taille ne ſoit pas des plus grandes, elle n’eſt pourtant pas petite : au contraire, elle eſt ſi noble & ſi bien faite, qu’on ne peut rien voir de plus agreable. Outre toutes ces choſes, Leoniſe a encore un agréement plus grand que ſa beauté : & je ne sçay quoy de ſi doux & de ſi flatteur dans l air du viſage, que ſes yeux n’ont aſſurément jamais pris de cœurs ſans donner eſperance de toucher le ſien : quoy qu’elle ait pourtant de la modeſtie autant qu’on en peut avoir. Voila donc, Seigneur, quelle eſtoit Leoniſe, lors que Beleſis la vit la premiere fois chez Cleodore : qui nous preſenta tous trois à ſa belle Parente, de qui la civilité nous fit aſſez paroiſtre qu’elle eſtoit auſſi ſpirituelle que belle. Comme Cleodore & Leoniſe eſtoient des beautez toutes differentes, l’envie n’eut point de place en leur ame : elles avoient meſme cet advantage, qu’elles ne ſe deffaiſoient pas l’une l’autre : quoy qu’il faille pourtant advoüer, que Leoniſe avoit un air de jeuneſſe ſur le viſage, encore plus aimable que Cleodore : quoy qu’il n’y euſt que trois ans à dire de l’une à l’autre. Cependant comme la civilité veut que l’on loüe toutes les Belles, & principalement celles que l’on voit la premiere fois, nous loüaſmes extrémement la beauté de Leoniſe Hermogene & moy : Beleſis la loüa auſſi, quoy que ce fuſt moins que nous, parce qu’il eſtoit devant ſa Maiſtreſſe : & qu’il n’ignoroit pas que c’eſt preſques un ſentiment general à toutes les belles, de ne pouvoit ſouffrir ſans chagrin que leurs Amans en loüent d’autres en leur preſence. Pour moy qui n’avois pas une ſi puiſſante raiſon de ſonger à ce que je diſois, j’exageray autant que je le pus, les loüanges de Leoniſe : je luy demanday ſi on ne luy avoit pas deſja eſcrit du lieu d’où elle venoit, la mort de pluſieurs de ſes Amans, que la douleur de ſon abſence devoit avoir fait mourir ? car, luy dis-je, s’ils n’eſtoient point morts, ils vous auroient tous ſuivis, & nous les verrions icy. Je vous aſſure, dit elle en riant, que quand j’aurois eu aſſez de beauté pour avoir des Amans au lieu d’où je viens, & pour m’en faire ſuivre à Suſe, je n’y aurois pas amené fort bonne compagnie : c’eſt pourquoy il eſt avantageux que je n’aye point fait de conqueſtes. Vous en ferez aſſurément bien toſt icy, reprit Hermogene ; & je ne doute pas meſme, adjouſtay-je, qu’elle n’y face pluſieurs inconſtants Eh de grace, interrompit Cleodore, ne preſagez pas tant de choſes fâcheuſes à la fois à Leoniſe ; comme ſeroient celles d’eſtre aimée par des hommes inconſtants, & d’eſtre haie de leurs Maiſtreſſes. Il paroiſt bien (dit agreablement Leoniſe en rougiſſant) que je n’ay encore guere veſcu, & que je viens d’un lieu ſauvage, où l’on ne connoiſt point l’Amour : car pour moy, il me ſemble que ſi j’eſtois telle qu’il faut eſtre pour faire des conqueſtes, & que je fuſſe d’humeur à en faire ; je trouverois plus glorieux d’arracher des cœurs d’entre les mains des Belles qui les auroient pris, que d’en prendre d’autres qui ne ſeroient encore à perſonne. Il y a bien de la malice à dire une ſemblable choſe, repliqua Cleodore, & meſme bien de l’injuſtice, & bien de la vanité. Ne vous ay-je pas dit, reprit Leoniſe, que je ne sçay point raiſonner juſte, ſur une pareille matiere ? Je penſe pourtant, adjouſta t’elle, quoy que vous m’en puiſſiez dire, que cela ſeroit aſſez plaiſant : mais voudriez vous bien que l’on vous quittaſt pour une autre ? repliqua Cleodore ; nullement, reſpondit Leoniſe, & c’eſt parce que je conçois admirablement le dépit que j’aurois, ſi une ſemblable avanture m’arrivoit, que je comprens parfaitement, le plaiſir qu’il y auroit à cauſer ce dépit là aux autres. Si les malheurs d’autruy vous donnent du divertiſſement (interrompit Beleſis, qui n’avoit point encore parlé) je pleins eſtrangement ceux qui ſont deſtinez à vous aimer : je penſe, repliqua t’elle, qu’ils ſeront en ſi petit nombre, que je ne donneray pas une ample matiere à voſtre compaſſion. Pour moy (dit Cleodore, ſeulement pour faire diſputer ſa Parente) je ſouhaite de toute mon ame, que bien loin de faire des inconſtants, le premier cœur que vous gagnerez le deviene, afin de vous punir d’un ſi injuſte ſentiment. Je ne me sçaurois pourtant repentir de l’avoir eu, pourſuivit Leoniſe, car quand je ſonge à la joye que j’aurois d’effacer l’image d’une autre, du cœur que j’aurois aſſujetty ; de forcer cét Amant à remettre entre mes mains les Portraits, & les Lettres de ſa premiere Maiſtreſſe ; & combien j’aurois de plaiſir à voir les uns, & à lire les autres ; je vous aſſure qu’il s’en faut peu que je ne ſouhaite eſtre aſſez belle pour pouvoir eſperer de faire quelque inconſtant. Tout à bon, luy dit Cleodore en riant, vous me ſerez croire à la fin, que vous ne sçavez pas encore preciſément les choſes qu’il faut dire ou ne dire pas : je l’advoüe, dit Leoniſe, mais je sçay bien du moins celles qui me plaiſent. Et puis, adjouſta t’elle, je ne vous dis pas que j’aimerois cét inconſtant, que j’aurois fait : mais ſeulement que je me divertirois fort à l’avoir rendu tel. Ha belle Leoniſe, s’eſcriâ Hermogene, vous eſtes cette fois la encore plus malicieuſe que voſtre aimable Parente ne croyoit ! car pourquoy voudriez vous gagner des cœurs, ſi vous aviez abſolument reſolu de ne donner jamais le voſtre ? Cette reſolution, reprit Leoniſe, ne m’eſt à mon advis pas particuliere : & j’ay ſi bonne opinion de toutes les Perſonnes de mon ſexe, que je croy qu’il ny en a pas une qui face une ſemblable liberalité. Ce n’eſt pas, adjouſta t’elle en riant, que je n’aye quelqueſfois entendu dire, que quelques hommes ſe ſont vantez de poſſeder les cœurs de quelques belles Perſonnes : mais c’eſt qu’aſſurément ils les avoient dérobez par adreſſe, on arrachez par violence. Je vous aſſure, repliqua Hermogene, que de quelque façon que l’on puiſſe poſſeder le voſtre, ce ſera toujours une choſe fort glorieuſe, & fort agreable : quand ce que vous dittes ſeroit vray, reſpondit elle, ce ſeroit un bonheur qui n’arriveroit pas ſans peine à celuy qui le devroit recevoir : puis qu’il eſt certain que je ſuis reſoluë de ne donner pas ſeulement place en mon cœur, bien loin de le donner tout entier. De grace Leoniſe, interrompit Cleodore, ne parlez pas ſi determinément : puis qu’a dire la verité, il y a touſjours beaucoup d’imprudence à chanter le Triomphe devant la victoire. Vous n’avez encore eſcouté, luy dit elle en raillant, que des galanteries de village : & vous n’avez enfin aſſujetty que des Provinciaux aſſez ruſtiques : cependant vous eſtes auſſi aſſurée de vous meſme, que ſi vous aviez veû à vos pieds tout ce qu’il y a d’honneſtes gens à Suſe, & que vous les euſſiez meſpriſez. Croyez Leoniſe, pourſuivit elle, qu’il n’eſt pas trop à propos d’avoir ſi bonne opinion de ſes forces : & j’en connois de plus fieres que vous, qui pour avoir meſpriſé leurs Ennemis, ſe ſont quelqueſfois trouvées vaincuës : c’eſt pourquoy ne vous haſtez pas tant de publier que vous elles invincible. Quand vous aurez eſté une année ou deux à la Cour, & que voſtre beauté vous y aura fait un nombre infiny de ſes Eſclaves qui ne portent des chaines que pour les donner s’ils peuvent, à celles qu’ils apellent leurs Maiſtreſſes, & que vous vous en ſerez bien deffenduë ; nous ſouffrirons alors que vous parliez avec toute la hardieſſe que vous venez d’avoir : mais juſques à ce temps là, je vous déclare que je ne le ſouffriray pas. J’aime donc mieux me taire, reprit Leoniſe que de diſputer contre vous :

apres cela nous fuſmes encore quelque temps en converſation : en ſuitte de quoy nous nous retiraſmes, Beleſis, Hermogene, & moy, fort ſatiſfaits de la beauté & de l’eſprit de Leoniſe, & trouvant tous, comme il eſtoit vray, qu’il n’y avoit rien de plus beau ny de plus aimable qu’elle, en toute la Cour ny en toute la Ville. Beleſis ne s’expliqua pourtant pas ſi preciſément que nous : & il nous dit ſeulement, que ſi Leoniſe n’euſt : point eu de Parente à Suſe, elle euſt eſté au deſſus de tout ce qu’il y avoit d’aimable. Cependant comme il ne pouvoit preſques plus voir Cleodore ſans voir Leoniſe, parce qu’elles demeuroient en meſme Maiſon, il falut qu’il la viſt tous les jours : car s’il ne la voyoit chez ſa Tante, il la voyoit chez la Reine, ou à la promenade, ou en quelques viſites : & comme Leoniſe n’eſt pas de celles qui ſe détruiſent elles meſmes lors qu’on les voit en particulier : & qu’au contraire, plus on la voit, plus on la trouve charmante : Beleſis la voyant plus ſouvent qu’aucun autre, l’eſtima auſſi encore plus que tous les autres ne l’eſtimoient, quoy qu’elle le fuſt univerſellement de tout le monde. Leoniſe de ſon coſté, eut pour Beleſis plus de civilité & plus de complaiſance, que pour tous les hommes qu’elle voyoit : non ſeulement parce qu’en effet il le meritoit plus que tous les autres, mais encore parce qu’elle remarqua aiſément qu’il eſtoit fort eſtimé de ſa Tante & de Cleodore : de ſorte que Beleſis la trouvant toujours d’une humeur égallement douce, s’accouſtuma à chercher quelque conſolation en ſon entretien, dans les heures où il eſtoit mal avec Cleodore ; ce qui luy arrivoit aſſez ſouvent ; comme je l’ay deſja dit. Il avint meſme que Leoniſe leur cauſa une querelle ſans y penſer : car comme ſa beauté fit grand bruit, lors qu’elle arriva à Suſe, elle attira indifferemment chez elle, les honneſtes gens, & ceux qui ne l’eſtoient pas : ſi bien que Cleodore qui n’eſtoit accouſtumée qu’à voir des perſonnes choiſies, ſe trouva bientoſt importunée de cette multitude de monde, & ſa complaiſance n’alla pas fort loin. Elle en parla donc à Leoniſe à diverſes fois : mais comme elle n’eſtoit pas de l’humeur de ſa Parente, & qu’elle eſtoit un peu plus jeune qu’elle, elle ne pouvoit ſe reſoudre à bannir des gens qui la cherchoient : & qui luy teſmoignoient avoir de l’eſtime pour elle. Si bien qu’elle ſe contentoit de dire à Cleodore, qu’elle ne pouvoit jamais faire d’incivilité à perſonne : & que de plus elle ne croyoit pas qu’elle deuſt entreprendre rien, dans une Maiſon où elle n’eſtoit que pour obeïr. Cleodore n’oſoit pas en parler à ſa Tante, parce qu’elle sçavoit bien qu’elle ne trouvoit pas bon qu’elle fuſt d’humeur ſi particuliere : ainſi ne sçachant que faire, elle pria un jour Beleſis (apres avoir remarqué qu’il parloit ſouvent à Leoniſe, & que Leoniſe avoit beaucoup de creance en luy) de vouloir luy dire qu’elle ſe faiſoit tort d’avoir une civilité ſi univerſelle : car enfin, luy dit elle, ſi elle vous dit qu’elle n’aime point à deſobliger perſonne ; dittes luy qu’elle doit plus raiſonnablement aprehender de n’obliger jamais un honneſte homme à l’eſtimer : & en effet, comment pourra t’on croire qu’elle ait autant d’eſprit qu’elle en a, ſi elle continuë d’avoir une civilité ſi égalle pour tous ceux qui la voyent ? Comme Cleodore diſoit cela, ſans penſer eſtre entenduë que de Beleſis, Leoniſe qui eſtoit dans un Cabinet où elle ne penſoit pas qu’elle fuſt, ſortit en riant : & venant à Cleodore avec une bonté extréme ; du moins, luy dit elle, ne me faites pas mon procès ſans m’entendre : & eſcoutez moy auparavant que de me condamner. Cleodore voyant que Leoniſe avoit entendu ce qu’elle avoit dit, fit ſemblant d’avoir bien sçeu qu’elle eſtoit dans ce Cabinet, & d’avoir parlé exprès comme elle avoit fait, afin qu’elle l’entendiſt. Cependant, adjouſta t’elle, je ne laiſſe pas de vous redire ſerieuſement devant Beleſis, qui sçait admirablement bien le monde, qu’il n’y a que de deux ſortes de perſonnes qui aiment cette multitude de gens ſans choix, qui vous accablent aujourd’huy. Mais encore, dit Leoniſe, aprenez moy un peu de quel ordre je ſuis : & qui ſont ces deux ſortes de Perſonnes qui aiment ce que je ne hais pas. Ce ſont, repliqua Cleodore, les Provinciales nouvelles venuës, ou les Coquettes. Du moins, reprit Leoniſe ſans ſe fâcher, ne ſuis-je pas des dernieres : je l’advoüe, dit Cleodore, & ſi vous en eſtiez, je ne m’eſtonnerois pas tant de ce que vous faites. Je dis meſme encore une choſe à voſtre avantage, adjouſta t’elle, c’eſt que vous n’avez rien d’une Provinciale que cela ſeulement : mais Cleodore, repliqua Leoniſe, n’ay-je pas oüy dire que la civilité doit eſtre univerſelle : & n’eſt-ce pas par l’eſtime que l’on doit faire la diſtinction, des gens que l’on voit ? Nullement, interrompit Cleodore, car par quelle voye une honneſte Perſonne peut elle donner des marques d’eſtime, que par la civilité qu’elle a pour ceux qu’elle diſtingue des autres ? Vous sçavez bien, pourſuivit elle, que la bien-ſeance ne permet pas que l’on die aux hommes beaucoup de choſes tendres & obligeantes : le mot d’amitié eſt meſme quelqueſfois aſſez difficile à prononcer : & on n’oſe preſques s’en ſervir, en parlant à un homme un peu galand, quand il eſt jeune & enjoüë. Et à parler raiſonnablement, il faut qu’un homme ait donné mille preuves de ſageſſe, ou nous ait rendu quelque ſervice conſiderable, pour pouvoir dire avec bien-ſeance que l’on a beaucoup d’affection & beaucoup de tendreſſe pour luy. Jugez apres cela Leoniſe, ſi vous eſtes ſi prodigue de voſtre civilité, ce que vous reſerverez pour les gens que vous eſtimerez veritablement : je reſerveray mes loüanges, reprit Leoniſe, dont je ne ſuis pas ſi prodigue que de cent mille petites choſes qui ne ſont purement que civilité. Vos loüanges, repliqua Cleodore, ſont aſſurément d’un prix ineſtimable : mais Leoniſe, adjouſta t’elle, il n’y a guere que les hommes qui puiſſent avec bien-ſeance loüer ſouvent, en parlant aux Dames qu’ils loüent : & je m’aſſure, que depuis que Beleſis vous voit, vous ne luy avez point encore dit que vous le trouvez de fort bonne mine ; que ſon eſprit vous plaiſt infiniment ; & que ſa converſation vous charme. Ha Madame, interrompit Beleſis, ne me meſlez pas dans voſtre diſpute, en me raillant ſi cruellement ! car ce n’eſt pas moy qui ſuis cauſe que les beaux yeux de Leoniſe attirent tant de gens qui vous importunent. Je vous prie, dit Leoniſe à Beleſis, de me laiſſer reſpondre à ce que Cleodore vient de dire ; reſpondez y donc preciſément, repliqua t’elle : auſſi feray-je, reprit Leoniſe, & c’eſt pour cela que je vous advoüe que je n’ay en effet rien dit à Beleſis de ce que vous dittes : cependant je ſuis aſſurée, que malgré cette civilité univerſelle que vous me reprochez, Beleſis n’a pas laiſſe de remarquer que je fais une notable difference de luy à beaucoup d’autres. Parlez Beleſis, interrompit Cleodore, Leoniſe dit elle la verité ? & avez vous pû eſtre aſſez fin, pour diſcerner l’eſtime qu’elle fait de vous, de celle qu’elle teſmoigne avoir pour toute la Terre ? Beleſis ſe trouva alors bien embarraſſé : car il ne vouloit point deſobliger Leoniſe, & craignoit auſſi de fâcher Cleodore. De ſorte que prenant un biais, aſſez adroit ; j’ay ſi peu de droit à l’eſtime de la belle Leoniſe, reprit il, que je ne devrois pas ſans doute m’eſtre imaginé qu’elle deuſt faire quelque difference de moy, aux moins honneſtes gens qui la voyent : mais comme je me flatte aſſez ſouvent, & que je crois facilement les choſes que je deſire, j’advoüe qu’il m’a ſemblé que je remarquois je ne sçay quoy en la civilité qu’elle avoit pour moy, de plus obligeant que pour quelques autres, à qui elle faiſoit meſme de plus longues reverences : tant il eſt vray qu’elle sçait admirablement l’art d’obliger de peu de choſe. Ne croyez pas Beleſis (interrompit Cleodore, en parlant à Leoniſe) puis que je ſuis aſſurée qu’il n’aime nullement la preſſe : & certes il a raiſon : car apres tout, adjouſta t’elle, que voulez vous faire de tous ces gens là ? Vous ne voulez point eſtre coquette, & vous ne l’eſtes pas en effet : vous ne les pouvez pas tous eſpouſer : vous ne pouvez pas meſme les eſtimer : à quoy bon donc de les endurer ? C’eſt, repliqua Leoniſe, que je ne trouve rien de plus doux, que de penſer que perſonne ne me hait : & qu’au contraire tout le monde m’eſtime & ſe loüe de moy. Ha Leoniſe, s’eſcria Cleodore, qu’il y a de foibleſſe à dire ce que vous dittes ! car enfin à quoy vous ſert l’eſtime, de mille perſonnes que vous n’eſtimez pas ? croyez s’il vous plaiſt ma chere Leoniſe, que c’eſt bien avez de vivre de façon que perſonne n’ait ſujet de nous haïr, ſans vouloir que tout le monde nous aime. Je tombe d’accord qu’il ne faut point eſtre médiſante ; qu’il faut faire tout le bien que l’on peut ; & ne laiſſer noyer perſonne faute de luy tendre la main : mais il faut pourtant vivre pour ſoy & pour ſes Amis, & non pas pour le public : il faut avoir de la civilité aux Temples ; aux Promenades ; & dans les Ruës : mais pour dans ma Chambre, ſi ce n’eſtoit pas aſſez d’eſtre froide, pour en chaſſer ceux qui m’incommodent, je ſerois encore incivile : & je pourrois meſme quelqueſfois aller encore plus loin, pour me delivrer de la converſation de certaines gens que je connois. Et certes ce n’eſt pas ſans raiſon : puis que de l’humeur dont je ſuis, il ne faut qu’un ſeul homme ſtupide, pour m’empeſcher de joüir avec plaiſir de la converſation des plus honneſtes gens du monde : tant il eſt vray que j’ay l’eſprit delicat, & que je ſuis incapable de cette eſpece de complaiſance, qui en mille ans ne me donneroit pas un veritable Amy. Il eſt vray, dit Leoniſe, que j’ay peut-eſtre moins d’Amis que vous : mais auſſi puis-je peut-eſte me vanter d’avoir moins d’Ennemis : car combien penſez vous qu’il y a de gens qui trouvent que vous avez l’eſprit trop particulier & trop miſterieux ? Combien en avez vous deſobligé en ne leur parlant point, ou en parlant trop à d’autres qui vous plaiſoient plus qu’eux ? Je n’ignore pas ce que vous dittes, reprit Cleodore, mais sçachez s’il Vous plaiſt, qu’à une Perſonne de mon humeur, le meſpris ou la haine de certaines gens ne touche guere. Car enfin depuis que je ſuis dans le monde, je m’en ſuis fait un à part, au delà duquel je ne prens intereſt à rien : c’eſt pourquoy je ne me ſoucie point du tout de l’eſtime de ceux qui n’en ſont pas. Quand j’ay commence de regler ma vie, je me ſuis reſoluë à ne faire jamais rien qui me deuſt faire haïr : mais auſſi à ne me tourmenter pas de vouloir eſtre aimée de tout le monde. Au contraire, j’ay ſongé à l’eſtre de peu : parce que j’ay creû qu’il y en avoit peu qui en fuſſent dignes. De plus, j’ay conſideré qu’une ſeule Perſonne ne peut pas aimer tant de gens : & que pour eſtre heureux, il faut vivre avec ce que l’on aime, & ne voir pas ce que l’on n’aime point. Voila Leoniſe quelle eſt ma maxime ; qui ne ſera jamais la voſtre, ſi vous ne changez bien d’humeur. Pour vous teſmoigner, dit Leoniſe, combien je deffere à vos ſentimens, apres avoir diſpute autant qu’il le faloit, pour vous faire dire ſi agreablement la cauſe de la rudeſſe que vous avez pourtant de perſonnes : je vous declare que je veux vivre abſolument comme il vous plaira. Ha Madame (interrompit Beleſis parlant à Cleodore) il ne faut pas s’il vous plaiſt apres cela, faire le moindre reproche à Leoniſe : à ce que je voy, luy dit Cleodore, vous eſtes deſja devenu complaiſant avec excès en la voyant : car ne diroit on point, à vous entendre parler, que j’ay tous les torts du monde, & que Leoniſe a raiſon ? vous, dis-je, qui m’avez dit plus de mille fois en voſtre vie, que la multitude eſtoit une choſe qui vous eſtoit ſi inſuportable, que meſme celle des honneſtes gens ne vous eſtoit pas commode ; & que des que la converſation alloit au de là de trois ou quatre, elle n’eſtoit plus charmante pour vous. Cependant vous n’avez pas dit un mot, pour fortifier mon Party : & voſtre ſilence a tellement fortifié celuy de Leoniſe, qui je ſuis aſſurée que dans le fonds de ſon cœur elle croit que ſi vous n’avez point parlé, ç’a eſté par diſcretion : & parce que vous ne me vouliez pas condamner. Mais Madame, luy dit il, je penſe que voyant que Leoniſe vous cede, vous venez chercher à me faire une nouvelle guerre : il n’eſt pourtant juſte ce me ſemble, de me faire entrer en part d’un choſe où je n’ay point d’intereſt. Il eſt vray, dit elle avec un ſous-rire piquant, que quand on va en un lieu où la perſonne qui tient la converſation n’eſt pas agreable, on eſt bien aiſe d’y en trouver beaucoup d’autres : on y fait meſme ſes affaires, adjouſta t’elle, car Leoniſe ne vous y trompez point (pourſuivit Cleodore ſans donner loiſir à Beleſis de parler) la plus part de ces gens qui vont dans ces Maiſons qui ſont auſſi publiques que les Temples, s’y entre-cherchent bien ſouvent : ou du moins y cherchent leur commodité. Si c’eſt en Hiver ils cherchent les Chambres chaudes : en Eſté ils choiſiſſent les Sales fraiſches : ils prennent meſme garde juſques aux ſieges : les uns parlent de torquer des chevaux ; les autres d’un intereſt qu’ils ont : quelques uns attendent l’heure d’une aſſignation ; les autres encore ne sçachant où aller, ſe tiennent là par neceſſité ; & peut-eſtre y aura t’il tel jour, où de cent hommes qui iront dans une de ces Maiſons, il n’y en aura pas un qui y aille pour celle qui en fait les honneurs. Pour moy qui ne veux que des gens qui me cherchent, je ne puis pas vivre ainſi ! c’eſt pourquoy, adjouſta t’elle en ſe levant, de peur que ma converſation ne vous ſemble trop longue à tous deux, je m’en vay à ma Chambre, où il n’entre guere que des gens qui me plaiſent, & à qui je ne deſplais pas. Par cette raiſon dit Leoniſe nous vous y ſuivrons Beleſis & moy : car je veux eſperer que nous ne vous deplaiſons pas : & vous sçavez bien que vous nous plaiſez beaucoup. Je vous ſuis infiniment obligé, dit Beleſis à Leoniſe, de parler ſi fort à mon avantage : mais j’ay bien peur que Cleodore ne demeure pas d’accord d’une partie de ce que vous dittes. Je fais encore moins que vous ne penſez, dit elle, car je ne demeure d’accord de rien : eſtant certain qu’en la colere où je ſuis, ny je ne vous plais, ny vous ne me plaiſez. En diſant cela Cleodore s’en alla, & tira la porte de la Chambre apres elle : teſmoignant par cette action, qu’elle ne vouloit pas que Leoniſe ny Beleſis la ſuiviſſent. Ils n’auroient pourtant pas laiſſé de le faire, ſi dans le meſme temps qu’ils ouvrirent la porte pour ſuivre Cleodore, il ne fuſt arrivé du monde : qui fit que Leoniſe ne pût executer le deſſein qu’elle avoit. Cependant Beleſis qui connoiſſoit l’humeur de cette Perſonne, ſe ſepara de la Compagnie, & voulut aller à l’Apartement de Cleodore, mais en y allant, il rencontra le Prince de Suſe qui venoit voir Leoniſe, qui le força de rentrer : luy diſant qu’il vouloir l’entretenir de quelque choſe. Le reſpect qu’il devoit à ce Prince, qui de ſon naturel eſtoit aſſez violent, fit que Beleſis ne pût refuſer de luy obeïr : de ſorte qu’il rentra aveque luy dans la Chambre où eſtoit Leoniſe. Il n’y fut pourtant pas plus d’une demie heure : car apres que le Prince de Suſe luy eut dit ce qu’il avoit à luy dire, il ſe déroba de la Compagnie, afin d’aller trouver Cleodore. Mais il n avoit garde de la rencontrer : car comme elle avoit veü que Beleſis ne l’avoit pas ſuivie, ſans ſe donner la peine d’en sçavoir la raiſon, elle eſtoit ſortie par un Eſcallier dérobé, pour aller faire une viſite chez une de ſes Amies, qui demeuroit aſſez prés de là : afin que quand Beleſis la voudroit aller voir à ſa Chambre, il ne l’y trouvaſt plus Comme il ſe la connoiſſoit admirablement, il ſe douta bien qu’elle n’eſtoit ſortie que pour luy faire deſpit : cependant je ne sçay en quelle diſpoſition ſe trouva ſon ame ce jour là mais il ne ſentit pas ce qu’il avoit accouſtumé de ſentir, quand Cleodore avoit quelque caprice pour luy. Car pour l’ordinaire, il en avoit une extréme douleur ? & meſme il n’avoit point de repos qu’il n’euſt fait ſa paix avec elle : mais cette fois là, au lieu d’avoir du deſpaiſir il eut de la colere : & s’en alla reſolu d’en donner meſme quelques marques à Cleodore, la premiere fois qu’il la verroit. Apres cela, il ne faut pas ce me ſemble trouver fort eſtrange, ſi ces deux Perſonnes irritées, eurent le lendemain une converſation aſſez aigre & aſſez piquante : Beleſis ne dit pourtant rien à Cleodore contre le reſpect qu’il luy devoit : mais il n’aporta pas tout le ſoin qu’il euſt eu en un autre temps pour l’apaiſer. Il luy dit ſimplement les choſes qui le devoient juſtifier, ſans y joindre ny prieres, ny conjurations, ny ſoupirs : mais comme Cleodore n’eſtoit pas accouſtummée de le voir ainſi, bien loin de recevoir ſes juſtifications, elle l’accuſa encore de la froideur avec laquelle il ſe juſtifioit : ſi bien que ce qui n’eſtoit qu’une petite querelle, en devint une tres conſiderable : & ils ſe ſeparerent ſi mal, que Beleſis fut pluſieurs jours ſans oſer aller chez Cleodore, & peut eſtre auſſi ſans le vouloir.

Pendant ce temps là, le hazard voulut qu’il ne laiſſaſt pas de voir Leoniſe, & de luy parler diverſes fois : de ſorte que l’Amour qui avoit reſolu de faire plus ſouffrir Beleſis que tous les hommes qui ont reconnu la puiſſance n’ont jamais ſouffert, fit que la douceur de cette Fille, qui ſans doute avoit deſja un peu touché, ſon cœur, le charma abſolument. L’on peut touteſfois dire, pour excuſer Beleſis, que le deſpit qu’il avoit de voir qu’il ne pouvoit jamais jouïr : en repos de l’affection de Cleodore, ne fut pas une des moindres cauſes de l’amour qu’il eut pour Leoniſe : quoy qu’il en ſoit, il eſt certain qu’il l’aima : & qu’à meſure que ſa paſſion augmenta pour elle, elle diminua pour Cleodore. Au commencement il ne creut pas aimer Leoniſe, & il s’imagina ſeulement qu’il eſtoit irrité contre Cleodore : mais inſenſiblement il vint à craindre que Cleodore s’apaiſaſt : & qu’il ne fuſt obligé de la revoir comme ſon Amant. Il ſe trouva pourtant bien embarraſſé à determiner ce qu’il vouloit : car s’il ne ſe racommodoit point avec Cleodore, il voyoit qu’il n’oſeroit plus aller chez elle, & que par conſequent il ne verroit point Leoniſe, ou au moins ne la verroit guere. Il conſideroit auſſi, que s’il ſe racommodoit avec elle, il ne luy ſeroit pas aiſé de faire croire à Leoniſe qu’il l’aimoit : joint qu’il avoit une honte eſtrange de ſon inconſtance, & une repugnance horrible à tromper une Perſonne qu’il avoit tant aimée, & qu’il eſtimoit encore tant, malgré ſa nouvelle paſſion. Elle eſtoit pourtant ſi violente, qu’encore qu’il connuſt ſon crime, il ne s’en pouvoit repentir. Il avoit donc l’ame en une aſſiette bien fâcheuſe, & ſes ſentimens eſtoint bien confus & bien embroüillez : mais quelque douleur qu’il euſt, il ne faiſoit point confidence de ſa nouvelle amour, ny à Hermogene, ny à moy : ſe contentant de ſe pleindre à nous des caprices de Cleodore. Cependant cette aimable Fille qui avoit dans le cœur une veritable affection pour Beleſis, ſe repentoit de ce qu’elle avoit fait, voyant qu’il ne revenoit point à elle comme il avoit accouſtumé : de ſorte que toute fiere qu’elle eſtoit, elle ſe reſolut à la premiere occaſion qu’elle en trouveroit, de taſcher de le rapeller. Eſtant donc allée un jour chez la Reine avec ſa Tante, ſans que Leoniſe y fuſt ; le bazard fit qu’il s’y trouva : & qu’il ſe trouva meſme aſſez près d’elle. Cleodore ne l’eut donc pas plus toſt veû : qu’elle voulut luy dire quelque choſe : mais quelque reſolution qu’elle en euſt faite, il luy fut impoſſible de gagner cela ſur elle : & elle creut qu’il ſuffiſoit qu’elle le regardaſt ſans colere, & qu’elle luy reſpondiſt : ſans aigreur s’il luy parloit. D’autre part, Beleſis eſtoit ſi interdit, qu’il ne sçavoit que faire ny que dire : car la veuë de Cleodore luy donna tant de confuſion de ſa foibleſſe, qu’en un inſtant il ſe reſolut d’agir avec elle comme s’il n’euſt point eu d’autre paſſion. C’eſt, diſoit il en luy meſme, tout ce que je puis, & peut-eſtre plus que je ne dois : puis qu’enfin je ne penſe pas qu’il ſoit juſte de ſe rendre malheureux ſoy meſme, comme je m’en vay me le rendre, en diſant touſjours à Cleodore que je meurs d’amour pour elle, lors qu’il eſt vray que j’en meurs pour Leoniſe. Mais le moyen auſſi, reprenoit il, de rompre avec une Perſonne, qui m’a donné cent marques d affection ; & de qui meſme les caprices ſont des preuves de tendreſſe ? Le moyen dis-je, que j’oſe jamais luy faire sçavoir que je ſuis un inconſtant ? Mais le moyen auſſi que je feigne eternellement, & quel fruit puis-je eſperer de cette feinte ? Touteſfois, diſoit il, ſoit que je veüille faire effort pour remettre Cleodore dans mon cœur, & pour en chaſſer Leoniſe ; ou ſoit que je veüille ſuivre Leoniſe & abandonner Cleodore ; il faut touſjours preſentement que je me racommode avec cette derniere : car ſi je veux qu’elle reprenne ſa premiere place dans mon cœur, il faut bien que je me raproche de ſes beaux yeux, afin qu’ils y rallument la flame qui m’a bruſlé ſi long temps : & ſi je veux au contraire eſtre éclairé de ceux de Leoniſe, il faut encore que je me mette bien avec Cleodore, puis que je ne puis voir l’une ſans l’autre. Ainſi Beleſis ne sçachant s’il pourroit n’eſtre point inconſtant, ou s’il vouloit l’eſtre, ſi c’eſtoit pour tromper Cleodore ou pour l’apaiſer ; s’aprocha de cette belle Fille, avec une confuſion, qui fit un grand effet dans le cœur de cette Perſonne, qui n’en sçavoit pas la veritable cauſe : puis que bien loin de cela, elle attribuoit les divers changemens de ſon viſage à ſon repentir. Il luy demanda donc alors en tremblant, ſi ſa colere eſtoit paſſée ? Vous avez eſté ſi long temps à me le demander, luy dit elle en ſous-riant, que ſi j’eſtois equitable, je devrois vous dire qu’elle dure encore : mais Beleſis vous me le demandez d’une maniere, qui me fait croire que je n’en dois pas uſer ainſi : c’eſt pourquoy je vous declare que je vous pardonne de bon cœur tout le paſſé. Ha Madame, luy dit Beleſis en rougiſſant, c’eſt eſtre trop bonne, que de ne me punir pas : ſi vous euſſiez parlé comme vous parlez, reprit elle, au commencement de noſtre querelle, elle n’auroit pas duré ſi long temps : mais le mal fut, pourſuivit elle en riant, que nous nous trouvaſmes tous deux capricieux en un meſme jour : c’eſt pourquoy ne le ſoyons s’il vous plaiſt du moins que l’un apres l’autre : ou pour mieux faire encore, ne le ſoyons plus du tout : & pour vous y obliger davantage, je vous promets de faire ce que je pourray pour m’en corriger. Je vous laiſſe à penſer Seigneur, quelle confuſion devoit avoir Beleſis : auſſi m’a t’il dit depuis, que de ſa vie il n’avoit tant ſouffert. Il fit meſme deſſein alors, de recommencer d’aimer Cleodore : mais il ne luy dura que juſques à ce que l’ayant remenée chez elle, il revit Leoniſe : qui le voyant rentrer avec ſa Parente, fut au devant d’elle pour ſe reſjouïr de ce qu’elle ramenoit Beleſis : diſant en ſuitte cent choſes obligeantes pour luy, qui acheverent de le gagner, & qui détruiſirent le deſſein qu’il avoit fait de n’eſtre point inconſtant. Depuis cela, Beleſis devint ſi inquiet & ſi reſueur qu’il n’en eſtoit pas connoiſſable : cependant il ne diſoit rien de ſa paſſion à Leoniſe, & parloit touſjours à Cleodore, comme s’il l’euſt encore aimée : c’eſtoit pourtant avec un chagrin ſi grand, qu’il n’y avoit point de jour qu’il n’euſt beſoin d’inventer un menſonge pour le pretexter. Tantoſt il diſoit avoir reçeu des nouvelles, qui luy aprenoient que ſon Pere eſtoit malade : une autre fois il diſoit ſe trouver mal luy meſme : & quelque fois auſſi ne trouvant rien à dire, il mettoit la pauvre Cleodore en une peine eſtrange. Car comme elle aimoit effectivement Beleſis, & qu’elle voyoit qu’elle avoit penſé le perdre par un petit caprice, elle contraignit ſi. bien ſon humeur, qu’elle ne luy donna plus ſujet de pleinte : de ſorte qu’il en avoit alors autant de deſpit, qu’il en avoit eu autrefois, quand elle luy en avoit donné.

Les choſes eſtant donc en ces termes, Hermogene chez qui logeoit Beleſis, remarqua qu’il n’eſtoit plus ſi ſoigneux des Lettres qu’il recevoit de Cleodore, qu’il j’avoit touſjours eſté depuis qu’il l’aimoit : car il en trouva deux on trois fois ſur la Table : luy qui auparavant ſon inconſtance, ne pouvoit pas ſeulement ſouffrir qu’elles partiſſent de ſes mains lors qu’il les luy montroit : car pour l’ordinaire, il ne vouloit pas qu’Hermogene les l’eûſt, & il les luy liſoit luy meſme. De plus, il luy rendit auſſi le Portrait de cette belle Fille qu’il avoit laiſſé tomber, mais il ne luy rendit qu’apres l’avoir gardé trois jours, ſans que Beleſis ſe fuſt aperçeu de l’avoir perdu, ce qui eſtoit bien contre ſa couſtume : eſtant certain que du temps qu’il aimoit Cleodore, il ne pouvoit eſtre un quart d’heure eſloigné d’elle (quand il eſtoit en liberté) ſans le regarder. Ce qui embarraſſoit eſtrangement Hermogene, eſtoit qu’il voyait que Cleodore navoit jamais ſi bien traité Beleſis qu’elle le traitoit : & que cependant Beleſis eſtoit plus chagrin qu’il ne l’avoit jamais veû, dans le temps où elle luy eſtoit la plus rigoureuſe. Eſtant donc aſſez en inquietude de sçavoir la cauſe d’un ſi grand changement en l’humeur de ſon Amy, il fut un matin le trouver dans ſa Chambre, pour luy rendre le Portrait de Cleodore, comme je l’ay deſja dit : mais comme il ne voulut pas d’abord luy parler ſerieuſement, afin de mieux deſcouvrir ſes veritables ſentimens ; ſi la vertu de Cleodore (luy dit il en luy rendant cette Peinture) m’eſtoit moins connue, je croirois que vous l’avez eſpouſée ſecrettement ſans le conſentement de ſes Parens & des voſtres : car comme c’eſt la couſtume de beaucoup d’Amans de ne ſe ſoucier plus guere de toutes les petites choſes que leurs Maiſtreſſes leur ont donnés quand ils les poſſedent, je pourrois penſer que puis que vous avez pû eſtre trois jours ſans vous apercevoir que vous aviez perdu le Portrait de Cleodore ; & que vous ne prenez plus le ſoin que vous aviez accouſtumé d’avoir de ſes Lettres, il faudroit que ce fuſt parce que vous ſeriez ſi heureux d’ailleurs, que vous n’auriez plus beſoin ny de Portraits, ny de Lettres, pour vous conſoler dans vos ſouffrances. Il eſt vray, adjouſta t’il, que je vous voy ſi chagrin, qu’il n’y a perſonne qui puſt penſer que vous fuſſiez fort content : c’eſt pourquoy ne pouvant penetrer juſques au fons de voſtre cœur, je vous conjure de me dire s’il faut que je me reſjouïſſe ou que je m’afflige aveque vous : car ſi vous ne me dittes vos veritables ſentiments, j’iray les demander à Cleodore, qui à mon advis les doit sçavoir. Eh de grace Hermogene, dit Beleſis, n’allez pas luy dire que j’ay perdu ſon Portait ſans m’en apercevoir, & laiſſé ſes Lettres en lieu où elles pouvoient eſtre veuës ! Dittes moy donc, reprit Hermogene, quel eſt le changement que je voy en voſtre humeur : ne ſuffit il pas que vous connoiſſiez celle de Cleodore, reprit il, pour ne demander jamais raiſon de la mienne ? L’humeur de Cleodore, repliqua Hermogene, eſt preſentement ſi égalle pour vous & ſi douce, que celle de Leoniſe ne l’eſt pas plus pour tout le monde, que celle de Cleodore l’eſt pour Beleſis. Ha Hermogene (s’eſcria cet Amant inconſtant, emporté par l’excès de ſa nouvelle paſſion) plûſt aux Dieux que Cleodore euſt touſjours eſté de l’humeur de Leoniſe : de Leoniſe, dis-je, ſur le viſage de laquelle je n’ay pas veû un moment de chagrin, depuis que je la connois : & de qui les beaux yeux ſont des Aſtres ſans nuages, qui brillent touſjours égallement. Je penſois (repliqua Hermogene, en regardant fixement Beleſis) qu’un honme amoureux ne trouvoit de beaux yeux que ceux de ſa Maiſtreſſe ; mais à ce que je voy, ceux de Leoniſe vous plaiſent auſſi bien que ceux de Cleodore. Beleſis revenant alors à luy meſme, rougit du diſcours de ſon Amy : & luy fit ſi bien conprendre, qu’il y avoit quelque grand changement dans ſon ame, qu’enfin prenant la parole ; advoüez la verité, luy dit il, & dittes moy franchement ſi je me trompe, lors que je croy que Leoniſe prend la place de Cleodore dans voſtre cœur : & que ſi elle ne l’en a chaſſée, repliqua Beleſis, elle l’en chaſſera bien-toſt. Cruel Amy, quel plaiſir prenez vous à vouloir que je vous advoüe ma foibleſſe ? Quoy, repliqua Hermogene, il eſt donc bien vray que vous aimez Leoniſe, & que vous n’aimez plus Cleodore ! Je ne sçay, luy dit il alors, ſi je n’aime plus Cleodore : mais je sçay bien que j’aime éperdûment Leoniſe. Il n’eſt donc pas douteux, reſpondit il, que Cleodore n’eſt plus aimée de vous : car on n’en peut pas aimer deux à la fois : cependant j’advoüe, pourſuivit Hermogene, que je ne puis pas que je ne vous blaſme un peu : car enfin l’inconſtance eſt une foibleſſe inexcuſable, ſi ce n’eſt par l’infidelité, ou par l’exceſſive rigueur de la Perſonne que nous aimons. Vous eſtes touteſfois bien éloigné de cét eſtat là, puis que vous ne pouvez reprocher nulle infidelité à Cleodore : & qu’elle n’a que la rigueur que la vertu & la bien— ſeance veulent qu’elle ait. Je sçay bien, reſpondit Beleſis, que je ſuis coupable : ce n’eſt pas que je ne puſſe trouver quelque excuſe à mon crime ſi je le voulois : car enfin Cleodore ma fait cent mille querelles ſans ſujet : & a de telle ſorte laſſé ma patience, que ma paſſion s’en eſt peu à peu affoiblie malgré moy. Les Dieux ſcavent pourtant, ſi je n’ay pas fait tout ce que j’ay pû, pour reſiſter à Leoniſe, & pour conſerver mon cœur tout entier à Cleodore : mais il m’a eſte impoſſible. Je voy bien que ce que je fais eſt foible, pour ne pas dire laſche : touteſfois je n’y sçaurois que faire. Tous mes deſirs & toutes mes penſées ont changé d’objet : je ne voy plus Cleodore comme je la voyois : & par un enchantement épouventable, ce que je croyois autrefois qui devoit faire ma felicité, ne pourroit preſentement me donner un quart d’heure de joye. Que voulez vous apres cela que je face ? puis-je changer ma deſtinée, & puis-je faire que l’amour ſoit un acte de volonté ? Je connois bien que Cleodore a cent bonnes qualitez, & qu’elle eſt tres belle : mais je ſens malgré que j’en aye, que Leoniſe arrache mon cœur d’entre ſes mains, & que mon cœur eſt ravy de changer de Maiſtreſſe. J’ay hôte de mon inconſtance, je l’advoüe : mais je ne puis m’empeſcher d’eſtre inconſtant. C’eſt pourquoy pleignez moy ſans m’accuſer, & me ſervez aupres de Leoniſe : vous, dis-je, qui en m’amenant à Suſe, avez cauſé toutes mes diſgraces. Car apres tout, quel Amant peut jamais avoir eſté plus malheureux que moy ? J’aime une Perſonne d’humeur difficile & ineſgale : j’endure tout ce qu’on peut endurer : à la fin je ſuis aimé : etlors que ſelon les aparences je vay eſtre heureux, le caprice de la Fortune veut que je cette de deſirer la poſſeſſion de Cleodore en ceſſant de l’aimer : & que tout le temps que j’ay employé à aquerir l’affection de cette Perſonne que je croyois devoir faire toute ma felicité, eſt entierement perdu, puis que cette affection ne me ſert plus à rien qu’à me rendre criminel & miſerable, & puis qu’il fâut recommencer de ſoupirer pour une autre. Cependant je ne sçaurois y trouver de remede : c’eſt pourquoy encore une fois, mon cher Hermogene, ſervez moy je vous en conjure. Mais encore, reprit il, en quels termes en eſtes vous avec Cleodore & avec Leoniſe ? Cleodore, reprit Beleſis, croit que je l’aime touſjours : mais pour Leoniſe, je ne luy ay encore parlé que des yeux. Je juge touteſfois pas ſes regards, qu’elle a entendu les miens : quoy, luy reſpondit Hermogene, Leoniſe entend ce langage & y reſpond ! ce n’eſt pas parce qu’elle y reſpond, reprit Beleſis, que je connois qu’elle l’entend : mais parce qu’elle aporte ſoin à n’y reſpondre pas. Mais comment, repliqua Hermogene, pourrez vous jamais oſer parler d’amour à Leoniſe ? ne craindrez vous point qu’elle ne vous reproche voſtre inconſtance ? & aurez vous meſme la hardieſſe, en voyant Cleodore, de dire à Leoniſe que vous l’aimez ? Pour moy Beleſis, je ne sçay pas comment vous penſez faire : mais j’advoüe que je n’entreprendrois pas ce que vous voulez entreprendre, quand meſme il iroit de ma vie. Si Cleodore demeuroit à l’autre bout de Suſe, la choſe ne ſeroit pas ſi difficile : mais aimer une Perſonne effectivement, & feindre d’en aimer une autre, dans une meſme Maiſon ; & une autre encore, que vous avez veritablement aimée ; eſt une choſe ſi hardie, que j’en ſuis eſpouventé. Car enfin Beleſis, adjouſta t’il, je ne penſe pas que vous puiſſiez long temps tromper Cleodore : je ne trouve pas impoſſible, pourſuivit Hermogene, de perſuader à une Fille que l’on a de la paſſion pour elle, quoy qu’on n’en ait pas, pourveû que l’on n’en ait effectivement point eu pour elle autrefois : mais de perſuader à une Perſonne de qui on a eſté fort amoureux, qu’on l’eſt encore, bien qu’on ne le ſoit plus, c’eſt ce que je ne sçaurois croire poſſible. Je voy toutes les difficultez que vous me faites, reprit Beleſis, auſſi grandes & plus grandes qu’elles ne ſont : mais comme la paſſion qui me tiranniſe eſt plus forte que tout ce qui ſe veut oppoſer à elle, je ne laiſſe pas, quelque repugnance ſecrette que j’y aye, de vouloir tromper Cleodore, puis que ſans cela je ne pourrois jamais voir Leoniſe. Je pretens donc (fi je le puis dire ſans rougir de confuſion) continuer d’aller voir Cleodore, & de vivre avec elle comme ſi je l’aimois touſjours : ſi ce n’eſt aux heures où je pourray regarder Leoniſe, ſans qu’elle s’en aperçoive : ou l’entretenir ſans qu’elle entre en deffiance. Je vous ay deſja dit, reprit Hermogene, que je ne croy point que vous le puiſſiez faire : & je ſuis le plus tronpé de tous les honmes, ſi devant qu’il ſoit huit jours, Cleodore n’eſt détrompée : & ſi vous ne perdez tout à la fois, & Cleodore, & Leoniſe. Apres cela, Beleſis ſe mit à ſe promener par ſa Chanbre, avec une agitation d’eſprit la plus grande du monde : puis tout d’un coup s’arreſtant devant Hermogene, mon cher Amy, luy dit il, ſi vous voulez faire ce que je viens d’imaginer, je vous devray quelque choſe de plus que la vie, puis que je vous devray en quelque façon l’honneur : & que du moins je vous devray toute ma felicité. Dittes moy donc ce que vous voulez que je face, reprit Hermogene, afin que je juge ſi je le dois : car voſtre raiſon eſt ce me ſemble ſi troublée, que je ne me dois pas fier à vous. Il faut, repliqua t’il, que vous feigniez d aimer Cleodore, & de devenir mon Rival : ce qui vous ſera fort aiſé, puis que vous venez de tomber d’accord, que pourveû que l’on n’ait jamais aimé celle à qui l’on parle d’amour, il n’eſt pas impoſſible de luy perſuader que l’on eſt amoureux d’elle, encore qu’on ne le ſoit point : c’eſt pourquoy je vous conjure de faire tout ce qu’il faut, pour perſuader à Cleodore, que vous eſtes ſon Amant. Mais quel avantage pretendez vous tirer de cette feinte ? reprit Hermogene ; je pretens, repliqua Beleſis, que vous faciez Cleodore inconſtante, comme Leoniſe m’a fait inconſtant : ou que du moins vous donniez un pretexte à mon inconſtance, en vivant avec elle de façon, que je puiſſe avoir lieu de l’accuſer de changement : & qu’elle ne puiſſe regarder le mien, que comme une ſuitte de celuy que je luy reprocheray. Croyez Beleſis, reprit Hermogene, que je ne feray point Cleodore inconſtante : & que tout ce que je puis, eſt de vous donner un mauvais pretexte texte de la quereller. Mais ſi elle vous eſt fidelle, comme le n’en doute point, & que tous les ſoins que j’aporteray à luy perſuader que je l aime, ne puiſſent eſbranler ſa conſtance, vous en ſerez plus criminel : je l’advoüe, repliqua Beleſis, mais je ne laiſſeray pas d’en eſtre moins malheureux. Car enfin il ſuffit que vos converſations me donnent un ſujet apparant de pleinte, pour m’excuſer quelque jours envers Cleodore : & pour luy perſuader, que l’amour de Leoniſe aura pris naiſſance, dans le temps que je l’auray creuë infidelle. Cependant durant que vous parlerez à Cleodore, je parleray quelqueſfois à Leoniſe : ainſi je puis dire que c’eſt de vous ſeul que dépend tout mon repos. J’advoüe, dit Hermogene, que je vous dois toutes choſes : mais j’advoüe en meſme temps, que j’ay une eſtrange repugnance, à vous rendre l’office que vous deſirez de moy. Beleſis l’en preſſa pourtant ſi inſtamment, qu’à la fin il s y reſolut : mais pour faire la choſe avec plus d’adreſſe, comme il n’alloit pas ſouvent chez Cleodore, il ne fut pas tout d’un coup luy parler de ſa feinte paſſion : & il commença ſeulement d’y aller plus qu’il n’avoit accouſtume, & de s’attacher plus aupres d’elle qu’aupres de Leoniſe. Ce qu’il y avoit de raire en cette avanture, eſtoit de voir avec quelle ardeur Beleſis ſouhaitoit quelqueſfois que Cleodore pûſt aſſez bien traitter Hermogene, pour luy donner un veritable ſujet de luy faire une querelle :

cependant il faut que vous sçachiez, qu’encore qu’il y euſt aſſez d’amitié entre Cleodore & Leoniſe, il n’y avoit pourtant pas aſſez de liaiſon entre elles, pour ſe faire confidence de toutes choſes : de ſorte que Cleodore n’avoit jamais parlé à Leoniſe de l’intelligence qui eſtoit entre elle & Beleſis : & comme ce n’eſt pas trop la couſtume d’aller dire une pareille choſe à une Parente, perſonne n’avoit dit à Leoniſe que Cleodore ne le haïſſoit pas. Elle voyoit bien qu’ils n’eſtoient pas mal enſemble : mais elle croyoit que ce n’eſtoit qu’amitié, & ſoupçonnoit meſme qu’il fuſt amoureux d’elle. Eſtant donc dans ce ſentiment là, un jour que Praſille Sœur d’Hermogene, avec qui elle avoit lié une affection aſſez particuliere, eſtoit ſeul avec elle, cette belle Fille qui eſtimoit infiniment Beleſis, ſe mit à en parler à Praſille, & à luy en demander cent choſes, sçachant qu’elle eſtoit Sœur de ſon meilleur Amy. D’abord elle s’informa de ſa Maiſon ; des lieux où il avoit paſſé ſa vie ; de l’amitié qu’il avoit pour Hermogene ; de celle qu’Hermogene avoit pour luy ; & de cent autres choſes, qui teſmoignoient une grande curioſité, pour tout ce qui regardoit Beleſis. Apres que Praſille luy eut reſpondu exactement, à tout ce qu’elle luy avoit demandé, & qu’elle vit que Leoniſe ſe preparoit à luy faire encore de nouvelles queſtions ; mais de grace (luy dit Praſille en riant, qui depuis a raconte toute cette converſation à ſon Frere qui me l’a ditte) aprenez moy un peu par quelle raiſon vous ne voulez aujourd’huy parler que de Beleſis : & pourquoy vous voulez sçavoir juſques aux moindres choſes qui le touchent ? Eſt-ce amour ou curioſité ? Je ne puis en verité, repliqua Leoniſe en raillant, déterminer ſi c’eſt curioſité ou ſi c’eſt amour : mais je sçay touſjours bien que ce n’eſt pas par haine que je m’en informe. Il n’eſt pas croyable auſſi que ce ſoit par amour, reprit Praſille, quoy que je vous l’aye demandé : car vous eſtes trop raiſonnable, pour aimer ſans eſtre aimée, & trop prudente auſſi, pour vouloir faire des conqueſtes au prejudice de Cleodore, qui ne vous le pardonneroit pas. Beleſis eſt donc amoureux de Cleodore ? reprit Leoniſe en rougiſſant ; je penſe, repliqua Praſille, qu’il y a long temps qu’elle n’en doute plus : & que vous eſtes ſeule à Suſe qui ne le sçachiez point. Mais Leoniſe, adjouſta t’elle, d’où vient que vous changez de couleur, quand je dis que Beleſis eſt amoureux ? C’eſt (repliqua Leoniſe, en rougiſſant encore davantage, & ſans avoir le temps de ſonger à ce qu’elle devoit reſpondre) que je penſois qu’il le fuſt d’une autre. Et de qui ? luy demanda Praſille ; vous m’avez ſi cruellement fait la guerre de ma curioſité, reprit elle, que je ne veux point contenter la voſtre. Je voudrois pourtant bien. sçavoir, reſpondit Praſille, de qui vous penſiez que Beleſis fuſt amoureux : j’ay tant de dépit de m’eſtre tronpée en mon jugement, repliqua Leoniſe, que je mourrois pluſtoſt que de vous le dire. Je ne vous diray donc plus jamais rien de toutes que vous voudrez sçavoir, reſpondit Praſille ; je voudrois pourtant bien que vous m’apriſſiez tout ce que vous sçavez de l’intelligence de Beleſis & de Cleodore, reprit Leoniſe : j’en sçay ſans doute plus de cent choſes, repliqua Praſille mais je ne vous en diray pas une, ſi vous ne me dittes qui vous vous eſtez imaginée que Beleſis aimoit. Puis que vous le voulez, luy dit Leoniſe, je vous diray que je penſois qu’il fuſt amoureux de vous : ha Leoniſe, s’eſcria Praſille, que vous eſtes peu ſincere, & que vous me croyez ſtupide, ſi vous penſez me perſuader ce que vous dittes ! non non, adjouſta t’elle, on ne m’attrape pas ſi aiſément : mais pour vous punir de l’avoir voulu faire, je m’en vay vous dire ce que vous ne voulez pas m’advoüer Gardez vous bien, luy dit Leoniſe en riant, d’aller diviner la verité, car je ne vous le pardonnerois jamais : principale ment puis que je me ſuis trompée : & je me vangerois meſme ſur Beleſis. Voila donc, Seigneur, comment ces deux aimables Perſonnes s’entendirent à la fin, ſans s’expliquer preciſément : & voila comment Leoniſe aprit qu’il y avoit intelligence entre Beleſis & Cleodore. Cependant les yeux de Beleſis luy avoient tant dit de choſes, qu’il y avoit des inſtants où elle ne sçavoit ſi elle devoit pluſtoſt croire les paroles de Praſille, que les regards de Beleſis : touteſfois comme elle eſtoit glorieuſe quoy qu’elle fuſt douce, elle ſe reſolut de vivre plus froidement aveque luy : comme le voulant punir de ce qu’il eſtoit cauſe qu’elle avoit eu cette converſation avec Praſille, qui ne luy avoit pas eſté agreable. Il vous eſt aiſe de juger, apres ce que je viens de dire, que ces quatre Perſonnes ne furent pas ſans occupation : car Cleodore faiſoit ce qu’elle pouvoit pour contraindre ſon humeur, & pour deſcouvrir d’où venoit le chagrin de Beleſis : & Beleſis de ſon coſté, avoit bien aſſez d’affaire à continuer de tromper Cleodore, & à taſcher de trouver les voyes de deſcouvrir ſon amour à Leoniſe. Hermogene s’eſtant reſolu à feindre d’eſtre amoureux, n’eſtoit pas auſſi ſans ſoin : & Leoniſe voulant deſcouvrir preciſément les ſentimens de Beleſis, avoit une eſpece de curioſité inquiette, que l’on pouvoit peut-eſtre nommer autrement. D’abord qu’Hermogene commença d’aller plus ſouvent chez Cleodore, elle luy fit cent carreſſes ; luy ſemblant que c’eſtoit obliger Beleſis, que d’obliger Hermogene : & croyant meſme qu’il n’y venoit que pour rendre office à ſon Amy : quoy qu’elle n’imaginaſt pourtant pas la choſe comme elle eſtoit, & qu’elle en fuſt bien eſloignée.

Quelques jours ſe paſſerent donc de cette ſorte, ſans que toutes ces perſonnes euſſent nul ſujet d’augmentation d’inquietude : il eſt vray que pour Beleſis il en avoit tant, qu’il n’euſt pas eſté aiſé qu’il en euſt eu davantage : car lors qu’il eſtoit ſeul avec Cleodore, il ne pouvoit plus que luy dire : & quand il eſtoit avec Leoniſe & avec elle, il eſtoit ſi interdit & ſi confondu, qu’il ne trouvoit pas non plus dequoy fournir à la converſation, ſi ce n’eſtoit de choſes indifferentes. Cependant Hermogene pour contenter ſon Amy, s’accouſtuma tellement à parler à Cleodore, qu’il luy laiſſoit beaucoup de temps à parler à Leoniſe : cela embarraſſoit pourtant eſtrangement Cleodore : parce que dans la croyance où elle eſtoit, qu’Hermogene sçavoit l’intelligence qui eſtoit entre eux, elle ne comprenoit pas trop bien pourquoy il ne donnoit pas lieu à Beleſis de l’entretenir, & pourquoy il l’entretenoit touſjours. Elle s’imagina pourtant à la fin, que peuteſtre Hermogene eſtoit il amoureux de Leoniſe, & qu’il avoit prié Beleſis de luy parler à ſon avantage : Cleodore s’eſtonnoit touteſfois ſi cela eſtoit, que Beleſis ne luy en euſt point parlé : neantmoins ne pouvant imaginer rien de plus vray ſemblable, elle demeuroit dans cette opinion, Mais quelque commodité que Beleſis euſt d’entretenir Leoniſe, parce qu’Hermogene entretenoit toujours Cleodore, il ne pût jamais avoir la force de luy deſcouvrir la paſſion qu’il avoit pour elle, en preſence d’une Perſonne qu’il avoit tant aimée, & qu’il eſtimoit encore tant : c’eſt pourquoy il chercha avec beaucoup de ſoin l’occaſion de la voir ſans que Cleodore y fuſt. Il ne l’auroit meſme jamais trouvée ſans Hermogene, qui ſe trouva à la fin n’eſtre pas moins intereſſé à vouloir entretenir Cleodore en particulier, que Beleſis l’eſtoit à vouloir entretenir Leoniſe : car Seigneur, il faut que vous sçachiez, qu’en voyant Cleodore avec plus de liberté qu’il n’avoit jamais fait, il deſcouvrit dans ſon eſprit tant de charmes & tant de beautez, que ſa perſonne meſme luy en parut plus aimable, En effet il m’a juré plus de cent fois, que qui n’a veû Cleodore dans cette humeur de confiance qu’elle a pour ſes veritables Amis, ne la connoiſt point du tout pour ce qu’elle eſt : & ne peut imaginer juſques où va la puiſſance de ſes charmes : Beleſis deſcouvrant donc dans l’eſprit & dans le cœur de Cleodore mille graces & mille bonnes qualitez qu’il ignoroit auparavant, ſe trouva plus ſenſible aux traits de ſes beaux yeux, & vint inſenſiblement à l’aimer. D’abord il ne creut pas que ce qu’il ſentoit fuſt amour, car il ne faiſoit autre choſe que blaſmer Beleſis, de ce qu’il quittoit Cleodore pour Leoniſe : mais peu à peu il ne parla plus à ſon Amy contre ſon inconſtance, & vint à aimer cette belle Fille ſi eſperdûment, que Beleſis ne l’avoit pas aimée davantage, & n’aimoit pas plus Leoniſe. Il ne dit pourtant point à ſon Amy cette paſſion naiſſante, ſans sçavoir touteſfois pourquoy il luy en faiſoit un ſecret : ſi ce n’eſt que de ſa nature l’Amour eſt miſterieux. Il ne s’oppoſa pas meſme à cette puiſſante affection qu’il ſentoit naiſtre dans ſon cœur : car encore qu’il sçeuſt que celuy de Cleodore eſtoit un peu engage pour beleſis, il eſpera pourtant que dés qu’elle sçauroit ſon inconſtance, elle s’en dégageroit : & que peut-eſtre apres cela, il pourroit occuper dans ſon ame la place dont Beleſis ſe ſeroit rendu indigne, Hermogene eſtant donc dans ces ſentimens, voyoit Cleodore avec une aſſiduité ſi grande, que Beleſis qui ne sçavoit pas ce qu’il avoit dans le cœur, ne faiſoit autre choſe quand ils eſtoient ſeuls, que luy demander pardon de la contrainte où il vivoit pour l’amour de luy : mais afin de commencer de tirer quelque fruit de la fourbe qu’il avoit inventée, Beleſis fit ſemblant de devenir un peu jaloux d’Hermogene : & agit de telle ſorte avec Cleodore, qu’il luy perſuada qu’elle s’eſtoit trompée, lors qu’elle avoit creû qu’il parloit à Leoniſe pour Hermogene : car depuis certaines choſes qu’il luy dit, elle penſa qu’il luy parloit ſeulement pour luy faire dépit. D’abord comme elle creut que ce procedé bizarre & jaloux, eſtoit une preuve de l’amour que Beleſis avoit pour elle, elle ne s’en offença point : & d’autant moins, que ne ſoupçonnant encore rien de l’amour d’Hermogene, Cleodore s’imagina qu’il luy ſeroit aiſé de guerir Beleſis de ſa jalouſie quand elle le voudroit, en priant ſon Amy de ne s’attacher pas tant à luy parler. De ſorte que trouvant je ne sçay quel plaiſir à tourmenter Beleſis pour quelques jours, elle ne ſe mit pas en peine de faire ce qu’elle pouvoit, pour luy oſter la croyance qu’elle penſoit qu’il euſt : ſi bien que cela facilita à Beleſis le deſſein qu’il avoit de deſcouvrir à Leoniſe la paſſion qu’il avoit pour elle. Un jour donc qu’ils eſtoient tous quatre enſemble, & que Leoniſe gardoit la Chambre, Cleodore voulant faire dépit à Beleſis, demanda à Hermogene s’il vouloit bien la mener à une viſite qu’elle avoit à faire : Leoniſe l’entendant parler ainſi, ſe mit à ſe pleindre agreablement de ce qu’elle l’abandonnoit : la menaçant de la traitter avec une égalle indifference, s’il arrivoit jamais qu’elle ſe trouvaſt un peu mal. Mais Cleodore luy dit, qu’elle la laiſſoit en ſi bonne compagnie, qu’elle ne comprenoit pas qu’elle pûſt avoir raiſon de regretter la ſienne : Beleſis ravy de voir qu’elle s’en alloit, quoy qu’il euſt autrefois tant ſouhaitté ſa preſence, luy dit qu’elle jugeoit des autres par elle meſme : qui emmenant Hermogene, ne regrettoit point ceux qu’elle laiſſoit chez elle. En ſuitte dequoy, Cleodore & Hermogene ſortant, Beleſis demeura ſeul aupres de Leoniſe, qui ne sçavoit que penſer de ce qu’elle voyoit. Car ſi elle ſe ſouvenoit de ce que Praſille luy avoit dit, elle devoit croire que Beleſis aimoit Cleodore, & que ce qu’il faiſoit n’eſtoit que pour cacher ſa paſſion : mais ſi elle conſideroit toutes ſes actions, elle croyoit qu’il ne la haïſſoit pas, & qu’il n’aimoit plus Cleodore. Toutefois ne sçachant que penſer, & n’oſant meſme ſe déterminer à rien ſouhaiter, elle ſe tourna vers Beleſis : & le gardant avec un ſous-rire malicieux ; je vous pleins extrémement aujourd’huy, luy dit elle, de vous trouver engagé par la rigueur de Cleodore en une converſation qui ne vous conſolera guere de la perte de la ſienne : de grace Madame, luy dit il, ſi vous avez à me pleindre, pleignez moy avec plus de raiſon que vous ne faites, de ce qu’il y a ſi long temps que je cherche l’occaſion de vous parler ſeule, ſans l’avoir jamais pû trouver qu’aujourd’huy. Nous ſommes ſi ſouvent enſemble, reprit Leoniſe, que je ne juge pas que vous puiſſiez rien avoir à me dire : car ne vous ay je pas veû preſques tous les jours, depuis que je ſuis à Suſe ? Il eſt vray que je vous ay veuë tous les jours, reprit Beleſis, & c’eſt principalement pour ce que je vous ay veuë tous les jours, que j’ay à vous entretenir en particulier. Car divine Leoniſe (pourſuivit il ſans luy donner loiſir de l’interrompre) ſi je ne vous avois veuë que rarement, je n’aurois peut-eſtre pas pû remarquer toutes les rares qualitez de voſtre eſprit & de voſtre ame : & je ſerois ſans doute moins amoureux de vous que je ne le ſuis. Ha Beleſis, s’eſcria Leoniſe, je penſois parler ſerieuſement, & cependant je voy que je me ſuis trompée ! non nô Madame, reprit il, vous ne me sçauriez ſoupçonner de railler ſur une pareille choſe : & il y a tant de vray ſemblance à dire que je ſuis amoureux de la belle Leoniſe, qu’il n’eſt pas meſme poſſible qu’elle en puiſſe douter. Comme il eſt une eſpece de raillerie, interronpit Leoniſe, dont la fineſſe conſiſte à parler comme ſi on parloit ſerieuſement, je veux croire que celle que vous faites preſentement eſt de cette nature : mais Beleſis, ce qui m’embarraſſe un peu, eſt de deviner à quoy cela vous peut ſervir : ſi ce n’eſt que vous veüilliez m’empeſcher de connoiſtre par là, que vous eſtes amoureux de Cleodore. Mais afin que vous n’emploiyez pas beaucoup de paroles inutilement, à me vouloir perſuader que vous ne l’aimez pas ; sçachez Beleſis que je sçay que vous l’aimez, depuis le jour que vous vinſtes à Suſe : j’advoüe, luy repliqua Beleſis avec quelque confuſion, que j’ay aimé Cleodore : mais afin que vous sçachiez la fin de cette paſſion, comme vous en sçavez la naiſſance, sçachez encore que comme je conmençay d’aimer Cleodore le jour que j’arrivay à Suſe, je ceſſay d’en eſtre amoureux, le jour que vous y arrivaſtes pour moy : c’eſt à dire le premier jour que j’eus l’honneur de vous y voir. Ha Beleſis, s’écria t’elle, vous vous ſouvenez ſans doute que je vous dis ce jour là, que je trouverois quelque plaiſir à faire un inconſtant, & à arracher des cœurs d’entre les mains de celles qui les auroient aſſujettis ! & c’eſt aſſurement pour me faire la guerre de cette folie que je dis ſans y penſer, que vous parlez comme vous faites. Nullement, reprit il en prenant un viſage fort ſerieux, mais c’eſt parce qu’en effet vous m’avez rendu inconſtant pour Cleodore, & le plus conſtant de tous les hommes pour la belle Leoniſe. L’inconſtance, reſpondit elle, eſt une choſe dont ceux qui en ſont une fois capables, peuvent l’eſtre toute leur vie : non pas, repliqua Beleſis, quand elle n’eſt pas née par caprice, mais par raiſon : & que la Perſonne que l’on laiſſe, eſt moins belle & moins parfaite que celle que l’on choiſit. Du moins reprit Leoniſe en ſous-riant, faudroit il auparavant que je vous eſcoutaſſe, que vous m’euſſiez permis de m’informer bien exactement, ſi je ſuis la plus belle & la plus accomplie Perſonne de Suſe : car Beleſis ſi cela n’eſt pas, & qu’au contraire je vous prouve qu’il y en a un nombre infini de plus aimables que moy, il ne ſeroit pas juſte que j’allaſſe recevoir voſtre affection pour la perdre dés le lendemain. Cruelle Perſonne, luy dit il, ne me traittez pas ſi rigoureuſement : & ſouvenez vous s’il vous plaiſt, que puis que je vous aime plus que je n’ay jamais aimé Cleodore, je n’aimeray jamais rien que Leoniſe : eſtant certain que pour avoir arraché mon cœur d’entre ſes mains, il faut que vous ayez eu une puiſſance, que nulle autre ne sçauroit ſurmonter. Quoy qu’il en ſoit, reprit elle, je penſe eſtre obligée de vous dire, que ſi ce que vous dittes eſtoit vray, vous en ſeriez plus malheureux : eſtant certain qu’il n’eſt rien que je ne fiſſe, pour vous punir de l’inconſtance que vous auriez euë pour Cleodore. Du moins, luy dit il, ne me refuſerez vous pas d’ajouſter foy à mes paroles : je vous refuſeray tout ce que vous me demanderez, repliqua t’elle. Quoy, reprit Beleſis, je pourrois croire que vous ne me croyez point, & je pourrois penſer que me croyant vous ſeriez touſjours inexorable ! Vous le devez ſans doute, reſpondit elle, car je ſuis abſolument reſoluë de ne vous donner jamais lieu de penſer que je fuſſe capable de prendre plaiſir à eſtre aimée. Quoy Leoniſe, interrompit il, vous me refuſerez toutes choſes, & ne me donnerez jamais rien de ce une je vous demanderay, non pas meſme un peu d’eſperance ! Ha, pour l’eſperance, reprit elle, je ne vous la puis pas oſter ! Il eſt vray, reſpondit Beleſis, mais vous me la pouvez donner. Puis que vous la pouvez trouver en vous meſme, repliqua Leoniſe, il ne faut point la chercher en autruy : de grace, reprit il, ne me refuſez pas abſolument tout ce que je vous demande : & faites du moins une choſe pour moy. Mais afin que vous me la promettiez ſans repugnance, je vous declare que ce que je vous demanderay ne ſe pour a apeller faneur : avec cette condition, reprit elle, je vous permets de dire ce que vous voulez. Apres cela, repliqua Beleſis, je ne craindray point de vous ſuplier de croire, que toutes les fois que je parleray à Cleodore, j’auray une extréme douleur de ne parler point à Leoniſe : & que tous les teſmoignages d’affection que je luy rendray, de peur qu’elle ne me banniſſe d’aupres de vous, ſeront des preuves de la paſſion que j’ay pour cette belle Leoniſe. Et vous n’apellez pas cela faveur ? reprit elle en riant ; non reſpondit Beleſis, mais un moyen pour en obtenir. Mais de grace, reprit elle, quelle plus grande faveur peut on faire, que d’eſcouter ? eſcouter, repliqua Beleſis, n’eſt aſſurément que civilité : mais aimer eſt une veritable faveur. Cela eſtant, repartit Leoniſe, vous avez bien fait, de ne pretendre pas d’eſtre favoriſé de moy : car Beleſis, à vous dire la verité, je trouverois ſans doute quelque vanité à faire, ſi j’avois oſté un Amant à Cleodore : mais apres tout (s’il m’eſt permis de dire une ſi grande rudeſſe, à un homme qui me dit de ſi grandes douceurs) je penſe qu’il eſt de l’inconſtance, & des inconſtants, comme de la trahiſon & des traiſtres : c’eſt à vous Beleſis (adjouſta t’elle en ſous-riant, pour oſter quelque choſe de l’amertume de ſes paroles) à faire l’aplication de ce que je dis. Je voy bien Madame, reprit il, que vous voulez que j’entende, que vous aimeriez l’inconſtance, & que vous haïriez l’inconſtant. Cependant il ne ſeroit ce me ſemble pas juſte, de me traiter plus cruellement que vous ne traitteriez un Amant qui n’auroit jamais rien aimé que vous, & qui ne quitteroit rien pour l’amour de vous. Mais Madame, ſi vous voyez ce que je perds pour vous aimer, je m’aſſure que vous avouërez que voſtre beauté ne vous a jamais donné de grandes marques de ſa puiſſance, qu’en aſſujettiſſant mon cœur. Comme Leoniſe alloit reſpondre, il arriva compagnie : de ſorte que cette converſation finit, ſans que Beleſis sçeuſt ſi Leoniſe croyoit ce qu’il luy diſoit, ou ſi elle ne le croyoit pas. Il eſpera pourtant qu’à l’avenir, elle prendroit garde de plus prés à ſes actions : & que par conſequent elle s’apercevroit plus qu’elle n’avoit fait de l’amour qu’il avoit pour elle.

Pendant cette converſation, Hermogene qui eſtoit allé avec Cleodore pour faire une viſite, n’ayant pas trouvé celle qu’ils alloient chercher, l’avoit ramenée dans ſi chambre, n’ayant pas voulu rentrer dans celle de Leoniſe : ſi bien que ſe trouvant dans la liberté de l’entretenir, ſi paſſion le ſollicita ſi puiſſamment d’aprendre à Cleodore ce qu’il ſouffroit pour elle, qu’il s’y reſolut. Il ne trouva pourtant pas aiſément les paroles avec leſquellſe il ſe vouloit exprimer : & je penſe que ſi Cleodore ne luy euſt, ſans y penſer, donné lieu de luy deſcouvrir ſon amour, il n’auroit pû tomber d accord avec luy meſme de ce qu’il luy vouloit dire, tant il avoit de peur de l’irriter. Mais apres avoir eſté un quart d’heure preſques ſans parler l’un ny l’autre, parce qu’Hermogene penſoit à ce qu’il avoit à dire, & que Cleodore reſvoit au procedé de Beleſis : tout d’UN coup Cleodore revenant de ſa reſverie, & ſe tournant vers Hermogene en ſous-riant ; ſi Beleſis, luy dit elle, n’entretient pas mieux Leoniſe que vous m’entretenez, & ſi Leoniſe auſſi n’eſt pas de meilleure converſation pour Beleſis que je ne ſuis pour Hermogene, nous ne leur avons pas rendu un grand office de les laiſſer ſeuls : & nous ne nous en ſommes pas rendus un fort grand à nous meſmes : puis que peut-eſtre ſi nous eſtions tous quatre enſemble, reſverions nous moins que nous ne faiſons. Je ne sçay pas Madame, reprit Hermogene, ce que vous feriez : mais pour moy je sçay bien que tout réveur que je ſuis, & que toute réveuſe que vous eſtes, j’aime mieux eſtre ſeul aupres de vous, que d’eſtre en plus grande compagnie. Il n’y a pourtant pas grand plaiſir, adjouſta t’elle, d’eſtre avec une perſonne de qui l’eſprit eſt diſtrait, & de qui la penſée eſt auſſi eſloignée de celle à qui elle parle, que ſi elle en eſtoit ſeparée par des Fleuves & par des Mers : & je vous advoüe que lors que je ſuis revenuë de ma reſverie, & que le vous ay trouvé auſſi loin de moy par la voſtre, que je l’eſtois de vous par la mienne, j’ay trouve cela fort incivil : & que j’ay fait deſſein de m’en corriger. Quoy Madame, interrompit Hermogene, vous croyez que je ne penſois point à vous, encore que je ne vous parlaſſe pas ! Je le croy ſans doute, reprit elle, mais pour vous aprendre à eſtre ſincere, & à ne nier pas la verité, je vous diray que cette fois là je juge d’autruy par moy meſme : eſtant certain qu’il n’y a qu’un moment que j’eſtois aupres de vous ſans y eſtre, & que j’en eſtois aſſez eſloignée. Nous ſommes donc bien oppoſez, dit Hermogene, car ſi vous n’eſtes pas aveque moy quand je ſuis aveque vous, je ſuis touſjours aupres de vous lors meſme que je n’y ſuis pas. Vous voulez ſans doute reparer l’incivilité dont je vous accuſe, reprit Cleodore, par une civilité exceſſive : mais sçachez Hermogene, qu’aux Perſonnes de mon humeur, il ne faut pas meſme leur dire des veritez qui ne ſoient point vray ſemblables, bien loin de leur dire des menſonges qu’on ne puiſſe croire poſſibles. Je penſois, dit Hermogene, que ce que je viens de dire ne fuſt pas difficile à croire : car enfin Madame, il eſt ce me ſemble aſſez aiſé de s’imaginer qu’on ſe ſouvient de vous quand on ne vous voit plus : & pour moy je vous declare que le ne ſonge à autre choſe, en quelque lieu que je ſois. Si vous me diſiez, repliqua Cleodore, que vous vous en ſouvenez ſouvent, je vous en ſerois obligée, parce que je pourrois croire que vous parleriez ſincerement : mais de me dire que vous vous en ſouvenez toujours, c’eſt ne me dire rien, à force de me dire trop. Je ne vous en dis pourtant pas encore aſſez, reſpondit Hermogene, puis qu’il eſt vray que ſi je vous diſois tout ce que je ſens pour vous, je vous dirois plus de choſes que Beleſis ne vous en a jamais die : eſtant certain que je vous aime plus qu’il ne vous jamais aimée. Ha Hermogene, s’eſcria Cleodore, vous me voulez faire trop d’outrages a la ſois ! car non ſeulement vous voulez que j’eſcoute de vous une declaration d’amour, mais vous me faites encore connoiſtre, que vous preſupoſez que j’en aye eſcouté une autre de Beleſis : & je penſe meſme que qui conſidereroit bien ce que vous venez de dire, trouveroit encore que vous offencez Beleſis auſſi bien que moy, & que vous vous offencez vous meſme. Car ſi Beleſis ne m’aime pas, il a lieu de ſe plaindre que vous le croiyez capable de s’eſtre laiſſé aſſujettir à une Perſonne de qui la beauté eſt ſi mediocre : & ſi vous le croyez, vous eſtes mauvais Amy, & mauvais meſnager auſſi de voſtre gloire, de publier ſi hardiment voſtre crime. Quoy qu’il en ſoit Madame, repliqua Hermogene, je vous aime, & je vous aime aſſurément ſans eſtre criminel : quand meſme il n’y auroit point d’autre raiſon à m’excuſer, que de dire que je ne sçaurois faire autrement. Non non Hermogene, interrompit Cleodore, vous ne m’abuſerez pas : je voy bien que ce que vous me dittes eſt une choſe concertée avec Beleſis : c’eſt pourquoy ſans me mettre en colere contre vous, je veux ſeulement me vanger de luy. Car enfin je ne trouve nullement bon, qu’il vous ait obligé ame parler comme vous venez de faire : & il eſt enfin certaines choſes, dont on ne doit jamais railler. Je vous proteſte Madame, repliqua Hermogene, que Beleſis ne sçait rien des ſentimens d’amour que j’ay pour vous, quoy que je sçache tous les ſiens : vous eſtes donc un mauvais Amy, reſpondit Cleodore : je ne sçay pas ſi je ſuis un mauvais Amy, reprit il, mais je sçay bien que je ſuis un Amant fidelle & paſſionné. Cependant, Madame, laiſſez s’il vous plaiſt à Beleſis à ſe plaindre de mon infidélité quand il la sçaura : & ſouffrez ſeulement que je vous demande une grace ; qui eſt de vouloir obſerver la paſſion de Beleſis & la mienne : & de me promettre que ſi Beleſis conſent que je ſois heureux, vous ne vous y oppoſerez point. Vous me dittes tant de choſes ſurprenantes, repliqua Cleodore, que je ne sçay comment y reſpondre : je sçay pourtant bien que je trouve fort mauvais que vous me parliez comme vous faites : je vous parleray pointant toute ma vie ainſi, reprit il ; vous ne me parlerez donc plus, repliqua t’elle, du moins en particulier. Mais encore une fois Hermogene, adjouſta Cleodore, vous n’agiſſez comme vous faites que par les ordres de Beleſis, ſans que j’en puiſſe touteſfois comprendre la raiſon : car enfin, puis qu’il faut vous parler avec ſincerité, ſi vous eſtiez devenu ſon Rival, vous ſeriez un peu moins ſon Amy. Cependant je vous voy vivre aveque luy comme à l’ordinaire : c’eſt pourquoy ſi vous me voulez obliger, dittes moy un peu quel avantage il pretend de cette fourbe ? Comme je ne ſuis pas auſſi mauvais Amy que vous me l’avez reproché, dit il, je ne vous diray rien de ce qui regarde Beleſis : mais je vous diray ſeulement, qu’il ne sçait point la paſſion que j’ay pour vous : & que par conſequent il ne peut pas sçavoir que j’aye la hardieſſe de vous dire que je vous aime. Mais Madame, ne m’accuſez pas legerement, ny d’infidelité pour mon Amy, ny de temerité pour ma Maiſtreſſe : & laiſſez au temps & à voſtre raiſon, à connoiſtre de toutes ces choſes. Je n’ay que faire du temps, reprit elle, pour sçavoir que je ne dois pas ſouffrir que vous me parliez comme vous faites : c’eſt pourquoy ne le faites plus, ſi vous ne voulez que je paſſe de la colere où je ſuis à la haine. Apres cela, Hermogene dit encore beaucoup de : choſes plus paſſionnées que les premieres : il les dit meſme d’un air qui fit que Celodore connut en effet qu’il ne la haïſſoit pas. Auſſi fut-ce par cette croyance, qu’apres qu’elle eut bien agité la choſe en elle meſme, lors qu’Hermogene l’eut quittée, elle prit la reſolution de ne rien dire à Beleſis de ce qui c’eſtoit paſſé entre eux, quand meſme ils ſe remettroient tout à fait bien enſemble, de peur qu’il n’en arrivaſt quelque deſordre. Car encore qu’elle euſt deſſein d’eſtre tres fidelle à Beleſis, elle ne laiſſoit pas de ſouhaitter qu’il n’arrivaſt point de malheur à Hermogene pour l’amour d’elle : c’eſt pourquoy elle ne püt pas prendre la reſolution de rompre abſolument aveque luy : ſe contentant de faire ce qu’elle pourroit, afin d’eſviter qu’il fuſt ſeul avec elle.

Apres qu’Hermogene fut party, elle fut à la Chambre de Leoniſe, d’où Beleſis ne faiſoit que de ſortir : mais comme elles avoient toutes deux l’eſprit fort occupé à penſer à tout ce qu’on leur avoit dit, & à taſcher de connoiſtre la verité ; leur converſation eut quelque choſe d’aſſez particulier. D’abord que Cleodore entra. Leoniſe prenant la parole ; du moins, luy dit elle, apres avoir eu la cruauté de me quitter aujourd’huy, aprenez moy ce que vous avez apris à vos viſites. Comme je n’ay trouvé perſonne, reprit Cleodore, & que depuis cela je n’ay bougé de ma Chambre avec Hermogene, je ne sçay que ce que je sçavois quand je vous ay quittée : & c’eſt plus toſt à vous à me dire des nouvelles, que non pas à moy à vous en aprendre. Je vous aſſure, repliqua Leoniſe, que ſi vous ne sçavez que ce que je sçay, vous n’en ſerez pas bien informée : car je n’ay veû que Beleſis, qui ne m’a rien apris du tout. Vous avez pourtant eſté avez long temps enſemble, repliqua Cleodore ; je n’y ay pas eſté davantage, reprit Leoniſe, que vous avez eſté avec Hermogene : il eſt vray, dit Cleodore, mais c’eſt que Beleſis a accouſtumé de sçavoir mieux les nouvelles que luy. Il ne m’en a pourtant point dit, repliqua t’elle, je voudrois du moins bien sçavoir, reprit Cleodore, de quoy vous avez tant parlé : durant quelque temps, reſpondit Leoniſe, nous nous ſommes entretenus de vous : & le reſte de l’apres-diſnée s’eſt paſſé à dire cent choſes que je ne vous sçaurois redire, tant elles ont fait peu d’impreſſion dans mon eſprit. Mais vous qui retenez mieux tout ce qu’un vous dit, adjouſta t’elle, dittes moy un peu ce que vous avez pû tant dire avec Hermogene, puis que les nouvelles n’ont point eu de part à voſtre converſation ? En verité, luy dit Cleodore, je ſuis plus ſincere que vous : car je vous advoüe que je me ſouviens fort bien de tout ce que m’a dit Hermogene : mais en meſme temps je vous declare que je ne vous le diray point : ſi du moins vous ne me dittes ce que Beleſis vous a dit de moy. Ne pouvez vous pas bien vous imaginer, reprit Leoniſe, ce que Beleſis & moy en pouvons dire ? Non pas en l’humeur où il eſt de puis quelques jours, repliqua Cleodore, c’eſt pourquoy je voudrois bien sçavoir s’il ne ſe pleint point de quelque choſe que j’ay ditte ſans y penſer. Il ne m’a pas ſemble qu’il ſe pleingne de vous, reprit Leoniſe ; que vous en a t’il donc dit ? repliqua Cleodore ; ſincerement, reſpondit Leoniſe, je ne sçaurois vous je dire : & je sçay ſeulement que nous avons parlé de vous, ſans sçavoir preciſément en quels termes. Je n’oublierois pas ſi toſt ce que l’on me diroit de vous, reprit Cleodore en rougiſſant de dépit d’avoir teſſmoigné inutilement qu’elle avoit tant de curioſité de sçavoir ce que Beleſis avoit dit elle : apres quoy, chacune ſe mettant à reſver de ſon coſté, elles paſſerent le reſte du ſoir ſans ſe parler qu’à mots interrompus. Voila donc où en eſtoient les choſes, lors qu’un homme de la plus haute qualité, & de la plus grande richeſſe, nommé Tiſias, devint amoureux de Leoniſe, auſſi bien que Beleſis : mais comme il n’eſtoit pas fort honneſte homme, elle ne pouvoit pas raiſonnablement tirer grande vanité de cette conqueſte. Touteſfois comme elle eſtoit jeune, & qu’en l’âge où elle eſtoit, il eſt difficile que les choſes d’un grand eſclat ne plaiſent pas ; elle ne fut pas marrie qu’un homme de ce rang la penſaſt à elle : quoy qu’elle n’euſt nulle eſtime pour luy, & qu’elle ne le conſideraſt que pour ſa grande naiſſance ; pour la magnificence de ſon Train ; & à cauſe qu’il eſtoit fort bien avec le Prince de Suſe. Ainſi Beleſis ſe trouva encore plus malheureux : parce que depuis que Tiſias fut amoureux de Leoniſe, il eſtoit preſques touſjours chez elle : & l’empeſchoit non ſeulement d’entretenir Leoniſe, mais le forçoit encore bien ſouvent de parler à Cleodore, à la quelle il ne pouvoit preſques plus que dire. Hermogene avoit auſſi ſa part à cette fâcheuſe avanture : parce qu’il en parloit moins à Cleodore, pour qui ſa paſſion eſtoit venuë à un point, qu’il n’avoit plus de repos. C’eſtoit pourtant en vain qu’il luy donnoit des marques de ſon amour : car cette Perſonne avoit une affection ſi conſtante pour Beleſis, que rien ne la pouvoit faire changer : & tout ce qu’elle faiſoit en ſa faveur, eſtoit qu’elle n’en parloit pas à Beleſis, la croyance où elle eſtoit que ſi elle l’euſt fait, il ſeroit arrivé quelque deſordre entre eux. Ce qui l’obligeoit d’en uſer ainſi, eſtoit que Beleſis faiſoit ſemblant d’eſtre jaloux d’Hermogene : & qu’il feignit meſme à la fin de vivre plus froidement avec ſon Amy, pour mieux tromper Cleodore. C’eſt pourquoy elle ſe contentoit de luy offrir de ne voir plus Hermogene, & de luy nier qu’il fuſt amoureux d’elle : mais quoy quelle pûſt : dire, Beleſis qui ne ſe pleignoit pas pour eſtre appaiſé, luy diſoit touſjours qu’il vouloit taſcher d’aimer Leoniſe pour ſe vanger de Cleodore, comme elle aimoit Hermogene pour ſe moquer de Beleſis & de ſa paſſion. De ſorte que Cleodore venant enfin a croire que Beleſis eſtoit effectivement jaloux d’Hermogene, commença de le fuir avec beaucoup de ſoin : & de le mal traitter eſtrangement. D’autre part, Beleſis n’eſtoit pas heureux : ce n’eſt pas qu’il ne connuſt bien que Leoniſe l’eſtimoit, & qu’elle n’eſtoit pas meſme marrie qu’il l’aimaſt : mais il avoit ſi peu ſouvent occaſion de luy parler en particulier, principalement depuis que Tiſias en fut amoureux, qu’il n’eſtoit pas poſſible qu’il fiſt un grand progres dans ſon eſprit. Il fit pourtant ſi bien, qu’il trouva un jour l’occaſion de luy parler, ſans que Cleodore ny Tiſias y fuſſent, & ſans que perſonne pûſt : entendre ce qu’il luy diſoit : Beleſis ne voulant donc pas perdre des momens ſi precieux, ſe mit à luy exagerer la grandeur de ſa paſſion : mais comme Leoniſe toute douce qu’elle eſtoit, avoit pourtant je ne sçay quoy d’imperieux dans l’eſprit, elle prit la parole : & le regardant d’un air aſſez malicieux ; en verité Beleſis, luy dit elle, je ne sçay comment vous avez la hardieſſe de vouloir me perſuader que vous m’aimiez, dans la meſme temps que tout le monde sçait que vous aimez touſjours Cleodore. Si je pouvois abandonner Cleodore, ſans abandonner Leoniſe, reprit Beleſis, tout le monde ſeroit bientoſt deſabuſé : car je vivrois de façon avec elle, que je ne laiſſerois pas lieu de douter que je n’en ſerois plus amoureux : quoy que je ne perdiſſe pourtant pas le reſpect que je dois à une Perſonne de ſon merite & de ſa vertu. Mais puis que mon deſtin veut que je ne puiſſe vous dire veritablement que je vous aime, qu’en faiſant ſemblant de l’aimer encore : il y a ſans doute beaucoup d’injuſtice dans l’eſprit de la belle Leoniſe, de me reprocher une choſe que je ne fais que pour l’amour d’elle. Je m’en vay vous en dire une que vous faites, repliqua t’elle, où a mon advis vous ne pouvez pas reſpondre ſi preciſément : car enfin ſi vous n’aimez plus Cleodore, pourquoy regardez vous eternellement un Portrait que vous avez d’elle, des que vous le pouvez faire ſans qu’on puiſſe voir la Peinture qui eſt dans la Boiſte que l’on vous voir ouvrir ſi ſouvent ? Afin de sçavoir preciſément ce que je regarde (reprit Beleſis en montrant cette Boiſte à Leoniſe, & en la luy faiſant ouvrir à elle meſme) voyez le je vous prie : & jugez apres cela, ſi je ſuis coupable de prendre plaiſir à voir cette Peinture. Alors Leoniſe prenant cette Boiſte, & l’ouvrant du coſté que Beleſis la luy preſenta, fut eſtrangement ſurpriſe de voir qu’au lieu d’y trouver la Peinture de Cleodore, comme elle l’avoit creû, elle y trouva la ſienne. Ha Beleſis, s’eſcria t’elle en rougiſſant, vous eſtes bien plus criminel que je ne penſois : car enfin je ne trouve nullement bon que vous ayez un Portrait de moy : Beleſis craignant alors qu’elle ne vouluſt pas le luy rendre, reprit ſa Boiſte ſi adroittement, qu’elle n’eut pas le temps de s’y oppoſer. Je vous demande pardon Madame, luy dit il, de mon incivilité : mais je ſuis ſi malheureux, que je dois craindre de perdre la ſeule conſolation que voſtre rigueur me laiſſe. Ne vous y abuſez pas, dit Leoniſe, car ce n’eſt pas mon deſſein de vous la laiſſer, & de m’expoſer au danger que l’on croye que je vous ay donné mon Portrait : je ne ſuis pas aſſez vain, reprit Beleſis, pour me vanter d’avoir reçeu cette grace de vous : & vous devez croire qu’un homme qui cacheroit tres ſoigneuſement une veritable faveur, s’il l’avoit reçeuë, ne dira pas fauſſement que vous luy ayez accordé celle de luy donner voſtre Portrait. Vous n’avez pourtant pas eſté ſi diſcret, repliqua Leoniſe, que je n’aye sçeu que vous aviez celuy de Cleodore : il eſt vray, reſpondit Beleſis, mais il faut que vous l’ayez apris parla Sœur d’Hermogene : qui ne l’auroit jamais sçeu elle meſme, ſi je ne vous avois jamais aimée : car ce n’a eſté que par cette raiſon que l’en ſuis, devenu moins ſoigneux, & qu’il m’eſt arrivé de l’eſgarer une fois. Ha Beleſis, interrompit Leoniſe, je ne veux point que mon Portrait ſoit entre les mains d’un homme accouſtumé à les perdre ! Juſques icy, repliqua t’il, je n’en ay point encore perdu : puis que cela eſt, reprit Leoniſe, vous avez donc encore celuy de Cleodore ? Il eſt vray, dit il, & ce n’eſt que par ſon moyen que j’ay quelqueſfois le plaiſir de voir le voſtre, meſme en ſa preſence, Leoniſe ne comprenant pas alors trop bien ce que Beleſis luy vouloir dire, le força de s’expliquer : & de luy aprendre auſſi, comment il avoit eu ſa Peinture. Beleſis luy dit donc, que sçachant qu’elle s’eſtoit fait peindre, pour envoyer ſon Portrait à quelques Parent qu’elle avoit dans la Province qu’elle avoit quittée, il avoit ſuborné le Peintre : en ſuitte il luy fit voir que la Boiſte de Portrait qu’il portoit eſtoit double, quoy qu’elle ne le paruſt pas : & qu’ainſi la Peinture de Cleodore y eſtoit auſſi bien que celle de Leoniſe. De ſorte que par ce moyen, Beleſis regardoit bien ſouvent le Portrait de ſa nouvelle Maiſtreſſe, en des temps où la pauvre Cleodore croyoit que c’eſtoit le ſien : parce qu’elle en connoiſſoit la Boiſte ; & que de plus Beleſis, pour la mieux tromper, luy laiſſoit quelqueſfois effectivement voir ſon veritable portrait, afin qu’elle creuſt que c’eſtoit ce qu’il regardoit ſi ſouvent : car encore que Beleſis aimaſt éperdûment Leoniſe, il craignoit & reſpectoit encore Cleodore.

Leoniſe aprenant donc cette fourbe, fit tout ce qu’elle pût pour obliger Beleſis à remettre entre ſes mains le Portrait qu’il avoit d’elle : mais elle ne pût jamais l’y faire reſoudre, quoy qu’elle luy pûſt dire. Si bien que voulant trouver ſa ſeureté de quelque façon que ce pûſt eſtre ; & voulant auſſi contenter une curioſité qu’elle avoit il y avoit long temps ; ou eſprouver du moins la vertu de Beleſis : enfin Beleſis (luy dit elle apres beaucoup d’autres choſes) je ne puis croire que vous m’aimiez, ny me reſoudre à laiſſer mon Portrait entre vos mains, qu’à une condition : qui eſt, que vous remettiez entre les miennes, toutes les Lettres que vous avez de Cleodore : & meſme ſon Portrait : car ſans cela, je vous declare que je croiray que vous ne m’aimez point ; que vous aimez touſjours Cleodore ; & que vous ne portez ma Peinture qu’afin de mieux cacher la ſienne. Tout ce que vous me dittes eſt ſi injuſte, reprit Beleſis, que je veux m’imaginer que vous ne voulez pas que je le croye : joint que ce que vous voulez n’eſt pas meſme poſſible : car enfin Cleodore ne m’a jamais fait l’honneur de m’eſcrire : & pour ſon Portrait, je l’ay certainement eu par adreſſe auſſi bien que le voſtre : & par conſequent je ſerois peu ſincere, ſi je voulois le faire paſſer pour une faveur. Si cela eſt, dit Leoniſe en riant, vous ne devez ce me ſemble pas trouver ſi eſtrange que je ne face pas plus pour vous, que ce qu’a fait Cleodore : car je ne pretens pas eſtre moins ſevere qu’elle. Mais apres tout, adjouſta Leoniſe, je sçay de certitude que le Portrait que vous avez de Cleodore, vous l’avez eu de ſa main : & je sçay auſſi que vous avez cent Lettres d’elle. Si cela eſt, reprit Beleſis, ſoyez donc auſſi douce que Cleodore : je verray ce que je devray eſtre, reprit elle, quand vous m’aurez accordé ce que je vous demande. Je dois ſans doute vous accorder toutes choſes, repliqua Beleſis, excepté ce qui pourroit me faire perdre voſtre eſtime : car pour cela, Madame, l’amour que j’ay pour vous n’y pourroit jamais conſentir : c’eſt pourquoy ne trouvez pas s’il vous plaiſt mauvais que je vous refuſe ce que vous deſirez de moy. Car conment pourriez vous confier jamais à ma diſcretion la plus legere faveur, ſi j’allois ſeulement vous advoüer d’en avoir reçeu quelqu’une de Cleodore ? C’eſt bien aſſez Madame, luy dit il, que je l’abandonne pour vous, ſans la trahir encore ſi laſchement : auſſi ne crois-je pas que vous ayez fait reflection ſur ce que vous m’avez demandé. Veritablemcnt, adjouſta t’il en ſous-riant, ſi vous me diſiez que vous voulez sçavoir preciſément juſques à quel point elle m’a favoriſé, afin d’aller encore plus loin qu’elle n’auroit eſté : en ce cas là, je penſe que je ſupoſerois des Lettres, & que j’enventerois mille menſonges avantageux pour moy : mais comme je sçay bien que quand j’aurois effectivement reçeu mille faveurs de toutes les Belles qui ſont au Monde, vous ne m’en ſeriez pas plus favorable ; ne m’obligez pas s’il vous plaiſt à vous dire des fauſſetez : & ſi vous voulez que je vous raconte quelque choſe de ce qui c’eſt paſſé entre Cleodore & moy, ſouffrez Madame que ce ſoit ſa rigueur & ſa cruauté : afin que vous exagerant les maux qu’elle m’a fait ſouffrir, vous vous reſolviez à eſtre plus douce qu’elle, & à me rendre moins malheureux. L’exemple, reprit malicieuſement Leoniſe, eſt une choſe qui touche puiſſamment mon eſprit : c’eſt pourquoy ſi vous ne m’entretenez que des rigueurs de Cleodore, il pourra eſtre aiſément que j’auray pour vous les meſmes ſentimens que vous m’aprendrez qu’elle aura eus. Si je penſois que ce que vous dittes fuſt vray, repliqua Beleſis, je ferois ce que je vous ay deſja dit : mais je sçay que vous eſtes trop raiſonnable pour parler comme vous faites, & parler ſincerement. Car enfin quand il ſeroit vray que Cleodore m’auroit eſcrit obligeamment, & que j’aurois encore ſes Lettres, je ne devrois pas vous les donner : un Amant doit ſans doute obeir aveuglément à la Perſonne qu’il aime : mais non pas, comme je l’ay deſja dit, lors qu’on obeïſſant il s’expoſe à perdre ſon eſtime. Il eſt pourtant certaines choſes, reprit Leoniſe, qu’une Maiſtreſſe pourroit vouloir, qui en ne meritant pas ſon eſtime, pourroient neantmoins meriter ſon affection : & je ne sçay ſi celle que je veux de vous, n’eſt point de ce nombre là. Car encore que je ſois contrainte d’advoüer, qu’il eſt plus beau d’en uſer comme vous faites, que ſi vous en uſiez autrement : je ne laiſſe pas de connoiſtre qu’il n’eſt pas ſi obligeant : puis qu’apres tout, vous ne pouvez me refuſer que par deux raiſons : l’une parce que vous ne vous fiez pas à ma diſcretion & l’autre parce que peut-eſtre vous voulez touſjours eſtre en termes de renoüer avec Cleodore : & lequel que ce ſoit des deux, il n’eſt aſſurément pas Fort avantageux pour moy. l’advoüe, dit Beleſis, que quelque diſcrette que vous ſoyez, je ne croy point que je fuſſe obligé de vous confier rien qui pûſt nuire à une Perſonne que j’aurois aimée, & qui ne m’auroit pas haï : car enfin ſi je le faiſois, je vous donnerois un ſi bel exemple d’indiſcretion, que j’aurois lieu de croire que vous pourriez n’eſtre pas plus diſcrette que j’aurois eſté diſcret, ſans me donner un juſte ſujet de pleinte. Mais Madame, quant à ce que vous dittes que peut-eſtre je veux garder tout ce que vous vous eſtes imaginé que j’ay entre les mains, pour eſtre touſjours bien avec Cleodore : j’ay à vous dire, que ſi vous le voulez, je ne luy parleray plus, ny meſme ne la regarderay plus. J’iray ſi vous le ſouhaitez, juſques a l’incivilité pour elle : mais non pas s’il vous plaiſt juſques à la trahiſon. Ne croyez pas touteſfois, reprit il, que je parle de cette ſorte parce que la paſſion que j’ay pour vous n’eſt pas aſſez violente : car d’ans le meſme temps que je vous refuſe ce que vous deſirez de moy, je vous offre de faire pour voſtre ſervice les choſes du monde les plus difficiles. A ces mots, Leoniſe interrompit Beleſis, c’eſt aſſez, luy dit elle, c’eſt aſſez eſprouvé voſtre vertu : mais afin que vous n’ayez pas moins bonne opinion de la mienne que j’ay de la voſtre, sçachez Beleſis que ſi vous m’euſſiez accorde ce que je vous demandois avec tant d’empreſſement, je ne me ſerois jamais confiée à vous de la moindre choſe : mais puis que vous m’avez reſiſté avec une ſi ſage opiniaſtreté, & que vous m’avez refuſé le Portrait de Cleodore, je conſens que le mien vous demeure, quoy que vous l’ayez dérobé. En prononçant ces dernieres paroles, Leoniſe ſe teut en rougiſſant : & je ne sçay ſi Beleſis ne ſe fuſt haſté de luy rendre grace, ſi elle n’euſt point diminué le ſens obligeant de ce qu’elle venoit de luy dire. Mais il ſentit ſi promptement la joye que luy donna un conſentement ſi avantageux, que les paroles de Leoniſe ne fraperent pas pluſtoſt ſon oreille, qu’elles toucherent ſon cœur ; & que ſa bouche s’ouvrit pour la remercier. Quoy que vous ne faſſiez, luy dit il, que conſentir à une choſe que vous ne pourriez empeſcher, je ne laiſſe pas de vous eſtre infiniment redevable de ce que vous voulez bien que je puiſſe deſormais regarder comme un preſent, & non pas comme un larcin, ce que j’avois dérobé : je ſuis meſme aſſuré, adjouſta t’il, que je trouveray que voſtre Portrait vous reſſemblera mieux qu’il ne faiſoit : eſtant certain que les trois ou quatre paroles que vous venez de dire en ma faveur, flattent ſi doucement mon imagination, que je ne doute point que je ne ſois cent fois plus heureux que je n’eſtois, lors que je regarderay cette admirable Peinture. De grace Beleſis, dit Leoniſe, ne me remerciez pas tant, de peur que je ne croye vous avoir trop accordé, & que je ne m’en repente : il faut donc que je renferme ma reconnoiſſance dans mon cœur, dit Beleſis, & que je me contente de vous monſtrer mon amour. Apres cela Leoniſe voulut voir ſon Portrait avec un peu plus de loiſir : de ſorte que Beleſis luy ayant redonné, il eut la ſatiſfaction de le reprendre des mains de ſa chere Leoniſe ſans luy faire de violence ; ce qui ne luy cauſa pas moins de joye, que ſi elle le luy euſt effectivement donné. Mais auparavant, il luy fit remarquer, par la difference des Fermoirs, quel eſtoit le coſté où eſtoit le Portrait de Cleodore : afin que lors qu’elle le ſurprendroit en ouvrant cette Boiſte, elle pûſt touſjours connoiſtre que c’eſtoit le ſien qu’il regardoit. Car encore que ce ne ſoit pas la couſtume de ceux qui ont des Portraits des Perſonnes qu’ils aiment, de les regarder en leur preſence, il n’en eſtoit pas ainſi de Beleſis : puis que ſoit qu’il ait aimé Cleodore ou Leoniſe, ç’a touſjours elle avec des tranſports d’amour ſi grands, & des ſentimens ſi particuliers, qu’il euſt voulu les voir en tous lieux, & en cent manieres differentes. Auſſi n’eſtoit il jamais plus ſatiſfait, que lors qu’il voyoit Leoniſe dans un grand Cabinet qu’avoit ſa Tante, où il y avoit aux quatre faces quatre grands Miroirs d’acier bruni : parce que de quelque coſté qu’il ſe tournaſt, il voyoit touſjours Leoniſe, & meſme pluſieurs Leoniſes : du moins parloit il ainſi, quand il m’exageroit ſa paſſion. Il ne faut pas donc s’eſtonner de la precaution qu’il prenoit avec elle : car il luy arrivoit ſouvent de ragarder ſa Peinture, encore qu’il fuſt dans la meſme Chambre où elle eſtoit.

Voila donc, Seigneur, en quels termes en eſtoit Beleſis avec elle : cependant la pauvre Cleodore croyant que l’amour d’Hermogene eſtoit la veritable cauſe de la façon d’agir de Beleſis, prit une ferme reſolution de le prier de ne la voir plus : voyant que toutes les rudeſſes qu’elle luy faiſoit ne le rebutoient pas. Comme elle connoiſſoit qu’il eſtoit fort ſage, & qu’elle n’ignoroit pas qu’il avoit sçeu la plus grande partie de ce qui c’eſtoit paſſé entre elle & Beleſis, elle creût qu’il valoit mieux luy parler avec ſincerité : ſi bien que l’ayant trouvé dans la Chambre de ſa Tante, un jour qu’elle eſtoit occupée à parler à d’autre monde, elle ſe mit à 1 entretenir. Cependant comme il y avoit deſja quelque temps qu’elle le fuyoit ; Hermogene fut ravy de voir un changement ſi avantageux pour luy : il eſt vray que la joye ne fut pas long temps dans ſon cœur, car à peine eut elle ouvert la bouche, qu’il connut qu’il alloit avoir plus de ſujet de ſe pleindre de Cleodore, que de la remercier. De grace, luy dit elle, ne murmurez point de la priere que je m’en vay vous faire : & prenez s’il vous plaiſt la confiance que je vay prendre en vous, pour la plus grande marque d’eſtime & d’affection, que vous puiſſiez jamais recevoir de moy. Au nom des Dieux Madame, interrompit Hermogene, ne me demandez rien que je ſois contraint de vous refuſer : ſi je penſois eſtre refuſée, dit elle, je ne vous demanderois pas ce que je m’en vais vous demander : mais me confiant en voſtre ſageſſe, j’eſpere que vous me ferez la faveur de m’accorder ce que je veux de vous. Mais Madame, reprit Hermogene, que pouvez vous vouloir de moy davantage, que ce que je vous ay donne ? Je veux, luy dit elle, que pour certaines conſiderations qui me regardent, vous ne vous attachiez plus tant à me voir ny à me parler. Ha Madame, repliqua t’il, vous me demandez ce qui n’eſt pas en mon pouvoir de vous accorder ! mais Madame, adjouſta t’il, eſt-ce là une marque d’eſtime & d’affection ? C’en eſt une ſans doute, reprit elle, car ſi je n’avois pas voulu garder quelque meſure aveque vous, je vous aurois banny ſans vous en parler : c’eſt pourquoy il me ſemble que vous devez me sçavoir quelque gré de ma façon d’agir. Si vous me vouliez bannir, reprit il, parce que la Perſonne qui a pouvoir ſur vous ne trouveroit pas bon que j’euſſe l’honneur de vous voir ; ou parce que ma paſſion feroit trop de bruit dans le monde, j’advoüe que je pourrois en me flattant donner quelque ſens à ce que vous faites, qui me ſeroit avantageux : mais aimable Cleodore, je comprens bien que vous ne m’eſloignez de vous, que pour en raprocher Beleſis. Je vous demande pardon (’adjouſta t’il, voyant que Cleodore rougiſſoit de ce qu’il venoit de dire) de la liberté que je prens de vous parler avec tant de ſincerité : mais le pitoyable eſtat où je me trouve, doit ce me ſemble me ſervir d’excuſe aupres de vous. Cependant, pourſuivit Hermogene, j’ay à vous dire que quand ce ne ſeroit que pour rapeller ce trop heureux Beleſis, pour lequel vous me voulez chaſſer, vous devez ſouffrir que je vous aime, & le ſouffrir meſme agreablement : car Madame, ſi la jalouſie ne le ramene, rien ne le ramenera. Ainſi ſoit que vous me conſideriez, ou que vous ne conſideriez que vous, il faut s’il vous plaiſt me laiſſer vivre comme j’ay commencé : non Hermogene, repliqua Cleodore, ne vous obſtinez pas à me refuſer : & contentez vous que je ne me fâche point de ce que vous venez de me dire. Je veux meſme vous advoûer (adjouſta t’elle en portant la main ſur ſes yeux, & en détournant un peu la teſte, pour cacher la rougeur de ſon viſage) que la jalouſie de Beleſis commence de me facher : principalement parce qu’elle fait connoiſtre ſa folie, à des gens qui n en amoient peuteſtre jamais rien sçeu ſans cela. De grace Madame, interrompit Hermogene, n’entreprenez point de me déguiſer la verité : & ſouvenez vous s il vous plaiſt, que Cleodore eſtant ma Maiſtreſſe, & que Beleſis ayant touſjours eſté mon Amy ; il n’eſt pas poſſible que je ne sçache à peu prés les choſes comme elles ſont. Vous douiez encore adjouſter, reprit elle, que Beleſis eſtant voſtre Rival, vous ne pouvez manquer d’eſtre ſon Eſpion. C’eſt, repliqua Hermogene, que Beleſis agiſſant preſentement plus comme Amant de Leoniſe, que comme Amant de Cleodore, il ne s’eſt pas preſenté à mon imagination comme eſtant mon Rival. Quoy qu’il en ſoit Hermogene, reprit elle, ne me refuſez pas ce que je vous demande : & ne me forcez point à vous bannir avec eſclat. Mais Madame, repliqua t’il, s’il eſtoit vray que Beleſis fuſt amoureux de Leoniſe, ſeroit il juſte de traitter Hermogene comme vous le voulez traitter ? Il le ſeroit ſans doute, reſpondit elle, car j’aurois tant d’horreur pour tous les hommes, que je ne pourrois pas manquer d’en avoir pour vous. La vangeance, reprit il, ſeroit pourtant une douce choſe : je l’advoüe, repliqua Clodore, mais il ne faut pourtant jamais ſe vanger ſur ſoy meſme, en ſe voulant vanger d’autruy. Et puis Hermogene, adjouſta t’elle, vous avez trop de bonnes qualitez, pour devoir l’affection qu’on auroit pour vous, à la haine que l’on auroit pour voſtre Rival : c’eſt pourquoy il vaut mieux que vous alliez chercher quelque meilleure fortune. Non non Madame, reprit il, je ne ſuis pas de ces gens delicats & difficiles, qui veulent que l’on ſonge exactement de quelle main on leur offre des preſens : car pourveû que vous m’aimiez, je ne ſongeray point ſi ce ſera par vangeance ou par inclination. Apres tout Hermogene, interrompit Cleodore, je veux eſtre obeïe : encore eſt ce quelque grace que vous me faites, reprit il, de me commander abſolument, apres avoir commencé de me prier. Il eſt vray, dit elle, mais pour faire que je ne me repente pas de vous l’avoir accordée, faites donc preciſément ce que je veux. Hermogene voyant avec quelle fermeté Cleodore luy parloit, creut qu’il ne faloit pas luy reſiſter abſolument : de ſorte que pour gagner temps, afin d’executer un deſſein qu’il avoit, il la conjura de luy vouloir accorder ſix jours ſeulement : à la fin deſquels il luy demandoit une heure d’audience. Comme Cleodore eſtimoit fort Hermogene, elle luy accorda ce qu’il vouloit, & ils ſe ſe parerent de cette ſorte : Cleodore eſperant que dés qu’elle auroit banny Hermogene, Beleſis reviendroit à elle ; & Hermogene eſperant auſſi, que des qu’il auroit obtenu de Beleſis une choſe qu’il luy vouloit demander, il ſeroit changer de deſſein à Cleodore.

Pour cét effet, il fut le chercher à l’heure meſme : & par bonheur pour luy, il le trouva qu’il venoit de r’entrer dans ſa Chambre. Il ne le vit pas pluſtoſt, que Beleſis vint au devant de luy, pour luy rendre grace de ce qu’il avoit ſi fort occupé Cleodore ce jour là, qu’elle n’avoit point eſté aupres de Leoniſe, qu’il avoit entretenuë avec un plaiſir extréme. Je ſuis ravy, luy dit Hermogene, de pouvoir contribuer quelque choſe à voſtre felicité : mais mon cher Beleſis, luy dit il en l’embraſſant, il faut que vous faciez auſſi quelque choſe pour taſcher de m’empeſcher d’eſtre malheureux. Il n’eſt ce ne ſemble pas beſoin : reprit Beleſis, de me faire une conjuration ſi forte : car pouvez vous douter que je ne face pas tout ce que je pourray pour voſtre ſervice ? Tout à bon Hermogene, pourſuivit il, voſtre procedé m’offence eſtrangement : puis que ſelon moy, il n’eſt point permis de faire de prieres à ſes veritables Amis : ſuffiſant ſans doute de leur faire sçavoir le beſoin que nous avons d’eux, pour les obliger à nous ſervir. Parlez donc le vous en conjure & me dittes promptement ce qu’il faut que je face pont vous. Il faut, repliqua Hermogene, puis que vous ne voulez pas qu’on vous prie, que vous me permettiez de faire sçavoir à Cleodore que vous ne l’aimez plus, & que vous aimez effectivement Leoniſe. Ha Hermogene, reprit Beleſis, il n’y a pas encore aſſez long temps que je ſuis inconſtant, pour pouvoir me reſoudre à paroiſtre tel aux yeux de Cleodore ! Et puis à quoy bon de luy deſcouvrir mon crime ? ſi c’eſt, adjouſta t’il, que vous ſoyez las de l’entretenir ſi ſouvent ; & que vous ſoyez ennuyé d’eſtre touſjours en un lieu où vous n’avez point d’attachement ; j’aime encore mieux que vous ceſſiez de voir Cleodore ſans luy rien dire, que d’aller luy aprendre ce qu’elle ne sçaura que trop toſt. Non non, luy dit Hermogene, vous ne comprenez pas le ſens de mes paroles : & pour vous l’expliquer, pourſuivit il, sçachez cruel Amy que vous eſtes, qu’en vous deſchargeant des fers que la belle Cleodore vous faiſoit porter, vous m’en avez accablé : & qu’enfin vous n’avez jamais tant aimé cette belle Perſonne que je l’aime : puis que je ne la quiterois pas pour mille Leoniſes comme la voſtre. Quoy Hermogene (reprit Beleſis avec precipitation, & avec eſtonnement) vous aimez Cleodore ! ouy, repliqua t’il, je l’aime : & je loüe les Dieux de ce que vous ne l’aimez plus, & de ce que vous eſtes en eſtat de me pleindre & de m’accorder la permiſſion que je vous demande. Beleſis voyant qu’Hermogene parloit ſerieuſement, n’eut pas lieu de douter de la verité de ſes paroles : mais ce qu’il y eut d’eſtrange, fut qu’il en parut ſi ſurpris, qu’il fut quelque temps à ſe promener ſans parler : de ſorte qu’Hermogene s’eſtonnant de le voir ſi interdit, continua de le preſſer de luy permettre de faire sçavoir ſon inconſtance à Cleodore. Car enfin, luy dit il, ſi vous faites cét effort ſur vous meſme en ma faveur, vous y gagnerez auſſi bien que moy : puis que Cleodore ne pretendant plus rien à voſtre affection, ne vous tourmentera pas comme elle fait. Si ſon affection, reprit il, ne me tourmentoit plus, ſa haine me tourmenteroit : c’eſt pourquoy je vous prie de ne luy dire jamais poſitivement que je ne l’aime plus. Il en rejaliroit meſme quelque choſe ſur Leoniſe, adjouſta Belens : ainſi vous augmenteriez mes malheurs, ſans diminuer les voſtres : car je ne voy pas quel avantage vous pourriez tirer, quand Cleodore sçauroit avec certitude que je ſuis amoureux de Leoniſe. Puis qu’il faut le dire, repliqua t’il, c’eſt que Cleodore qui vous croit jaloux de moy, & qui s’imagine que vous feignez d’aimer Leoniſe pour luy faire dépit, vous aime encore mille fois plus qu’elle ne doit : de ſorte que quelque paſſion que j’aye pour elle, je ſuis aſſuré que je ne toucheray jamais ſon cœur, que je ne vous en aye chaſſé. Obligez la ſi vous pouvez à me haïr, parce qu’elle vous aimera trop, repliqua Beleſis ; mais de grace ne ſongez pas à vous en faire aimer, parce qu’elle me haïra, Il me ſemble, dit Hermogene en ſous-riant, que cette delicateſſe eſt un peu chimerique : car enfin vous aimez Leoniſe, ou vous ne l’aimez pas : ſi vous ne l aimez pas, il faut me dire poſitivement que vous aimez touſjours Cleodore, & que vous voulez eſtre mon ennemy, puis que je ſuis voſtre Rival : mais ſi au contraire vous aimez Leoniſe, je ne voy pas pourquoy vous faites difficulté de me permettre de dire une choſe à Cleodore, qui me peut ſervir aupres d’elle, & qui vous delivrera ſans doute de ſon affection : car je ſuis perſuadé, que quand ce ne ſeroit que pour ſe vanger, elle m’en traitera moins mal. Cependant afin de ne vous déguiſer rien, ſi vous ne m’accordez ce que je dis, elle voudra que je ne la voye plus, & que je ne l’aime plus : & alors Hermogene raconta à Beleſis ce qui c’eſtoit paſſé entre Cleodore & luy. Pendant qu’il parloit, il remarqua une agitation eſtrange dans ſon eſprit, quoy qu’il n’en compriſt pas bien la raiſon : ſi ce neſtoit la honte qu’il avoit d’eſtre connu pour inconſtant. Mais enfin (luy dit il, apres luy avoir tout raconté) il faudra bien que Cleodore vienne un jour à sçavoir que vous ne l’aimez plus, & que vous aimez Leoniſe : cela eſtant, ne vaut il pas mieux qu’elle le sçache, aujourd’huy que cela me peut ſervir à quelque choſe, que d’attendre que cela ne me puiſſe ſervir à rien ? Plus vous cacherez voſtre crime, adjouſta t’il, & plus vous ſerez criminel : c’eſt pourquoy ſouffrez je vous en conjure, que je taſche de gagner ce que vous avez voulu perdre. Conſiderez, pour ne me refuſer pas, que c’eſt vous qui eſtes cauſe que j’aime Cleodore : puis que ſans vous je ne l’aurois jamais veuë ſi particulierement que j’ay fait. Je l’avois veuë toute ma vie ſans l’aimer : je l’aurois encore veuë de meſme le reſte mes jours : mais ayant eu la complaiſance de m’attacher à la voir pour vos intereſts, & en eſtant devenu amoureux, il eſt ce me ſemble juſte que vous faciez tout ce que vous pourrez pour ſoulager le mal que vous m’avez cauſé. Je voudrois le pouvoir faire, repliqua Beleſis fort interdit, mais je vous avoüe qu’il m’eſt impoſſible d’obtenir de moy, de vous permettre de deſcouvrir mon crime à Cleodore. De plus, adjouſta t’il, ne conſiderez vous point, que n’eſtant pas encore tout à ſait bien avec Leoniſe, il pourroit eſtre que Cleodore venant à sçavoir la verité, m’y rendroit cent mauvais offices ? c’eſt pourquoy quand j’aurois à vous permettre ce que vous deſirez, ce ne ſeroit que lors que j’aurois abſolument gagné le cœur de Leoniſe. Mais durant que vous ferez cette conqueſte, reprit Hermogene, que voulez vous que je devienne ? Cleodore dans ſix jours ne voudra plus que je luy parle, & ne voudra plus que je la voye : ſongez de grace, adjouſta t’il, ce que vous feriez, ſi vous eſtiez à ma place. Je n’en sçay rien, repliqua Beleſis, mais je sçay bien que je ne sçaurois vous permettre de deſcouvrir mon crime à Cleodore. Mais auſſi, reprit il, pourquoy en eſtes vous devenu amoureux ? ne sçaviez vous pas tout ce que je vous avois dit de ſon humeur ? Que ne vous faiſiez vous ſage à mes deſpens, & que ne le devenez vous encore ? Croyez moy, adjouſta t’il, au lieu de taſcher de toucher ſon cœur, taſchez de dégager le voſtre, d’une ſervitude ſi penible : plus vous ſeriez bien avec Cleodore, plus vous auriez d’inquietude : & quand je ne conſidererois que vous en cette rencontre, je devrois touſjours vous refuſer ce que vous deſirez que je vous accorde. Non non Beleſis, interrompit Hermogene, nous ne douons pas ſervir nos Amis ſelon noſtre gouſt, mais ſelon le leur : & quand j’ay commencé de feindre d’eſtre amoureux de Cleodore, je n’ay pas raiſonne ſi ſagement que vous, quoy que j’euſſe peut-eſtre plus de ſujet de le faire que vous n’en avez. Cependant puis qu’en feignant de l’aimer, je l’ay aimée effectivement, je ne voy pas que vous deviez vous obſtiner à ne vouloir point ce que je veux. Hermogene eut pourtant beau parler, il ne perſuada pas Beleſis : qui n’ayant point de bien puiſſantes raiſons pour pretexter le refus qu’il luy faiſoit, employa ſes prieres avec ardeur, pour l’empeſcher de dire à Cleodore qu’il ne l’aimoit plus, & qu’il aimoit Leoniſe.

Apres que cette conteſtation eut duré tres long temps, ces deux Amis ſe ſeparerent en ſe pleignant l’un de l’autre : il eſt vray qu’ils s’en pleignirent ce jour la, ſans aigreur : & qu’ils ſe parlerent touſjours comme des gens qui eſperoient de s’entre-perſuader ; mais apres qu’ils ſe furent ſeparez, ils ſentirent mieux qu’ils ne faiſoient auparavant, l’inquietude que cette bizarre rencontre leur donnoit. Hermogene fut ſi preſſé de la douleur qu’il eut de voir que Beleſis luy refuſoit la ſeule choſe qui pouvoit luy ſervir aupres de Cleodore, qu’il vient me raconter tout ce qui luy eſtoit arrivé : m’exagerant l’injuſtice du refus que Beleſis luy avoit fait, avec des paroles qui me firent aiſement connoiſtre la grandeur de ſa paſſion. Mais afin que je n’ignoraſſe rien de ce qui les regardoit, le lendemain au matin Beleſis sçachant que j’eſtois leur Amy commun, vint auſſi me dire tout ce qui luy eſtoit advenu, & me prier de faire tout ce que je pourrois, pour empeſcher Hermogene d’aller aprendre à Cleodore qu’il la trompoit : de ſorte qu’eſtant le confident de tous les deux, & leur eſtant fidelle à l’un & à l’autre, je me ſervois de la connoiſſance que j’avois de leurs veritables ſentimens, pour empeſcher qu’ils ne ſe broüillaſſent : taſchant de meſnager leur eſprit, & de faire qu’ils ne ſe pleigniſſent, du moins l’un de l’autre qu’avec civilité. La choſe n’en pût pourtant pas demeurer en ces termes là comme vous le sçaurez bientoſt : cependant Beleſis ne ſe trouva pas peu embarraſſé, lors qu’il fut chez la Tante de Cleodore & de Leoniſe : car lors qu’il ne parloit point à cette derniere, il n’eſtoit pas content : & lors qu’il voyoit Hermogene parler à Cleodore, il ne pouvoit l’endurer : s’imaginant touſjours qu’il alloit luy deſcouvrir ſon inconſtance, malgré toutes ſes prieres. Si bien que pour differer du moins ce malheur qu’il aprehendoit, ſans sçavoir pourtant preciſément pourquoy il le craignoit ſi fort ; il quittoit quelquefois Leoniſe, & alloit interrompre Hermogene & Cleodore, & ſe meſler dans leur converſation : pretextant la choſe aupres de Leoniſe le mieux qu’il pouvoit. Cleodore de ſon coſté, voyant que Beleſis eſtoit ſi interdit & ſi inquiet, & qu’il parloit pourtant plus à elle qu’il n’avoit accouſtumé depuis quelque temps, expliquoit toutes ſes inquietudes à ſon avantage : & penſoit qu’il eſtoit toujours fort amoureux d’elle. D’autre part, Hermogene voulant profiter de tout, diſoit quelqueſfois bas à Cleodore, quand il en pouvoit trouver l’occaſion, que ſi elle vouloit bien rapeller Beleſis, il faloit qu’elle ne banniſt pas Hermogene. Mais pour Leoniſe, elle ne sçavoit que penſer de 1 inquietude de Beleſis : & faiſoit du moins ce qu’elle pouvoit, pour ne perdre pas ce qu’elle avoit fait perdre à Cleodore. Enfin Seigneur, je penſe pouvoir aſſurer, que je vy cette fois là ce que l’on n’avoit jamais veû auparavant, & ce que l’on ne verra peut-eſtre jamais : je veux dire un homme jaloux ſans amour : eſtant certain que durant quelques jours, Beleſis agit avec Cleodore & avec Hermogene, comme s’il euſt encore eſté Amant de l’une & Rival de l’autre : c’eſt à dire avec les meſmes changemens de viſage ; & les meſmes impatiences, que la jalouſie a accouſtumé de donner, à ceux qu’elle tourmente le plus. Cependant il diſoit touſjours qu’il n’aimoit plus Cleodore, & qu’il aimoit eſperdûment Leoniſe : j’ay bien oüy dire (luy diſois-je un ſoir que je luy demandois conte de ſes veritables ſentimens) qu’il n’eſt pas aiſé d’eſtre longtemps fort amoureux ſans eſtre un peu jaloux ; mais je ne penſois pas qu’il fuſt poſſible d’eſtre jaloux ſans eſtre amoureux : & toutefois je vous voy agir de cette ſorte. Car enfin vous ne pouvez ſouffrir qu’Hermogene parle eu particulier à Cleodore ; vous rompez leur converſation quand vous le pouvez ; quand vous ne le pouvez pas, vous les regardez avec des yeux à penetrer juſques au fond du cœur, & à deviner meſme leurs penſées ; & vous en eſtes ſi tranſporté, que vous n’en regardez pas ſeulement Leoniſe, quoy que vous ſoyez aupres d’elle. Que voulez vous que j’y face ? me dit il ; je voudrois que vous eſcoutaſſiez la raiſon, luy dis-je, & que puis que vous n’eſtes plus amoureux de Clodore, vous ne vous oppoſaſſiez point à la paſſion qu’Hermogene a pour elle : & que de plus, vous luy permiſſiez de faire tout ce qu’il croiroit luy pouvoir eſtre utile. Non non Alcenor, me dit il, je ne sçaurois gagner cela ſur moy : & par une bizarrerie que je ne puis vaincre, il faut que j’avoüe que je ne puis ſouffrir non ſeulement qu’Hermogene aille dire à Cleodore que je la trahis ; mais encore qu’Hermogene l’aime & en ſoit aimé. Je ne me ſoucierois ce me ſemble pas, adjouſta t’il, que cent autres perſonnes l’aimaſſent : mais pour Hermogene, je ne le sçaurois endurer. Vous eſtes pour tant plus obligé de le ſouffrir que d’aucun autre, repris-je ; car il eſt plus voſtre Amy que qui que ce ſoit. Il eſt vray, reprit Beleſis, & ſi vous sçaviez la confuſion que j’ay de ma folie, vous auriez pitié de moy. Cependant elle eſt ſi forte, que je ſens bien que je ne pourray jamais ny retourner abſolument à Cleodore ; ny trouver bon qu’Hermogene l’aime ; ny abandonner Leoniſe. Comme nous en eſtions là, Hermogene entra, qui ſe mit en ma preſence à dire à Beleſis, tout ce qu’on peut dire d’obligeant : il luy aprit que les ſix jours que Cleodore luy avoit donnez devant expirer ce ſoir là, il venoit le conjurer de luy accorder la permiſſion qu’il luy avoit demandée. Au reſte, luy dit il, j’ay une choſe à vous dire, auparavant que vous me refuſiez pour la derniere fois ; qui eſt que ſi contre toute aparence, vous vous eſtiez repenti de voſtre faute, & que vous vouluſſiez quitter Leoniſe, & retourner à Cleodore, pour eſtre auſſi fidelle que vous avez eſté inconſtant ; je vous promets de ne vous demander jamais rien, & de ne luy deſcouvrir point voſtre crime ; vous proteſtant de plus, de m’eſloigner non ſeulement de Cleodore, mais meſme de Suſe. Mais auſſi je preſens apres cela, que s’il eſt vray que vous aimiez touſjours Leoniſe, & que par conſequent vous ne pretendiez plus rien à Cleodore ; je pretens, dis-je, que vous me ſerviez, & que vous ne vous oppoſiez plus à ce que je veux. Tout ce que vous me dittes eſt ſi raiſonnable (reprit Beleſis, avec une extréme confuſion ſur le viſage) que je meurs de honte d’y reſpondre auſſi extravagamment que je vay faire : mais apres tout Hermogene, ſi vous m’aimez, vous aurez quelque pitiê de la foibleſſe de voſtre Amy : & vous m’excuſerez enfin ſi je vous refuſe : & ſi je vous avoüe que je ne pourrois jamais recevoir un plus ſenſible déplaiſir, que de vous voir aimé de Cleodore, quoy que j’aime touſjours Leoniſe. Je sçay bien, adjouſta t’il, qu’il y a de la folie à parler ainſi : mais apres tout, puis que je ſens ce que je dis, je penſe que je ne dois point déguſer mes ſentimens : c’eſt pourquoy c’eſt à vous qui eſtes plus ſage que je ne ſuis, à vous accommoder à ma foibleſſe. C’eſt vous, adjouſta t’il, qui m’avez amené à Suſe, & qui avez cauſé toutes mes diſgraces : c’eſt donc à vous à les ſoulager. Il eſt vray que je vous ay amené à Suſe, reprit Hermogene, mais c’eſt vous qui m’avez fait connoiſtre particulierement Cleodore : & par conſequent c’eſt donc à vous à ſoulager mes maux, auſſi bien que c’eſt à moy à ſoulager les voſtres. Apres cela, je me mis à leur parler à tous deux, mais je parlay inutilement : & nous nous deparaſmes ſans avoir rien avancé ny rien conclu. Et certes il fut avantageux que Beleſis ne logeaſt plus chez Hermogene, comme il y avoit logé au commencement qu’il fut à Suſe ; car ils ſe ſeroient encore broüillez plus fort qu’ils ne firent.

Cependant le pauvre Hermogene ſe trouva eſtrangement embarraſſé : parce que Cleodore remarquant toutes les inquietudes de Beleſis, & croyant qu’il ſouffroit infiniment pour l’amour d’elle, avoit une envie extréme de pouvoir bannir Hermogene : ſi bien que le ſixieſme jour qu’elle luy avoit accordé ne fut pas plus toſt expiré, qu’elle ſe prepara à luy donner cette heure d’audiance qu’il luy avoit demandée, & qu’elle luy avoit promiſe. De ſorte qu’en faiſant naiſtre l’occaſion adroitement dans la Chambre de ſa Tante, ils ſe trouverent tous deux vers des feneſtres aſſez eſloignées du reſte de la Compagnie, pour pouvoir parler ſans eſtre entendus. C’eſt pourquoy Cleodore prenant la parole, ſe mit à le conjurer de commencer de ne luy parler dus avec tant d’attachement : & de ſe deſacouſtumer peu à peu d’aller chez elle. Du moins Madame, luy dit il, avoüez moy en me banniſſant, que c’eſt pour Beleſis que vous me banniſſez : & que ſi Beleſis n’eſtoit point amoureux de vous, vous ne me banniriez point. Cleodore croyant qu’en effet Hermogene la laiſſeroit pluſtoſt en repos ſi elle luy parloit ſincerement, que ſi elle luy déguiſoit une verité qu’il n’ignoroit pas ; luy dit à la fin avec des paroles aſſez obligeantes, qu’il eſtoit vray qu’elle ne ſeroit pas marrie d’oſter à Beleſis tout ſujet de faire eſclatter ſa jalouſie : & de ſe pleindre d’elle à des gens qui pourroient en tirer des conſequences qui ne luy ſeroient pas avantageuſes : l’aſſurant que ſi elle n’euſt pas eu quelque ſorte de compaſſion de Beleſis, elle ne ſe ſeroit pas privée de ſa converſation : & ſe ſeroit contentée de le prier de regler l’affection qu’il diſoit avoir pour elle. Hermogene entendant parler Cleodore avec toute la douceur que peut avoir une Perſonne qui en bannit une autre, ſans la vouloir deſobliger abſolument, creût effectivement que ſi elle sçavoit l’inconſtance de Beleſis, il pourroit peut-eſtre occuper la place que cét inconſtant occupoit dans le cœur de cette belle Perſonne : de ſorte qu’emporté par l’excés de ſon amour, & voyant qu’il faloit ou quitter Cleodore, ou taſcher de la détromper de la croyance où elle eſtoit, d’eſtre touſjours aimée de Beleſis, afin de faire changer ſon Arreſt dé mort : il ſe mit à agiter la choſe en luy meſme. Comme il avoit touſjours extrémement aimé Beleſis, il eut quelque peine à ſe reſoudre de dire ce qu’il sçavoit bien qu’il ne vouloit pas qu’il diſt : mais apres tout, s’agiſſant de toute la felicité de ſa vie, l’amour l’emporta ſur l’amitié : & d’autant plus, qu’il avoit l’eſprit fort aigry contre Beleſis. Pendant qu’Hermogene ſongeoit donc à ce qu’il ſeroit, Cleodore le regardoit : croyant que tous les divers changemens qu’elle voyoit en ſon viſage, n’eſtoient cauſez que par la douleur qu’il avoit d’eſtre contraint de ne luy parler plus comme à l’ordinaire. Mais à la fin Hermogene faiſant un grand effort ſur luy meſme, les Dieux me ſont teſmoins. Madame, luy dit il, ſi je n’ay pas une repugnance extréme à chercher quelque remede aux maux que je ſouffre, en vous aprenant une choſe qui vous affligera ſans doute : & qui ne me sçauroit eſtre agreable. Car enfin je ſens bien que je ne pourray voir dans vos beaux yeux, la melancolie que vous aurez d’aprendre que Beleſis n’eſt pas digne de l’honneur que vous luy faites, ſans en avoir moy meſme infiniment. Mais Madame, quand je ne voudrois pas eſſayer de faire revoquer le cruel Arreſt que vous avez prononcé contre moy, je penſe que pour voſtre intereſt ſeulement, je ſerois oblige de vous deſcouvrir ce que je sçay : car je ſuis perſuadé, qu’entre une Maiſtreſſe & un Amy, il n’y a point à balancer. Joint auſſi que je ne ſuis plus en termes de choiſir, ny de deliberer : puis qu’en l’eſtat où je ſuis reduit, il faut que je vous aprenne que Beleſis eſt un inconſtant ; que ſa jalouſie eſt feinte ; & qu’il eſt devenu amoureux de Leoniſe. D’abord Cleodore ne creut point du tout ce qu’Hermogene luy dit : & elle penſa qu’il inventoit ce qu’il luy diſoit. Mais comme il n’eſt rien ſi aiſé que de jetter la defiance dans un eſprit amoureux ; elle n’eut pas pluſtoſt dit à Hermogene qu’elle ne pouvoit adjouter foy a ſes paroles, qu’elle commença pourtant d’y en adjouſter. Car inſenſiblement, apres luy avoir dit qu’elle ne le pouvoit croire : elle vint à luy demander ſur quelles conjectures il avoit fondé la creance qu’il avoit ? de ſorte que peu à peu, & preſques ſans sçavoir ce qu’elle diſoit, elle demanda encore plus de choſes à Hermogene qu’il n’en sçavoit : & il luy en dit auſſi plus qu’elle n’en vouloit sçavoir. Neantmoins comme il demeuroit encore quelque doute dans l’eſprit de Cleodore, Hermogene luy dit que pour s’eſclaircir de cette verité, elle n’avoit qu’à taſcher de tirer des mains de Beleſis, la Boiſte dans laquelle eſtoit le Portrait qu’il avoit d’elle : afin d’y voir auſſi celuy de Leoniſe. Ha Hermogene, reprit Cleodore, ſi je puis voir ce que vous dittes, je haïray eſtrangement Beleſis ! vous le verrez ſans doute, reprit il, pour peu que vous y aportiez de ſoin. Mais Madame, adjouſta t’il, ce ne ſera pas aſſez que de haïr Beleſis, ſi vous n’aimez encore un peu Hermogene : je vous aſſure, luy dit elle, que ſi ce que vous dittes eſt vray, il ne ſera pas aiſé que j’aime jamais rien : & j’auray meſme tant de haine pour moy, que je ne ſeray pas en eſtat d’aimer les autres, puis qu’à parler ſincerement, on n’aime gueres que pour l’amour de ſoy : mais du moins vous puis-je aſſurer, que je vous ſeray eternellement obligée, de m’avoir deſcouvert la perfidie de Beleſis. Comme elle achevoit de prononcer ces paroles, Beleſis entra, qui voyant Hermogene & Cleodore ſeparez de la Compagnie, fut droit à eux pour interrompre leur converſation. quoy que Leoniſe fuſt dans la meſme Chambre. En y allant, il penſa pourtant s’arreſter & changer d’avis : parce qu’il craignoit qu’Hermogene n’euſt deſcouvert ſon crime à Cleodore : neantmoins comme il avoit deſja fait quelque pas, vers l’endroit où ils eſtoient, il continua d’y aller, avec une eſmotion ſur le viſage, qui fit bien connoiſtre à Cleodore qu’il n’avoit pas l’eſprit tranquile. D’autre part, cette belle Fille n’eut pas peu de peine à ſe contraindre, & à déguiſer ſes ſentimens : Mais comme il le faloit, afin des s’eſclaircir de ce qu’elle vouloit sçavoir, elle ſe fit une violence eſtrange, pour parler à Beleſis comme elle avoit accouſtumé. Elle le reçeut touteſfois avec une civilité contrainte, qui embarraſſa fort Beleſis : ne sçachant ſi c’eſtoit un effet de la connoiſſance qu’elle avoit de ſon crime, on ſi c’eſtoit que pour luy faire dépit elle le vouloit traitter ainſi. Hermogene eſtoit auſſi tellement interdit, qu’il n’oſoit regarder Beleſis : c’eſt pourquoy il n’eſt pas eſtrange ſi ces trois Perſonnes ne purent durer ſeules enſemble : & ſi elles ſe raprocherent de la Compagnie, auſſi toſt que les premiers Complimens furent faits. Cependant Leoniſe qui avoit veû entrer Beleſis, tournoit continuellement la teſte pour regarder s’il parloit à Cleodore : mais comme elle vit qu’ils ne ſe diſoient preſques rien, & qu’ils venoient où elle eſtoit, le dépit qu’elle avoit eu en diminua. Elle ne laiſſa pourtant pas de s’en vouloir vanger, comme elle le fit un moment apres : car Seigneur, vous sçaurez que Beleſis qui en entrant dans cette Chambre avoit pluſtoſt choiſi d’aller vers Cleodore que vers Leoniſe, parce qu’elle eſtoit ſeule avec Hermogene ; ne vit pas pluſtoſt qu’ils eſtoient ſeparez, & meſlez dans le reſte de la Compagnie, qu’il ſe mit aupres de Leoniſe, qui pour ſe vanger, comme l’ay deſja dit, le reçeut avec une froideur qui ne le conſola pas de tous ſes deſplalſirs ſecrets. Car ſe tournant un moment apres vers Tiſias, qui eſtoit de l’autre coſté, afin d’aprendre à Beleſis par ſon experience, quel dépit eſt celuy de voir preferer un autre à ſoy ; il ne pût l’obliger à luy parler de tout le reſte du jour.

Mais pendant que Leoniſe ſe vangeoit de cette ſorte, Cleodore qui avoit une impatience eſtrange de s’eſclaircir abſolument de ce qu’Hermogene luy avoit dit, fit ſi bien que ſans que perſonne pûſt prendre garde qu’elle euſt affecté la choſe, elle fit que toute la Compagnie prit la reſolution de s’aller promener au bord du Fleuve qui paſſe à Suſe : Cleodore n’ayant pas voulu aller à la promenade ordinaire, parce qu’elle n’auroit pas eu la liberté de parler à Beleſis comme elle le vouloit. Comme Tiſias eſtoit aupres de Leoniſe ; & qu’il eſtoit d’une condition ſi conſiderable dans Suſe ; que perſonne ne luy pouvoit diſputer la place qu’il vouloit prendre, ce fut luy qui mit Leoniſe dans le Chariot, où elle fut juſques au bord de l’eau : & qui luy aida auſſi à en deſcendre, lors que toute la Compagnie eſtant arrivée dans une grande Prairie où il y a quantité de Saules le long de la Riviere, ſe mit à ſe promener à pied. Beleſis voyant donc qu’il ne pouvoit aider à marcher à Leoniſe, & voulant auſſi empeſcher Hermogene de donner la main à Cleodore, la luy preſenta : quoy que ce ne fuſt pas de l’air qu’il avoit accouſtumé de la luy donner, devant qu’il aimaſt Leoniſe. Comme Cleodore avoit eu quelque temps pour ſe remettre, elle ſe mit à luy parler avec beaucoup de civilité & de douceur : de ſorte que Beleſis ſe raſſurant, creut qu’Hermogene ne luy avoit encore rien dit contre luy ; ſi bien que ſe ſouvenant que par le diſcours de ſon Amy, il avoit connu que Cleodore l’aimoit touſjours cherement ; il ſentoit dans ſon ame un remords eſtrange, d’avoir trahy cette belle Perſonne. Ce n’eſt pas que de temps en temps, il ne tournaſt la teſte vers Leoniſe, pour voir comment Tiſias l’entretenoit : & l’on peut dire, que ſon cœur eſtoit cruellement déchiré. Cependant Cleodore qui avoit un deſſein caché, regla ſon pas de façon, que malgré que Beleſis en euſt, qui n’oſoit pas luy reſiſter, ny la preſſer d’aller plus viſte, elle ſe ſepara un peu de la Compagnie : prenant un petit ſentier plus prés de la Riviere, afin, diſoit elle, d’eſtre plus à l’ombre de Saules qui la bordoient. Apres avoir marché quelque temps ainſi, ſans que Cleodore teſmoignaſt avoir aucun chagrin dans l’eſprit : tout d’un coup levant ſon voile, & feignant de ſe regarder dans la Riviere qui eſtoit extrémement tranquile ; ha Beleſis, s’eſcria t’elle, je penſois que mon Miroir eſtoit fort mauvais ; quant je me trouve deſagreable depuis quelque temps : touteſfois je voy bien qu’il ne l’eſt pas, car cette Riviere ne me flatte non plus que luy. Beleſis ne ſoupçonnant rien de ſon deſſein, ſe mit à la contredire : & à lüy vouloir perſuader, comme il eſtoit vray, qu’elle n’avoit jamais eſté plus belle : croyant qu’elle ne parloit ainſi, que pour l’obliger à n’en tomber pas d’accord : quoy que ce ne fuſt pas trop la couſtume de Cleodore, d’eſtre capable de tant de petites foibleſſes, dont preſques toutes les Belles ne ſe peuvent deffendre. Beleſis eſtant donc dans ce ſentiment là, luy dit, croyant bien la contenter, qu’il ne l’avoit pas trouvée plus belle, le jour qu’il arriva à Suſe : je sçay bien du moins, reprit Cleodore, que j’eſtois un peu moins mal que je ne ſuis, le jour que je me fis peindre pour vous : & je m’aſſure adjouſta t’elle malicieuſement, que ſi vous voulez regarder mon Portrait, il vous reprochera la flatterie que vous me faites : & me reprochera à moy meſme mon changement. Pour vous montrer (luy dit il, afin de ne luy faire pas voir ſon Portrait de peur qu’elle ne viſt celuy de Leoniſe) que je vous trouve plus belle que voſtre Peinture, je ne veux pas la regarder preſentement que je ſuis aupres de vous : aimant beaucoup mieux vous voir qu’elle. Flatterie à part, luy dit Cleodore, je vous prie de me la montrer : je voudrois bien le pouvoir faire, luy dit il, pour vous faire voir l’outrage que vous vous faites à vous meſme, en parlant mal de voſtre beauté : mais je ſuis ſi malheureux que je l’ay laiſſée aujourd’huy dans mon Cabinet ſans y penſer. En diſant cela, Beleſis changea de viſage, & Cleodore en changea auſſi : car elle connut bien qu’il ne diſoit pas la verité. Mais pour donner un pretexte à l’eſmotion qui paroiſſoit dans ſes yeux malgré elle ; je ne vous avois pas donné mon Portrait, reprit Cleodore, pour le laiſſer ſans y penſer : eh de grace, luy dit Beleſis fort interdir, ne redevenez pas capricieuſe : & ne me condamnez pas pour m’eſtre mal exprimé. Car enfin je n’ay pas voulu dire que je ne penſe point à vous : mais ſeulement que ſans en avoir eu le deſſein, j’ay laiſſe voſtre. Portrait dans mon Cabinet. Quoy qu’il en ſoit, dit elle je ne vous l’avois pas donné pour cela : cependant je vous prie de me le faire voir le pluſtoſt que vous pourrez : & de chercher meſme ſi vous ne l’avez point icy : car comme vous dittes que vous l’avez laiſſé ſans y penſer, peut-eſtre encore que ſans y penſer vous l’avez ſur vous. Beleſis s’obſtina long temps à ne vouloir pas chercher : diſant touſjours qu’il sçavoit bien qu’il ne l’avoit point : mais à la fin craignant de rendre ce qu’il diſoit ſuſpect à Cleodore, il fit ſemblant de voir s’il ne ſe trompoit pas. Pour cét effet, il regarda parmy des Tablettes qu’il portoit touſjours, comme s’il euſt voulu s’eſclarcir s’il n’y ſeroit point : aportant grand ſoin à ne tirer pas ce qu’il ne vouloit point que Cleodore viſt. Mais par malheur pour luy, un des fermoirs de ces Tablettes s’eſtant acrochée à un tiſſu de ſoye & d’or où la Boiſte du Portrait de Cleodore eſtoit penduë, en tirant des Tablettes il la tira auſſi : de ſorte que Cleodore ne la vit pas pluſtoſt, qu’elle la prit ſans que Beleſis l’en pûſt empeſher ; car par malheur pour luy, ce cordon ſe détacha facilement des Tablettes. Cleodore n’eut pas pluſtoſt cette Boiſte, que craignant que Beleſis ne la vouluſt reprendre, elle la mit dans ſa poche : puis ſe tournant vers luy, une autrefois (luy dit elle ſans s’eſmouvoir, & faiſant ſemblant de ne s’aperçevoir pas qu’il euſt voulu luy dire un menſonge) ne vous fiez plus à voſtre memoire. Cependant Beleſis ſe trouva bien embarraſſé : car encore qu’il ne creûſt pas que Cleodore sçeuſt que le Portrait de Leoniſe fuſt dans cette Boiſte auſſi bien que le ſien, il ne laiſſoit pas de voir que ſi elle demeuroit dans ſes mains elle le verroit. Ce n’eſt pas qu’elle ne fuſt faire de façon, qu’il y avoit quelque peine à ceux qui ne sçavoient pas la choſe, de s’aperçevoir qu’elle s’ouvroit des deux coſtez : mais apres tout, il jugeoit que Cleodore eſtant ſoupçonneuſe & adroite, s’en aperçevroit aiſément, ſi elle avoit le loiſir de la conſiderer. C’eſt pourquoy prenant un biais qu’il creut aſſez fin, il ſe mit à la conjurer inſtamment, de luy vouloir rendre ſon Portrait ; n’oſant pas avoir recours à la force, contre une Perſonne à qui il devoit tant de reſpect. Je ne sçay touteſfois s’il auroit pû en avoir pour Cleodore en cette occaſion : ſi ce n’euſt eſté que malicieuſement ſans qu’il y priſt garde, tant il ſongeoit à ce qu’il luy vouloit dire, elle ne l’euſt remené vers la Compagnie, dont ils n’eſtoient pas fort eſloignez. Mais Madame, luy diſoit il, vous m’avez demandé voſtre Portrait, pour regarder s’il eſtoit plus beau que vous, que ne le regardez vous donc, afin de vous rendre juſtice, & de me le rendre tout à l’heure ? Je le regarderay, dit elle, quand je ſeray dans ma Chambre aupres de mon Miroir : mais comment penſez vous, luy dit il encore, que je puiſſe paſſer le reſte du jour ſans l’avoir ? Puis que vous voyez la Perſonne que vous aimez (reprit elle avec un ſous-rire plus malicieux qu’il ne le croyoit) vous ne devez pas regretter de ne voir point ſa Peinture. Promettez moy donc, repliqua t’il, que vous me la rendrez devant que nous nous ſeparions : je vous la rendray peut-eſtre demain, dit elle ; du moins vous prieray-je de me venir faite une viſite dans ma Chambre, pour sçavoir ce que j’en auray trouvé. Apres cela Beleſis luy fit cent conjurations : en ſuitte il luy parla preſques avec colere : il s’en falut peu que meſme il n’employaſt ſes larmes auſſi bien que ſes paroles : mais à la fin il fut contraint de ſe taire : car Cleodore l’ayant remené, comme je l’ay deſja dit, dans la Compagnie, il ne pût plus l’entretenir en particulier. Pour luy en oſter meſme toutes les occaſions, elle ſe joignit à Leoniſe, et’ne la quitta point de tout le reſte du jour : je vous laiſſe à penſer, Seigneur, en quelle inquietude eſtoit Beleſis, & quelle impatience eſtoit auſſi celle de Cleodore, de pouvoir eſtre en lieu où elle pûſt s’eſclaircir ſi Hermogene luy avoit dit la verité. Elle fut ſi grande, qu’elle ſe pleignit du ſerain, long temps devant qu’il en fiſt, afin de faire finir la promenade le pluſtoſt qu’elle pourroit : au contraire Beleſis croyant trouver quelque remede au mal qu’il craignoit, & trouvant du moins quelque conſolation à le differer, faiſoit ce qu’il pouvoit pour la faire durer long temps : diſant à Cleodore qu’elle eſtoit peu complaiſante, de vouloir que toute une grande & belle Compagnie ſe privaſt d’un grand plaiſir pour l’amour d’elle.

Mais quoy qu’il pûſt dire, on ſe retira d’aſſez bonne heure : il eſpera pourtant que quand elle arriveroit chez elle, il pourroit peut-eſtre la remener juſques à ſa Chambre, & la preſſer encore de luy rendre ſon Portrait : mais elle demeura malicieuſement dans celle de ſa Tante, juſques à ce qu’il fuſt ſorty. A peine le fut il, qu’impatient de s’eſclaircir de ce qu’elle ſouhaitoit, & de ce qu’elle craignoit pourtant d’aprendre ; elle fut dans ſon Cabinet, où elle s’enferma & ſe mit avec une precipitation extréme, à ouvrir cette Boiſte, où d’abord elle ne vit que ſa Peinture. Mais comme Hermogene luy avoit aſſuré ſi fortement que cette Boiſte eſtoit double, elle ſe mit à la conſiderer attentivement : de ſorte qu’elle la regarda tant, & la tourna de tant de coſtez, qu’à la fin lors qu’elle deſeſperoit de pouvoir trouver par où elle s’ouvroit, elle s’ouvrit tout d’un coup, & luy fit voir le Portrait de Leoniſe. Elle ne l’eut pas pluſtoſt veû, qu’elle le laiſſa tomber : car elle m’a raconté depuis tout ce qu’elle fit alors. Puis le reprenant un moment apres, elle le regarda encore une fois : en ſuitte dequoy le jettant ſur ſa Table, avec autant de colere que de douleur : ha Hermogene. s’eſcria t’elle, vous n’eſtes que trop veritable ! & plus taux Dieux que vous l’euſſiez eſté moins. Quoy perfide Beleſis, pourſuivit elle en elle meſme, il eſt donc bien vray que vous eſtes un inconſtant, & que vous m’avez trahie ? Quoy Leoniſe, adjouſta Cleodore, vous ne ſerez venuë à Suſe, que pour me rendre la plus malheureuſe perſonne du monde ? Quoy Hermogene, vous ne m’aurez aimée, que pour me faire sçavoir pluſtoſt la fourbe de voſtre Amy ? Mais à quoy bon, pourſuivit elle, me prendre à Beleſis, à Leoniſe, & à Hermogene, des maux que je ſouffre ? puis que c’eſt moy meſme que je dois accuſer de toutes mes diſgraces. Car en fin (adjouſta Cleodore, en s’adreſſant la parole comme à une tierce perſonne) à quoy t’a ſervy d’eſtre ſi difficile au choix de tes Amis, ſi tu as ſi mal choiſi un Amant ? Tu ne pouvois ſouffrir que quatre ou cinq Perſonnes en toute la Terre, & de ces quatre ou cinq tu en as preferé une aux autres : cependant c’eſt juſtement celle là qui te trahit & qui t’abandonne : toy qui abandonnois tout le monde pour Beleſis. Tu avois meſme changé ton humeur pour luy : tu n’eſtois plus ny fiere ny inégale : & touteſfois il te quitte, & te quitte lors que tu luy eſtois la plus favorable. Il faloit ſans doute, reprenoit elle, le traitter comme on traitte certains Eſclaves, qui ne ſervent bien que lors qu’on les traite mal : où pour mieux dire encore, il ne faloit avoir ny bonté ny rigueur pour luy : car pour noſtre repos, il faloir ne le voir du tour. Mais il n’eſt plus temps de raiſonner là deſſus, puis qu’il n’eſt que trop vray que je l’ay veû ; que je l’ay eſtimé ; & que je l’ay aimé : du moins, adjouſtoit elle, sçay-je bien que je ne le verray plus qu’une fois en particulier, pour luy reprocher ſon infidelité : & je sçay bien encore que je ne l’eſtime plus. Mais apres tout, pourſuivit elle en ſoupirant, je ne sçay pas ſi je ne l’aime plus : il me ſemble que j’ay plus de douleur & de colere que de haine : & que j’ay quelque peine à m’empeſcher de ſouhaiter qu’il ſe repente, le ſuis pourtant reſoluë, quand meſme il ſe repentiroit, de ne luy pardonner jamais : & de me vanger ſur luy, & de ſon propre crime, & de ma foibleſſe. Apres cela Cleodore m’a raconté qu’elle dit encore cent choſes, dont elle ne ſe ſouvenoit pas meſme preciſément : qu’elle forma cent reſolutions contraires les unes aux autres : & que tout ce quel amour, la haine, la colere, & la jalouſie peuvent inſpirer de plus violent, luy paſſa dant l’eſprit. Elle fut meſme ſi long temps à s’entretenir, que ſes Femmes furent contraintes de l’advertir qu’il eſtoit extraordinairement tard : & que ſi elle vouloit dormir devant qu’il fuſt jour, il faloit qu’elle ſe couchaſt bientoſt. Cleodore voulant donc cacher ſes chagrins, reprit le Portrait qu’elle avoit jetté ſur ſa Table avec tant de violence ; & ſe fut mettre au lict, où elle m’aſſura n’avoir jamais pû fermer les yeux de toute la nuit. Mais enfin apres avoir bien penſé à ce qu’elle avoit à faire, elle prit la reſolution d’employer toute ſon adreſſe pour mettre Beleſis mal aveque Leoniſe : & pour faire en ſorte que Tiſias l’épouſaſt. Touteſfois comme elle ne pouvoit pas faire cette derniere choſe toute ſeule, & qu’elle avoit beſoin du ſecours d’Hermogene, qui pouvoit aiſément faire reüſſir ce deſſein ; elle prit encore celuy de le ſouffrir, & de ſe confier à luy de ſa vangeance. Comme elle a l’ame fiere, elle eſtoit dans une apprehenſion eſtrange que l’on ne pûſt remarquer à ſes yeux qu’elle n’avoit point dormy, & qu’elle avoit pleuré : de ſorte que faiſant un grand effort ſur elle meſme, dés que le Soleil parut, elle renferma toutes ſes larmes ; elle retint tous ſes ſoupirs ; & taſcha de remettre une tranquilité ſur ſon viſage, qui n’eſtoit pas dans ton cœur. Elle voulut meſme ce jour là eſtre aſſez parée, & plus qu’elle ne l’eſtoit le jour auparavant : luy ſemblant qu’en faiſant ce qu’elle avoit accouſtumé de faire quand elle eſtoit gaye, qu’elle la paroiſtroit davantage.

Apres donc qu’elle eut aporté tous ſes ſoins à cacher ſa melancolie, elle paſſa de ſa Chambre à celle de Leoniſe, qui n’en eſtoit pas fort eſloignée : mais comme cette belle Fille ne s’eſtoit pas levée ſi matin que Cleodore, elle n’eſtoit pas encore habillée. Si bien que ne sçachant pas d’où venoit ſa diligence ; au lieu de s’accuſer de pareſſe, elle luy fit la guerre de s’eſtre levée de ſi bonne heure, luy en demandant la raiſon avec empreſſement. Car enfin, luy dit elle, je ne sçay que penſer de vous voir ſi matineuſe & ſi parée : quand vous auriez meſme deſſein, adjouſta t’elle en riant, de faire quelque nouvelle conqueſte au Temple, & que vous ſeriez aſſez prophane pour en concevoir la penſée, vous vous ſeriez encore levée trop toſt : puis que quand il ſeroit vray que vous auriez le taint auſſi repoſé, & les yeux auſſi brillans que ſi vous aviez dormy dix heures ; du moins ſuis-je aſſurée que devant que nous allions au Temple plus de la moitié des boucles de vos cheveux ſeront deſja trop pendantes & trop negligées. Je vous aſſure (luy repliqua Cleodore, avec un enjouement qui n’eſtoit pas trop naturel) que pourveû que je vous plaiſe aujourd’huy, je ne pleindray point la peine que j’ay euë à me coiffer : & que je tiendray toute ma parure bien employée. Car pour des conqueſtes, adjouſta t’elle, je vous jure ma chere Parente, que je ne ſonge point à en faire : puis qu’au contraire, ſi l’en avois fait, je chercherois pluſtoſt à les perdre. Apres cela, ces deux belles Perſonnes ſe dirent encore pluſieurs choſes de Pareille nature : juſques à ce que Leoniſe fut achevée d’habiller. Mais lors qu’elle le fut, & que ſes Filles furent entrées dans ſa Garderobe, Cleodore prenant un viſage plus ſerieux, & voulant luy faire une fauſſe confidence, pour ſe vanger de Beleſis, je ſuis bien fâchée, luy dit elle, d’eſtre contrainte de vous donner une preuve de mon amitié, qui ne vous ſera pas agreable : & d’eſtre obligée de vous reveler tout le ſecret de ma vie, en un temps, où peut — eſtre vous ne m’en aurez pas d’obligation. Mais apres tout, eſtant perſuadée que je le dois, je m’y reſous ſans repugnance : vous ſupliant ſeulement de croire, que je n’ay nulle intention de conſerver ce que je vous Conſeilleray de perdre. Il y a tant d’obſcurité pour moyen vos paroles, reprit Leoniſe, que je n’y sçaurois reſpondre à propos : & tout ce que je vous puis dire, eſt que j’ay toute la diſpoſition que vous pouvez deſirer que j’aye à expliquer favorablement tout ce que vous me direz : & à reconnoiſtre comme il faut, la confiance que vous aurez en moy. Cela eſtant, reprit Cleodore, je vous advoüeray donc (quoy que je ne le puiſſe faire ſans rougir) que long temps devant que Vous arrivaſſiez à Suſe, Beleſis s’eſtoit attaché à me voir, & ſi je l’oſe dire à m’aimer : mais à m’aimer d’une maniere à faire un ſi grand eſclat dans le monde, que je fus contrainte, pour empeſcher qu’il ne fiſt beaucoup de choſes qui m’euſſent pu nuire, d’eſtre un peu moins ſevere que je ne l’euſſe eſté ſans cela. Je ſouffris donc qu’il me diſt quelqueſfois qu’il ne me haïſſoit pas afin qu’il ne l’allaſt pas dire aux autres : ainſi ayant beaucoup d’eſtime pour Beleſis, & quelque legere reconnoiſſance de l’affection qu’il avoit pour moy ; je veſcus aveques luy dans une aſſez grande confiance. Voila donc, ma chere Leoniſe, l’eſtat où eſtoient les choſes, lors que vous arrivaſtes icy : mais comme l’amour eſt une paſſion difficile à cacher, j’advoüe que j’eus peur que vous ne vous aperçeuſſiez de celle que Beleſis avoit pour moy : car comme je ne vous avois point veuë depuis l’âge de cinq ou ſix ans, on peut dire que je ne vous connoiſſois point. De ſorte que vos ne pouvez ce me ſemble pas raiſonnablement vous offencer, que je me défiaſſe de vous en ce temps là : & puis, à vous dire la verité, comme vous n’aviez jamais eſté à la Cour, je penſois que vous expliqueriez les choſes de cette nature fort criminellement : & que vous ne sçauriez peut-eſtre pas faire le diſcernement d’une paſſion innocente, à une paſſion déreglée. Si bien que craignant eſtrangement que vous ne vinſſiez à deſcouvrir l’intelligence qui eſtoit entre Beleſis & moy, je luy declaray que je ne l’aimois pas aſſez pour m’expoſer à ce malheur : & que je voulois abſolument qu’il ne me parlaſt jamais en particulier devant vous. Enfin j’en vins au point, que je ne voulois quaſi pas qu’il me regardaſt quand vous y eſtiez : car comme j’avois aiſément remarqué que vous avez infiniment de l’eſprit, je vous aprehenday encore plus quand je vous connus, que je ne vous craignois quand je ne vous connoiſſois pas : Eſtant donc dans cette inquietude, & n’ayant pas un attachement auſſi fort pour Beleſis, qu’il en avoit un pour moy ; je luy dis abſolument que je ne voulois plus vivre dans l’aprehenſion où je vivois : ainſi me voyant preſques determinée à rompre aveques luy, pluſtoſt que de m’expoſer à faire que vous sçeuſſiez l’intelligence qui eſtoit entre nous ; il s’adviſa de me propoſer (afin de me mettre l’eſprit en repos, & de vous empeſcher de deſcouvrir la verité) de luy permettre de feindre d’eſtre amoureux de vous. De ſorte que ne vous aimant pas en ce temps là, comme je vous aime aujourd’huy, je conſentis à ce qu’il voulut : me ſemblant meſme que c’eſtoit donner quelque joye à une je une perſonne nouvelle venue, que de luy donner lieu de croire qu’elle avoit gagné le cœur d’un auſſi honneſte homme que Beleſis. Je vous aſſure (interrompit Leoniſe en rougiſſant, & ſans avoir loiſir de raiſonner ſur ce Cleodore luy diſoit, voulant ſeulement nier qu’elle euſt eſté trompée) que Beleſis s’aquitta donc fort mal de ſa commiſſion : car il ne m’a jamais dit qu’il m’aimaſt, & je me ſuis toujours bien aperçeuë qu’il vous aimoit. Non non Leoniſe (reprit Cleodore avec beaucoup de fineſſe) ne me niez pas ce que je sçay auſſi bien que vous : & pardonnez moy ſeulement le conſentement que j’ay aporté à la fourbe que Beleſis vous à faite. Mais pour vous monſtrer que je n’ay jamais eu intention qu’il pouſſaſt la choſe auſſi loin qu’elle a eſté, il faut que vous vous donniez la patience de m’eſcouter : je vous diray donc, qu’en conſentant à ce qu’il me propoſoit, je luy declaray que je voulois qu’il ſe contentaſt de vous dire quelques galanteries : ne voulant nullement qu’il allaſt vous engager à luy vouloir effectivement du bien : parce qu’alors ce n’euſt plus eſté une ſimple tromperie, mais une horrible trahiſon, dont je ne voulois pas eſtre capable. Il me promit donc ce que je voulus : & depuis cela je me mit l’eſprit en repos : connoiſſant bien que vous croiyez qu’il avoit quelque affection pour vous : & qu’ainſi vous ne ſoupçonniez pas qu’il m’euſt aimée ; ou que du moins ſi vous en ſoupçonniez quelque choſe, vous croiyez qu’il ne m’aimoit plus. Au commencement, je m’accouſtumay à luy demander ce qu’il vous diſoit, & ce que vous luy reſpondiez : mais à la fin je m’en laſſay, & ne m’en informay plus. Ayant remarqué depuis cela qu’il vous parloit beaucoup davantage, j’advoüe ma chere Leoniſe, que vos yeux m’ont eſté redoutables : & que j’ay eu peur que la feinte n’euſt ceſſé d’eſtre feinte. Je me ſuis donc reſoluë d’en dire quelque choſe à Beleſis : qui m’a juré plus de mille fois n’avoir jamais eu un moment d’amour pour vous. Et pour me le prouver plus fortement, il m’a non ſeulement offert de ne vous parler jamais, mais il m’a remis entre les mains tout ce qu’il a eu de vous, juſques à voſtre Portrait. En diſant cela, Cleodore le fit effectivement voir à Leoniſe : de vous repreſenter, Seigneur, l’eſtonnement & le dépit de cette belle Fille, il ne ſeroit pas aiſé : car je luy ay oüy dire à elle meſme, que de ſa vie elle n’avoit eu l’eſprit ſi troublé. Ha Cleodore, s’écria Leoniſe, je n’ay jamais donné mon Portrait à Beleſis ! Je le veux croire, reprit elle, mais il n’a pas laiſſé de me le dire : & ce qui fait que je vous crois d’autant pluſtoſt, eſt que je ne luy avois pas donné le mien. II m’a pourtant dit, reprit Leoniſe en colere, qu’il le tenoit de voſtre main : & non ſeulement il me l’a dit, mais je penſe meſme qu’il l’a dit à Hermogene, car je l’ay oüy dire à ſa Sœur. Quoy qu’il en ſoit, dit Cleodore, j’ay crû que j’eſtois obligée de remedier au mal que j’avois fait : & de vous détromper abſolument. Mais pour vous faire voir, luy dit elle, qu’en vous deſcouvrant la verité, je ne le fais pas par jalouſie ; j’ay à vous dire que j’ay eu l’eſprit ſi choqué du procedé de Beleſis, que je me ſuis reſoluë de rompre aveque luy : & d’autant plus que j’ay sçeu par une autre voye, qu’il a encore une intelligence ſecrette dans Suſe, avec une perſonne de plus haute qualité. C’eſt pourquoy ſi vous m’en croyez, & que vous puiſſiez eſtre capable de croire les conſeils d’une perſonne qui a conſenty au commencement de la tromperie que l’on vous à faite ; vous vous détacherez de luy, comme je m’en veux détacher, & nous ne le verrons jamais. Je sçay bien, adjouſta t’elle, que ſi je regardois la choſe comme je la pourrois regarder, j’aurois lieu de me pleindre de vous : puis que par vos propres paroles, vous dittes avoir creû que je ne haïſſois pas Beleſis : & que cependant vous n’avez pas laiſſé de l’engager à vous aimer autant qu’il a eſté en voſtre puiſſance. Mais comme j’ay fait la premiere faute, je vous pardonne la ſeconde : m’offrant meſme de vous vanger de Beleſis, beaucoup mieux que vous ne vous en vangeriez ſans moy. Leoniſe entendant parler Cleodore comme elle faiſoit, ne sçavoit que penſer : & n’avoit pas la force de douter de ſes paroles, tant elle trouvoit de vray ſemblance à tout ce qu’elle luy diſoit. De ſorte que la colere d’avoir eſté trompée par Beleſis, s’empara ſi puiſſamment de ſon eſprit, qu’elle n’en eut preſques point pour Cleodore, & qu’elle luy pardonna ſans peine. En ſuitte dequoy, la voulant irriter contre Beleſis, elle luy raconta avec exageration, tout ce qu’il luy avoit dit de plus paſſionné, & de plus obligeant : mais comme elle avoit trop de douleur pour avoir ſon jugement abſolument libre, en voulant irriter Cleodore, elle luy dit pourtant une choſe qui penſa un peu l’adoucir. Car comme elle luy diſoit combien elle avoit creu fortement que Beleſis l’aimoit : je connois pourtant, luy dit elle, que j’avois tort de n’entrer pas en ſoupçon, un jour que je le preſſay de remettre entre mes mains voſtre Portrait & toutes les Lettres qu’il avoit de vous : mais le meſchant qu’il eſt, adjouſta t’elle, me fit paſſer le refus qu’il m’en fit, pour un effet de ſa diſcretion & de ſa vertu ; & je luy en sçeus ſi bon gré, que le luy accorday plus de graces ce jour là, qu’il n’en avoit eu de puis que je le connoiſſois.

Voila donc Seigneur, comment la pauvre Leoniſe ſeconda admirablement le deſſein qu’avoit Cleodore, de ſe vanger de Beleſis : elle ne fut pourtant pas marrie qu’il euſt eu ce reſpect là pour elle, de ne donner pas ſes Lettres à Leoniſe : mais il eſtoit ſi criminel d’ailleurs, que cela ne la fit pas changer d’avis : & elle le regarda comme un homme qui naturellement eſtoit diſcret, mais qui ne faiſoit pas d’eſtre inconſtant. Elle ſe mit donc a flatter Leoniſe, & à la confirmer puiſſamment dans le deſſein de bannir Beleſis : cherchant enſemble quel pretexte elles pourroient trouver, pour faire que leur Tante ne le trouvaſt pas mauvais. Cependant comme Leoniſe ne ſe ſentit pas l’ame aſſez ferme pour diſſimuler bien ſa douleur ce jour là, elle pria Cleodore de dire qu’elle ſe trouvoit mal, & qu’on ne la voyoit point : & en effet elle ſe mit au lict, afin de pouvoir peut-eſtre cacher quelques larmes qu’elle n’euſt pû retenir : apres quoy Cleodore s’en alla au Temple, attendant l’apres-diſnée avec beaucoup d’impatience : car elle s’imagina bien, que Beleſis ne manqueroit pas d’aller luy faire une viſite à ſa Chambre, sçachant ce qu’elle luy avoit dit. Il n’y fut pourtant pas d’auſſi bonne heure qu’elle l’avoit eſperé, car il aprehendoit tellement qu’elle n’euſt veû le Portrait de Leoniſe, qu’il fut tres long temps ſans pouvoir ſe reſoudre à voir Cleodore. Mais enfin voyant que quand il auroit bien differé, il faudroit touſjours la voir, il y fut ; mais il y fut avec des ſentimens, que luy meſme ne connoiſſoit pas : car bien qu’il ſouhaitaſt ardemment, qu’Hermogene ne fuſt point aimé de Cleodore, il ne laiſſoit pourtant pas d’eſtre toujours auſſi amoureux de Leoniſe, qu’il l’avoit jamais eſté : quoy qu’il euſt pourtant conſervé beaucoup de reſpect pour Cleodore. Mais encore qu’il ſentiſt qu’il ne pouvoit s’empeſcher de la craindre, il s’imagina touteſfois qu’il n’aprehendoit qu’elle sçeuſt la trahiſon qu’il luy faiſoit, que par un ſentiment d’amour. Eſtant donc aſſez inquiet, & craignant meſme, que Leoniſe ne trouvaſt mauvais, qu’il euſt tant entretenu Cleodore le jour auparavant ; & qu’il allaſt encore à ſa Chambre devant que d’aller à la ſienne : il partit de chez luy fort reſveur, & arriva fort melancolique chez Cleodore. Pour elle, comme elle eſperoit, que Leoniſe ſans en avoir le deſſein, la vangeroit de Beleſis : elle avoit quelque joye ſur le viſage, ce qui le raſſura extrémement : croyant que ſi Cleodore, euſt veû le Portrait de Leoniſe, elle ne luy euſt pas paru auſſi tranquile qu’il la voyoit. Et bien Madame, luy dit il, n’avez vous pas trouvé, que vous eſtes plus belle que voſtre Portrait ; voſtre Miroir ne vous a t’il pas convaincuë d’erreur ; & n’eſtes vous pas dans l’opinion où je ſuis, que vous eſtes mille fois plus aimable que voſtre Peinture ? Je ne sçay pas, luy elle, ſi vous avez tort, ou ſi vous avez raiſon, de dire ce que vous dittes : mais du moins sçay-je bien qu’il y a un Portrait dans la Boiſte que je vous ay priſe, que vous trouvez plus beau que le mien, & plus beau que moy. En diſant cela, Cleodore rougit de colere, & Beleſis paſlit de crainte, & d eſtonnement, n’ayant pas ſeulement la force d’ouvrir la bouche : car encore, qu’en allant chez Cleodore, il euſt ſongé à ce qu’il diroit, ſi par malheur elle avoit veû le Portrait de Leoniſe : il ne trouva pourtant rien à dire. De ſorte que Cleodore voyant qu’il ne parloit pas : vous avez raiſon Beleſis, luy dit elle, vous avez raiſon, de n’entreprendre pas de vous excuſer : car vous le feriez ſi mal, que vous ne feriez qu’augmenter ma colere, ſi touteſfois quelque choſe la peut augmenter. Je sçay bien Madame, luy dit il alors, que vous avez lieu de me croire bien criminel, puis que vous avez veû le Portrait de Leoniſe : & je sçay encore de plus, interrompit elle, que vous ne me perſuaderez jamais le contraire. Car enfin, pour vous eſpargner la peine de me dire de mauvaiſes raiſons, & d’inventer cent menſonges : je sçay tout ce qui s’eſt paſſé, entre Leoniſe & vous : vous ne luy avez pas dit une parole que je ne sçache, ſoit par elle, ou par quelque confidente qui la trahie : & j’ay pour mon malheur dans ma memoire, tout ce que vous avez fait contre moy. Jugez apres cela, quels ſentimens je dois avoir pour vous, & ſi je ne dois pas vous mépriſer juſques au point, de ne pouvoir ſeulement vous haïr. l’advoüe touteſfois, adjouſta t’elle, que je n’en ſuis pas encore là, car il eſt vray que je vous haïs horriblement : non ſeulement parce que l’inconſtance eſt une foibleſſe indigne d’un eſprit raiſonnable, & d’un homme genereux : mais encore, parce que vous avez voulu cacher cette inconſtance, en feignant d’eſtre jaloux ; & que vous m’avez voulu noircir injuſtement de voſtre crime. Mais Madame, luy dit il, pourquoy durant ſi long temps m’avez vous traitté ſi cruellement, & pourquoy m’avez vous rendu ſi malheureux, que j’aye eſté contraint d’eſſayer de vous donner de la jalouſie, & de feindre meſme d’en avoir pous vous, afin de taſcher de vous donner de l’amour ? Non non Beleſis, luy dit elle, ne déguiſez pas les choſes, vous avez aimé Leoniſe, & nous n’avez point creû que j’aimaſſe Hermogene. Je ne sçay, dit il, ſi je l’ay creû : mais je sçay bien que je le crains eſtrangement : & qu’il n’eſt rien que je ne faſſe pour l’empeſcher d’eſtre bien aveque vous. Ce que vous me dittes eſt ſi extravagant, repliqua Cleodore en colere, que je ne comprens pas que je puiſſe avoir la patience de ſouffrir que vous ſoyez encore un moment aupres de moy. Mais comme c’eſt icy la derniere fois de ma vie, que je vous parleray, je ſeray bien aiſe de sçavoir, par quels motifs vous avez changé de ſentimens : car devant que Leoniſe fuſt à Suſe, vous y aviez veû nulle Perſonnes plus belles que moy, & plus belles que Leoniſe : cependant vous ne m’aviez pas quittée pour elles : ce ne ſont pas auſſi mes rigueurs qui ont laſſé voſtre patience ; puis que tant que j’ay elle rigoureuſe vous m’avez aimée : & que quand j’ay commencé de l’eſtre moins, vous avez changé de ſentimens. Ce n’ont pas eſté non plus mes faveurs, qui ont détruit voſtre amour : car graces aux Dieux, je ne vous en ay pas accablé. Quelle eſt donc la cauſe de voſtre inconſtance, ſuis-je plus ſtupide que je n’eſtois, ou d humeur plus inégale ? au contraire, j’ay à me reprocher de m’eſtre changée pour l’amour de vous. Parlez donc Beleſis, mais parlez moy comme ſi je n’eſtois point Cleodore, & dittes moy preciſément, comment Leoniſe m’a chaſſée de voſtre cœur : car je ſeray bien aiſe de sçavoir ſi j’en ſuis ſortie de voſtre gré, ou aveque violence ; ſi ç’a eſté par voſtre propre foibleſſe, ou par ma faute ? Beleſis ſe trouvant ſi preſſé par Cleodore, ne sçavoit pas trop bien que luy reſpondre : car il avoit tant de honte de ſon inconſtance, qu’il ne pouvoit reſoudre à l’advoüer. D’autre par il voyoit bien qu’il ne la pouvoit nier : & il jugeoit encore que quand il feroit ſemblant de s’en repentir, & que Cleodore luy voudroit pardonner, ce ne ſeroit qu’à condition d abandonner Leoniſe, ce qu’il ne pouvoit pas faire. De ſorte, que ne sçachant que reſoudre, il reſpondit ſi ambigûment à Cleodore, qu’elle s’en fâcha preſques autant que de ſon inconſtance. Car enfin, luy dit elle, apres qu’il eut ceſſé de parler, la ſincerité eſt une choſe que tout le monde peut avoir : le veux bien croire, pourſuivit Cleodore, que vous ne pouvez plus m’aimer, & que vous ne pouvez pas auſſi n’aimer plus Leoniſe : mais vous pouvez du moins m’advoüer la verité, & de n’adjouſter pas la fourbe, à la foibleſſe. Que voulez vous que je vous die, repliqua Beleſis, ſi je ne sçay pas preſentement ce que je penſe ? l’advoüe, pourſuivit il, que je vous ay plus aimée, que je ne vous aime ; mais vous en avez eſté cauſe : puis que dans le plus fort de ma paſſion, vous avez mis ma patience à des épreuves ſi rudes, que tout autre que moy vous auroit haie. De ſorte, interrompit bruſquement Cleodore, que ſelon vous, je vous ſuis encore obligée de ce que vous n’avez ſimplement fait que paſſer de l’amour, à l’indifference. Mais sçachez, foible, & inconſtant que vous eſtes : que l’indifference eſt quelque choſe de plus offençant que la haine, parmy les perſonnes qui ont l’ame tendre : & qu’ainſi je vous dois plus haïr, de ce que vous ne me haïſſez pas, que ſi vous me haïſſiez. Mais Madame, reprit Beleſis, vous voulez que je ſois ſincere, & cependant ma ſincerité ne fait que vous irriter davantage. Ne laiſſez pourtant pas d’en avoir, repliqua t’elle, car je ſeray touſjours bien aiſe d’aprendre quelque choſe, qui ne vous ſoit pas avantageux. Vous aprendrez donc, luy dit il, que je ne sçaurois vous obeïr, ny me reſoudre à vous redire tout ce qui s’eſt paſſé dans mon ame ; & tout ce que je puis preſentement eſt de vous aſſurer, que je n’ay jamais perdu le reſpect que je vous dois ; ny dit une parole contre vous à Leoniſe : je luy ay meſme refuſé voſtre Portrait, c’eſt pourquoy, je vous conjure d’avoir la generoſité. de ne vouloir pas mal uſer du ſien. Je vous entens bien, luy dit elle, vous voulez que je vous le rende, mais comme il vous ſera plus agreable, de le reçevoir des mains de Leoniſe, que des miennes ; je le luy rendray, afin quelle vous. le redonne une ſeconde fois. Eh de grace Madame, luy dit il, ne donnez pas un ſi ſenſible déplaiſir, à une perſonne qui n’eſt pas coupable. Car preſupoſé que je ſois un inconſtant, qui ne vous aime plus : & qui vous à trahie : Leoniſe n’auroit touſjours autre part à mon crime, que de s’eſtre laiſſé voir. Quoy qu’il en ſoit, dit Cleodore, ta choſe ira comme je le dis. Je voy bien reprit il, que vous ne cherchez qu’un pretexte à me rendre de mauvais offices aupres de Leoniſe ; mais Madame, quoy que vous croiyez que je ne vous aime plus, je ne laiſſe pas de m’intereſſer encore aſſez en tout ce qui vous touche, pour m’aperçevoir que vous eſtes ravie de joye de pouvoir m’accuſer d’inconſtance : de peur que je ne vous die qu’Hermogene vous a renduë infidelle. Je ne vous conſeille pas, luy dit elle, de vous ſervir d’une ſi mauvaiſe fineſſe, car elle vous ſeroit inutile. Cependant puis que vous ne voulez pas que je sçache vos veritables ſentimens, il faut que je vous die les miens. Sçachez donc, qu’on ne peut pas avoir plus d’horreur que l’en ay pour voſtre inconſtance, ny moins de regret d’avoir perdu ce qui eſtoit ſi aiſé à perdre. Apres cela, allez vous en chercher quelque conſolation aupres de Leoniſe, de ce que vous avez eſté une nuit ſans ſa Peinture : auſſi bien elle ſe trouve mal, & a ordonné de dire qu’on ne la voit pas aujourd’huy : mais comme je penſe que vous avez quelque privilege particulier aupres d’elle, il pourra eſtre que vous la verrez. Cependant preparez vous s’il vous plaiſt, à la voir ailleurs qu’en ma prenſence : car j’ay aſſez de credit aupres de ma Tante, & aſſez d’adreſſe, pour faire que vous n’ayes plus la liberté de venir dans ſa Maiſon. C’eſt ſans doute, reprit Beleſis, ſans sçavoir preſques ce qu’il diſoit, que vous voulez voir Hermogene plus commodément : c’eſt aſſurément, dit elle, que je ne veux plus voir Beleſis, ny inconſtant, ny aſſez hardy pour me dire des choſes qu’il ne devroit pas meſme penſer. Au reſte, ne jugez pas s’il vous plaiſt, de ma colere par le peu d’aigreur que vous trouvez en mes paroles : car ſi je ſuivois mon inclination je vous dirois les choſes du monde les plus eſtranges. Mais comme vous pourriez vous imaginer, que la grandeur de ma colere, ſeroit une marque de la grandeur de l’affection que j’ay euë, ou que j’aurois encore pour vous : je veux vous faire voir, qu’ayant aſſez de pouvoir ſur moy, pour eſtre Maiſtreſſe abſoluë d’une paſſion, qui a accouſtumé d’eſtre fort difficile à retenir dans les bornes de la raiſon ; je sçaurois facilement en vaincre une autre plus douce, quand j’en aurois eſté capable. Beleſis voulut encore dire quelque choſe du Portrait de Leoniſe, & d’Hermogene auſſi ; mais à la fin la patience de Cleodore s’eſchapa, & il falut qu’il s’en allaſt.

Il ne fut pas pluſtoſt ſorty de la Chambre de Cleodore, qu’il fut pour chercher quelque conſolation à celle de Leoniſe : voulant auſſi la prevenir de peur que Cleodore ne luy rendiſt quelque mauvais office. Mais comme il arriva à deux pas de la porte, une Fille qui eſtoit à elle luy dit qu’on ne voyoit point ſa Maiſtreſſe : touteſfois comme il y avoit long temps qu’il avoit aporté ſoin à ſe la rendre favorable, il fit ſi bien, qu’il luy perſuada de laiſſer la porte ouverte, afin qu’il pûſt dire eſtre entré ſans AVOIr parlé à perſonne : & qu’ainſi elle en fuſt quitte à meilleur marché. Et en effet cette Fille rentrant dans la Chambre de Leoniſe, par une porte dégagée, fit ce que Beleſis ſouhaitoit : de ſorte qu’eſtant allé un moment apres cette Fille, & eſtant entré ſans reſiſtance, il fut au chevet du lict de Leoniſe, ſans que deux ou trois Femmes qui eſtoient à un coſté de la Chambre à parler bas enſemble, y priſſent garde ; & ce fut celle qui luy avoit ouvert la porte, qui courut à luy, faiſant ſemblant qu’elle eſtoit bien fâchée qu’il fuſt entré : & en demandant meſme pardon à ſa Maiſtreſſe, qui en effet en ſur en colere. Auſſi voulut elle d’abord l’obliger à ſortir de ſa Chambre, mais comme il s’obſtina à ne le vouloir pas faire, & que Leoniſe eut peur que les Femmes qui eſtoient aupres d’elle, ne tiraſſent quelque conſequence de cette conteſtation ; & que de plus elle avoit une extréme envie de faire des reproches à Beleſis : elle ſouffrit enfin qu’il demeurait, & qu’il luy fiſt une viſite. Une fut pas pluſtoſt aſſis qu’il luy demanda pourquoy elle avoit voulu le chaſſer ſi cruellement, en un temps où il avoit tant de beſoin d’eſtre conſolé. Mais Leoniſe prenant la parole avec precipitation ; c’eſt, luy dit elle, qu’ayant reſolu de vous chaſſer de mon cœur, j’ay voulu dés aujourd’huy commencer à vous chaſſer de ma Chambre. Madame, luy dit il, je voy bien que Cleodore vous a preoccupée à mon prejudice : ha Beleſis, repliqua t’elle, vous voyez bien que celle que vous nommez ſe repentant du conſentement qu’elle avoit aporté à voſtre fourbe, me l’a enfin découverte. Beleſis forte eſtonné d’entendre parler Leoniſe, ne sçavoit que penſer de ce qu’elle luy diſoit : car il ne sçavoit que trop que c’eſtoit Cleodore qu’il avoit trompée, & qu’il n’avoit jamais trompé Leoniſe. Il la pria donc de vouloir luy dire dequoy elle l’accuſoit : de ſorte que Leoniſe toute douce qu’elle eſtoit, ſi irritée de cette demande, qu’elle luy dit cent choſes fâcheuſes : luy faiſant pourtant entendre le crime qu’elle croyoit qu’il euſt commis. Beleſis voulut alors ſe juſtifier, mais elle ne pût ſouffrir qu’il parlaſt : Non non, luy dit elle, vous eſtes coupable, & plus coupable qu’on ne sçauroit ſe l’imaginer. Car enfin, pourquoy aller remettre mon Portrait entre les mains de Cleodore, vous qui m’aviez refuſé le ſien ? N’eſtoit-ce pas aſſez que vous feigniſſiez de m’aimer pour la ſatiſfaire, & pour cacher la paſſion que vous aviez & que vous avez encore pour elle, ſans triompher de mon innocence & de ma credulité, en remettant dans ſes mains un Portrait que je ne vous ay pas meſme donné, & que je n’ay fait ſimplement que conſentir que vous gardaſſiez ; parce que vous aviez eu la diſcretion de ne me donner pas celuy de Cleodore ? Quoy Madame, interrompit il, vous croyez que j’ay donné volontairement voſtre Portrait a Cleodore ! il faut bien que je le croye, dit elle, car elle ne peut pas vous l’avoir pris aveque violence. Beleſis ſe mit alors à conjurer Leoniſe de ſouffrir qu’il ſe juſtifiaſt : mais elle luy reſpondit qu’elle croiroit pluſtoſt ſes yeux que ſes paroles : & quoy qu’il pûſt dire, il ne pût jamais obtenir la permiſſion de parler, Car Leoniſe avoit un ſi ſenſible dépit contre luy, de ce qu’elle croyoit qu’il avoit feint de l’aimer, qu’elle ne pouvoit ſouffrir qu’il ſe vouluſt juſtifier : il auroit pourtant à la fin laſſé ſon obſtination, & obtenu la liberté de dire ce qu’il euſt voulu, n’euſt eſté que la Tante de Leoniſe entra, qui ayant sçeu qu’elle ne vouloit voir perſonne, venoit s’informer elle meſme quelle eſtoit ſon incommodité. Mais elle fut bien ſurpriſe de voir Beleſis aupres d’elle ; c’eſt pourquoy prenant la parole, je penſois, dit elle à Leoniſe, vous trouver fort mal : mais au lieu de cela, je vous trouve en fort bonne compagnie, quoy qu’elle ne ſoit pas grande. Je vous au Lire, repliqua t’elle un peu interdite, que je ne m’en porte pas mieux, & vous me ſerez le plus grand plaiſir du monde, ſi vous pouvez obliger Beleſis qui eſt entre ſans permiſſion, à me laiſſer en repos & en ſolitude, qui eſt un aſſez grand remede pour la douleur que je ſens. Cette Dame l’entendant parler ainſi & voyant qu’elle avoit les yeux fort gros, & le viſage fort rouge, creut aiſément qu’elle avoit mal à la teſte : de ſorte que preſentant la main à Beleſis, elle l’obligea de la ſuivre : luy diſant en riant qu’elle vouloit luy aprendre une choſe qu’il ne sçavoit peut-eſtre pas : qui eſtoit de ne voir jamais les Dames qu’aux heures où elles veulent eſtre veuës. Car enfin, luy die elle, je ſuis la plus trompée du monde, ſi Leoniſe vous pardonne de long temps de l’avoir veuë negligée : du moins sçay-je bien que la rougeur que j’ay remarquée ſur ſon viſage, eſtoit aſſurément un peu meſlée de colere. Beleſis fit alors cent excuſes à cette Dame : voulant du moins eſtre bien avec celle qui eſtoit en pouvoir de le reçevoir chez elle ou de l’en chaſſer. Mais comme il avoit l’eſprit eſtrangement inquiet, il ne luy reſpondit pas long temps de ſuitte : & il s’egara quelquefois ſi fort, que croyant que c’eſtoit qu’il s’ennuyaſt avec elle, & qu’il ne peuſt ſouffrir que les jeunes Perſonnes, elle s’en fâcha, & luy dit meſme quelque raillerie piquante ſur cela : ſi bien que le pauvre Beleſis ſortit de cette Maiſon mal avec toutes celles qui l’habitoient, & ſi mal avec luy meſme qu’il ſe pleignoit encore plus de luy que des autres. Il s’accuſoit quelqueſfois d’eſtre inconſtant, & ſe repentoit d’avoir quitté Cleodore : mais il n’avoit pas pluſtoſt eu ce ſentiment là, qu’il l’abandonnoit, & ſe vouloit mal de ce qu’il conſervoit encore tant de reſpect pour elle. Apres cela, il ſe pleignoit de la facilité que Leoniſe avoit euë à la croire : en ſuitte il accuſoit Cleodore de ſon ancienne inégalité, & n’épargnoit pas meſme Hermogene. Il n’avoit pourtant pas de preuves convainquantes contre luy : au contraire, il penſoit que le Portrait de Leoniſe eſtoit ce qui avoit fait deſcouvrir la verité à Cleodore, qui de ſon coſté n’eſtoit pas ſans inquietude.

Le deſir de ſe vanger, occupoit pourtant ſi fort ſon ame, qu’elle ne ſentoit preſques pas la perte de Beleſis : auſſi fut-ce par ce ſentiment là, qu’elle reçeut Hermogene avec une civilité extraordinaire, pendant que Beleſis eſtoit aveque Leoniſe. D’abord qu’elle le vit, elle le remercia de luy avoir fait deſcouvrir la fourbe de ſon Amy : elle l’apella ſon Liberateur ; & luy dit enfin tant de choſes obligeantes, que s’il euſt eu moins d’eſprit qu’il n’en avoit, & qu’il euſt eſte moins amoureux qu’il n’eſtoit, il s’en ſeroit tenu fort obligé. Mais parce que tout ce que Cleodore luy diſoit, eſtoit une marque de l’affection qu’elle avoit pour Beleſis, quoy qu’elle paruſt fort irritée contre luy, il ne s’en pouvoit reſjouir. Neantmoins elle luy dit tant de fois qu’elle n’oublieroit jamais le ſervice qu’il luy avoit rendu, qu’à la fin il eſpera qu’il pourroit tirer quelque avantage de ce qu’il luy avoit deſcouvert l’inconſtance de ſon Amy : mais comme il luy voyoit l’eſprit fort agité, il n’oſoit preſques la preſſer de luy donner dans ſon cœur la place que Beleſis meritoit de perdre : & il eſcoutoit toutes les exagerations qu’elle lay faiſoit de la perfidie de Beleſis, ſans luy parler de ſa paſſion que des yeux ſeulement. Apres qu’elle luy eut donc raconté comment elle avoit eu le Portrait de Leoniſe & le ſien, & qu’elle luy eut apris tout ce qu’elle avoit dit à Beleſis, mais Hermogene, adjouſta t’elle, ce n’eſt pas aſſez de m’avoir revelé ſon crime : il faut encore que vous m’aidiez à le punir. Pourveû que ce ne ſoit qu’en me donnant une partie des biens dont vous l’aviez enrichy, repliqua t’il, je ſuis tout preſt d’aider à voſtre vangeance : & de les deffendre apres cela contre toute la Terre. Il paroiſt aſſez, reprit elle, que ces biens dont vous parlez n’eſtoient pas fort precieux, puis que Beleſis ne s’eſt pas ſoucié de les perdre : mais Hermogene il n’eſt pas temps de me dire une pareille choſe, puis que je n’ay pas beſoin d’augmentation de malheurs : c’eſt pourquoy je vous conjure de me dire ſincerement, ſi vous ne voulez pas m’aider à me vanger de Beleſis ? Car ſans cela je penſe que l’oublieray le ſervice que vous m’avez rendu, en me deſcouvrant ſon crime. Du moins Madame, reprit il, dittes moy quelle eſpece de vangeance vous en voulez tirer, auparavant que je vous promette rien : ce n’eſt pas que le croye que je vous puiſſe rien refuſer, ny que je vous ſoupçonne d’eſtre capable de vouloir m’obliger à faire une choſe qui fuſt indigne d’un homme d’honneur : mais j’advoüe que j’ay fait un ſi grand mal à Beleſis quoy qu’il ne le connoiſſe pas pour tel, de luy oſter voſtre eſtime & voſtre affection, en vous aprenant ſon inconſtance, que je ne ſeray pas marry de sçavoir ce que vous voulez que je face. Je veux, luy dit elle, que par le credit que je sçay que vous avez & aupres du Prince de Suſe, & aupres des Amis de Tiſias, vous faciez en ſorte que ce dernier eſpouſe Leoniſe : vous sçavez qu’il en a envie, & qu’il n’y a que quelques conſiderations de cabale & de famille qui l’empeſchent de pouſſer la choſe plus loin : c’eſt pourquoy comme je sçay que ſi vous le voulez, vous pouvez ſurmonter tous ces obſtacles, je vous conjure de le vouloir faire ; car pour Leoniſe, je ſuis aſſurée qu’en l’humeur où elle eſt preſentement, & où je l’entretiendray autant que je pourray, elle épouſera qui on voudra. Je voudrois donc bien Madame, reprit Hermogene, que le dépit euſt : mis dans voſtre ame une auſſi favorable diſpoſition à reçevoir mes ſervices : je reçevray fort agreablement, repliqua t’elle, celuy que je vous demande : mais Madame, reſpondit il, je voy bien que vous ſongez admirablement à vous vanger, & que vous ne le pouvez jamais mieux faire, qu’en oſtant Leoniſe à Beleſis : mais je ne voy pas que vous ſongiez à l’intereſt que je puis avoir à cette vangeance. Ne conſiderez vous point, divine Cleodore, adjouſta t’il, qu’en mettant Leoniſe en eſtat de ne pouvoir jamais eſtre à Beleſis, je mettrois peut-eſtre Beleſis en eſtat de revenir à Cleodore ? Ha quand cela ſeroit, interrompit elle, il y reviendroit inutilement ! de plus Madame, pourſuivit Hermogene, j’ay encore à vous dire que l’amour que j’ay pour vous, m’aprend ſi parfaitement quelle doit eſtre la douleur d’un homme à qui on oſte l’eſperance de poſſeder ſa Maiſtreſſe, que quelque paſſion que j’aye de vous plaire, je ſens une repugnance horrible à vous obeïr : c’eſt pourquoy je vous conjure de vouloir punir Beleſis par une autre voye. Comme il n’eſt pas mon Rival, puis qu’il ne vous aime plus, j’advoüe que je ne puis pas ceſſer de le regarder encore comme mon Amy : ce n’eſt pas qu’il ne m’ait refuſé certaines choſes, qui m’ont irrité contre luy : mais apres tout je ne luy puis faire cette trahiſon. Je sçay bien que je vous ay revelé ſon crime : mais ç’a eſté parce que je ne luy oſtois pas une perſonne dont il ſouhaitaſt la poſſeſſion, puis qu’il cherchoit celle d’une autre : ainſi Madame, encore une fois, ayez la bonté de ne m’obliger pas à faire une choſe que vous meſme me pourriez un jour reprocher, quand voſtre colere ſeroit paſſée, & que voſtre raiſon ſeroit plus libre. Vangez vous de Beleſis en l oubliant : ou ſi vous ne pouvez l’oublier, ne vous en ſouvenez du moins que pour le haïr, & pour deteſter ſon inconſtance. Et ſi vous voulez meſme le punir encore davantage, rendez moy ſi heureux, que ma felicité luy face envie ; en luy faiſant connoiſtre qu’il a quitté des Diamants pour du Verre, en abandonnant Cleodore pour Leoniſe. Non non Hermogene, reprit elle, je ne sçaurois eſtre capable de cette generoſité que vous me voulez perſuader d’avoir : & qui n’eſt peut-eſtre dans voſtre cœur, que parce qu’il y a peu de diſpoſition à m’obliger. Ha Madame, interrompit Hermogene, vous me connoiſſez mal, ſi vous croyez que ce ſoit par deffaut d’affection que je parle comme je fais ! Vous me connoiſſez encore plus mal que je ne vous connois, repliqua t’elle, ſi vous croyez que je puiſſe garder quelque meſure en ma vangeance : & que JE puiſſe trouver que vous ayez raiſon de ne m’y vouloir pas ſervir. Car enfin, dit elle, il n’y a point à balancer : il faut que vous m’aidiez à faire écouſer Tiſias à Leoniſe, ou qu’Hermogene ne voye jamais Cleodore. Eh de grace Madame, luy dit il, ayez quelque ſoin de mon honneur : & ne me forcez pas à faire une choſe qui me rendra criminel aux yeux toute la Cour. Je ne pretens pas, repliqua t’elle, que vous alliez ouvertement parler du mariage de Tiſias & de Leoniſe : mais je veux que vous faſſiez la choſe avec adreſſe, & meſme fort ſecrettement. Enfin Madame, luy dit il, puis que vous me preſſez de vous dire tout ce que je penſe là deſſus, il faut que je vous declare, que je ne vous refuſe pas ſeulement par generoſité, mais encore par amour : car Madame, quelque haine que vous ayez pour Beleſis, & quelque paſſion qu’il ait pour Leoniſe, je ne ſeray pourtant jamais en repos, que je ne voye une impoſſibilité abſoluë que vous puiſſiez vous remettre bien enſemble. Jugez apres cela Madame, ſi c’eſt par deffaut d’affection que je m’oppoſe à ce que vous deſirez de moy : quoy qu’il en ſoit, reprit elle, vous me refuſez : & vous me refuſez la choſe du monde que je ſouhaite le plus. Mais apres tout, comme je n’ay pas droit de forcer les volontez, je vous diſpenſe de m’obeïr ; & je le fais d’autant pluſtoſt, que je viens d’imaginer une voye de faire reuſſir mon deſſein, ſans que vous vous en meſliez : n’eſtant pas meſme marrie de ne vous avoir pas une obligation ſi ſenſible : car je ne sçay comment j’aurois pû la reconnoiſtre. A ces paroles, Hermogene croyant que Cleodore eſtoit irritée contre luy, ſe mit à luy dire cent choſes infiniment touchantes : luy proteſtant que quoy qu’il luy euſt dit, ſi elle le vouloit abſolument, il ne laiſſeroit pas de luy obeïr. De ſorte que Cleodore qui n’avoit parlé comme elle avoit fait, que pour piquer Hermogene, le prit au mot à l’heure meſme. Mais Madame, luy dit il, afin que du moins j’aye quelque puiſſante excuſe à donner à ceux qui sçauront mon crime, que me faites vous eſperer, ſi je fais ce que vous voulez ? Preſques toutes choſes, reprit elle, car je vous advoüe que ſi je puis oſter Leoniſe à Beleſis, j’auray une joye que je ne vous puis exprimer : & par conſequent une reconnoiſſance pour vous, qui ne donnera gueres de bornes à vos eſperances, pourveû qu’elles ne ſoient pas injuſtes. Puis que vous me parlez avec tant de bonté, repliqua Hermogene, ſouffrez donc Madame que je vous conjure de m’aſſurer, afin de me mettre l’eſprit en repos, que ſi l’oſte Leoniſe à Beleſis, vous donnerez Cleodore à Hermogene Non non, luy dit elle, je ne capitule point avec ceux que je veux qui me rendent office : & je ne sçay comment vous pouvez avoir la hardieſſe de me dire une ſemblable choſe. Mais Madame, reſpondit il, comment pouvez vous concevoir, qu’eſtant auſſi amoureux de vous que je le ſuis, je puiſſe eſtre capable d’aller empeſcher Beleſis d’eſpouſer Leoniſe ; moy, dis-je, qui dois ſouhaiter ardemment ce mariage ? Et comment pouvez vous vous imaginer que je ne craigne pas que vous ayez un deſſein caché, ſi vous ne vous engagez à rien ? Je veux meſme, adjouſta t’il, que vous n’en ayez point preſentement : mais apres tout, puis que vous n’avez pas haï Beleſis, tant qu’il ſera libre je dois tout craindre : car comme il y a tant de raiſons qui veulent qu’il ſe repente, je ſuis aſſuré que vous ne sçauriez reſpondre de vous s’il ſe repentoit effectivement c’eſt pourquoy Madame, ne trouvez s’il vous plaiſt pas mauvais, ſi je ne me reſous pas facilement à rompre un mariage qui pourroit cauſer le voſtre avec Beleſis. Enfin, luy dit elle, Hermogene, je voy bien que vous ne voulez pas me rendre l’office que je veux de vous : & que pour me deſobliger moins, vous feignez que ce ſoit par un ſentiment d’amour, quoy qu’en effet ce ne ſoit que par generoſité ſeulement. Je ne veux pas vous blaſmer de ce que vous faites, car je n’ay pas encore abſolu ment perdu la raiſon : mais auſſi n’ay-je pas lieu de m’en loüer, puis que comme je l’ay de-ja dit, vous me refuſez ce que je vous demande : & me refuſez meſme la choſe du monde que je deſire le plus. Cependant puis que vous ne me pouvez ſervir, qu’à une condition où je ne puis pas m’engager, faites s’il vous plaiſt que la meſme generoſité qui fait que vous ne voulez pas trahir voſtre Amy, vous empeſche auſſi de trahir une Perſonne qui vous à confié ſon ſecret & ſa vangeance. Hermogene voyant que Cleodore ne vouloit pas luy promettre ce qu’il ſouhaitoit, creut effectivement qu’elle ne vouloit faire marier Leoniſe à Tiſias, qu’afin que Beleſis perdant tout à fait l’eſperance de la poſſeder, revinſt plus toſt à elle : de ſorte que ſe déterminant à ne faire point ce qu’il croyoit eſtre ſi nuiſible & à ſon honneur, & à ſon amour ; il dit encore cent choſes à Cleodore, pour s’excuſer de ce qu’il la refuſoit : & il les luy dit d’une façon ſi touchante, qu’elle connut parfaitement qu’Hermogene n’avoit pas moins d’amour que de vertu, de ſorte qu’ils ne ſe ſeparerent pas fort mal.

Hermogene imagina meſme une choſe, qui luy fut avantageuſe : car comme il vit que Cleodore ne teſmoignoit avoir dans l’eſprit que des ſentimens de vangeance pour Beleſis, il luy fit sçavoir adroitement, que bien que ſa jalouſie euſt eſté feinte, il eſtoit pourtant vray qu’il ne pouvoit recevoir un plus ſenſible dépit, qu’en aprenant qu’il la voyoit, & qu’il n’en eſtoit pas mépriſé. Il eſt vray qu’il dit cela avec beaucoup d’art, par la crainte qu’il avoit que Cleodore n’attribuaſt ce ſentiment là à jalouſie, & à un reſte d’amour : auſſi choiſit il ſi bien toutes les paroles dont il ſe ſervit pour s’exprimer, que Cleodore appella cent & cent fois Beleſis bizarre auſſi bien qu’inconſtant. De ſorte que comme en l’humeur où elle eſtoit, elle ne pouvoit negliger les plus petites choſes qui pouvoient déplaire à Beleſis, elle prit la reſolution de parler beaucoup plus ſouvent à Hermogene qu’elle n’avoit accouſtumé, & de le traitter incomparablement mieux. Cependant comme elle avoit un Amy aſſez puiſſant ſur l’eſprit du Prince de Suſe, & ſur celuy de Tiſias, elle prie enfin le deſſein de s’en ſervir : quoy que d’abord elle euſt eu quelque repugnance à ſe confier à une perſonne qui ne ſcavoit rien de ſes affaires. Mais comme la vangeance ne trouve point d’obſtacles qu’elle ne ſurmonte, elle chercha à parler à celuy qui luy pouvoit rendre l’office qu’elle ſouhaitoit : & mena la choſe avec tant de fineſſe, que ſans que le Prince de Suſe ny Tiſias creuſſent eſtre portez par autruy à ce mariage, ils vinrent à le ſouhaiter ardemment : le premier par certains intereſts d’Eſtat, qu’on luy avoit fait trouver à cette alliance, & l’autre parce que luy ayant oſté les obſtacles qui s’oppoſoient à ſon amour, il eſtoit tout diſpoſé à eſpouſer Leoniſe. Pour elle, comme elle eſtoit rebutée de la tromperie qu’elle croyoit que Beleſis luy euſt faite, elle tournoit ſon cœur du coſté de l’ambition : & ſouhaitoit autant alors que Tiſias l’épouſaſt, qu’elle l’avoit aprehendé quelques jours auparavant. Il eſt vray que les conſeils de Cleodore ſervoient beaucoup à cela ; & elle la croyoit d’autant pluſtoſt, qu’elle la voyoit reſoluë à ne voir jamais Beleſis : & qu’elle s’aperçevoit bien qu’elle traitoit beaucoup mieux Hermogene. De ſorte que la croyant abſolument deſintereſſée, elle agiſſoit comme elle vouloit : ſi bien que quand le pauvre Beleſis voulut aller voir Leoniſe, il ſe trouva fort embarraſſé : car comme il importoit extrémement à Cleodore qu’il ne parlaſt pas à Leoniſe en particulier ; & que Leoniſe auſſi croyant Beleſis amoureux de ſa Parente, n’eſtoit pas trop marrie qu’il ne luy parlaſt point, elles s’eſtoient promis de ne ſe quitter point du tout, juſques à ce que le mariage de Tiſias que l’on tramoit ſe crettement, meſme du conſentement de Leoniſe, fuſt achevé. Ains lors que Beleſis voulut chercher quelque occaſion de ſe juſtifier aupres de Leoniſe, & d’apaiſer Cleodore, il les vit touſjours l’une aupres de l’autre : ſans leur pouvoir non ſeulement parler ſe parément, mais meſme ſans leurs pouvoir parler ; parce que ſi elles eſtoient ſans compagnie étrangere, elles s’entretenoient bas & le laiſſoient avec leur Tante. Mais ce qui l’affligeoit encore plus, eſtoit que pour l’ordinaire, Tiſias parloit à Leoniſe, & Hermogene à Cleodore : enfin Seigneur, le pauvre Beleſis en vint au point, qu’il ne ſuportoit guere moins impatiemment que Cleodore parlaſt civilement à Hermogene, que de voir que Leoniſe luy parloit point, ou ne luy parloit qu’à mots interrompus, & encore avec colere. Si bien que quand il euſt aimé égallement Cleodore & Leoniſe, il n’euſt pû faire que ce qu’il faiſoit : auſſi crois-je, à vous parler ſincerement, que l’amour d’Hermogene pour Cleodore, ralluma dés lors dans ſon cœur quelque eſtincelle de ſa premiere flame, quoy qu’il ne le creuſt pas : mais il ſeroit impoſſible que la choſe fuſt autrement, veû tout ce que je luy vis faire, & tout ce que je luy entendis dire. Il en vint meſme au point de haïr preſques ſon Amy : il eſt vray qu’ils ne ſe voyoient gueres ſi ce n’eſtoit chez la Tante de Cleodore, où Beleſis ne ſe pouvoit empeſcher d’aller : & où il n’alloit pourtant jamais, ſans recevoir un nouveau déplaiſir. Car comme Leoniſe croyoit en avoir eſté trompée, elle vint à le haïr : & comme Cleodore voyoit qu’en favoriſant Hermogene, elle luy faiſoit dépit, elle affectoit dés qu’il entroit, de redoubler ſa civilité pour Hermogene : en attendant que ſa grande vangeance eſclataſt tout d’un coup. La choſe prit meſme un ſi mauvais biais, que deux ou trois ſois Beleſis & Hermogene penſerent ſe quereller : & ſi je ne m’y fuſſe trouvé un jour, il en ſeroit ſans doute arrivé quelque malheur. Mais ce qui nuiſit à Beleſis, ſervit beaucoup à avancer le deſſein d’Hermogene : car Cleodore jugeant combien Beleſis ſeroit irrité, ſi elle eſpouſoit Hermogene, puis qu’il l’eſtoit tant de la civilité qu’elle avoit pour luy ſouffrir en effet qu’il la fiſt demander ſecrettement à ſes Parens : afin que le mariage de Leoniſe & le ſien ſe publiaſſent en meſme temps : imaginant un plaiſir extréme à l’accabler de tant de choſes fâcheuſes à la fois. Et en effet, on les trama ſi ſecrettement, & on les avança de telle ſorte en peu de jours, que tous les Parens eſtant d’accord, & la choſe paroiſſant indubitable, Tiſias & Hermogene furent un peu plus favoriſez : de ſorte qu’Hermogene ayant trouvé un jour le Portrait que Cleodore avoit donné à Beleſis, & qu’elle luy avoit oſté ; il le prit, & elle le luy laiſſa : car pour celuy de Leoniſe, elle l’avoit oſté de la Boiſte, & le luy avoit rendu. Ainſi Hermogene fut enrichy des pertes de ſon Amy : ce n’eſt pas que Cleodore aimaſt Hermogene ; mais la vangeance occupoit ſi fort ſon eſprit, qu’elle ne faiſoit reflexion qu’à ce qui la pouvoit haſter. Pendant que toutes ces choſes ſe paſſoient, Beleſis menoit la plus malheureuſe vie du monde : car ſon ame eſtoit en telle aſſiette, qu’il ne penſoit guere moins à Cleodore qu’à Leoniſe, & qu’il haïſſoit autant Hermogene que Tiſias. Au commencement, ſes deſirs eſtoient pourtant differens pour ces deux belles Perſonnes : car il ſouhaitoit poſſeder Leoniſe, & deſiroit ſeulement qu’Hermogene ne poſſedaſt point Cleodore : mais à meſure que Cleodore favoriſoit Hermogene, les ſentimens de Beleſis devenoient plus tendres pour elle. La honte qu’il eut de ſon inconſtance s’augmenta, ſans que la paſſion qu’il avoit pour Leoniſe diminuaſt : ſi bien qu’il eſtoit le plus malheureux des hommes.

Les choſes eſtant donc en ces termes, il en aprit deux qui luy donnerent une merveilleuſe douleur : l’une fut qu’Hermogene avoit le Portrait qui avoit eſté à luy : & l’autre fut que le Prince de Suſe tramoit le mariage de Tiſias avec Leoniſe : & qu’enfin c’eſtoit une choſe reſoluë, & qui alloit eſclatter dans deux jours. Je ne vous rediray point tous ſes tranſports, car mon recit n’eſt deſja que trop long : joint auſſi que vous les connoiſtrez aſſez par ce qu’il fit, ſans qu’il ſoit beſoin de vous faire sçavoir ce qu’il penſa, & ce qu’il dit en cette rencontre. Je vous diray donc qu’apres avoir ſenty ces deux choſes avec des douleurs extrémes ; comme le mariage de Tiſias eſtoit le plus preſſé, & qu’alors la paſſion de Leoniſe eſtoit encore la paſſion dominante dans ſon cœur : il reſolut de quereller Tiſias ſur quelque autre pretexte, devant que l’affaire eſclattaſt : afin que le Prince de Suſe n’euſt pas lieu de prendre part à cette action, & de l’accuſer de luy avoir manqué de reſpect. Si bien qu’eſtant allé le joindre un matin au Temple, comme ſi ç’euſt eſté ſans deſſein, il en ſortit aveque luy : l’engageant en une converſation de nouvelles de guerre, & conteſtant opiniaſtrément tout ce que Tiſias luy diſoit. Car ſon deſſein eſtoit d’obliger Tiſias à le quereller : parce que connoiſſant l’humeur violente du Prince de Suſe, il aprehendoit d’eſtre banny, s’il paroiſſoit que ce fuſt luy qui euſt attaqué un homme qu’il aimoit. Mais comme Tiſias avoit plus de cœur que d’eſprit, il fut aſſez long temps ſans s’aperçevoir qu’il ſe devoit fâcher : neantmoins à la fin Beleſis pouſſa la choſe ſi loin, que Tiſias mit le premier l’eſpée à la main. Il eſt vray que ce fut de ſi peu de momens, que cela ne l’empeſcha pas de recevoir le premier coup : leur combat fut grand & beau : & ſi ceux qui y ſuruindrent ne les euſſent ſeparez, ils auroient pu demeurer tous deux ſur la place. Cependant quelque diligence que l’on pûſt aporter à empeſcher ce malheur, ils ne laiſſerent pas d’eſtre tous deux bleſſez : touteſfois. Beleſis le fut ſi legerement au bras gauche, qu’il n’en garda pas le lict : mais il n’en fut pas de meſme de Tiſias, qui reçeut deux coups d’Eſpée aſſez conſiderables, & qui eut beaucoup de deſavantage en ce combat. Car outre qu’il fut plus bleſſé que ſon Ennemy, il eut meſme le malheur que Beleſis luy arracha ſon Eſpée des mains, lors que voyant qu’on les vouloit ſeparer, il paſſa ſur luy, & la luy oſta de force. Cependant quoy que ce combat ne paſſaſt d’abord dans le monde que pour une querelle impreveuë, le Prince de Suſe ne laiſſa pas d’en eſtre fort irrité contre Beleſis : parce que s’eſtant fait redire le ſujet de leur querelle, il connut mieux que Tiſias ne l’avoit connu, que Beleſis l’avoit voulu pouſſer : de ſorte qu’encore que ce Prince euſt aſſez aimé Beleſis, an commencement qu’il fut à Suſe ; comme Tiſias eſtoit alors ſon Favory, il s’emporta fort contre Beleſis : & il n’y eut que ceux qui eſtoient bien deſintereſſez, & bien genereux, qui le furent viſiter en cette occaſion : toute la preſſe du monde allant chez Tiſias, comme eſtant Favory du Prince. Mais pour Hermogene, comme il a beaucoup de generoſité, & que de plus ce combat la le confirmoit dans l’opinion que ſon Amy eſtoit touſjours plus amoureux de Leoniſe, il fut le viſiter & s’offrir à luy. Le hazard ayant fait que j’eſtois chez Beleſis lors qu’il y vint, je fus teſmoin de leur entre veuë : il eſt vray que je fus extrémement ſurpris, de voir avec quelle froideur Beleſis reçeut Hermogene : de ſorte que craignant qu’une longue converſation entre eux, ne cauſaſt quelque malheur, je dis à Hermogene que j’avois à l’entretenir de quelque affaire, & je l’emmenay aveque moy : ne pouvant aſſez m’eſtonner du procedé de Beleſis. Cependant ce combat acheva d’irriter Cleodore contre luy, & de la confirmer dans le deſſein qu’elle avoit de s’en vanger, en luy oſtant Leoniſe, & en eſpouſant Hermogene : principalement quand elle sçeut avec quelle froideur il avoit reçeu ſa viſite. D’autre part le Prince de Suſe teſmoigna avoir tant de colere contre Beleſis, que ſes Amis luy dirent qu’ils ne croyoient pas qu’il y euſt de ſeureté pour luy à demeurer à la Cour : & que du moins ils luy conſeilloient de garder le logis durant quelques jours. Il n’y eut pourtant pas moyen de l’obliger à ne ſortit point : parce qu’il vouloit s’eclaircir ſi le Portrait de Cleodore eſtoit entre les mains d’Hermogene. Comme il s’en alloit donc un matin chez ſon Amy ſur le pretexte de luy rendre ſa viſite, afin de luy demander ce qui en eſtoit ; il aprit que ſon Mariage eſtoit reſolu avec Cleodore : & que dans peu de jours on en devoit faire la ceremonie. De vous repreſenter ce qui ſe paſſa dans le cœur de Beleſis, c’eſt ce que je ne vous sçaurois dire, quoy qu’il me l’ait raconté fort exactement : ce qu’il y a de vray, eſt que n’eſtant pas bien d’accord avec luy meſme, au lieu d’aller droit chez Hermogene, comme il en avoit eu le deſſein, il fut ſe promener dans une grande Place qui eſt derriere le lieu où il demeuroit, & où il ne paſſoit que peu de monde. Apres avoir donc bien reſvé, & bien excité ſa colere il forma la reſolution d’empeſcher ce Mariage, à quelque prix que ce fuſt : & l’amour qu’il avoit euë autrefois pour Cleodore, commença de reprendre tant de force dans ſon cœur, qu’il eſtoit luy meſme eſtonné de ce qu’il ſentoit. Eſtant donc dans des ſentimens ſi bizarres & ſi extraordinaires, il reprit le chemin de la Maiſon d’Hermogene : mais en y allant, il rencontra Cleodore, qui eſtoit dans un Chariot. Comme ſon voile eſtoit levé, il la vit ſi belle ce jour là, qu’elle ne l’avoit jamais tant eſté à ſes yeux : mais comme elle l’aperçeut, & qu’il ſe preparoit à la ſalüer, elle deſtourna la teſte mépriſamment : & par cette action ralluma encore plus fort le feu qui recommençoit de le bruſler avec tant de violence. Beleſis continuant donc ſon voyage, fut chez Hermogene, où je me rencontray fortuitement : mais comme il sçavoit que je n’ignorois pas tout ce qui s’eſtoit paſſé entre eux, ma preſence ne l’empeſcha pas de luy parler. Il ne fut donc pas pluſtoſt entré, qu’adreſſant la parole à Hermogene, ne voulez vous pas, luy dit il, me reſtituer le bien que vous m’avez oſté, & que je n’avois fait que vous confier ? Si c eſt de mon amitié que vous entendez parler, repliqua Hermogene, je puis vous aſſurer que je ne vous l’ay jamais oſtée : & qu’ainſi il vous eſt aiſé de la retrouver. Non Hermogene, luy dit il, ce n’eſt pas ce que j’entend, car je ne doute point que malgré toutes mes bizarreries, vous ne me l’ayez côſeruée : mais c’eſt Cleodore, que je vous demande, Cleodore, dis-je, que je vous ay prié de feindre d’aimer, mais que je ne vous ay jamais permis d’aimer effectivement ; c’eſt pourquoy je vous conjure, de ne vouloir pas me la diſputer. Si l’amour eſtoit une choſe volontaire, reprit Hermogene, je penſe que vous n’auriez pas tort de me parler comme vous faites : mais Beleſis, vous sçavez aſſez par voſtre propre experience, que l’on ne ceſſe pas d’aimer quand on veut : & que par la meſme raiſon, on n’aime pas touſjours ce que l’on voudroit aimer : car ſi cela eſtoit autrement je ſuis perſuadé que vous n’auriez pas ceſſé d’aimer Cleodore, pour Leoniſe. Mais, adjouſta t’il encore, je ne comprens pas bien, pourquoy vous me parlez comme vous faites : puis qu’enfin il n’y a pas d’aparence, qu’un homme qui vient de ſe battre contre Tiſias pour l’empeſcher d’eſpouſer Leoniſe, ſonge en meſme temps à Cleodore, qu’il a achevée d’irriter pas ce combat. Quand je me ſuis battu contre Tiſias, reprit il, je ne sçavois pas qu’Hermogene alloit eſpouſer Cleodore : de ſorte, repliqua Hermogene, que c’eſt plus pur la haine que vous avez pour moy, que par l’amour que vous avez pour elle, que vous voulez vous oppoſer à mon bonheur ? Nullement, repliqua Beleſis, mais c’eſt que pour mon malheur, comme je paſſay en un inſtant de l’amour de Cleodore, à celle de Leoniſe ; j’ay auſſi repaſſé en un moment, de l’amour de Leoniſe, à celle de Cleodore. Je ne sçay, adjouſta t’il, ſi en perdant l’eſperance de poſſeder Leoniſe, cela a contribué a eſteindre la flamme que je ſentois pour elle, & à rallumer l’autre dans mon cœur : mais je sçay bien que je n’ay pas pluſtoſt sçeu que Cleodore alloit eſtre à vous, que j’ay ſenty renouveller mon ancienne paſſion dans mon ame : mais avec tant de force, que je croy que j’en perdray la raiſon ſi vous n’avez pitié de moy. l’advoüe, Seigneur, que de ma vie je ne fus ſi eſpouventé, que d’entendre parler Beleſis de cette ſorte. Hermogene comme vous pouvez penſer, l’eſtoit encore plus que moy, & ne sçavoit pas trop bien que luy reſpondre. Car enfin quoy que Cleodore euſt conſenty à ſon Mariage, il connoiſſoit pourtant bien que c’eſtoit plus pour ſe vanger de Beleſis, que pour le rendre heureux : auſſi eſtoit— ce pour cela qu’il aprehendoit eſtrangement, que Cleodore ne vinſt à sçavoir qu’il ſe repentoit, de peur qu’elle ne ſe repentiſt auſſi. C’eſt pourquoy prenant la parole, je sçay bien, luy dit il, que ce que je m’en vay vous dire vous affligera ; mais puis qu’il faut que vous le sçachiez pour voſtre repos. & pour le mien ; il faut que je vous die, que quand je le voudrois, voſtre bonheur n’eſt plus une choſe poſſible, s’il eſt vray qu’il ſoit attaché à la poſſeſſion de Cleodore : eſtant certain qu’elle eſt tellement irritée contre vous, qu’on peut dire qu’elle vous hait, autant qu’elle vous a aimé. C’eſt parce qu’elle me hait, reprit Beleſis, que j’eſpere encore qu’elle m’aimera : car ſi ſon ame eſtoit en termes de n’avoir pour moy que de l’indifference, ou du mépris ; je deſeſperois tout à fait d’obtenir mon pardon : mais puis que cela n’eſt pas, faites je vous prie, que je ne trouve point d’autre obſtacle’ma bonne fortune que Cleodore meſme, au reſte, luy dit il je sçay qu’elle vous a donné un Portrait, qu’elle ne vous pouvoit donner, puis qu’elle me l’avoit donné, c’eſt pourquoy je vous prie de me le rendre. Mais eſt il poſſible, luy dis-je en l’interrompant, que ce que vous dittes ſoit vray, & puis-je croire que cét homme qui diſoit n’aimer que Leoniſe il n’y a que huit jours, n’aime aujourd’huy que Cleodore ? Je ne puis pas, nous dit il, vous bien exprimer mes ſentimens, car il s’eſt paſſé tant de choſes dans mon cœur en peu de temps, que je ne puis moy meſme vous rendre conte de mes propres penſées. Ce que je vous puis dire eſt, que j’ay connu ſi viſiblement que les Dieux m’ont voulu punir de mon inconſtance, que j’en ay un repentir extréme. En effet, adjouſta t’il, il faut bien que je regarde la choſe de ce coſté là : car enfin je ſuis aſſuré qu’il n’y a pas huit jours que je n’eſtois pas haï, ny de Cleodore, ny de Leoniſe. Cependant par un renverſement eſtrange, je me voy en eſtat de les perdre toutes deux, & de les perdre encore d’une maniere très cruelle : car Leoniſe m’a eſté ravie par l’homme du monde que je mépriſe le plus, & Cleodore me la ſera peut-eſtre, par celuy que j’ay le plus tendrement aimé. A vous dire la verité, interrompis-je, vous ne devez vous prendre de voſtre malheur qu’à vous meſme : je sçay bien que je ſuis coupable, repliqua t’il, mars c’eſt principalement à cauſe que je le ſuis, que je m’eſtime malheureux. le voy bien meſme que la priere que je fais à Hermogene, n’eſt pas trop juſte : touteſfois, puis que l’amour de Cleodore, a repris ſa premiere place dans mon cœur, il me ſemble qu’Hermogene doit avoir pitié de ma foibleſſe. J’en ay auſſi beaucoup de compaſſion, reprit il, mais je ne dois pas ce me ſemble n’avoir point pitié de moy meſme. Du moins mon cher Hermogene, luy dit il, faites au Nom des Dieux, que je vous aye l’obligation de me dire avec ſincerité, ſi vous croyez que Cleodore vous aime effectivement : ou ſi ce n’eſt que : par dépit, qu’elle ſe porte à ſouffrir que vous la ſerviez. Je sçay bien, adjouſta t’il, que vous avec plus de merite que moy, Si qu’ainſi puis que l’avois eu le bonheur de n’en eſtre pas haï, il ne doit pas eſtre impoſſible, que vous en ſoyez aimé. Mais apres tour, je vous demande cela en grace, de me dire ce que je veux sçavoir : vous proteſtant que ſi vous me jurez en homme d’honneur, que vous croyez qu’elle vous aime, autant qu’elle m’a aimé ; de ne chercher plus d’autre remede à mes maux que la mort. Tout ce que je vous puis reſpondre (repliqua Hermogene qui ne pouvoit ſe reſoudre à dire ce qu’il croyoit) eſt que je ſuis perſuadé, que Cleodore vous hait, & que je sçay qu’elle conſent que je l’eſpouſe. C’en eſt aſſez, luy dit il, pour me faire connoiſtre, que vous n’eſtes pas ſi bien avec elle que je le craignois : c’eſt pourquoy, pourſuivit Beleſis, je vous conjure ſeulement de me faire une faveur, qui eſt de ſouffrir que je parle une fois en particulier a Cleodore, car ſi elle vous aime aſſez, pour ne ſe ſoucier pas de mon repentir, vous en ſerez plus heureux : & ſi par bonheur pour moy, je la ramenois aux meſmes termes où je l’ay veuë autrefois, vous y gagneriez encore : puis qu’enfin, ce ne ſeroit pas eſtre tout à fait heureux, que d’eſpouſer une perſonne, qui n’auroit pas une affection bien force pour vous : C’eſt pourquoy, ne me refuſez pas je vous en conjure. J’advoüe que ne trouvant pas ce que Beleſis diſoit trop eſloigné de la raiſon, je fis ce que je pûs pour obliger Hermogene à y conſentir, mais il n’y eut pas moyen. Cependant plus il y reſiſtoit, & plus Beleſis concevoit d’eſperance de n’eſtre pas tout à fait détruit dans le cœur de Cleodore : ſi bien que n’en ayant point du tout, du coſté de Leoniſe, & en trouvant un peu, ce luy ſembloit, de celuy de Cleodore : ſa paſſion en augmenta de beaucoup. Voyant donc qu’Hermogene ne vouloit point conſentir qu’il parlaſt a cette belle Perſonne, il ſe mit à luy redemander le Portrait qu’il en avoit. Mais Hermogene luy repliqua, qu’il ne devoit point entrer en connoiſſance, s’il avoit eſté à luy, ou non ; qu’il ſuffiſoit qu’il l’avoit reçeu de Cleodore, & qu’ainſi il ne le luy rendroit pas. comme j’avois condamné Hermogene, un moment auparavant, lors qu’il s’eſtoit obſtiné a ne vouloir pas que Beleſis par laſt à Cleodore : je condamnay en ſuitte Beleſis, lors qu’il voulut preſſer ſon Amy, de luy rendre un Portrait qu’il ne tenoit pas de luy. Cependant craignant eſtrangement, qu’eſtant ſeul avec eux, je ne puſſe à la fin empeſcher qu’ils ne s’aigriſſent trop, ie leur dis qu’eſtant tous deux poſſedez d’une paſſion trop violente, pour pouvoir parler de leurs intereſts avec moderation ; je les priois de vouloir ne sçavoir à l’advenir leurs pretentions que par moy : adjouſtant que quand ils ſeroient ſeparez, je leur dirois des choſes, que je ne leur pouvois pas dire en leur preſence.

De ſorte que meſnageant leur eſprit le mieux que je pûs, je fis qu’ils ſe quiterent ſans s’eſtre querellez : en ſuitte dequoy, je fus tantoſt vers l’un, & tantoſt vers l’autre ſans sçavoir de quel coſté me ranger En effet quand l’eſtois avec Beleſis, il me faiſoit pitié, tant il avoit de repentir de ſon inconſtance : & quand je voyois Hermogene, il me perſuadoit qu’il avoit raiſon ; car enfin, me diſoit il, ſi Beleſis n’euſt point abandonné Cleodore, non ſeulement je n’en fuſſe point devenu amoureux, mais quand meſme je l’aurois aimée, je n’en euſſe jamais rien teſmoigné, par le reſpect que j’euſſe eu pour noſtre amitié. Mais apres m’avoir forcé à la voir ſouvent, & m’avoir prié de feindre que j’avois de la paſſion pour elle ; vouloir m’obliger à ne la voir plus, & à arracher de mon cœur, une amour qu’il y a fait naiſtre, c’eſt ce que je ne puis, ny ne dois faire. D’autre part, me diſoit Beleſis, quand r’eſtois ſeul aveque luy, eſt il juſte, que parce que l’ay prié Hermogene de voir la Perſonne que l’aime, que ce ſoit luy qui me la dérobé ? ne sçait il pas, que dés la premiere fois qu’il me demanda la permiſſion de luy deſcouvrir mon inconſtance, je luy teſmoignay que je ne le pouvois ſoufrir : ne pouvoit il pas juger, que je ne pouvois ne le vouloir pas, que par un ſentiment d’amour, quoy que je ne le nommaſſe point ainſi ? Eſt on jaloux ſans avoir de l’affection pour ſi Perſonne pour qui l’on a de la jalouſie ? & Hermogene n’a t’il pas deû pluſtoſt croire que j’aimois deux Perſonnes à la fois, ſans que je le penſaſſe faire, que de penſer que je fuſſe jaloux de luy, ſans eſtre amoureux de Cleodore ? Et puis, me dit il, je ne luy demande rien d’injuſte, quand je luy propoſe de laiſſer juger noſtre different à Cleodore, pourveû qu’il ſouffre que je la voye & que je luy parle : car ſi apres cela elle le choiſit encore, je quitteray Suſe, & m’en iray en des lieux ſi eſloignez d’icy, & ſi cachez à la connoiſſance des hommes, que ny luy ny Cleodore, n’entendront jamais parler de moy. En ſuitte Beleſis ſe mettoit à exagerer ſon malheur ; apres, la colere s’emparoit de ſon eſprit ; & ſans ſe ſouvenir plus de l’amitié qu’il avoit pour Hermogene, il diſoit qu’il n’eſtoit point de reſolution qu’il ne fuſt capable de prendre pluſtoſt que de ſouffrir qu’il eſpouſast Cleodore Cependant le Prince de Suſe, ayant sçeu que Beleſis ne laiſſoit pas de ſortir de chez luy, en fut ſi irrité, que je fus adverty qu’il avoit deſſein de luy faire commander de ſe retirer. Je sçeus encore le meſme jour, que Tiſias croyant que tant qu’il ne pourroit ſortir, Beleſis agiroit peut— eſtre contre luy, l’eſprit de Leoniſe ; avoit obligé le Prince de Suſe, à faire en ſorte ſur quelque pretexte que l’on trouva pour cela, de la mettre chez la Reine, juſques à ce qu’il fuſt entierement guery ; de ſorte que ne voulant pas que mon Amy réçeuſt un commandement ſi facheux, je fus le conjurer, de vouloir s’eſloigner de Suſe pour quelques jours : mais il me dit qu’il n’en ſortiroit point, qu’il n’euſt parlé à Cleodore ; & parlé en particulier. Il m’aprit qu’il avoit eſté pluſieurs fois chez elle, mais qu’on luy avoit touſjours fait dire qu’elle n’y eſtoit point, ou qu’on ne la voyoit pas : adjouſtant, que c’eſtoit donc à Hermogene s’il la vouloit poſſeder en repos, à luy procurer l’occaſion de la voir. Voyant donc ſon obſtination, je fus trouver ſon Amy, afin de l’y obliger : mais il n’y eut pas moyen de l’y faire reſoudre. De ſorte que ne voyant point de fin à cette conteſtation, je m’adviſay d’aller trouver Cleodore ſecrettement, pour l’advertir de l’eſtat où eſtoit la choſe, afin que par ſa prudence elle y donnaſt ordre : car comme ils eſtoient tous deux mes Amis, je ne sçavois lequel ſouhaiter qui fuſt heureux, ny lequel je devois preferer à l’autre. Je n’eus pas pluſtoſt dit à Cleodore, les termes où en eſtoient Beleſis, & Hermogene, qu’elle me dit que ce dernier luy faiſoit tort d’aprehender qu’elle ne viſt ſon Amy : elle me parut pourtant fort ſurpriſe, & fort inquiette ; touteſfois elle me parla en ſuitte, avec tant de marque de colere contre Beleſis, que je creûs bien qu’il ne tireroit pas grande ſatiſfaction de ſa veuë. Neantmoins comme il la ſouhaitoit paſſionnément, & que je voyois que je ne pourrois l’obliger à ſortir de Suſe, s’il n’avoit entendu ſon Arreſt de mort de ſa bouche : je la priay de vouloir luy en faire naiſtre l’occaſion, mais elle me reſpondit qu’elle ne le feroit pas : je connus pourtant ce me ſembla, que ſi je cherchois les voyes de la tromper, & de luy faire voir Beleſis, qu’elle me le pardonneroit. De ſorte que croyant avancer le bonheur d’Hermogene, en avançant le départ de Beleſis, qui ne pouvoit ſe refondre a quitter Suſe, qu’il n’euſt parlé à Cleodore : je fis ſi bien que le lendemain que je l’eus entretenuê, j’occupay Hermogene en quelque affaire, & je fis qu’une de mes Parentes mena Cleodore(ſans qu’elle sçeuſt où on la menoit) dans un Palais nouvellement baſty, que tout le monde alloit voir, & qui n’eſtoit pas encore habité. Beleſis qui eſtoit inſtruit de la choſe, ne manqua pas de s’y trouver ; ſi bien que ma Parente que sçavoit toute l’affairé dont il s’agiſſoit, la conduiſit avec tant d’adreſſe, que laiſſant les Femmes qui les ſuivoient dans une Gallerie, elle la mena dans une Chambre, & de cette Chambre dans un Cabinet, où Beleſis attendoit Cleodore. Elle ne le vit pas pluſtoſt, qu’elle voulut en reſſortir : mais s’eſtant jetté à genoux, & l’ayant retenuë par ſa robe ; au nom des Dieux Madame, luy dit il, donnez moy une heure d’audiance, je vous en conjure ; c’eſt pour cela que cette charitable Perſonne qui vous a amenée icy, vous a conduite dans ce Cabinet : ſouffrez donc que je vous demande pardon, & que je vous le demande avec des larmes. Pourveû qu’elle me permette de vous refuſer tout ce que vous me demanderez, luy dit elle, je conſentiray de vous eſcouter. Mais ſi je vous demande la mort, luy dit il, me la refuſerez vous auſſi ? Je vous la refuſeray ſans doute, repliqua t’elle, non ſeulement parce que le ſuplice que vous meritez, ne ſeroit pas aſſez long, ſi vous mouriez ſi toſt : mais encore, parce qu’il ſuffit que vous deſiriez quelque choſe, pour faire que je ne vous l accorde pas. Quoy qu’il en ſoit, Madame luy dit il, quand ce ne ſeroit que pour me faire des reproches, vous me devez entendre & m’entendre auequc loiſir. Pendant que ces deux Perſonnes parloient ainſi, celle qui avoit trompé Cleodore en l’amenant dans ce Palais, apella une de ſes Parentes qui eſtoit demeurée dans la Galerie avec leurs Femmes, & comme elle sçavoit la choſe, elles s’amuſerent à regarder les Peintures de la Chambre qui touchoit ce Cabinet. De ſorte que Beleſis pouvant parler ſans eſtre entendu que que de Cleodore, ſouffrez (Madame, luy dit il, apres qu’elle ſe fut aſſiſe) qu’auparavant que de vous demander pardon, je vous aſſure que ce Beleſis que vous voyez à vos pieds, eſt ce meſme Beleſis que vous diſtinguiez autreſfois aſſez favorablement de tout le reſte du monde. Je le fais encore aujourd’huy, interrompit elle, & je vous tiens en effet, ſi différent de tous les autres hommes, que je ne doute nullement que vous ne ſoyez incomparable. Quoy qu’il en ſoit, dit il, je ſuis pourtant ce que j’eſtois en une choſe, qui eſt que je n’eus jamais plus d’amour pour vous que t’en ay. Pluſt aux Dieux, luy repliqua t’elle, que ce que vous dittes fuſt vray : eh pluſt à ces meſmes Dieux que vous invoquez, reprit il, que vous le deſiraſſiez effectivement ! non non Beleſis, reſpondit Cleodore, je ne m’eſloigne point de la verité, quand je dis que je ſerois ravie que vous m’aimaſſiez eſperdûment : mais vous vous eſloignez eſtrangement de mon ſens, ſi vous croyez que je faſſe ce ſouhait pour recevoir voſtre affection : puis qu’au contraire je ne voudrois que vous m’aimaſſiez, qu’afin de vous pouvoir mieux punir de ce que vous ne m’avez plus aimée. le sçay bien Madame, répliqua t’il, que je ſuis le plus coupable de tous les hommes, d’avoir veſcu comme j’ay fait durant quelque temps. : mais Madame, il faut s’il vous plaiſt ne regarder point cét endroit de ma vie, ou ſi vous le voulez regarder, il faut que ce ſoit pour y trouver matiere d’exercer voſtre bonté. A quoy ſerviroit la clemence, ſi l’on ne pardonnoit jamais ? ne laiſſez donc pas cette vertu inutile dans voſtre ame, vous qui pratiquez ſi admirablement toutes les autres. Au reſte Madame, ne croyez pas que j’aye jamais abſolument ceſſé de vous aimer, meſme dans le temps où j’ay paru eſtre le plus amoureux de Leoniſe : elle vous à pû dire, ſi jamais elle m’a pû obliger à luy aprendre la moindre choſe de tout ce qui s’eſt paſſé du temps que j’eſtois innocent aupres de vous : je n’ay pas meſme pû ſouffrir que le meilleur de mes Amis vous aimaſt : ainſi il faut conclure de neceſſité que je vous ay touſjours aimée. Ce n’eſt pas que je pretende me juſtifier, mais je veux ſeulement ſi je le puis, amoindrir un peu mon crime, afin que vous me pardonniez pluſtoſt. Il faudroit que j’euſſe perdu la raiſon pour en avoir la penſée, reprit Cleodore, car l’inconſtance eſt une faute que l’on ne pardonne jamais, ou que du moins l’on ne doit jamais pardonner. Mais vous meſme Madame, repliqua t’il. n’avez vous pas veſcu avec Hermogene, d’une maniere à me faire croire que vous eſtes coupable du crime que vous me reprochez ? Comme j’ay remarqué, repliqua Cleodore, que par une bizarrerie ſans égalle, vous avez quelque dépit de penſer que j’ay commencé d’aimer Hermogene, dés le premier inſtant que je me ſuis aperçeuë que vous aimiez Leoniſe ; je ne veux pas vous en deſabuſer. Croyez donc ſi cela vous faſche, que je l’ay aime ; que je l’aime encore ; & que je l’aimeray touſjours ; car vous ne pouvez me faire un plus ſenſible plaiſir, que de vous tourmenter vous meſme. Mais Madame, reprit il, ne craignez vous point de me deſeſperer, & de me porter à faire tout ce qu’un homme qui a beaucoup d’amour, & qui n’a plus de raiſon, peut entreprendre ? Non Beleſis, reprit elle, je ne l’aprehende point : car j’ay touſjours oüy dire, que les gens qui ont le cœur partagé, n’ont pas les paſſions ſi violentes. Mais Madame, interrompit il, mon cœur n’eſt plus qu’à vous ſeule, & ne ſera jamais à nulle autre. Seriez vous bien aſſez hardy, reprit elle, pour oſer reſpondre de vous meſme, apres ce qui vous eſt arrivé ? pour moy qui ne m’aſſure pas ſi aiſément, & qui juge touſjours de l’advenir, par le paſſé, je vous prédis qu’un de ces jours, vous en direz autant à Leoniſe, & que peut-eſtre encore l’oubliant auſſi bien que moy, vous irez redire à une troiſieſme, ce que vous nous avez dit à toutes deux l’une apres l’autre, & à toutes deux enſemble. Quoy Madame, interrompit Beleſis, vous ne me pardonnerez point, & vous ne vous aſſurerez jamais en mon affection ? N’en doutez nullement, répliqua t’elle, car comment voudriez vous que je m’y puſſe jamais aſſurer ? vous m’avez quittée dans le temps de toute ma vie, où j’ay eſte la moins laide, & dans le temps de toute ma vie, où j’ay eſté la plus douce pour vous. Apres cela, à quoy me pourrois-je fier ? A vos paroles, que vous avez ſi mal tenuës ? A vos ſermens, que vous avez ſi laſchement fauſſez ? Non Madame, interrompit Beleſis, mais fiez vous à mon repentir, c’eſt luy, divine Cleodore, qui m empeſchera d’eſtre inconſtant à l’advenir, car j’ay une ſi horrible confuſion de ma foibleſſe qu’il ne faut pas aprehender que j’y retombe. le ne l’aprehende pas auſſi, reſpondit elle bruſquement : car je vous aſſure que je m’intereſſe ſi peu en tout ce qui vous regarde, excepté aux choſes qui vous peuvent faſcher, que je ne me ſoucie point de tout ce qui vous arrivera. Cependant, adjouſta t’elle, j’ay à vous dire que je ne pretends nullement, que vous cherchiez les occcaſions de me parler, ſi vous ne voulez que je vous face mille incivilitez devant tout le monde. Mais Madame, repliqua-t’il, puis que tous mes ſervices paſſez ſont perdus aupres de vous, & que je ſuis deſtruit dans voſtre eſprit, ne contez donc s’il vous plaiſt pour rien, toutes les choſes paſſées : faites une compenſation de mes crimes & de mes ſervices, & ſouffrez que je recommence à vous aimer, comme ſi je ne vous avois jamais aimée : etc ſi lors vous n’eſtes ſatiſfaite de ma fidelité, traitez moy de laſche, & d infame, & eſpouſez meſme Hermogene. Mais juſques alors, ſouffrez Madame, que je vous die que je ne le sçaurois endurer. le l’eſpouſeray pourtant, repliqua t’elle, ſi mes Parens continuent de me le commander : c’eſt pourquoy le mieux que vous puiſſiez faire pour voſtre repos, eſt de l’endurer ſans en rien dire ; car auſſi bien en parleriez vous inutilement. Au reſte, ne penſez pas vous en prendre à Hermogene, ſi vous ne voulez que j’augmente encore pour vous de haine & de mépris. Cependant vous pouvez eſperer pour vous conſoler, que peut eſtre Tiſias mourra de ſes bleſſures, & qu’ainſi vous retournerez à Leoniſe, en m abandonnant une ſeconde fois : car comme elle eſt plus douce que moy, elle vous reçevra ſans doute mieux que je ne vous reçoy. Apres cela Beleſis, je n’ay plus rien à vous dire, ſi ce n’eſt de vous aſſurer, que lors que vous me quittaſtes pour Leoniſe, j’avois pour vous des ſentimens, qui meritoient que vous fuſſiez. plus fidelle que vous ne l’avez eſté. Il vous eſt aiſé de juger parce que je dis, adjouſta t’elle, que quelque glorieuſe que je ſois, la vangeance l’emporte ſur la gloire, puis que pour vous faire dépit, je vous advoüe les ſentimens advantageux que j’ay eu pour vous. Mais pour rabatre un peu voſtre orgueil, je vous diray que vous devez en tirer une conſequence infaillible, qui eſt que ſi je les avois encore, je ne vous dirois pas que l’en ay eſté capable. Cleodore en achevant ces paroles ſe leva : & quoy que Beleſis peuſt luy dire, elle le quitta, ſe pleignant meſme de celle qui l’avoit trompée d’une maniere peu obligeante pour luy,

Mais Seigneur, ce qu’il y eut d’admirable en cette rencontre, fut que cette converſation produiſît des effets bien differens, dans le cœur de Cleodore, & dans celuy de Beleſis. Car cette imperieuſe Fille, eut une aſſez grande joye, d’avoir connu connu avec certitude dans les yeux de Beleſis, qu’il eſtoit encore pour elle ce qu’il avoit eſté autrefois. Ce ne fut pourtant pas dans le deſſein de luy pardonner, mais ſeulement, parce qu’elle eſpera le rendre plus malheureux. De ſorte qu’elle commença de parler à tout le monde de ſon Mariage avec Hermogene, comme d’une choſe qui luy eſtoit fort agreable Pour Beleſis, il ſortit d’avec Cleodore, plus amoureux qu’il ne l’avoit jamais eſté ; ſi bien que s’eſtonnant luy meſme de l’amour qu’il avoit euë pour Leoniſe, & la regardant alors comme eſtant cauſe qu’il avoit perdu Cleodore, il vint preſques à la haïr. Eſtant donc dans un deſeſpoir qui n’eut jamais d’eſgal, il me vint retrouver pour me dire que Cleodore eſtoit inexorable : mais qu’apres tout il n’endureroit pas qu’Hermogene l’épouſaſt. Je fis ce que je pûs pour luy remettre l’eſprit, il n’y eut touteſfois pas moyen : je voulus le faire reſſouvenir qu’il avoit dit à Hermogene, que ſi Cleodore le choiſiſſoit quand il l’auroit entretenue, il le laiſſeroit en repos : mais il me dit que l’on n’eſtoit pas obligé à tenir des promeſſes, dont l’execution eſtoit impoſſible. Si bien, que ne sçachant comment empeſcher le malheur que je craignois, je fus contraint de faire haſter ce que j’avois aprehendé : je veux dire de faire en ſorte, que le Prince de Suſe fiſt commander à Beleſis de ſortir de la Ville, comme je sçavois qu’il le devoit faire : eſperant que l’abſence, & le temps gueriroient Beleſis, de la paſſion qu’il avoit dans l’ame. Mais quoy que Beleſis reçeuſt ce commandement dés le meſme jour, il n’obeït pourtant pas ſi promptement : il le ſit neantmoins en aparence, car il ſe cacha quelques jours dans la Ville. Durant cela il eſcrivit diverſes fois a Cleodore : ſans qu’elle luy vouluſt reſpondre, il vit meſme Hermogene encore une fois, mais en le voyant un ſoir chez luy, Hermogene luy parla avec de ſi puiſſantes raiſons, qu’il fut contraint de le quitter, ſans le quereller, comme il en avoit eu le deſſein. Car enfin dans les plus violens tranſports de l’amour de Beleſis, il a pourtant touſjours conſervé de l’amitié pour Hermogene. Pendant qu’il eſtoit dans le Cabinet d’Hermogene il vit le Portrait de Cleodore ſur une Caſſette, où celuy entre les mains de qui il eſtoit preſentement, le mettoit tous les ſoirs : de ſorte qu’emporté par ſa paſſion, il le prit durant que ſon Amy eſtoit allé parler à quelqu’un qui l’avoit demandé. l’advoüe que le luy vy faire ce larcin, mais comme je sçavois qu’Hermogene devoit bien toſt eſpouſer Cleodore : & que Beleſis devoit partir dans deux jours : je ne m’ y oppoſay pas. Mais de peur que durant ces deux jours là, il n’en arrivaſt quelque malheur, je demeuray avec Hermogene, & luy dis la choſe comme elle eſtoit, le priant, etle conjurant de n’envier pas une ſi foible conſolation à ſon Amy : & en effet, Hermogene me promit qu’il n’en teſmoigneroit rien, quoy qu’il ne laiſſaſt pas d’eſtre ſenſiblement touché, de la perte de cette Peinture. Cependant Tiſias ſe portant mieux, on parla d’achever ſon Mariage, & celuy d’Hermogene en un meſme jour, & on ſe prepara à tout ce qui devoit rendre cette belle Feſte agreable. Mais durant cela Beleſis, Hermogene, & Cleodore, n’eſtoient pas ſans inquiétude : le premier comme vous le pouvez juger, en avoit aſſez de ſujet ; Hermogene meſme, quoy que preſt d’eſpouſer Cleodore, n’eſtoit pas tout à fait heureux, parce qu’il la voyoit fort chagrine, & Cleodore non plus que les autres, n’eſtoit pas ſans douleur : car quelque deſir de vangeance qu’elle euſt dans le cœur, elle ne ſe vangeoit pas de Beleſis ſans ſe vanger ſur elle meſme. Mais pendant que toutes ces Perſonnes ſouffroient tant. Leoniſe que 1 ambition avoit conſolée de la perte de Beleſis, sçachant qu’il eſtoit caché dans Suſe, & craignant que ce ne fuſt pour taire obſtacle à ſa grandeur, fit que Tiſias obligea encore le Prince de Suſe à le faire chercher afin de s’aſſurer de luy. De ſorte que Beleſis ayant sçeu la choſe, fut contraint de peur de tomber ſous la puiſſance d’un Prince irrité, & fort violent, de ſe reſoudre à Sortir de Suſe. Mais pour faire qu’il euſt moins de regret à l’abandonner, il sçeut que le jour ſuivant les Nopces de Tiſias & de Leoniſe, d’Hermogene & Cleodore, & ſe devoient faire. Pour moy qui ne le quittay qu’à cent ſtades de Suſe, je puis dire n’avoir jamais veû rien de ſi touchant, que d’avoir veû Beleſis en l’eſtat où je le vy : il donna deux Lettres en partant à un Eſclave qui eſtoit à luy ; l’une pour Cleodore, & l’autre pour Hermogene : avec ordre de les aller rendre en main propre, dés qu’il ſeroit party. Ce qui m’embarraſſa un peu lors que je me ſeparay de Beleſis, fut que je vy qu’il r’envoya tout ſon train en ſon Pais, avec une Lettre pour ſon Pere, & qu’il ne retint qu’un Eſclave aveque luy : ne voulant point me dire, ny quel deſſein il avoit, ny quelle route il devoit tenir. Cependant celuy qui devoit rendre les Lettres qu’il avoit laiſſées pour Cleodore, & pour Hermogene, ne manqua pas de s’aquitter de ſa commiſſion. Comme il eſtoit aſſez matin, car Beleſis ſortit de Suſe à la premiere pointe du jour, il fut chez Hermogene devant que d’aller chez Cleodore, & luy rendit une Lettre qui eſtoit’peu prés conçeuë en ces termes,


BELESIS A HERMOGENE.

Je penſe que vous ne vous pleindrez pas de ce que je vous ay pris le Portrait de Cleodore, puis que je vous laiſſe en poſſeſſion de Cleodore meſme. Je ne vous nie pas que ſi j’euſſe trouvé quelque diſpoſition dans le cœur de cette admirable Perſonne a me pardonner, je vous l’aurois diſputée juſques à la mort ; & je vous advoüeray meſme que ce n’eſt pas ſans peine que je pars ſans vous avoir teſmoigné le reſſentiment que j’ay du mal que vous m’avez ſait. Cependant puis que j’ay pris la reſolution de ne punir que moy de tous ceux qui cauſent mon malheur, je vous prie pour reconnoiſtre ma moderation, de ſouffrir que je vous face une priere. Je vous demande donc en grace, quand vous ſerez, poſſeſſeur de Cleodore, de n’inſulter point ſur un Amant infortuné, que vous avez rendu miſerable, & de ne la faire jamais ſouvenir de mon inconſtance dont vous avez, eſté le confident. c’eſt la ſeule choſe que vous demandera en toute ſa vie un malheureux, qui n’ayant trouvé nulle compaſſion dans le cœur de ſon Amy, ny nulle bonté dans celuy de ſa Maiſtreſſe, renonce pour touſjours à la ſocieté des hommes.

BELESIS.


Hermogene reçeut cette Lettre avec quelque ſentiment de tendreſſe, mais apres tout il ne fut pas marry du départ de Beleſis ; & l’eſperance d’eſpouſer Cleodore le lendemain, luy donnoit tant de joye, qu’il ne fut pas en eſtat de ſentir bien fortement le malheur de ſon Amy. Mais ſi la Lettre de Beleſis, pour Hermogene, ne fit pas un grand effet dans ſon ame ; celle de Beleſis, pour Cleodore, en, fit un plus conſiderable. Auſſi eſtoit elle ſi touchante, qu’il euſt falu avoir l’ame du monde la plus dure, pour n’en eſtre pas eſmeu de compaſſion. Et certes elle fit une ſi forte impreſſion dans mon eſprit, lors que Cleodore me la monſtra, que je luy en demanday une copie : de ſorte que je l’ay levë tant de fois en ma vie, que je ne penſe pas que je la puiſſe jamais oublier : voicy donc comme elle eſtoit.


BELESIS A CLEODORE.

J’ay ſi bien merité tous les tourmens que j’endure, que je n’ay aucun droit de vous accuſer d’injuſtice : mais je m’eſtois ſi veritablement repente de ma foibleſſe, que je penſe qu’il me ſeroit permis de murmurer contre voſtre bonté, de ce qu’elle n’a pas voulu m’accorder mon pardon, Cependant je vous reſpecte encore ſi fort, toute irreconciliable que vous eſtes, que je ne me veux pleindre, ny de vous, ny d’Hermogene, mais ſeulement de moy meſme : & pour vous faire voir que j’euſſe pû eſtre fidelle aupres de vous, je vous promets de l’eſtre en des lieux bien eſloignez d’icy. Je vous engage meſme ma parole, de ne me ſouvenir que de vous, durant tout le reſte de la malheureuſe vie que je vay mener : & comme je ſuis devenu criminel en voyant une Perſonne que je ne devois regarder que pour l’amour de vous, je me reſous pour me punir de ma foibleſſe, à ne voir jamais qui que ce ſoit, qu’un Eſclave que je mene : afin qu’apres ma mort il puiſſe vous raconter quelle aura eſté la conſtance de celuy que vous banniſſez comme un inconſtant. Je m’aſſure que s’il eſt fidelle, il tirera quelques larmes de vos beaux yeux : & que vous regretterez, peut-eſtre la mort de celuy dont vous aurez rendu la vie l’a plus malheureuſe du mondes.

BELESIS.


Lors que Cleodore reçeut cette Lettre, elle avoit l’eſprit eſtrangement inquieté : car ſe voyant à la veille d’eſpouſer Hermogene, le plaiſir qu’elle avoit trouvé a ſe vanger de Beleſis, ſe changea en une douleur tres ſenſible. Ce n’eſt pas qu’elle n’eſtimaſt extrémement Hermogene : mais c’eſt que ſon ame ne pouvant eſtre capable de rien aimer que Beleſis, elle deſcouvrit que malgré toute ſa colere & tout ſon reſſentiment, ſon cœur n’en eſtoit pas dégagé. Elle reçeut donc ſa Lettre en rougiſſant : elle l’ouvrit avec un battement de cœur eſtrange : elle commença de la lire en ſoupirant : & acheva de la voir en reſpandant quelques larmes. Enfin Seigneur, que vous diray-je ? Cleodore s’aperçeut qu’elle n’avoit ſans doute jamais voulu eſpouſer Hermogene, & qu’elle avoit touſjours aimé Beleſis. Cependant toutes choſes eſtoient preparées pour ſon Mariage : & elle ſe voyoit dans l’impoſſibilité de pouvoir rappeller Beleſis, quand meſme ſa fierté l’auroit pû ſouffrir. Ne sçachant donc que faire, elle voulut du moins differer à prendre une reſolution abſoluë : & pour cét effet, elle feignit de ſe trouver mal & ſe mit au lict. Hermogene aprenant la choſe, en fut extrémement affligé : non ſeulement parce qu’il luy eſtoit faſcheux d’aprendre que la Perſonne qu’il aimoit ſouffroit : non ſeulement parce que ſon bonheur eſtoit reculé ; mais encore parce qu’il ſoupçonna quelque choſe de la verité. Il fut donc en diligence pour voir Cleodore : mais on luy dit par ſes ordres, qu’elle venoit de s’endormir. Il y retourna pourtant tant de fois, qu’elle fut contrainte de le voir : mais elle luy parla peu : encore ne fut-ce que pour ſe pleindre des maux qu’elle diſoit ſentir, & qu’elle ſentoit effectivement, quoy que ce ne fuſt pas de la maniere qu’elle les dépeignoit. Ainſi il falut de neceſſité, qu’Hermogene conſentiſt qu’on ne ſongeaſt point à ſes Nopces pour le jour ſuivant : & que Tiſias plus heureux que luy, eſpouſast Leoniſe, qui ayant les yeux eſbloüis de la magnificence qui l’environnoit, n’eut que quelques momens de reſverie le jour de cette grande Feſte : encore furent ils remarquez de ſi peu de Perſonnes, que je fus preſques le ſeul qui m’en aperçeus. Pour Hermogene, il n’avoit garde de s’en aperçevoir, car il ne voulut point s’y trouver, quoy que toute la Cour y fuſt. Mais pendant que la joye eſtoit reſpanduë dans le Palais du Roy, où le Prince de Suſe voulut que la ceremonie des Nopces de Tiſias ſe fiſt, Cleodore eſtoit dans ſon lict, avec une douleur inconcevable. Tantoſt elle ſe repentoit de n’avoir pas pardonné à Beleſis : une autrefois elle trouvoit qu’elle avoit eu tort d’avoir ſi bien traitté Hermogene : un moment apres elle aprouvoit ce quelle avoit condamné auparavant : & paſſant d’un ſentiment à l’autre, elle ne trouvoit repos en nulle part : principalement quand elle venoit à penſer, qu’elle ne verrait peut-eſtre jamais Beleſis, qui eſtoit le ſeul homme du monde avec lequel avoit pû croire pouvoir vivre heureuſe. Quelque accomply que fuſt Hermogene, elle m’a dit qu’elle vit alors dans ſon humeur, cent choſes qui choquoient la ſienne : enfin Seigneur, pour n’abuſer pas de voſtre patience, Cleodore paſſa trois jours avec des agitations d’eſprit ſi horribles, qu’elle en penſa perdre la vie, ou la raiſon : mais à la fin s’eſtant déterminée à ce qu’elle vouloit faire, elle donna ordre ſecrettement à l’execution du deſſein qu’elle avoit pris, & l’executa en effet, comme je m’en vay le dire. Vous sçaurez donc, qu’un matin comme j’eſtois preſt à ſortir, je reçeus un Billet de Cleodore : qui me prioit de vouloir mener à l’heure meſme, Hermogene à un Temple de Cerés, qui n’eſt qu’à trente ſtades de la Ville, où elle alloit remercier la Deeſſe d’une grace qu’elle diſoit que les Dieux luy avoient faite pendant ſa maladie. Or Seigneur, il faut que vous sçachiez que ce Temple eſt gardé par cent Vierges, qui obſervent à peu prés les meſmes ceremonies que celles qui ſont aupres d’Ecbatane, quoy qu’elles ne ſoient pas conſacrées à une meſme Deeſſe. J’advoüe touteſfois que d’abord je ne ſoupçonnay rien du veritable deſſein de Cleodore : & je fus trouver Hermogene, à qui je monſtray le Billet que j’avois reçeu. Mais pour luy, il fut plus clair-voyant que moy : car dés qu’il eut veû ce que je luy monſtrois, il craignit eſtrangement que Cleodore n’euſt pris quelque extréme reſolution : de ſorte que ſans differer noſtre départ d’un moment, nous montaſmes à cheval. & fuſmes avec une diligence incroyable à ce Temple. A peine euſmes nous mis pied à terre, que l’on nous conduiſit dans un Apartement deſtiné à recevoir les eſtrangers, où nous fuſmes quelque temps à attendre ; apres quoy une porte qui donne dans l’enclos des Vierges s’ouvrit, d’où nous viſmes ſortir Cleodore, accompagnée de deux Femmes : mais avec tant de melancolie ſur le viſage, qu’elle auroit attendry l’ame la plus dure. Auſſi Hermogene en fut il ſi eſmeû, ſi ſurpris, & ſi fâché, qu’il n’eut pas la force de luy teſmoigner ſon eſtonnement : apres donc qu’elle ſe fut aprochée de nous, & que nous l’euſmes ſalüée, elle s’aſſit, & nous fit mettre aupres d’elle.

En ſuitte dequoy prenant la parole, je ne doute point, dit elle à Hermogene, que ce que je m’en vay vous dire ne vous afflige : auſſi ay-je voulu vous le faire sçavoir en un lieu, où le reſpect que vous devez à la Deeſſe qu’on y adore, vous obligera peut-eſtre à le recevoir avec plus de moderation. De grace Madame, luy dit Hermogene, ne mettez pas ma vertu à la derniere eſpreuve : & ſongez bien auparavant que de me dire ce que vous avez à me faire sçavoir, ſi je puis l’aprendre ſans mourir, ou ſans perdre le reſpect que je dois aux choſes les plus ſacrées. Comme je connois par mon experience, reprit elle, que l’on ne meurt pas de douleur, & que j’ay meilleure opinion de voſtre ſageſſe que vous meſme, je ne craindray point de vous dire la reſolution que j’ay priſe : sçachez donc, pourſuivit Cleodore, que je ſerois indigne de l’affection que vous avez pour moy, ſi je vous eſpouſois, apres avoir deſcouvert des ſentimens dans mon cœur, depuis le départ de Beleſis, qui me font voir que je ne ſuis pas en eſtat de vous pouvoit rendre heureux. Quoy Madame, interrompit Hermogene, vous tromperiez l’eſperance que vous m’avez donnée ! Je la tromperois bien davantage, repliqua t’elle, ſi je ſongeois à la ſatiſfaire : puis que j’entreprendrois une choſe qui n’eſt pas en ma puiſſance. Car enfin je puis vous dire avec verité, que depuis trois jours, j’ay continuellement combatu pour vous contre moy meſme, ſans me pouvoir vaincre : de ſorte que voyant qu’il m’eſtoit abſolument impoſſible de vous donner mon affection : comme je l’avois donnée à Beleſis ; & que par conſequent je vous rendrois malheureux, & augmenterois mes ſouffrances ; j’ay creû qu’il faloit faire un grand effort ſur moy meſme, pour me dégager de tous les attachemens que je puis avoir au monde : afin de donner le reſte de mes jours au ſervice de la Deeſſe que l’on adore icy. Voila Hermogene, ce que j’avois à vous dire : c’eſt à vous à me faire voir par un conſentement volontaire, que vous avez encore plus de vertu que d’amour. Ha Madame, repliqua t’il, je ne ſuis point capable de ſouffrir cette avanture ſans murmurer, & ſans m’y oppoſer de toute ma force ! Je ne vous conſeille pas de le faire, reprit elle, puis que vous le feriez inutilement. Mais Madame, luy dit il, ſi vous aimiez encore Beleſis, pourquoy ne luy avez vous point pardonné ? & ſi vous ne l’aimez plus pourquoy n’achevez vous pas de me rendre heureux ? Ne me forcez point, reſpondit elle, à vous redire preciſement qui s’eſt paſſé dans mon cœur : car comme je ſuis reſoluë d’oublier toutes mes foibleſſes, je ne veux pas m’en refraiſchir la memoire. Ce qu’il y a de vray eſt, que je ne retourneray point à Suſe : peut-eſtre Madame, luy dis-je, que pendant les trois années où vous ferez les eſpreuves neceſſaires, auparavant que de vous engager pour touſjours, voſtre volonté changera : je ne le penſe pas, repliqua t’elle, car ce n’eſt pas ma couſtume de changer de ſentimens : & ſi j’en avois pû changer, ç’auroit eſté en faveur d’Hermogene. Au nom des Dieux Madame (luy dit il, tranſporté de douleur & de deſeſpoir) ne vous enfermez point icy : ſi c’eſt, adjouſta t’il, que vous ne me jugiez pas digne de l’honneur que vos Parens m’ont fait, privez m’en pour touſjours ; mais ne privez pas le monde de ſon plus bel ornement. Croyez Hermogene reſpondit elle, que puis que je n’y ay pû vivre pour Beleſis, ſi j’avois eu à y demeurer, ç’auroit eſté pour vous ſeulement : mais enfin c’eſt ma deſtinée qui m’apelle au lieu où je ſuis : & il ne vous reſte autre choſe à faire qu’à vous y conformer. Comme Hermogene alloit reſpondre, la meſme porte par où Cleodore eſtoit entrée où nous eſtions, s’ouvrit une ſeconde fois : elle ne fut pas pluſtoſt ouverte, que je vy qu’elle donnoit dans un grand & magnifique Veſtibule, où celle qui gouvernoit ces Vierges ſacrées, parut avec un habillement d’un blanc un peu jaunaſtre, & tenant une Gerbe d’or, accompagnée de grand nombre de Filles avec le meſme habit, & des Eſpics d’or à la main. Mais à peine ſe furent elles rangées derriere elle, qu’elle apella Cleodore : qui nous quittant, apres m’avoir prié de faire sçavoir à ſa Tante le lieu où elle eſtoit, & apres avoir ſalüé Hermogene les larmes aux yeux, s’en alla vers cette porte, où celle qui devoit faire la ceremonie la reçeut & la fit entrer ; toutes ces Filles commençant de chanter un Hymne à la gloire de Cerés, auſſi toſt qu’elle fut avec elles, & que la porte fut refermée. Mais Dieux, que ce chant fut lugubre pour Hermogene, & en quel pitoyable eſtat je le vy ! Cependant il eut beau ſe pleindre, il n’y eut plus moyen de parler à Cleodore que l’on avoit menée au Temple, ny meſme à pas une de ces Vierges ; & nous fuſmes contraints de nous en retourner à Suſe, annoncer à tout le monde cette ſurprenante nouvelle. Depuis cela Seigneur, il a eſté impoſſible à Hermogene de voir Cleodore : nous avons pourtant sçeu par un Sacrificateur, que depuis qu’elle eſt en ce lieu là, elle ne s’eſt informée de rien des choſes du monde : excepté qu’elle a demandé quelqueſfois ſi on ne sçavoit point en quel lieu de la Terre Beleſis vivoit, ou en quel lieu de la Terre il eſtoit mort ? Mais comme perſonne n’avoit jamais pû deſcouvrir ce qu’il eſtoit devenu, elle n’en fut pas mieux informée : on nous aſſura pourtant, qu’elle avoit eu quelque joye de sçavoir qu’il n’eſtoit pas retourné en ſon Pais : y ayant aparence de croire, qu’elle aimoit mieux ſe l’imaginer miſerable, que de sçavoir qu’il fuſt heureux. Cependant à cela prés, elle vit avec autant d’exactitude, que la plus ancienne des Vierges du Temple : quoy qu’elle ait encore ſix mois auparavant que d’eſtre obligée à faire les derniers vœux. Voila donc Seigneur, quelle a eſté l’avanture de Beleſis & d’Hermogene : n’ayant plus rien à vous en dire, ſi ce n’eſt qu’Hermogene depuis que Cleodore eut pris cette reſolution, penſa cent & cent fois mourir de douleur : mais inſenſiblement venant à conſiderer qu’il eſtoit en quelque façon cauſe de ſa retraite, & de la perte de ſon Amy, la raiſon a repris ſa place dans ſon cœur ; ſa paſſion a eſté moins forte ; & je luy ay veû ſouhaiter à diverſes fois, de pouvoir reſſuſciter Beleſis ; que nous croiyons mort en quelque Pais inconnu. C’eſt pourquoy je ne puis aſſez m’eſtonner qu’il ait pû quereller Beleſis en le rencontrant : & il faut ſans doute que la veuë du Portrait de Cleodore, que Beleſis luy avoit pris autrefois, ait ſurpris ſa raiſon comme ces yeux : & que ce que Beleſis luy a dit d’abord, l’ait obligé à agir comme il a fait : eſtant bien aſſuré qu’il a touſjours conſervé beaucoup d’amitié pour luy, principalement depuis que le temps à diminué la paſſion qu’il avoit pour Cleodore.

Alcenor ayant ceſſé de parler, Cyrus luy teſmoigna la ſatiſfaction qu’il avoit de ſon recit : Panthée, Araminte, Abradate, & Mazare, le remercierent auſſi : en ſuitte dequoy, examinant la choſe, ils ne trouverent pas grande difficulté à accommoder ces deux Amis ennemis. Car puis qu’Hermogene avoit pû ſe reſoudre à vivre ſans Cleodore, & que ſa paſſion eſtoit diminuée pour elle, c’eſtoit ſans doute à luy à la ceder à Beleſis : de qui l’amour eſtoit plus toſt augmentée que diminuée. Ils penſerent auſſi que quant au Portrait, il eſtoit encore juſte qu’il demeuraſt à celuy à qui Cleodore l’avoit donné : faiſant pourtant deſſein, ſi Hermogene ne pouvoit pas tout à fait conſentir de renoncer à Cleodore, d’ordonner que l’on feroit sçavoir à cette belle Perſonne que Beleſis vivoit & l’aimoit toujours, & qu’Hermogene l’aimoit auſſi : & qu’apres cela, ſoit qu’elle vouluſt demeurer au lieu où elle eſtoit, ou choiſir quelqu’un d’eux pour ſon Mary, ils y conformeroient leur volonté, & demeureroient Amis. Mais ce qu’il y eut de rare, fut qu’Alcenor ayant eſté envoyé vers Beleſis, pour luy aprendre que Cleodore n’avoit point eſpouſé Hermogene, afin de le preparer à cet accommodement : il le trouva en converſation aveque luy : ayant tous deux prié leurs Gardes de les laiſſer parler enſemble. De ſorte que Beleſis en aprenant d’Hermogene qu’il n’avoit point eſpouſé Cleodore, avoit de telle ſorte perdu l’animoſité qu’il avoit contre luy ; qu’il luy avoit dit cent choſes pleines de tendreſſe : luy racontant en peu de mots, la malheureuſe vie qu’il avoit menée. Si bien qu’Hermogene eſtant ſenſiblement touché, de sçavoir les maux qu’il luy avoit cauſez ; avoit pris la reſolution d’achever de ſe vaincre luy meſme : en contentant qu’il fiſt ce qu’il pourroit pour faire ſortir Cleodore du lieu qu’elle avoit choiſi pour ſa retraitte : ſi bien qu’Hermogene n’eut pas beſoin de s’aquitter de ſa commiſſion. Comme il eſtoit leur Amy commun, il les embraſſa avec une joye extrême : & les mena dans la Chambre de Panthée, plus pour remercier la Compagnie de la patience qu’elle avoit euë d’eſcouter leurs avantures, que pour eſtre mis d’accord, puis qu’ils s’eſtoient accordez eux meſmes. Neantmoins Cyrus ne laiſſa pas de vouloir qu’ils promiſſent à la Reine de la Suſiane de vivre touſjours bien enſemble, ce qu’ils firent de bonne grace : en ſuitte dequoy s’eſtant entretenus quelque temps, Cyrus & Mazare accompagnez de Beleſis & de tous ceux qui les avoient ſuivis, s’en retournerent au Camp. En y allant Chriſante preſenta à Cyrus un homme qu’il croyoit eſtre un Eſpion, & que l’on avoit trouvé charge d’une Lettre pour la Princeſſe Araminte : cét homme ſoutenant pourtant conſtamment qu’il n’eſtoit point envoyé pour sçavoir des nouvelles de l’Armée, mais ſeulement de celles de la Princeſſe de Pont. Cyrus prenant cette Lettre ſans l’ouvrir, luy demanda de la part de qui il eſtoit envoyé ? Mais il reſpondit qu’il ne le pouvoit dire : que tout ce qu’il sçavoit eſtoit qu’un homme qu’il ne connoiſſoit point, l’avoit abordé dans Heraclée d’ou il eſtoit, & d’où il paroiſſoit eſtre en effet par ſon langage : que cét homme l’ayant tiré à part, luy avoit offert une grande recompence, s’il vouloit ſe hazarder de porter une Lettre à la Princeſſe Araminte : & plus grande encore, s’il pouvoit luy en raporter reſponce. Qu’en ſuitte ayant conté peu prés le temps qu’il devoit tarder à ſon voyage, ce meſme homme l’avoit aſſuré que huit jours durant vers le temps qu’il pouvoit revenir, il ſe trouveroit tous les matins au Soleil levant, à un temple qu’il luy avoit marqué, pour aprendre le ſuccés de ſon voyage. Cyrus connoiſſant par l’ingenuité de celuy qui parloit, qu’il ne mentoit pas, ſe contenta de le donner en garde à un des ſiens : & pour teſmoigner à la Princeſſe Araminte le reſpect qu’il luy vouloit rendre, il luy envoya la Lettre qui s’adreſſoit à elle ſans l’ouvrir : commandant toutefois à Chriſante, qui eut ordre de la porter, d’obſerver un peu le viſage de cette Princeſſe, lors qu’elle la liroit. Et en effet, Chriſante obeïſſant ponctuellement à Cyrus, fut trouver la Princeſſe Araminte, & luy rendre cette Lettre : mais à peine eut elle jetté les yeux deſſus, qu’elle la reconnut pour eſtre de Spitridate : de ſorte que l’ouvrant avec toute la precipitation d’une Perſonne qui. mouroit d’envie de sçavoit où eſtoit ce Prince, elle y leût ces paroles.


LE MALHEUREUX SPITRIDATE A LA PRINCESSE ARAMINTE.

Quelque violente que ſoit la douleur que je ſouffre, je vous declare en commençant cette Lettre, que je n’ay pourtant deſſein de me pleindre de vous, qu’avec tout le reſpect que je vous ay touſjours rendu : & que ſi dans la ſuitte de mon diſcours, il m’eſchape quelque parole un peu dure, elle m’eſchapera malgré moy. Apres cela Madame, je ne m’amuſeray point à vous faire sçavoir les avantures d’un homme qui n’a plus de part en voſtre affection : & je vous aprendray ſeulement, que dans la priſon où le Roy mon Pere me retient pour l’amour de vous, on n’a pû inventer de plus cruel ſuplice, que de me faire redire tous les jours, que vous avez vaincu le vainqueur de la plus grande partie de l’Aſie : & ſi je l’oſe dire ſans vous offencer que voſtre cœur eſt la plus illuſtre de ſes conqueſtes, & meſme la plus apurée, lugez s’il vous plaiſt Madame, combien cette Priſon m’eſt rude & inſuportable : cependant quoy que j’aye entendu parler devant que d’eſtre en priſon, de la defference que Cyrus a pour vous, & de la complaiſance que vous avez pour luy : & que depuis que j’y ſuis, on m’en ait raconté cent particularitez : je ne puis touteſfois me reſoudre à la mort, ſans avoir sçeu par vous meſme que vous avez, changé de ſentimens. Je dois ce me ſemble ce reſpect à tant d’aſſurances de fidelité que vous m’avez fait l’honneur de me donner, de ne vous condamner pas tout à fait ſans vous entendre : ce n’eſt pas que mon cœur ne vous croye infidelle, malgré toute la reſiſtance que j’y aporte. Mais ce qui m’embarraſſe un peu Madame, eſt que sçachant que je reſſemble à Cyrus, je ne sçay comment vous le pouvez regarder, ſans vous ſouvenir du malheureux Spitridate : & je ne sçay encore comment vous pouvez vous en ſouvenir, ſans rapeller dans voſtre memoire la reſpectueuſe paſſion que j’ay euë pour vous, & tout ce qu’elle m’a fait faire. Il eſt vray que la reſſemblance de Cyrus & de moy, n’eſt pas en noſtre fortune comme aux traits du viſage : car il eſt heureux, & je ſuis miſerable ; il eſt aupres de vous, & je ſuis abſent ; il eſt vainqueur de tous ſes Ennemis, & je ſuis captif ; il eſt Maiſtre de la plus grande partie de l’Aſie, & je n’ay pas ſeulement pouvoir ſur moy meſme. Mais apres tout, Madame, ce Prince a plus fait pour ſa propre gloire que pour vous : où au contraire, j’ay renoncé à la mienne, ſeulement pour voſtre ſervice : j’ ay quitté des Couronnes ; j’ay ſouffert l’exil & de la priſon : & pour dire tout en peu de paroles, j’ay fait tout ce que j’ay pû, & par conſequent tout ce que je devois. Eh pluſt aux Dieux Madame, que vous puſſiez en dire autant aveque verité ! cependant comme je n’ay jamais eu deſſein de vivre que pour vous, & que je ne dois plus prendre de part a la vie, ſi vous ne vivez plus pour moy ; ayez s’il vous plaiſt la generoſité de m’eſcrire que vous voulez, que je mettre : afin que j’aye me meſme la gloire de vous obeïr en mourant.

SPITRIDATE.


Tant que la lecture de cette Lettre dura, la Princeſſe Araminte changea vint fois de couleur : de ſorte que comme Chriſante l’obſervoit ſoigneuſement, il ne doutoit point du tout que ce ne fuſt une Lettre d’importance, ſans en imaginer pourtant la verité. Mais durant qu’il cherchoit à la deviner, la Princeſſe de Pont apella ſa chere Heſionide, pour luy monſtrer cette Lettre : ne pouvant aſſez s’eſtonner de ce qu’elle contenoit : & ne sçachant ſi elle la devoit faire voir à Cyrus, parce que ſa modeſtie en faiſoit quelque ſcrupule. Mais Heſionide ayant conſideré la choſe, elle luy repreſenta, que ce Prince luy ayant envoyé cette Lettre ſans l’ouvrir, meritoit qu’elle ſe confiaſt en luy, & principalement en cette occaſion. De plus, cette Princeſſe sçachant bien qu’il n’y avoit aucune verité à tout ce que luy diſoit Spitridate, & que Cyrus eſtoit auſſi conſtant pour Mandane, qu’elle l’eſtoit pour le Prince de Bithinie ; elle prit en effet la reſolution de la luy faire voir : de peur qu’il ne s’en imaginaſt quelque choſe d’autre nature, & qu’il ne luy fuſt pas permis de renvoyer celuy qui la luy avoit aportée, & qu’elle avoit grande envie d’entretenir, de ſorte que ſans perdre temps, elle eſcrivit ce Billet à Cyrus.


ARAMINTE A CYRUS.

Il faut du moins que ma confiance égalle voſtre civilité : & que comme vous n’avez pas voulu voir une Lettre que ſelon les loix de la guerre vous pouviez ouvrir, ſans choquer la bien-ſeance : je vous en monſtre une que je devrois vous cacher, ſi vous n’eſtiez, pas auſſi diſcret que genereux. Vous pourrez juger apres l’avoir leuë, que la Fortune eſt bien ingenieuſe à me perſecuter : puis que meſme ſans que vous y contribuyez rien, vous augmentée, mes deſplaiſirs. Je vous ſuplie touteſfois, de pardonner au malheureux Spitridate, le crime qu’il commet en vous en ſuppoſant un : & de m’aider à pleindre ſes malheurs, & à ſoulager les miens. Vous le pouvez ſi vous voulez me renvoyer ſa Lettre que je vous envoye, par celuy qui l’a aportée, afin que je sçache un peu mieux, en quel eſtat eſt ce malheureux Prince.

ARAMINTE.


Cett e Princeſſe n’eut pas pluſtoſt achevé d’eſcrire, que fermant la Lettre de Spitridate & la ſienne, elle les donna toutes deux à Chriſante : qui s’en retourna trouver ſon Maiſtre ; apres avoir reçeu autant de civilité de cette Princeſſe, que le trouble où elle eſtoit luy pouvoit permettre d’en avoir. Apres quoy, elle ſe mit à exagerer ſes infortunes, & à les repaſſer l’une apres l’autre, depuis le premier jour que Spitridate l’avoit aimée, juſques au moment où elle ſe ſepara de luy, & juſques à celuy où elle parloit. Cependant Cyrus qui ne cherchoit qu’à l’obliger, ne manqua pas auſſi toſt qu’il eut leû ſon Billet, de luy renvoyer la Lettre de Spitridate, par celuy qui l’avoit aportée ; & de luy reſpondre en ces termes.


CYRUS A LA PRINCESSE ARAMINTE.

Comme les loix de la guerre ne doivent jamais faire contrevenir à celles du reſpect que l’on doit aux Perſonnes de voſtre condition & de voſtre vertu, je n’ay ſans doute ſait que ce que j’eſtois obligé de faire : mais pour vous, Madame, vous avez eſté beaucoup au de la de ce que vous deviez. Cependant tout ce que je vous puis dire, pour reconnoiſtre la confiance que vous avez en ma diſcretion, eſt de vous aſſurer que le Prince Spitridate ne s’eſt trompé qu’au nom, lors qu’il vous a parlé de l’affection que voſtre rare merite a fait naiſtre dans mon cœur : eſtant certain que l’amitié que j’ay pour vous eſt auſſi parfaite, que ſon amour eſt confiance. Je m’aſſure Madame, que vous ne vous offencerez pas de ce que je dis, & que vous voudrez bien que je vous conjure de travailler a faire que Spitridate, de qui la vertu me ravit, me veüille regarder comme ſon Amy que je veux eſtre, & que je ſuis deſja : afin qu’en me juſtifiant, vous vous juſtifiyez auſſi. Mais en attendant que cela ſoit, je vous promets que malgré la haine qu’il me porte ſans doute, je ne laiſſeray pas de ſonger a luy redonner la liberté, auſſi toſt que les Dieux m’auront donné la joye d’avoir delivré la Princeſſe Mandane.

CYRUS.


Cette Lettre ayant donc eſté donnée à celuy qui avoit aporté celle de Spitridate, il fut conduit à cette Princeſſe : qui croyoit devoir eſtre bien eſclaircie par luy, de la fortune de ce Prince : Mais elle fut extraordinairement ſurpriſe, lors qu’elle vit qu’il ne sçavoit pas ſeulement que Spitridate fuſt priſonnier. Il luy dit bien qu’il y avoit environ un mois que l’on avoit amené de nuit des priſonniers à Heraclée, que l’on y gardoit tres exactement : mais que l’on ne diſoit point qui ils eſtoient. En ſuitte elle luy demanda ce que l’on diſoit de Spitridate ? & il luy reſpondit qu’on ne sçavoit ce qu’il eſtoit devenu : & que tout le Peuple le re grettoit fort, & en Pont, & en Bithinie. Apres cela, elle s’informa encore d’Arbiane & d’Ariſthée, qu’il luy dit eſtre en ſanté : de ſorte que ne pouvant tirer autre eſclairciſſement de luy, elle prit la reſolution non ſeulement de le renvoyer avec une Lettre, mais encore d’envoyer aveque luy un de ſes Eſclaves : afin de parler à celuy à qui cét homme devoit donner ſa reſponce dans un Temple d’Heraclée. De ſorte que ſans perdre temps, Araminte eſcrivit à Spitridate : & choiſit l’Eſclave qu’elle vouloit envoyer, recompenſant magnifiquement celuy qui luy avoit aporté la Lettre de Spitridate : car encore qu’elle fuſt captive, la generoſité de Cyrus, ne laiſſoit pas de la mettre en eſtat de pouvoir faire des preſens.

Cependant le Traitté qui ſe devoit faire pour la liberté de cette Princeſſe, & pour celle du Prince Artamas, alla ſi lentement, parce que Creſus le vouloit ainſi ; qu’il n’y avoit pas encore un article reſolu le jour auparavant que la Tréve deuſt finir : Cyrus n’avoit pas pluſtoſt accordé une choſe, que Creſus y faiſoit naiſtre une nouvelle difficulté : & le deſſein caché qu’il avoit de gagner temps, parut ſi clairement, qu’encore qu’il s’agiſt de la liberté du Prince Artamas, le Roy de Phrigie fut le premier à dire à Cyrus qu’il ne faloit plus s’amuſer à traitter avec un Prince qui ne traittoit pas ſincerement : & d’autant plus que l’on sçeut qu’il avoit une grande joye dans l’Armée de Creſus, pour l’arrivée d’un renfort de Troupes Egiptiennes, que l’on diſoit eſtre conduites par un Prince extrémement brave De ſorte que voyant que cette Tréve ne ſervoit qu’à faire durer la guerre plus long temps, il fut reſolu qu’on ne la prolongeroit plus, quelque demande qu’en fiſſent les Ennemis. Cyrus ne voulut toutefois pas qu’on la rompiſt, que le temps qu’elle devoit durer ne fuſt entierement expiré : mais auſſi ne le fut il pas pluſtoſt, & les negociateurs de part & d’autre ne ſe furent pluſtoſt retirez, que Cyrus fit recommencer la guerre : & commença de faire filer toutes ſes Troupes, pour leur faire paſſer la Riviere d’Helle, au paſſage que tenoit le Frere d’Andramite : Et comme il y avoit en ce lieu là, un Grand & magnifique Chaſteau, auſſi toſt que l’Armée eut paſſé la Riviere, & que l’Avantgarde de Cyrus eut pouſſé les Coureurs de celle de Creſus, juſques à une demy journée de Sardis ; Cyrus fit amener la Reine de la Suſiane, la Princeſſe Araminte, & toutes les autres Dames priſonnieres dans ce Chaſteau, afin qu’Abradate ne fuſt pas obligé de repaſſer la Riviere, quand il voudroit aller voit Panthée. Cependant ce grand & merveilleux eſprit : qui eſtoit capable de tant de choſes à la fois, au milieu de tomes ſes ſouffrances amoureuſes, ne laiſſoit pas d’avoir toute la vigilance d’un jeune ambitieux, & toute la prudence d’un vieux Capitaine. Il sçavoit non ſeulement combien il avoit de Troupes ; de munitions, & de Machines : mais il sçavoit encore preciſément, quelles eſtoient les Troupes à qui il ſe devoit confier en une expedition dangereuſe ; il sçavoit la capacité des Capitaines ; & juſques où pouvoit aller la valeur de leurs Soldats : de ſorte que lors qu’il rangeoit ſon Armée, on eſtoit aſſuré que chacun eſtoit à la place qu’il devoit le mieux occuper. Mais durant qu’il ſongeoit à donner ordre à toutes choſes, tout le monde murmuroit fort dans l’Armée de Cyrus, de sçavoir qu’Araſpe eſtoit dans celle des Ennemis : on sçeut meſme un jour que les Rois de Phrigie, & d’Hircanie, Tigrane, Mazare, & beaucoup d’autres, eſtoient aupres de Cyrus, qu’Araſpe ſe meſloit de donner des conſeils à Creſus, pour ranger ſes Troupes le jour de la Bataille : car comme on eut amené à Cyrus des Priſonniers que l’on avoit faits, & qu’il leur eut demandé quel ordre ils croyoient que Creſus tiendroit à ranger ſon Armée ? ils reſpondirent qu’ils avoient oüy dire qu’on ſuivroit le conſeil d’un Mede, qui s’eſtoit jetté dans leur Party : & qui vouloir que l’on changeaſt l’ordre qu’ils avoient accouſtumé detenir. A peine ces Priſonniers eurent ils dit cela, que tout le monde connut bien que celuy qu’ils diſoient eſtoit Araſpe : mais ils furent extrémement ſurpris, de voir que Cyrus au lieu de s’emporter contre luy, ſe contenta de dire en ſous-riant, qu’il euſt bien voulu tenir ce Mede en ſa puiſſance. Mais à peine avoit il dit cela, que ſans y faire une plus grande reflection il tint conſeil de guerre, ſur toutes les choſes qui pouvoient tomber en conteſtation. Il n’y en avoit pourtant gueres aux lieux où eſtoit Cyrus : car il apuyoit touſjours ſes advis de ſi puiſſantes raiſons, que rien ne s’y pouvoit oppoſer : de ſorte que les Rois d’Aſſirie, de Phrigie, d’Hircanie, & de la Suſiane, auſſi bien que Mazare, Tigrane, Perſode, Phraarte, Gobrias, Gadate, Anaxaris, & tous les autres qui en eſtoient, s’eſtant remis abſolument à fa conduite, il commença de ſonger à toutes les choſes neceſſaires, & pour la marche de ſes Troupes, & pour le jour de la Bataille. Pour cét effet, il fit venir preſques tous les Officiers de ſon Armée, & leur donna à chacun un ordre ſi particulier de ce qu’ils avoient à faire, qu’ils n’avoient ſimplement qu’à obeïr, pour ſe bien aquitter de leur charge. C’eſt à vous, dit il aux Capitaines, à enfermer touſjours les moins bons de vos Soldats entre les meilleurs : afin que la valeur de ceux qui ſont devant, donne exemple de bien faire à ceux du milieu : & que le courage de ceux qui ſont derriere, empeſche les autres de fuir. En ſuitte il commanda encore aux Capitaines que quelque confiance qu’ils euſſent en leurs Soldats, ils ne laiſſaſſent pas de les exhorter à faire leur devoir : & qu’ils ne manquaſſent pas non plus de chaſtier les laſches : leur diſant que le moyen de rendre les Soldats invincibles, eſtoitde faire en ſorte qu’ils craigniſſent autant leurs Capitaines que leurs Ennemis. En ſuitte il donna tous les ordres neceſſaires pour faire marcher les machines, & meſme pour le Bagage, auſſi bien que pour les Chariots de guerre : il deſtina des Troupes pour eſtre aupres des uns & aupres des autres : il ſongea meſme à faire que perſonne ne ſe pleigniſt du lieu qu’il occuperoit : il pend auſſi à donner les ordres aux Archers qui devoient eſtre montez ſur des Chameaux : Si aſſignant preciſément le rang de tous ceux qui compoſoient cette grande Armée, il parut qu’il avoit l’eſprit d’une ſi merveilleuſe eſtenduë, qu’il euſt pû gouverner tout l’Univers avec plus de facilité, que les autres ne gouverneur une petite Famille. Mais une des choſes qu’il recommanda le plus à tous les Chefs, fut de ſe tenir auſſi preſts à combatre, quand meſme ils ſeroient à l’arriere Garde, que s’ils eſtoient au front de la Bataille. Toutes choſes eſtant donc diſpoſées de cette ſorte, & ayant reſolu de marcher le lendemain, Cyrus fut le ſoir prendre congé des Princeſſes, accompagné de la plus part des perſonnes de qualité de cette Armée : mais entre les autres, de ceux qui avoient quelque attachement particulier en ce lieu là : comme Phraarte, Andramite, & Ligdamis : qui ayant sçeu que Creſus avoit voulu faire ſurprendre le Chaſteau d’Hermes, & que ſon Pere qui en eſtoit Gouverneur s’eſtoit veû contraint de ce declarer, ne fit plus de difficulté de combatre pour Cyrus, principalement voyant tant d’autres Lydiens dans ſon Armée. Comme Cyrus eſtoit tres civil, il dit à toutes ces Dames en general, qu’il feroit ce qu’il pourroit pour faire qu’elles ne fuſſent pas obligées de reſpandre des larmes, apres la victoire qu’il eſperoit obtenir : aſſurant la Princeſſe Araminte en ſon particulier, de ne manquer jamais à rien de ce qu’il luy avoit promis. Cyrus avoit ce ſoir là tant de joye ſur le viſage, qu’il eſtoit aiſé de tirer un heureux preſage pour la Bataille qu’il devoit donner : auſſi Panthée luy dit elle qu’elle en eſperoit bien : s’imaginant qu’il sçavoit ſans doute que ſes Ennemis n’eſtoient pas ſi forts qu’on les diſoit. Au contraire Madame, luy dit il, j’ay sçeu qu’il leur eſt venu d’Egipte un Prince extrémement brave : que le Prince de Myſie eſt auſſi arrivé à Sardis, & qu’un vaillant Capitaine d’Ionie nommé Arinaſpe, eſt auſſi venu avec des Troupes au ſecours de Creſus : mais puis que le vaillant Abradate, pourſuivit il, eſt pour nous, & que noſtre cauſe eſt la plus juſte, je ne laiſſe pas d’eſperer la victoire. Au moins, adjouſtat il, ay-je cette conſolation, de pouvoir eſperer de vaincre bientoſt ou de mourir : apres cela ce Prince prit congé d’elle, & de toutes les autres Dames : n’y en ayant pas une qui n’euſt un ſujet particulier de ſe loüer de ſa civilité, & qui ne fiſt des vœux pour ſa conſervation. Phraarte n’en pût pas autant obtenir de la Princeſſe Araminte : qui dans les ſentimens de douleur où elle eſtoit, & pour la priſon de Spitridate, & pour la Bataille qu’on alloit donner, le regarda partir preſques ſans sçavoir ſi c’eſtoit luy. Pour Ligdamis, il reçeut de ſa chere Cleonice, toutes les marques de tendreſſe qu’il en pouvoit deſirer : mais pour Andramite, il ne pût voir en Doraliſe que de la civilité : encore ne s’eſtimoit il pas tout à fait malheureux, d’en avoir eſté regardé ſans froideur.

Cependant Abradate fit ſes Adieux à part, & ne les fit que le lendemain au matin : mais comme il eſtoit preſt de prendre les Armes qu’il avoit accouſtumé de porter, Panthée luy en envoya de magnifiques, qu’elle luy avoit fait faire ſecrettement à la Ville où elle eſtoit lors qu’il l’eſtoit allée trouver, & où elle avoit fait mettre tontes ſes Pierreries. Le Caſque qu’on luy aporta, eſtoit tout eſtincelant de Diamants, avec un Pannache de couleur de Pourpre : la Cotte d’Armes eſtoit auſſi tres magnifique, & de meſme couleur que le Pannache : de ſorte qu’Abradate s’eſtonnant de voir des armes ſi ſuperbes, commença le remerciment qu’il en fit à ſa chere Panthée, par des pleintes qu’il luy fit, de ce qu’elle avoit employé ſes Pierreries à le parer en un jour de guerre : qui euſſent eſté plus neceſſaires à la parer elle meſme, en quelque Feſte de reſjouïſſance apres ſa victoire. J’ay une ſi grande opinion de voſtre valeur, luy reſpondit elle, & nous douons tant à l’illuſtre Cyrus, que j’ay creû qu’il eſtoit à propos que vous euſſiez des armes fort remarquables : afin que les belles choſes que vous ferez le jour de la Bataille, puiſſent plus aiſément eſtre remarquées par ce Prince. Mais quelque grandeur de courage qu’il y euſt en ces paroles, Panthée ne les prononça pourtant qu’en pleurant : il eſt vray qu’elle aporta ſoin à cacher ſes larmes, de peur qu’Abradate ne les priſt à mauvais augure : il eſt vray auſſi, que ce Prince fit ſemblant de ne les voir pas, de peur de l’attendrir trop, & de s’attendrir luy meſme. Il ſe contentâ donc de luy renouveller en peu de paroles, les aſſurances d’une affection inviolable, & d’une paſſion eternelle : apres quoy il luy promit de l’aquiter envers Cyrus de tout ce qu’elle luy devoit : de ſorte que s’engageant inſenſiblement à parler de ce Prince, ils en firent un grand Eloge, en ſe reuſſouvenant comment il les avoit traitez ; Panthée faiſant durer cette converſation avec adreſſe, afin de differer ce cruel, adieu, & de voir plus long temps ſon cher Abradate, qui n’avoit jamais eſté plus beau ny de ſi bonne mine, qu’il eſtoit avec ces magnifiques Armes. Mais enfin ce Prince voyant qu’il eſtoit temps de partir, embraſſa ſa chere Panthée : & la quittant ſans pouvoir prononcer le mot d’adieu, il traverſa une Antichambre, & alla pour monter dans un ſuperbe & magnifique Chariot de guerre, qui l’attendoit devant le Perron de ce Chaſteau. Panthée le ſuivant, accompagnée de toutes les Dames priſonnieres. Mais comme il vint à ſe retourner, & qu’il la vit avec une douleur ſur le viſage qui n’avoit pourtant rien que de Grand & d Heroïque : il retourna encore une fois vers elle : & la prenant par la main, qu’il luy baiſa, en voulant l’obliger de rentrer ; veüillent les Dieux, s’eſcria t’il, que je puiſſe faire voir que je ne ſuis pas indigne d’eſtre Mary de Panthée, & Amy de l’illuſtre Cyrus : apres quoy la quittant, il ſe jetta avec precipitation dans le Chariot qui l’attendoit, la conjurant encore une fois, apres qu’il y fut, de ſe retirer. Elle ne le fit pourtant pas : au contraire, elle le ſuivit des yeux autant qu’elle pût : & il la regarda auſſi le plus longtemps qu’il luy fut poſſible. Mais comme ſi la conſtance de Panthée luy euſt eſté inſpirée par la veuë d’Abradate, dés qu’elle ne le vit plus, elle s’eſvanoüit : & ſes Femmes furent contraintes de la porter ſur ſon lict. Cependant jamais on n’a rien veû de ſi magnifique, que l’eſtoit cette grande Armée : car non ſeulement Cyrus, le Roy d’Aſſirie, Mazare, & tous les autres Princes eſtoient ſuperbement armez ; mais encore tous les Capitaines : & il n’y avoit pas meſme un ſimple Soldat, qui du moins n’euſt rendu ſes Armes claires & luiſantes, s’il ne les avoit pû avoir belles & riches : de ſorte que le Soleil eſtant ce jour là ſans aucun nuage, fit voir en la marche de cette Armée, le plus bel objet qui ſoit jamais tombe ſous les yeux. Toute la Cavalerie avoit des Caſques d’Airain bruny, auſſi bien que le reſte des Armes, des Pennaches blancs ; des Cottes d’armes incarnattes ; & des Javelots à la main garnis de cuivre doré, ou d’orfevrerie. Pour Cyrus, ſes Armes eſtoient ces meſmes Armes d’or qu’il avoit portées a la Bataille qu’il avoit gagnée contre le Roy d’Aſſirie : luy ſemblant que puis qu’elles luy avoient eſté ſi heureuſes : il devoit encore s’en ſervir en une occaſion qui n’eſtoit pas moins dangereuſe, & qui ne luy eſtoit pas moins importante. Le cheval qu’il monta avoit auſſi eu l’honneur de luy ſervir à pluſieurs de ſes victoires, & particulierement à celle là : de ſorte que le Roy d’Aſſirie reconnoiſſant ces Armes, qui eſtoient fort remarquables, en ſoupira : & ne pût s’empeſcher d’en dire quelque choſe à Cyrus. Veüillent les Dieux du moins, luy dit il, que ces Armes que vous portez, vous ſoient auſſi heureuſes contre Creſus, & contre le Roy de Pont, qu’elles vous le furent contre moy : eh veüllent ces meſmes Dieux, que je me ſerve mieux de celles que j’ay aujourd’huy, que je ne fis de celles que j’avois alors. Vous fiſtes de ſi belles choſes, reprit modeſtement Cyrus, que ſi la Fortune n’euſt eſté voſtre Ennemie, Ciaxare ne vous euſt pas vaincu : c’eſt pourquoy l’eſpere plus aujourd’huy en voſtre valeur qu’en la mienne. Comme ils en eſtoient la, Mazare s’eſtant joint à eux, auſſi bien que Tigrane, Phraarte, Anaxaris, Gobrias, Gadate, & tous les volontaires ; il commanda que toute l’Armée commençaſt de marcher : & il marcha en effet luy meſme à la teſte de ſon Avant-garde, avec le Roy d’Aſſirie, auquel il donna la droite, & auquel il offrit meſme le commandement : Hidaſpe commandant le corps de la Bataille où eſtoient tous les Homotimes : le Roy de Phrigie & le Roy d’Aſſirie l’Arriere-garde : & Abradate tous les Chariots de guerre, qui faiſoient un corps ſeparé avec les Tours & les Machines pendant cette marche. Cyrus commençant donc d’avancer, apres avoir envoyé long temps auparavant des Coureurs pour aprendre des nouvelles des Ennemis, donna le branle à tout ce grand corps d’Armée, qui ſembloit n’avoit qu’un eſprit qui la conduiſiſt & qui animaſt toutes ſes parties, tant il ſe remüoit avec ordre. Creſus de ſon coſté, auſſi bien que le Roy de Pont, ſe preparoit à un combat general, n’oublioit rien de tout ce qui pouvoit luy faire obtenir la victoire : il eſt vray qu’il y avoit une notable difference, entre ces deux Armées : car ſi l’eſperance eſtoit dans celle de Cyrus, la terreur eſtoit dans celle du Roy de Lydie. Ce n’eſt pas qu’elle ne fuſt beaucoup plus nombreuſe que l’autre ; à cauſe de ce grand nombre d’Egiptiens qui y eſtoient venus, & du ſecours que le Prince de Miſie, & Arinaſpe y avoient amené. Mais le Nom de Cyrus eſtoit ſi redoutable par tout, que dés que l’on sçeut au Camp de Creſus que ce Prince avoit paſſé la Riviere d’Helle, l’eſpouvante ſe mit dans le cœur de la plus part des Soldats : & la nuit ſuivante les Gardes avancées de Creſus, ne ceſſerent de donner de fauſſes allarmes : car la crainte qu’ils avoient, leur faiſoit croire qu’ils voyoient ce qu’ils ne voyoient point du tout : de ſorte qu’il falloit que toutes les Troupes de Creſus paſſaſſent la nuit ſous les armes. Creſus craignant donc que cette eſpouvante ne devinſt à la fin une de ces terreurs paniques qui ont quelqueſfois détruit ſans combatre les plus grandes Armées du monde, ſe reſolut de teſmoigner de la hardieſſe, afin d’en donner aux autres, & d’aller au devant de Cyrus : ſi bien que décampant dés le lendemain, il s’avança un peu au delà de Thybarra, en meſme temps que Cyrus venoit à luy : de ſorte que ces deux Armées camperent le ſoir à cinquante ſtades l’une de l’autre. Comme Cyrus ne vouloit pas eſtre ſur pris, il paſſa toute cette nuit là ſans dormir : & comme le Roy d’Aſſirie & Mazare vouloient du moins faire tout ce qu’ils pouvoient, ils furent teſmoins des ſoins qu’il avoit de pourvoir à toutes choſes, & veillerent auſſi bien que luy. Il fit viſiter les Chariots de guerre, qu’il avoit ſait armer de Faux à l’entour des eſſieux, pour voir ſi durant la marche du jour precedent, il ne s’y ſeroit rien gaſté : & il n’oublia rien enfin de tout ce qu’il creut luy pouvoir ſervir à vaincre. Cependant ces trois illuſtres Rivaux paſſerent le reſte de la nuit dans une meſme Tente, avec des ſentiments bien differents, quoy que Mandane fuſt l’objet de toutes leurs penſées : car Cyrus dans la certitude d’eſtre aimé, malgré toutes les menaces des Dieux, avoit quelques momens agreables au milieu de ſes ſouffrances : où au contraire le Roy d’Aſſirie, malgré le favorable Oracle qu’il avoit reçeu à Babilone, sçachant qu’il n’eſtoit point aimé, & que Cyrus l’eſtoit, avoit des momens de fureur, dont il avoit peine à eſtre le Maiſtre : pour Mazare, quoy que ſes ſentimens fuſſent moins violens, ſa douleur eſtoit pourtant tres ſenſible : car enfin quand il venoit à penſer, qu’il s’eſtoit impoſé à luy meſme, la neceſſité de ne pretendre plus qu’à l’amitié de Mandane, il ne sçavoit pas s’il pourroit demeurer dans les bornes qu’il s’eſtoit preſcrites. D’autre part, le Roy de Pont s’eſtimoit auſſi malheureux qu’il pouvoit l’eſtre : principalement quand il venoit à conſiderer, que meſme la victoire ne le rendroit pas heureux : puis que quand il auroit vaincu Cyrus, il n’auroit pas vaincu Mandane : à qui il n’avoit pas voulu qu’on diſt rien de la Bataille qu’on alloit donner, afin de luy eſpargner quelques inquietudes ; car on peut dire que jamais Raviſſeur n’a eſté moins violent ny plus reſpectueux que celuy là. De ſorte que Mandane & la Princeſſe Palmis, ſans sçavoir que l’on alloit combatre pour leur liberté, ſe plaignoient & ſe conſoloient enſemble. Mandane avoit pourtant eu une douleur bien ſenſible, de n’avoir pas voulu croire Mazare : car elle avoit sçeu par Cyleniſe, que ce Prince eſtoit effectivement allé trouver Cyrus. Le Prince Artamas de ſon coſté ſouffroit des peines inconcevables : non ſeulement par ſa priſon, mais par celle de la Princeſſe Palmis ; & par l’inquietude qu’il avoit de la Bataille qu’il sçavoit que l’on alloit donner. Il avoit pourtant tout brave qu’il eſtoit, quelque conſolation de n’y eſtre point, afin que la Princeſſe de Lydie ne luy pûſt pas reprocher un jour qu’il euſt combatu contre le Roy ſon Pere. Mais quelques inquietudes qu’euſſent routes ces illuſtres Perſonnes, comme Cyrus eſtoit le plus amoureux, je penſe qu’on peut dire qu’il eſtoit le plus tourmenté : du moins fut il le plus diligent à ſe mettre en eſtat de vaincre.

Car à peine l’Aurore commença t’elle de blanchir les nuës, du coſté du Soleil levant, qu’il fit eſveiller tout ſon Camp, au ſon des Trompettes, des Clairons & des Haubois, de ſorte que chacun prenant ſes Armes, & ſe rangeant ſous ſon Enſeigne, preſques en un moment toute cette grande Armée ſe trouva en eſtat d’obeïr à ſon General, qui n’ayant pas moins de pieté, que de valeur, commanda que l’on fiſt un Sacrifice, afin de demander la victoire aux Dieux : voulant meſme, que l’on ſacrifiaſt ſelon la couſtume des Perſans ſans y meſler nulle ceremonie eſtrangere. De ſorte que les Mages qui s’eſtoient preparez à faire cette ceremonie, choiſirent une eminence qui le trouva eſtre enfermée dans le Camp, pour Sacrifier à Jupiter ; au Soleil qu’ils apelloient Oroſmade ; & à Venus Uranie, qu’ils nommoient Mitra : Cyrus choiſiſſant ces trois Divinitez, afin que Jupiter luy donnaſt la force de vaincre ; que le Soleil eſclairaſt ſa victoire, & que Venus Uranie le favoriſaſt dans le deſſein qu’il avoit de delivrer la Princeſſe qu’il aimoit. Comme les Perſans ne ſacrifioient jamais qu’à Ciel ouvert ; qu’ils ne dreſſoient point d’Autels ; n’allumoient point de feu ; ne ſe ſervoient point de Muſique, ny de Couronnes de ſleurs ; la ceremonie ne fut pas longue : car les Mages ne firent autre choſe, ſinon que ſe mettant chacun une Tiare environnée de Mirte ſur la teſte, ils conduiſirent les victimes ſur l’eminence qu’ils avoient choiſie, où ils ne furent pas pluſtoſt arrivez, qu’ils invoquerent les Divinitez à qui ils ſacrifioient ; & ſuivant la couſtume de Perſe qui vouloit que l’on ne fiſt jamais de priere que pour tous les Perſes en general, excepté pour le Roy, ils demanderent à ces Divinitez, tout ce qui pouvoit eſtre glorieux à leur Nation : & par conſequent la victoire. En ſuitte ils prierent pour toute l’Armée, & pour Ciaxare ſeul en particulier : Cyrus n’ayant pas voulu qu’on le diſtinguaſt de tous les autres Perſans. Apres cela, les victimes eſtant immolées, on les eſtendit ſur des faiſſeaux de Mirte, & de Laurier, où l’on viſita les entrailles, qui ſe trouverent eſtre telles qu’il les faloit pour bien eſperer de la Victoire, & pour donner un nouveau cœur à tous les Soldats. Cependant quelque diligent que fuſt ce Prince à ſacrifier, il avoit eſté devancé par Creſus : il eſt vray que ç’avoit eſté d’une maniere bien differente, car comme luy & le Roy de Pont, auſſi bien que le Prince de Myſie, & tous les autres Chefs, avoient remarqué que leurs Soldats craignoient leurs Ennemis, & que le nom de Cyrus leur eſtoit extraordinairement redoutable, ils eurent peur eux meſmes que cette terreur ne miſt le deſordre dans leur Armée : de ſorte que comme il s’agiſſoit de donner une Bataille, qui ſembloit devoir eſtre une Bataille deciſive, ils s’aviſerent pour obliger leurs Soldats à faire leur devoir, & à joindre l’opiniaſtreté, à leur valeur ordinaire, de les y engager par un ſentiment de Religion. Pour cét effet, ils remirent en uſage un ancien Sacrifice dont on ſe ſervoit à la guerre, du temps que les Heraclides regnoient en Lydie. Ils firent donc dreſſer des Autels au milieu du Camp, où toute l’Armée ſe rangea comme en Bataille, environ à deux heures apres minuit. En ſuitte dequoy on alluma à l’entour de ces Autels douze feux, qui firent voir grand nombre de victimes, que les Sacrificateurs avoient deſja égorgées. A l’ entour de ces Autels ; de ces feux ; & de ces victimes ſanglantes, eſtoient deux cens hommes l’Eſpée nuë à la main : en ſuitte dequoy apres avoir fait jurer tous les Capitaines, de ne quitter le combat que morts ou victorieux, on apella les uns apres les autres, au milieu de ces feux, de ces Autels, de ces victimes, & de ces hommes qui avoient l’Eſpée nuë à la main, on leur fit promettre & jurer, avec des paroles terribles, & en faiſant des imprecations ſur eux, & ſur toute leur poſterité ; de ne manquer à rien de tout ce que Creſus leur commanderoit, ou leur feroit commander par leurs Capitaines. Apres cela on leur fit encore promettre en particulier, de ne fuïr point de la Bataille ; de tüer ceux de leurs compagnons qui voudroient reculer d’un pas ſeulement ; & de ſe reſoudre à la mort, pluſtoſt que de ne remporter pas la victoire. Et comme il y en eut quelques uns, qui eſpouventez d’un ſi eſtrange Sacrifice, & d’une ſi ferme reſolution, ne voulurent pas jurer ; ces hommes qui avoient l’Eſpée nuë à la main, les tuërent ; & par un exemple ſi cruel, & ſi terrible, porterent tous les autres à promettre ce qu’on leur demandoit, quoy que peut-eſtre ils n’euſſent pas tous envie de le tenir. Neantmoins comme les choſes d’aparat touchent extrémenent le cœur de la multitude, les Soldats de l’Armée de Creſus en general creurent eſtre devenus plus vaillans apres cette ceremonie, qui finit par des aſſurances que les Sacrificateurs donnerent par force, qu’ils ne voyoient que des ſignée favorables à toutes les victimes : ſi bien que l’eſperance ſuccedant à la crainte, l’Armée de Creſus commença de ne douter plus de l’heureux ſuccés de la Bataille.

Cependant le Roy de Lydie qui ne s’aſſuroit pas tant à la multitude de ſes Troupes, qu’il ne vouluſt encore ſonger à tout ce qui luy pouvoit eſtre avantageux, ſe raprocha de Thybarra : de ſorte que Cyrus fut extrémement ſurpris apres qu’il eut ſacrifié, & que le jour commença de paroiſtre, de voir que les Ennemis n’eſtoient plus où il les croyoit : jugeant bien alors qu’ils vouloient l’engager à combattre en un lieu deſavantageux pour luy. En effet ſi ce Prince n’euſt pas eſté auſſi prudent que vaillant, il ſe ſeroit expoſé à perdre toute ſon Armée inutilement, Thybarra eſtoit une Ville d’une medrocre grandeur, ſcituée ſur une agreable Coline, à cent trente ſtades de Sardis : au pied de cette Coline paſſoit une petite Riviere, qui en formant tout à l’entour un Marais aſſez eſtendu en rendoit l’abord difficile : de ſorte qu’il paroiſſoit aſſez que Creſus croyoit avoir beſoin de tout contre un Prince tell que Cyrus. Comme cét Heros eſtoit accouſtumé à chercher ſes Ennemis, & à ne les fuïr jamais, il fut ſe mettre en Bataille ſur la hauteur la moins eſloignée de Thybarra, & la plus oppoſée à celle où eſtoit Creſus ; teſmoignant avoir une ſi violente envie de combatre, qu’il eut beſoin de toute ſa prudence, pour s’oppoſer à l’ardeur de ſon courage, qui vouloit qu’il hazardaſt tout, pluſtoſt que de ne combatre point. Touteſfois venant à conſiderer que s’il perdoit la Bataille, ſa gloire recevroit une tache, & que Mandane ne ſeroit point delivrée, il examina la choie de plus prés. Il vit donc que l’Aiſle droite de Creſus, eſtoit à couvert de la ville de Thybarra, qui de ce coſté là eſtoit fortifiée naturellement par la chutte de pluſieurs Torrens, qui par la ſuitte des temps s’eſtoient faits des paſſages ſi profons, & ſi tortueux, qu’ils en rendoient l’abord tres difficile. Cyrus sçeut encore que le corps de la Bataille des Ennemis eſtoit ſi judicieuſement poſté qu’il ne l’euſt pû eſtre mieux : car enfin il eſtoit dans de petits bois, que la Nature avoit tellement retranchez, que l’Art ne l’euſt pas ſi bien fait : & pour l’Aiſle gauche, comme elle eſtoit ſur une eminence, où pour y aller il faloit paſſer pluſieurs défilez, il y auroit eu beaucoup d’imprudence d’en concevoir le deſſein : principalement l’Armée de Creſus eſtant beaucoup plus nombreuſe que celle de Cyrus. Le Roy de Lydie, avoit pourtant eſperé que Cyrus feroit ce qu’il avoit fait auprès d’Anaxate, & en Aſſirie ; & qu’ainſi ne hazardant rien, & Cyrus hazardant tout, il pourroit remporter la victoire. Mais comme la prudence conſiſte principalement à changer de ſentimens ſelon les occurrences, Cyrus qui avoit tout hazardé pour delivrer Mandane en Armenie, où il le pouvoit faire ſans choquer la raiſon, ne voulut pas faire la meſme choſe en Lydie, où il ne pouvoit ſans s’expoſer à perdre & Mandane, & la victoire. Il fit pourtant tout ce qui fut en ſon pouvoir, pour taſcher de faire quitter à Creſus le Poſte qu’il occupoit, & pour l’obliger à combatre : & l’on peut dire que tout ce que l’Art militaire enſeigne pour forcer des Ennemis à faire plus qu’ils ne veulent, fut employé inutilement en cette occaſion : de ſorte que tout ce jour là, les deux Armées furent en de continuelles eſcarmouches, ſans que Cyrus puſt jamais engager les Ennemis à un Combat general. Cependant le lieu où il eſtoit campé eſtoit extrémement incommode : car comme les Ennemis eſtoient Maiſtres de la petite Riviere qui paſſoit aupres de Thybarra, on ne sçavoit où mener boire les chevaux de ſon Armée, ny meſme où trouver du fourrage. Cyrus ſe reſolvant donc à décamper il fie deſſein de s’aller poſter aſſez prés du Pactole, où ſon Armée trouveroit abondance de tout ce qui luy manquoit au Poſte qu’elle abandonnoit, & d’où il pourroit obſerver la contenance des Ennemis, & eſtre en eſtat de pouvoir facilement les joindre, & les forcer à combatre, de quelque coſté qu’ils marchaſſent. La difficulté eſtoit de reſoudre s’il décamperoit de jour, ou de nuit ; la prudence vouloit que ce fuſt de nuit, mais le grand cœur de Cyrus n’y pouvoit conſentir, & n’y conſentit pas en effet. Il eſt vray qu’une des raiſons qui l’obligerent à ſuivre pluſtoſt en cette occaſion, les mouvemens de ſon courage, que les conſeils de la prudence ordinaire, fut qu’il eſpera que peut eſtre Creſus & le Roy de Pont, voudroient ils du moins faire ſemblant de le ſuivre, & que pofitant de cette occaſion, il tourneroit teſte & les forceroit à combattre. De ſorte qu’encore qu’il connuſt bien qu’il y avoit un danger evident, à faire ce qu’il pretendoit, & que le bon ſucces en eſtoit douteux, il ne laiſſa pas d entreprendre de ſe retirer à la veuë d’une armée beaucoup plus forte que la ſienne, & commandée par des Princes qui sçavoient admirablement la guerre : & qui par conſequent devoient vray-ſemblablement prendre la reſolution de faire en ſorte, que la retraitte de Cyrus ſe changeaſt en fuitte, & que ſa fuitte fuſt ſuivie de ſa deffaite entiere. Cependant le courage Heroïque de Cyrus l’emporta ſur toute autre conſideration : & dés que la pointe du jour luy permit de voir la route qu’il devoit prendre, le Corps de reſerve marcha ; la ſeconde ligne le ſuivit, & preceda la premiere, qui marcha immediatement apres : en ſuitte dequoy, & les Machines, & les Chariots armez de faux, marcherent à la teſte de l’Infanterie. Les ordres de Cyrus furent ſi bien executez, que cette retraitte ſe fit ſans confuſion, & ſans peril ; excepé la premiere Ligne de l’Aiſle droite où eſtoit Cyrus, parce que l’Aiſle gauche de Creſus qui luy eſtoit oppoſée, & ou eſtoient les Lydiens, & les Mariandins, eſtoit la plus dégagée, & celle qui pouvoit plus facilement venir fondre ſur ce Prince, parce qu’il y avoit moins d’obſtacles de ſon coſté que des autres : Auſſi fut-ce celle qui commença de quitter ſon Poſte pour aller charger un Prince que les Lydiens n’euſſent oſé attaquer de pied ferme, & qu’ils n’attaquoient que parce qu’il ſe retiroit. Cependant Cyrus avoit voulu que le corps de Cavalerie que commandoit Hidaſpe, fiſt ferme dans la plaine, afin que ſa ligne peuſt ſe retirer par les intervales de la Cavalerie, comme en effet elle le fit : mais les Troupes que commandoit Artabaſe ce jour là, qui faiſoient la retiraitte de toute l’Armée, auſſi bien que celles que commandoit Anaxaris, furent attaquées par les Mariandins, de qui ils ſouſtinrent l’effort avec beaucoup de courage, principalement Anaxaris, qui fit des miracles en cette occaſion. Mais quoy qu’ils peuſſent faire, les Troupes qu’ils commandoient pliererit ; Anaxaris fut bleſſé & fait priſonnier, & Artabaſe plus heureux que luy ſe dégagea d’eux, & rejoignit ceux de ſon Party. Les Ennemis voyant un commencement ſi heureux, euſſent pouſſé leur victoire plus avant, ſi Hidaſpe ne les euſt arreſtez, & ne les euſt repouſſez ſi vigoureuſement, qu’il en merita des acclamations, & des loüanges, de toutes les deux Armées qui le virent aller à la charge avec une ardeur qui faiſoit aſſez connoiſtre, qu’il eſtoit digne de l’amitié que Cyrus avoit pour luy. Hidaſpe combatant donc & pour ſa propre gloire, & pour celle de ſon Maiſtre, repouſſa les Mariandins, & les Lydiens qui les ſoutenoient, juſques à demy hauteur de la Coline dont ils eſtoient deſcendus ; mais un moment apres trois Eſcadrons les venant ſoutenir, & ces trois eſtant ſuivis de toute la Cavalerie de Creſus, qui fut commandée pour s’oppoſer à la valeur d’Hidaſpe ; il falut que les ſiens cedaſſent à la multitude, & ſe retiraſſent en confuſion, principalement parce qu’ils ſe retiroient en deſcendant. Cyrus de qui la prudence ne pouvoit eſtre trompée, & qui avoit preveû ce qu’il voyoit, avoit commandé à une partie de ſes Troupes, de ſe mettre en Bataille ſur la hauteur la plus proche, & avoit voulu que ſa Ligne s’arreſtaſt dans la plaine, afin de favoriſer en perſonne la retraitte d’Hidaſpe. Pour cét effet il avoit eſté d’Eſcadron en Eſcadron exhorter tous ceux qui les compoſoient, à ſe monſtrer dignes de l’opinion avantageuſe qu’il avoit de leur courage : & en effet il creut qu’ils feroient ce qu’ils avoient accouſtumé de faire, & qu’ils ne l’abandonneroient pas. Cependant comme il eſtoit preſt d’aller charger ceux qui forçoient les ſiens à ſe retirer avec tant de deſordre : & que l’on voyoit deſja dans ſes yeux cette fierté qui avoit accouſtumé d’inſpirer une nouvelle ardeur à ſes Soldats, & d’eſpouvanter ſes ennemis ; ces meſmes Eſcadrons qui luy avoient promis de ne le quitter point, & qui ne l’avoient jamais quitté, ſe trouverent capables de la peur qu’ils avoient accouſtumé de donner aux autres : ainſi ſoit que la multitude des Ennemis les eſtonnaſt ; ſoit que la retraitte tumultueuſe des leurs eſbranlaſt leur courage ; ou ſoit qu’il y ait certains momens dangereux à la guerre, où les plus braves ne peuvent reſpondre d’eux meſmes, ils abandonnerent Cyrus : de ſorte qu’il ne pût faire autre choſe que ſonger enfin à ſauver ſa perſonne, pour ſauver ſon Année. Ce ne fut pourtant qu’à l’extremité qu’il prit cette reſolution, & qu’apres s’eſtre veû plus d’une fois en danger d’eſtre pris ou tué, tant il avoit de peine à ſe retirer devant ſes Ennemis, luy qui n’en avoit jamais rencontré qu’il n’euſt batus. Tous ceux à qui la frayeur oſta le jugement, ne purent s’empeſcher de fuïr juſques au pied de la hauteur oû la ſeconde ligne s’eſtoit poſtée, auſſi bien que l’Aiſle gauche de la premiere, l’lnfanterie de la bataille, & le corps de reſerve. Mais ceux à qui le peril ne fit pas perdre la raiſon, s’arreſterent à un endroit de la plaine où un petit rideau les couvroit en quelque ſorte : Cyrus qui dans cette faſcheuſe rencontre, avoit l’eſprit auſſi libre que s’il n’euſt pas eſté en peril, voyant quelques uns des ſiens qui avoient fait alte, commença de les r’allier ; & il le fit avec tant de courage. & ſi à propos, que tournant teſte aux Ennemis, non ſeulement il les arreſta tout court, mais il les repouſſa vigoureuſement, & les força de ſe retirer ſur l’eminence que les gens de Cyrus avoient quittée, & qui eſtoit oppoſée à celle où ils eſtoient poſtez. Apres que Cyrus eut fait cette genereuſe action, & qu’il eut rejoint les Rois d’Aſſirie, de Phrigie, d’Hircanie, & tous les autres Princes qui eſtoient à cette Armée, il reſolut abſolument de donner Bataille, & de ne changer rien au premier ordre qu’il avoit donné, comme en effet il n’y eut point d’autre chargement, ſinon que la premiere Ligne de l’Aiſle droite devint ſeconde ligne ; Cyrus ne jugeant pas qu’elle fuſt aſſez bien remiſe de l’effroy dont elle avoit eſté capable, pour l’expoſer au premier choc du combat. Ce n’eſt pas que ce ne fuſt une choſe auſſi dangereſe que hardie, de vouloir changer un ordre de Bataille à la veuë des Ennemis : cependant le changement de ces deux Lignes ſe fit avec tant d’ordre, & d’un mouvement ſi reglé, qu’il n’y eut aucune confuſion : car faiſant une contre marche, elles paſſerent à la place l’une de l’autre par leurs intervales, & le firent avec tant de juſteſſe, qu’en fort peu de temps elles ſe trouverent en eſtat de combatre, s’il le faloit. Tout ce que Cyrus avoit rallié de Cavalerie, fut renvoyé au Poſte qu’elle devoit occuper ; & toutes choſes enfin furent ſi bien & ſi toſt reſtablies, quel on ne s’aperçût pas que l’on euſt perdu quelques hommes à cette retraitre, dont le nombre ſe trouva en effet eſtre fort petit. Cependant Cyrus qui vouloir touſjours choiſir le lieu le plus dangereux, principalement à un jour de Bataille, prit l’Aiſle droite, & fut ſe poſter à la premiere Ligne, dont les Eſcadrons eſtoient compoſez de Perſans, de Medes, & de Capadociens : ayant placé un petit corps de volontaires, qui voulurent avoir l’honneur de combatre aupres de luy en cette journée, dans l’intervale des deux Eſcadrons, que Gadate commandoit, à la teſte deſquels ce Prince voulut combatre : les plus remarquables de ces volontaires eſtoient Perſode, Andramite, Ligdamis, Timocreon, Soſicle, Hermogene, Beleſis, Orſane, & Tegée ; Feraulas & Ortalque ſuivant auſſi leur Maiſtre de fort prés. Ceux qui ſervirent ce jour là ſous ce Prince, furent le Roy d’Aſſirie qui commandoit la premiere Ligne, aſſiſté d’Aglatidas, Tigrane qui demeura aupres de la Perſonne de Cyrus, pour faire aupres de luy, ce qu’Aglatidas faiſoit aupres du Roy d’Aſſirie, & Artabane, qui commandoit la Cavalerie de cette brigade. Cependant Mazare prit l’Aiſle gauche, dont la premiere Ligne eſtoit égalle en nombre d’Eſcadrons, à la premiere ligne de l’Aiſle droite, Gobrias commandant cette premiere ligne, aſſiſté d’Aduſius ; Phraarte commandant auſſi la Cavalerie de cette Brigade. La premiere ligne d’Infanterie marchant entre les deux Aiſles eſtoit de cinq Bataillons ; les Machines, & les Tours marchant à la teſte de l’Infanterie, auſſi bien que les cent Chariots armez de Faux, que commandoit Abradate, dont le magnifique Chariot avoit quatre timons, & eſtoit tiré par huit Chevaux de front les plus beaux du monde. La ſeconde ligne de l’Aiſle droite eſtoit commandée par Artabaſe, comme la ſeconde ligne de l’Aiſle gauche, par Chriſante ; la ſeconde ligne d’Infanterie eſtoit de cinq Bataillons, pluſieurs Eſcadrons de Cavalerie eſtoient poſtez entre les deux lignes d’Infanterie, & tout le gros de la Cavalerie Perſienne, où eſtoient les Homotimes, l’Infanterie Aſſirienne que commandoit Hidaſpe, compoſoit le corps de la Bataille. Le corps de reſerve compoſé de Phrigiens, & d’Hircaniens, eſtoit commandé par les Rois de Phrigie, & d’Hircanie.

Les choſes eſtant en cét eſtat, Cyrus en eut une joye interieure qui parut ſur ſon viſage, & qui inſpira de la hardieſſe à tous ceux qui la remarquerent ; mais afin que le meſme eſprit de valeur qui l’animoit, animaſt toute ſon Armée, il fit une reveuë de toutes ſes Troupes, & allant de Ligne en Ligne, d’Eſcadron en Eſcadron, & de rang en rang, il diſſipa la crainte de ceux qui en avoient, & augmenta meſme le courage des plus vaillants. Souvenez vous mes Compagnons, diſoit il en parlant aux premiers Eſcadrons, à qui il adreſſa la parole, qu’il s’agit aujourd’huy de cambatre, non ſeulement peur la victoire que nous voulons remporter, mais encore pour conſerver la gloire que nous avons aquiſe in tant d’autres occaſions. En ſuitte, ſe tournant vers d’autres Troupes, n’oubliez pas, leur diſoit il, qu’il y a bien ſouvent plus de peril pour ceux qui combatent mal, que pour ceux qui combatent bien, & qu’en toutes ſortes de combats, il y a plus de ſeureté à tenir ferme qu’à fuir.Paſſant outre & s’adreſſant encore à d’autres, c’eſt aujourd’huy Soldats, s’eſcrioit il, qu’il faut faire voir que nous sçavons l’art de vaincre, & que nous ne triomphons pas par hazard : n’oubliez pas, adjouſtoit il en regardant d’autres Eſcadrons, qu’une partie de ces meſmes Ennemis que nous allons combatre, ont deſja eſté vaincus pas nous en d’autres rencontres, & que nous ne l’avons jamais eſté par per ſonne. Que la multitude de nos Ennemis, diſoit Cyrus à ceux qu’il croyoit eſtre les moins vaillants, ne vous eſpouvante pas : car ſi nous avons plus de cœur qu’ils n’en ont, nous ne laiſſerons pas de les vaincre facilement. Je vous ſerais tort, diſoit il à ceux qu’il vouloit flater, ſi le vous exhortais à combattre, & il ſuffit de vous dire que vous faciez ce que vous avez accouſtumé de faire. Au reſte mes Compagnons, pourſuivoit ce Prince en avançant touſjours : ſouvenez vous que noſtre cauſe eſt juſte, que les Dieux ſont equitables ; que vous eſtes braves ; que vous n’avez lamais eſté vaincus ; & que vans pouvez ſans craindre d’eſtre trompez eſperer de grandes recompences : c’eſt pour quoy je puis ce me ſemble hardiment vous promettre la victoire, ſi vous faites ſeulement, ce que je ſuis reſolu de faire moy meſme. Apres cela Cyrus leur recommanda particulierement trois choſes : l’une de s’entre-regarder marcher, afin que s’obſervant l’u n l’autre, l’ordre de la Bataille ne fuſt point rompu : & que les lignes fuſſent droites, & leurs diſtances égalles. L’autre choſe qu’il leur recommanda encore, fut de ne ſe precipiter point en allant à la charge, & de n’y aller qu’au pas ſeulement : & la derniere, de laiſſer tirer tous les premiers Traits des Ennemis, & lancer tous leurs Javelots, devant que de jetter les leurs. En ſuitte Cyrus ayant paſſé aupres d’Abradate, au lieu de luy parler comme aux autres, il luy dit ſeulement qu’il ſe preparoit à luy devoir une partie de la victoire qu’il eſperoit obtenir : mais comme le Roy de la Suſiane ne ſe trouvoit pas aſſez avantageuſement placé, il luy reſpondit qu’il voyait bien qu’il ne ferait tout au plus que luy aider à achever de vaincre, & qu’il avoit voulu que les Perſans luy enſeignaſſent à combatre. Apres quoy Cyrus continuant de marcher & d’exhorter ſes Soldats, il retourna à la teſte de l’Aiſle droite où il devoit combatre. A peine Cyrus eut il achevé de haranguer ſes Troupes, de leur donner ſes derniers ordres : & à peine eut il repris ſa place, qu’Araſpe qui s’eſtoit dégagé des Ennemis, & s’eſtoit jetté dans l’armée de Cyrus, vint ſe preſenter à luy. C’eſt icy Seigneur, luy dit il, que je viens expier la faute que j’ay faite, en mourant pour voſtre ſervice, comme je vous eſcrivis que j’en avois le deſſein, lors que je me jettay parmy vos Ennemis, afin de vous en mander des nouvelles Nous avons tant de beſoin de vaillants hommes, repliqua Cyrus, que tout criminel que vous eſtes, je ne laiſſe pas d’eſtre bien aiſe de vous voir, & de vous aſſigner voſtre place pour combatre aupres d’Andramite, quand vous m’aurez rendu conte en peu de mots de ce que vous sçavez des Ennemis. Alors Araſpe s’aprocha de l’oreille de Cyrus, & luy dit tout ce qu’il creut eſtre le plus important de luy apprendre : en ſuitte dequoy il s’alla mettre dans le petit Corps de Volontaires qui ſuivoit de fort prés la Perſonne de ce Prince. Mais à peine Cyrus eut il fait quelque reflexion ſur les advis qu’Araſpe luy venoit de donner, que l’on vit la Cavalerie Lydienne qui paroiſſoit ſur la hauteur qui eſtoit vis à vis de Cyrus, s’ouvrir tout d’un coup à droit & à gauche, pour faire place à la Bataille de Creſus. Cyrus jugeant alors parce qu’il voyoit, qu’enfin les Ennemis eſtoient reſolus à accepter le combat qu’il leur preſentoit, eut une joye inconcevable, de voir que ſa feinte retraitte les avoit trompez, & les avoit malgré eux attirez au Combat, dans l’eſperance qu’ils avoient de le vaincre plus facilement ce jour là qu’un autre, à cauſe du petit deſordre qui eſtoit arrivé. Cependant l’armée de Cyrus eſtoit en eſtat de combatre, & celle de Creſus ne l’eſtoit pas : de ſorte que la diligence de cét illuſtre Conquerant, ſurprit ceux qui le vouloient ſurprendre. En effet ſans perdre temps, & ſans donner loiſir aux Ennemis d’achever de ſe ranger, Cyrus marcha droit à eux : y ayant deſja trois heures & demie que le Soleil eſtoit levé. Juſques alors l’eſperance de la victoire avoit eſté dans l’armée de Creſus : mais dés que les Ennemis virent que Cyrus alloit à eux comme ayant abſolument déterminé de combatre, ils perdirent une partie de leur aſſurance, & tinrent du moins la victoire un peu douteuſe. Le cry de la Bataille que Cyrus avoit donné à ſes Troupes, eſtoit Jupiter Projecteur : mais toute cette Armée, animée parla preſence d’un Prince que tous les Soldats apelloient un ſecond Mars, au lieu de crier Jupiter protecteur, fit retentir l’air du Nom de ce Dieu de la Guerre : de ſorte que rediſant mille & mille fois, Mars, Mars, & ce bruit de tant de voix differentes, ſe meſlant à celuy des Trompettes, des Haubois, & des Clairons, ſembloit deſja eſtre un chant de victoire, quoy que ce ne fuſt qu’au commencement du combat. Ce qu’il y eut de conſiderable, fut que les Tours & ler Machines, ſervirent importamment en cette occaſion, & beaucoup mieux que celles des Ennemis : car tout en marchant ceux qui eſtoient ſur les Tours ne laiſſoient pas de faire pleuvoir une greſle de Traits ſur les Troupes Lydiennes ; & les Machines qui par certains reſſorts eſtoient deſtinées à pouſſer des pierres avec impetuoſité ſur les Ennemis, le faiſoient auſſi avec tant de violence, qu’ils en eſtoient beaucoup incommodez : de ſorte qu’ils avoient une peine eſtrange à ſe mettre en ordre. Toutefois Creſus & le Roy de Pont, voyant qu’ils eſtoient forcez de combatre, ne laiſſerent pas de teſmoigner de la fermeté, & de marcher au combat avec aſſez de reſolution. Ils avoient pourtant un notable deſavantage ; car ils eſtoient contraints de ſe ranger en Bataille en marchant : ſi bien qu’il eſtoit difficile, qu’un ſi grand Corps dont toutes les parties eſtoient ſi mal affermies, peuſt eſtre en eſtat de ſoutenir le choc d’un autre plus ferme. Mais à la fin ils vinrent pourtant à bout de ranger leurs Troupes : le Prince Myrſille malgré ſon incommodité commanda les deux Lignes de l’Aiſle droite, aſſiſté de Pactias qui donnoit les ordres pour luy ; ce Prince n’ayant en cette occaſion que l’honneur du commandement, & ne pouvant pretendre qu’à la gloire de bien ſervir de ſa Perſonne, Le Prince de Myſie, & un homme de qualité de Lydie nommé Artibe, commandoient les deux Lignes de l’Aiſle gauche ; Arinaſpe vaillant Capitaine d’Ionie commandoit toute l’Infanterie : & le Roy de Pont toutes les autres Troupes qui ſoutenoient celles cy : Creſus s’eſtant poſté à la teſte d’un Corps de Cavalerie Lydienne, au milieu de ſa Bataille.

Ces deux grandes Armées pouvoient eſtre à trente pas prés l’une de l’autre, lors que Cyrus s’aperçent que de l’Aiſle gauche des Ennemis, on tira trois coups de Traie ſur l’Aiſle droite de la ſienne : de ſorte que ce Prince aprehendant que ſes Soldats n’allaſſent tirer avec precipitation devant que les Ennemis euſſent lancé leurs Javelots, il fit faire alte pour les en empeſcher ; & leur deffendit encore une fois de tirer leurs Traits juſques à ce que les Ennemis euſſent tiré les leurs. Ce commandement fut auſſi exactement executé, que judicieuſement fait de ſorte qu’il en arriva trois avantages conſiderables : car cela redoubla l’ardeur des Troupes, en la retenant ; remit l’ordre dans les Lignes, & dans les rangs ; & confirma puiſſamment tous les Soldats dans le deſſein de laiſſer paſſer ſur leur teſte cette greſle de Fleches, de Traits, & de Javelots, qui partent tout d’un coup d’une Armée ennemie au premier choc d’une Bataille. Les choſes eſtant en ces termes le Prince de Myſie qui ſe vouloit ſignaler en cette journée, s’avança avec ſa premiere Ligne, contre celle de Cyrus, qui marcha au meſme inſtant pour le recevoir. Ces deux Lignes eſtant arrivées à la juſte diſtance de pouvoir lancer leurs javelots, furent un temps aſſez conſiderable ſans que de part ny d’autre ils vouluſſent commencer de le faire, chacun voulant que le party Ennemy commençaſt. Toutefois à la fin les Lydiens plus impatiens que les autres, commencerent d’obſcurcir l’air par une multitude incroyable de Traits & de Javelots. Mais au meſme inſtant Cyrus commandant aux ſiens de faire ce qu’il feroit, lança le premier un Javelot qu’il tenoit : & mettant l’Eſpée à la main enfonça l’Eſcadron qui luy eſtoit oppoſé ; & fit des choſes ſi prodigieuſes, que tout ce qu’il avoit fait juſques alors n’eſtoit rien en comparaiſon de ce qu’il fit en cette occaſion. Toute ſa premiere Ligne le ſuivit courageuſement & chargea avec tant de vigueur la premiere Ligne des Lydiens, qu’elle la rompit, & ſi renverſa entierement Cyrus voyant que ſa valeur avoit apris aux ſiens en ce lieu là, comment il faloit achever de vaincre, ſe dégagea en ſe faiſant jour à coups d’Eſpée, afin de voir en quel lieu on avoit beſoin de ſon ſecours. Mais il ne fut pas pluſtoſt dégagé, que la ſeconde Ligne des Ennemis ſoutenant leur premiere, repouſſa celle d’où Cyrus venoit de partir : & la repouſſa avec tant de vigueur, que toute la valeur du Roy d’Aſſirie, qui s’y trouva ne pût meſme l’empeſcher d’y eſtre pris.

Il eſt vray que ce ne fut qu’apres une reſiſtance fort opiniatrée, & qu’apres avoir percé les deux Lignes des Ennemis : Migrane eut auſſi le malheur d’y eſtre bleſſé, & fait priſonnier, malgré toute ſa valeur, & toutes les belles choſes qu’il avoit faites à la veuë de Cyrus ; auſſi ne ſe rendit il qu’apres que ſon cheval euſt eſte tué ſous luy, & qu’apres que le nombre l’euſt accablé. Les choſes eſtant en ces termes, la ſeconde Ligne qui voulut reparer en cette occaſion le malheur qu’elle avoit eu à ſa retraitte, eut comandement de ſoutenir la premiere, ce qu’elle fit fort courageuſement ſous la conduite d’Artabaſe. Cependant Cyrus ayant r’allié ſa premiere Ligne, donna par ſon coſté durant qu’Artabaſe donnoit de l’autre : non ſeulement ce Prince fit des miracles en cette rencontre ; mais Aglatidas y fit auſſi des merveilles, de ſorte que toute la force des Ennemis fut arreſtée par la valeur de Cyrus. Le combat fut pourtant quelque temps douteux, & la victoire ne determina pas tout d’un coup de quel coſté elle pancheroit : car tantoſt les Troupes de Cyrus pouſſoient les Troupes Lydiennes avec tant d’impetuoſité, que l’on euſt dit qu’elles alloient eſtre taillées en pieces, ou reduittes à prendra la fuitte : & tantoſt auſſi reprenans courage, elles retournoient à la charge, & faiſoient reculer ceux qui les avoient renverſées. Ce qu’il y eut de remarquable pour la gloire de Cyrus, fut qu’il n’y eut point dEſcadron rompu par les Lydiens, que Cyrus ne r’alliaſt, & ne remenaſt au combat, mais avec tant de cœur, tant de jugement, & tant de promptitude, qu’il paroiſſoit eſtre en plus d’un lieu à la fois, tant il avoit de diligence à faire tout ce que ſon grand cœur & ſa prudence luy conſeilloient. Auſſi ne sçauroit on preſques imaginer le nombre de fois qu’il retourna à la charge, & combien de combats il fit en un ſeul combat. Il n’avoit pas pluſtoſt vaincu en un lieu, qu’il cherchoit une nouvelle matiere à ſa valeur ; il vouloit meſme du choix dans ſes combats : & non content de vaincre tout ce qu’il rencontroit, il chercha avec un ſoing eſtrange ou le Roy de Pont, ou Creſus, mais ce fut inutilement : car la Fortune ne voulut pas qu’ils ſe rencontraſſent. Cependant quelques efforts qu’il pût faire pour achever de vaincre, il trouvoit touſjours une nouvelle reſiſtance ; & l’opiniaſtreté des Ennemis donnoit une ample matiere à ſa prudence & à ſa valeur : de ſorte que ne voulant pas que la victoire fuſt plus long temps incertaine, il fit avancer ſon Corps de reſerve Le Roy de Lydie fit la meſme choſe, mais le ſuccés ne fut pas égal des deux coſtez : car les Rois de Phrigie & d’Hircanie, chargerent ſi rudement les Ennemis, & furent ſi puiſſamment animez par l’exemple de Cyrus, à qui ils voyoient faire des actions de valeur ſi incroyables, qu’ils ne pouvoient s’empeſcher de croire qu’il y avoit quelque choſe de divin en ce Prince là ; qu’ils eurent la gloire de ſeconder ſi bien ſon courage, qu’ils mirent en déroute l’Aiſle gauche, & le Corps de reſerve des Ennemis, qui fut contraint de prendre la fuitte, & de ceder à la valeur d’un Prince, que rien ne pouvoit ſurmonter. Ce pendant comme toute l’Armée de Cyrus eſtoit animée d’un meſme eſprit, Mazare fit aux lieux où il eſtoit tout ce qu’un Prince brave qui ſouhaitoit la mort, & qui deſiroit pourtant la victoire, pouvoit faire : car il avança vers le Prince Myrſile, & vers Pactias qu’il avoit en teſte, avec une valeur extréme. Il rut non ſeulement à eux avec reſolution, mais voyant encore qu’ils ne vouloient pas avancer, parce qu’ils eſtoient poſtez à dix pas au delà d’un Rideau qu’il faloit monter pour aller où ils eſtoient, il y fut avec une ardeur incroyable, quoy que ce fuſt ſans deſordre, & ſans precipitation : auſſi les pouſſa t’il ſi vigoureuſement qu’ils furent contrains de ſe retirer en coufuſion & de fuir. Il y eut toutefois un Eſcadron qui voulant monter le Rideau par l’endroit le plus difficile, fut repouſſé par un Eſcadron des Ennemis : Mais Gobrias arrivant en cet endroit apres avoir rompu un Eſcadron de Lydiens ; ſouſtint ceux de ſon Parti, & força les autres à faire ce que faiſoient preſques tous les leurs, c’eſt à dire d’avoir recours à la fuite. La ſeconde Ligne des Ennemis voulut pourtant ſouſtenir la premiere, mais Chriſante eſtant venu joindre Mazare, elle laſcha le pied, de ſorte que par ce ſecours, l’Aiſle droite des Lydiens fut entierement rompuë : & Mazare eut l’avantage qu’il ne vit pas ſeulement un inſtant la victoire douteuſe pour ſon Parti, quoy qu’il ſe viſt luy meſme deux ou trois fois en eſtat d’eſtre pris par les Ennemis. Le Corps de Bataille qui avoit donné d’un meſme temps que les deux Aiſles, à la teſte duquel eſtoit les Chariots armez de Faux, n’eut pas moins de part à la victoire, & Abradate fit en cette occaſion plus qu’il n’avoit promis à ſa chere Panthée, & plus meſme qu’il ne devoit faire ; car il s’expoſa de telle ſorte, qu’on euſt dit qu’il sçavoit qu’il ne pouvoit eſtre bleſſé, ou qu’il vouloit mourir. Les huit Chevaux qui tiroient ſon Chariot furent pouſſez aveque tant de violence, qu’il enfonça les Ennemis, & contraignit leurs Chariots à prendre la fuitte : les autres Chariots qui le ſuivoient faiſant la meſme choſe que luy, donnerent l’eſpouvantte à tout ce qui leur eſtoit oppoſé : la plus part des Chariots ennemis fuirent ; les autres furent renverſez ou rompus, & tous enſemble furent rendus inutiles aux Lydiens. Abradate ayant achevé cét exploit, voyant un Bataillon d’Egiptiens qui faiſoit ferme, fut avec ſes Chariots pour l’enfoncer, & l’enfonça en effet, renverſant tout ce qu’il rencontroit ; ou par l’impetuoſité des Chenaux qui tiroient ſon Chariot, ou par les Faux dont il eſtoit armé, ou par ſon Eſpée. Jamais il ne s’eſt rien veû de ſi terrible, que ce qui ſe paſſa en cét endroit : les Chevaux qui tiroient les Chariots ſouloient aux pieds les corps des Soldats morts, ou mourants ; les Faux en renverſoient d’autres, & les roües achevoient d’eſcraſer ceux que les Chevaux & les Faux avoient fait tomber. Mais enfin il advint que la victoire d’Abradate luy fut funeſte : car la Campagne fut ſi jonchée de chenaux & d’hommes morts, d’armes briſées, & de Chariots renverſez, que le ſien ne pouvoit plus aller qu’en paſſant ſur des monçeaux de toutes ces choſes meſlées enſemble, ſi bien que les roües en allant tantoſt bas & tantoſt haut ; il arriva malheureuſement que le ſien ſe renverſa malgré toute l’adreſſe de celuy qui le conduiſoit. Abradate ſe dégagea pourtant, & ſe mit en eſtat de combatre à pied, mais il fut contraint de ceder à la multitude de ceux qui le voyant tombé ſe r’allierent & vinrent à luy ; de ſorte que ce vaillant Prince, & tous ceux qui ſe trouverent alors aupres de ſa Perſonne perirent en cette occaſion. Il eſt vray que leur mort fut bientoſt vangée : car Hidaſpe eſtant arrivé en cét endroit, & Madate l’eſtant venu ſoutenir, ils chargerent ſi vertement ceux qui avoient fait perir Abradate, qu’ils furent contraints de ſe retirer en confuſion dans le gros de leur Bataille. En ſuitte Hidaſpe remena les Troupes qu’il commandoit contre les Troupes d’Arinaſpe, & contre Arinaſpe luy meſme : & tous les Bataillons de la premiere Ligne, chargerent ceux des Ennemis qui leur eſtoient oppoſez, avec tant de vigueur, qu’Arinaſpe tout grand Capitaine qu’il eſtoit, fut contraint de ceder à la valeur d’Hidaſpe, ne pouvant pas meſme luy reſiſter longtemps. Le Roy de Pont qui avoit combatu ce jour là avec autant de courage que de malheur, voyant le deſordre qui eſtoit dans l’Armée de Creſus, fit tout ce qu’il pût pour r’allier ſes Troupes ; il ſe meſla vingt fois dans celles de Cyrus, & faillit meſme à eſtre pris. Mais qu’euſt il pû faire au déplorable eſtat où il ſe voyoit ? Creſus auſſi bien que luy, donna beaucoup de marques de courage, ſans pouvoir non plus que ce Prince, trouver de remede à ſon malheur. Il voyoit ſes deux Aiſles rompües, & ſon Corps de Bataille enfoncé ; toute la Campagne eſtoit couverte de morts, & de morts de ſon Parti, l’eſpouvante eſtoit dans ſes Troupes ; elles fuyoient par tout où Cyrus les attaquoit ; & fuyoient meſme où on ne les attaquoit pas ; tant la frayeur s’eſtoit emparée des Troupes Lydiennes. De ſorte que Creſus voyant qu’il ne s’agiſſoit plus que de mettre ſa Perſonne en ſeureté, & d’aller deffendre Sardis : & le Roy de Pont jugeant auſſi qu’il faloit ſe mettre en eſtat d’aller ſonger à la conſervation de Mandane : ces deux Princes prirent enfin la reſolution de ſe retirer, ce qu’ils firent ſans que Cyrus qui les cherchoit par tout le peuſt empeſcher, ni ſans qu’il sçeuſt meſme par ou ils s’eſtoient retirez, ſi ce n’eſt qu’ils fuſſent dans un gros de Cavalerie, qui fuyant avec precipitation, eſlevoit un ſi grand amas de pouſſiere en l’air, qu’il s’en forma une eſpece de nuage qui les déroba à ſa veuë, & qui l’empeſcha des les pourſuivre. Cependant Cyrus, & Mazare, eſtant chacun à la teſte des Aiſles qu’ils avoient ſi glorieuſment conduittes, ſe joignirent au derriere de la Bataille des Ennemis, qui n’eſtoit plus compoſé que d’un reſte d’Infanterie, toute la Cavalerie ayant fuï. De ſorte que Cyrus ne voyant plus rien qui fuſt en eſtat de luy reſiſter, qu’un Bataillon d’Egiptiens qui faiſoit ferme, commanda à Feraulas de prendre ſes Gardes, dont le Capitaine avoit eſté tué, & de donner dans ce Bataillon. Mais comme Feraulas voulut executer les ordres de ſon Maiſtre, il vit que les Egiptiens ne faiſoient autre choſe que ſe couvrir de leurs Boucliers, & qu’ils agiſſoient comme des gens qui vouloient mourir à la place où il eſtoient. Cyrus ſurpris de voir que ce Bataillon n’avançoit ny ne reculoit, & voyant que par tout ſon Armée eſtoit victorieuſe, & que par tout celle de Creſus eſtoit vaincuë, fit ceſſer le combat, & fit demander à ces Egiptiens pourquoy ils ne jettoient pas leurs armes s’ils ſe vouloient rendre, ou pourquoy ils ne combatoient pas s’ils ne le vouloient point ? Ils reſpondirent à cela que le Prince qui les conduiſoit eſtant mort ; & ſon corps eſtant au milieu de leur Bataillon, ils eſtoient reſolus à ne l’abandonner pas : c’eſt pourquoy ſi Cyrus vouloit qu’ils ſe rendiſſent, il faloit qu’il leur accordaſt la permiſſion d’en emporter le corps, & de luy rendre tous les honneurs qu’ils luy devoient : & que moyennant cela ils prendroient ſon Parti & quitteroient celuy de Creſus, qui les avoit abandonnez : ſinon qu’ils ſe feroient tous tuër ſur le corps de ce Prince. Cyrus n’eut pas pluſtoſt entendu ce qu’ils deſiroient, qu’admirant leur affection & leur fidelité, il leur accorda ce qu’ils vouloient : ordonnant à Feraulas de faire porter le corps de ce Prince mort, dans un des Chariots de guerre, voulant meſme parler aux principaux Chefs de ces Egiptiens, qui ſans differer davantage, ſe mirent en eſtat d’enlever le corps de leur General. Mais comme ſi le Ciel euſt voulu recompencer leur fidelité, comme ce Chariot paſſa fortuitement aupres de Cyrus, qui achevoit d’aſſurer ſa victoire par ſa preſence : ce Prince jettant les yeux ſur celuy que ces Egiptiens croyoient mort, il vit qu’ayant la teſte apuyée ſur un Bouclier qu’ils avoient mis deſſous pour la ſoutenir, il ouvrit les yeux ; de ſorte que Cyrus voyant un Prince de ſi bonne mine comme eſtoit celuy là, eſtre en eſtat d’eſtre ſecouru, en advertit ceux qui le conduiſoient, & commanda à Feraulas qu’on le menaſt à une de ſes Tentes : en ſuitte dequoy ſe mettant à pourſuivre ſa victoire, en pourſuivant les fuyards, il les pouſſa juſques à un défilé qui eſtoit aupres de Thybarra, qu’il inveſtit à l’heure meſme, & qui ſe rendit à diſcretion. De ſorte qu’en un meſme jour il gagna une Bataille ; prit une Ville ; delivra le Roy d’Aſſirie, Tigrane, & Anaxaris, que les Ennemis y avoient envoyez auſſi toſt apres les avoir pris : & ce qu’il eut de remarquable fut que ce Roy priſonnier fut celuy qui fit la Capitulation de la Ville où on l’avoit mené : car les Habitans ſe voyans ſans eſpoir d’eſte ſecourus, & ſans pouvoir de ſe deffendre, furent ſe jetter à ſes pieds, pour luy demander la grace de faire que Cyrus les traittaſt bien ; ce qu’il leur promit, & ce qu’il leur tint : Cyrus dégageant genereuſement la parole de ſon Rival, & ne manquant jamais de donner des marques de clemence, & de bonté, quand les occaſions s’en preſentoient. Cette victoire ne fut pas de celles qui laiſſent quelque conſolation aux vaincus, car les Lydiens furent battus par tout, & deffaits par tout : ils perdirent toutes leurs Machines ; toutes leurs Enſeignes ; tous leurs Chariots ; & tout leur bagage. Il y eut un nombre ſi grand de morts, & de priſonniers, que l’on ne l’a jamais pû sçavoir : Arinaſpe ce vaillant Capitaine Ionien y fut pris, & ſi bleſſé qu’il en mourut le lendemain : & tout cela ſans que Cyrus euſt perdu qu’un tres petit nombre de gens. Il eſt vray que la more d’Abradate le toucha ſenſiblement, & que tout victorieux qu’il eſtoit, elle luy donna de la douleur meſme ſur le champ de Bataille, où il campa cette nuit là : apres avoir eu la ſatiſfaction d’avoir non ſeulement veû tous les ſiens faire tout ce qu’ils avoient deù, n’y ayant pas eu un de ſes Amis qui ne ſe fuſt ſignalé : mais encore d’avoir veû ſes Rivaux ſervir à ſa gloire. De ſorte que ne voyant plus rien à faire ce luy ſembloit pour delivrer Mandane, que d’aller forcer les Murs de Sardis ; il ſentit une joye qui le conſola malgré luy de la perte d’Abradate, dont il envoya chercher le corps, afin de luy faire rendre tous les honneurs qu’il meritoit. Et comme ſi les Dieux euſſent voulu l’accabler de bonheur, apres l’avoir accablé d’infortunes, en entrant dans ſa Tente pour ſe repoſer apres tant de glorieux travaux, il luy vint un Courrier de Thraſibule, pour luy aprendre que ſes Armes n’eſtoient pas moins heureuſes entre ſes mains qu’entre les ſiennes : qu’il avoit vaincu tout ce qui luy avoit reſiſté, & que la plus grande partie de la baſſe Aſie eſtoit de l’eſtenduë de ſon Empire. En meſme temps un Envoyé de Ciaxare vint luy dire qu’il eſtoit en eſtat de groſſir encore ſon Armée par de nouvelles Troupes, parce que Thomiris n’eſtoit pas en termes de luy faire la guerre : eſtant tombée dans une maladie languiſſante, que l’on croyoit qui luy feroit perdre la vie ou la raiſon : & pour achever ſon bonheur, un Cavalier qu’il reconnut pour eſtre un de ceux à qui il avoit autrefois pardonné de l’avoir voulu aſſaſſiner par les ordres du laſche Artane, luy preſenta une Lettre de Mandane, qu’il reçeut encore avec plus de joye que la victoire ne luy en avoit donné : & qui luy perſuada meſme devant que de l’avoir leuë, qu’il avoit mal expliqué les Oracles des Dieux, & qu’il alloit eſtre â l’advenir auſſi heureux ſous le nom de Cyrus, qu’il avoit eſté miſerable ſous celuy d’Artamene.