Artamène ou le Grand Cyrus/Cinquième partie/Livre second

Auguste Courbé (Cinquième partiep. 246-433).


Cyrus ne fut pas pluſtost au Camp, qu’il envoya dire au Roy de Phrigie, que la Reine de la Suſiane, & la Princeſſe de Pont, avoient eſcrit ſi avantageuſement pour le Prince Artamas. qu’il eſperoit que le voyage d’Aglatidas ſeroit heureux. Le jour ſuivant, il dépeſcha vers Ciaxare, pour luy donner advis de tout ce qui s’eſtoit paſſé : & pour le ſuplier de ne luy envoyer plus de troupes : afin que ſi Thomiris entreprenoit quelque choſe, il fuſt en eſtat de luy reſister, juſques à ce qu’il euſt finy la guerre où il eſtoit engagé, & delivré la Princeſſe Mandane. Apres quoy, il ne ſongea plus qu’à commencer la Campagne : & qu’à reparer par quelque exploit memorable, le malheur qui luy eſtoit arrivé. Pour cét effet, il ne s’occupa durant quelques jours, qu’à aller voir luy meſme les Machines qu’il faiſoit faire ; qu’a aller de Quartier en Quartier, faire une reveuë de toutes ſes Troupes en particulier, juſques à ce qu’il en fiſt une generale : attendant impatiemment le jour bien heureux, où il conmenceroit d’entrer plus avant dans le Pais ennemy. Comme il avoit promis à Ligdamis de ne l’engager à rien qui choquaſt la generoſité, il ne voulut point luy propoſer d’obliger ſon Pere à luy donner paſſage par le Chaſteau d’Hermes : il ne voulut pas meſme ſonger, à ſa conſideration, à s’en rendre Maiſtre par la force : & il reſolut d’aller paſſer la Riviere plus prés de Sardis, en un lieu où il y avoit un Pont, & une petite Ville aſſez bien fortifiée, qu’il faloit prendre auparavant que d’eſtre aſſuré du paſſage de la Riviere. Cependant il recevoit tous les jours nouvelles que l’Armée de de Creſus groſſissoit : il sçeut que les Egiptiens qu’Amaſis luy avoit promis. & luy avoit envoyez par Mer, eſtoient arrivez : que les Thraces l’eſtoient auſſi : & que cette Armée enfin eſtoit ſi nombreuſe, qu’à peine le plus abondant Pais de toute l’Aſie, pouvoit il ſuffire pour ſa ſubsistance. Il aprit encore par ſes Eſpions que dans peu de jours cette Armée qui s’eſtoit aſſemblée aux bords du Pactole, devoit s’avancer juſques à un lieu nommé Thybarra, ou tous les ſujets de Creſus avoient ordre de conduire des vivres pour la commodité du Camp : chaque Ville & chaque Village eſtant taxé à une quantité preciſé, des choſes qu’ils pouvoient fournir. Cyrus aprenant donc que ſes Ennemis viendroient bien toſt à luy, s’il n’alloit promptement à eux, ne ſongea plus rien qu’à les prevenir : pour cét effet, apres avoir fait une reveüe generale de ſon Armée, qui ſe trouva alors eſtre compoſée de plus de cent quarante mille hommes : il tint Conſeil de guerre, afin de reſoudre comment ſe feroit l’attaque de la Ville de Nyſomolis, par où il devoit s’aſſurer du paſſage de la Riviere. Le Roy de Phrigie ; celuy d’Hircanie ; le Prince Tigrane ; Phraarte ; Perſode ; Gobrias, Gadate ; Hidaſpe ; Aduſius ; Chriſante ; Artabaſe ; & pluſieurs autres, ſurent de ce conſeil : où il ſur reſolu que l’on ne s’amuſeroit pas à faire un Siege regulier, pour s’emparer de Nyſomolis, & qu’il valoit bien mieux perdre quelques Soldats en le prenant par aſſaüt, que de donner loiſir aux Ennemis de le venir ſecourir avec toute leur Armée. La choſe ne fut pas pluſtost reſoluë, que Cyrus ſongea à l’executer : de ſorte que dés le jour ſuivant, ſes Troupes commencerent de filer. Il fit pourtant faire une fauſſe marche durant un jour, afin d’abuſer les Ennemis : & en effet ils y ſurent ſi bien trompez ; que ne doutant nullement que Cyrus n’euſt deſſein de paſſer la Riviere au Chaſteau d’Hermes, ce fut là qu’ils envoyerent le plus de Troupes : ſe contentant de tenir ſeulement la garniſon de Nyſomolis extrémement forte. Comme Cyrus ne manquoit jamais à rien de ce qu’il devoit, il fut prendre congé de la Reine de la Suſiane, & de la Princeſſe Araminthe : la plus part des Princes qui l’accompagnoient firent la meſme choſe : & entre les autres, Phraarte, de qui la paſſion augmentoit de jour en jour, quoy que la froideur d’Araminte la deuſt plus toſt diminuer. La converſation de Cyrus avec ces deux Princeſſes, eut quelque choſe de fort touchant : ce Prince les conſola pourtant autant qu’il pût : les aſſurant touſjours qu’il ne vouloit que delivrer Mandane : & que ſi le ſort des armes luy eſtoit favorable, il ſe ſouviendroit à leur conſideration, des perſonnes qui leur eſtoient cheres parmy les Ennernis, & ne les traiteroit pas comme eſtant les ſiens : apres quoy montant à cheval, il pourſuivit ſon voyage. Cependant bien que le ſouvenir de tant d’Oracles fâcheux, & de predictions funeſtes, deuſt abatre le cœur a Cyrus, il cacha ſi bien ſa douleur, que tous ſes Soldats qui ne les sçavoient point, ne laiſſerent pas de marcher comme ils avoient accouſtumé de faire, lors qu’ils alloient à une victoire aſſurée. On ne laiſſoit pas non plus de voir ſur le viſage de Cyrus, cette noble fierté, qui paroiſſoit dans ſes yeux, dés qu’il avoit pris les armes, & qu’il eſtoit à cheval. En effet, ce Prince eſtoit ſi diſſemblable à luy meſme, dés qu’il s’agiſſoit de combatre, ou de donner ſeulement des ordres miliaires ; qu’il n’arrivoit pas un plus grand changement au viſage de la Pithie, lors qu’elle rendoit des Oracles, que celuy que l’on voyoit en Cyrus, dés qu’il avoit les armes à la main. On euſt dit qu’un nouvel eſprit l’animoit, & qu’il devenoit luy meſme le Dieu de la guerre : ſon taint en devenoit plus vif ; ſes yeux plus brillants ; ſa mine plus haute & plus fiere ; ſon action plus libre ; ſa voix plus eſclatante : & toute ſa Perſonne plus majeſtueuse : de ſorte qu’au moindre commandement qu’il faiſoit, il portoit la terreur dans l’ame de tous ceux qui l’environnoient. Il paroiſſoit pourtant toujours de la tranquilité dans ſon ame, malgré cette agitation heroique, qui faiſoit qu’il changeoit continuellement de lieu, afin d’eſtre par tout, & de donner ordre à tout : & certes il le faiſoit avec tant de prudence, que jamais on n’a pû luy reprocher qu’il euſt fait un commandement mal à propos. Auſſi eſtoit il obeï avec une diligence extréme, & une obeiſſance aveugle : dés qu’il parloit, on commençoit de ſe diſposer à faire ce qu’il vouloit qu’on fiſt ; & ſa preſence enfin avoit quelque choſe de ſi divin, & de ſi terrible tout enſemble : que l’on peut dire que quand il eſtoit à la teſte de ſon Armée, ſeulement avec le Baſton de General à la main, il ne faiſoit pas moins trembler ſes Amis que ſes Ennemis. Il eſt vray que ce ſentiment faiſoit des effets bien differents, dans le cœur des uns & des autres : car les derniers, par la crainte qu’ils avoient de luy, en prenoient bien ſousouvent la ſuitte : & les premiers, par celle qu’ils avoient de luy deſplaire, en eſtoient incomparablement plus vaillants : eſtant certain que le feu divin qui eſchauffoit ſon cœur, & qui brilloit dans ſes yeux, ſe communiquoit à toute ſon Armée : & luy donnoit effectivement une ardeur de combattre, qui n’eſtoit pas une des moindres cauſes de ces victoires. Voila donc quel eſtoit Cyrus, lors qu’il avoit les armes à la main : & voila quel il parut à la teſte de ſon Armée, lors qu’il fut attaquer la Ville de Nyſomolis. Comme il luy importoit extrémement de l’emporter en peu de temps, quelque reſistance que les Rois de Phrigie & d’Hircanie y fiſſent, il voulut eſtre en perſonne à la premiere attaque qu’on y fit : & beaucoup meſme ont aſſuré, qu’il poſa la premiere Eſchelle : & qu’il fut auſſi le premier qui parut ſur le Rampart ennemy. Ce qu’il y a de conſtamment vray, eſt que ſans luy cette petite Ville euſt pû tenir plus de huit jours : toutefois par ſon incomparable valeur, il la prit en vintquatre heures, ſans y avoir meſme perdu que tres peu de gens : plus de la moitie de la garniſon ayant eſté taillée en pieces, & le reſte ayant pris party dans l’Armée de Cyrus. Ainſi le Roy de Lydie perdit en meſme temps, un paſſage tres conſiderable ſur la Riviere d’Hermes, & trois mille de ſes meilleurs Soldats. Ce premier ſuccés donna tant de joye à toute l’Armée de Cyrus, & porta tant de terreur dans tout le Pais qui eſt le long de la Riviere d’Hermes, que l’on euſt dit que ce Conquerant eſtoit deſja Vainqueur de toute la Lydie.

Cependant apres avoir reparé quelque deſordre qui s’eſtoit fait en prenant cette Ville, & y avoir mis garniſon, Cyrus fit paſſer toutes ſes Troupes ſur le Pont de Nyſomolis : de ſorte qu’en un jour & demy, toute cette grande Armée inonda, s’il faut ainſi dire, toute la Campagne voiſine : portant avec elle une terreur ſi eſpouventable, que depuis les bords de la Riviere d’Hermes, juſques à ceux du Pactole, il n’y eut perſonne qui n’en tremblaſt, & que la peur ne ſaisist. L’Armée meſme de Creſus en fut eſtonnee : neantmoins comme elle eſtoit beaucoup plus nombreuſe que celle de Cyrus, elle ſe raſſura bien toſt : mais comme il y avoit encore quelques Troupes qui n’eſtoient pas arrivées, Creſus ne voulut pas ſi toſt deſcamper : joint qu’il creut qu’il eſtoit à propos de laiſſer un peu allentir la ſurie de ce Torrent, qui faiſoit un ſi grand bruit : croyant en effet que l’Armée de Cyrus ſe diſſiperoit durant que la ſienne ſe groſſiroit encore. Il envoya pourtant vint mille hommes, ſous la conduite d’Andramite, pour arreſter un peu les Coureurs de l’Armée de Cyrus, en attendant qu’il marchaſt : ſe fiant d’ailleurs tellement à l’Oracle qu’il avoit reçeu à Delphes, que quand ſon Armée euſt eſté auſſi foible qu’elle eſtoit forte, il n’euſt pas laiſſé d’eſperer la victoire, & de croire qu’il devoit deſtruire l’Empire qui ſembloit devoir eſtre un jour à Cyrus. Cependant comme ce Prince vouloit s’aſſurer de tous les paſſages ; ſe rendre Maiſtre de la Campagne ; & ne laiſſer point de Villes derriere luy, qui puſſent l’incommoder, il prit toutes celles qui ſe rencontrerent ſur ſa route : Il eſt vray que cela ne l’arreſta pas longtemps : car l’eſpouvante eſtoit ſi grande par tout, que la plus part ſe rendirent, dés que les Troupes aprocherent. Ce qui les y obligea encore davantage, ſut que Cyrus traitta avec beaucoup de douceur toutes celles qui ne luy reſisterent point, ne ſouffrant pas que ſes Soldats y fiſſent le moindre deſordre : mais en eſchange, celles qui ſurent aſſez hardies pour s’oppoſer au deſſein qu’il avoit d’aller diligemment à Sardis, pour y delivrer ſa chere Mandane, ſentirent ſans doute la peſanteur de ſon bras : & s’aperçeurent trop tard qu’il y a beaucoup d’imprudence d’entreprendre plus qu’on ne peut, & par conſequent plus qu’on ne doit. Apres s’eſtre donc aſſuré de tout ce qui luy pouvoit nuire, il ſe poſta avantageuſement, à une journée & demie de Sardis : tant pour donner quelque repos à ſes Troupes, Si rafraichir ſon Armée, que pour aprendre des nouvelles dés Ennemis, & attendre le retour d’Aglatidas. Il ne ſe paſſoit pourtant point de jour, qu’il n’y euſt quelque combat : car comme les vint mille hommes que commandoit Andramite pour Creſus s’eſtoient poſtez au bord d’un petit Ruiſſeau, qui n’eſtoit qu’à trois cens ſtades de là, où l’un ne pouvoit aller que par un défilé aſſez long, ils eſtoient tous les jours en de continuelles eſcarmouches, dont le ſuccés n’eſtoit pas touſjours eſgal. Car quelques fois ceux de Creſus avoient quelque avantage : mais pour l’ordinaire, ils eſtoient pourtant batus : de ſorte qu’il n’y avoit point de jour que l’on n’amenaſt des Priſonniers à Cyrus, qui vouloit touſjours les interroger luy meſme : non ſeulement pour s’inſtruire de tout ce qui luy pouvoit eſtre avantageux, mais encore pour demander s’ils ne sçavoient rien de la Princeſſe Mandane : car comme il y avoit quelqueſfois des Officiers, il avoit touſjours la conſolation d’aprendre diverſes choſes qu’il avoit envie de sçavoir. Il ne s’informoit pas ſeulement de Mandane, mais encore de ſes Rivaux : il sçeut auſſi par la meſme voye, qu’il y avoit un Eſtranger admirablement bien fait, qui s’eſtoit jetté depuis quelque temps dans le Party de Creſus : & qui eſtant alors avec Andramite, s’eſtoit ſignalé dans les petits combats qui s’eſtoient faits. Ces Priſonniers ne purent touteſfois luy dire ſa condition : luy diſant ſeulement qu’il ſe faiſoit nommer Telephane. En effet, toutes les Parties qui ſurent à la guerre durant quelques jours, s’aperçeurent bien qu’il y avoit un homme d’une valeur extraordinaire parmy les Lydiens, par la reſistance qu’ils trouverent à remporter l’avantage : de ſorte que le nom de Telephane, ſe rendit bientoſt celebre aux Amis & aux Ennemis. Quoy que Cyrus fuſt abſolument incapable d’un ſentiment envieux, la gloire de ce Telephane, luy donna une ſi forte envie de le rencontrer, qu’il fut luy meſme à cette petite guerre plus d’une fois, mais il ne le rencontra pourtant pas : ſi bien que ſe reprochant ce ſentiment là, comme une foibleſſe & comme une injuſtice, luy ſemblant qu’il ne devoit devoit alors deſirer de combattre que ſes Rivaux : il ne ongea plus à ce Telephane, dont on luy avoit tant parlé : & ne penſa plus qu’à haſter ſa victoire ou ſa deffaite ; ne pouvant pas apres tant de fâcheuſes Predictions, ne mettre point la choſe en doute. Cependant il sçeut le jour ſuivant, que le Roy de Pont eſtoit arrivé au Camp ennemy, & que ce ſeroit luy qui commanderoit l’Avant garde : Cyrus ne sçeut pas pluſtost que ce Raviſſeur de ſa Princeſſe eſtoit ſi proche de luy, qu’il eut une nouvelle ardeur de combatre : ce qui l’obligea à vouloir tenter quelque choſe, auparavant que d’en venir à une Bataille generale, comme il jugeoit bien qu’il la faudroit donner : n’ignorant pas que tous ces petits avantages qu’il remportoit tous les jours, n’eſtoient pas deciſifs : & qu’à moins que deffaire entierement cette grande Armée, il ne delivreroit pas Mandane. Il croyoit pourtant que s’il pouvoit ou tüer ou prendre le Roy de Pont, ce ſeroit un grand acheminement à ſa victoire, & à la libetté de cette Princeſſe : de ſorte que pour pouvoit faire l’un ou l’autre, il entreprit le jour ſuivant de forcer les Ennemis, & de leur faire quitter le Poſte où ils eſtoient retranchez. Mais il eſtoit ſi avantageux, que quand ils n’euſſent eu que dix mille hommes, il auroit eſté tres difficile de les en chaſſer ; il n’auroit pourtant pas eſté impoſſible à Cyrus, à la valeur duquel rien ne pouvoit reſister : ſi la nuit n’euſt fait ceſſer le combat, deux heures pluſtost qu’il ne faloit pour les vaincre. Il eſt vray que ſes ennemis perdirent tant de monde à cette attaque, qu’il eut lieu d’eſtre conſolé, de ce qu’il n’avoit pu rencontrer pendant ce combat, ny le Roy de Pont, ny Telephane, qu’on luy avoit dit porter une Mort peinte à ſon Eſcu, avec cette Deviſe je la merite.

Cyrus fut pourtant inconſolable, de ce qu’il n’avoit pas rencontré ſon Rival : & il ſongeoit deſja par quelles voyes il pourroit forcer le lendemain les Retranchemens des Ennemis : lors qu’il vit revenir Aglatidas. A peine fut il entré dans ſa Tente (où il eſtoit preſques ſeul, tout le monde s’eſtant retiré pour le laiſſer repoſer une heure ou deux) qu’il fut à luy les bras ouverts : & bien mon cher Aglatidas, luy dit il, sçavez vous comment ſe porte la Princeſſe, & comment on la traite à Sardis ? Seigneur, repliqua t’il, on la garde ſi ſoigneusement, qu’il ne m’a pas eſté poſſible de sçavoir particulierement de ſes nouvelles : je sçay touteſfois qu’elle eſt en ſanté, & qu’on la ſert avec beaucoup de reſpect : mais comme elle eſt dans la Citadelle, auſſi bien que la Princeſſe Palmis, que l’on ne garde pas moins exactement que la Princeſſe Mandane, il n’a pas meſme eſté au pouvoir de Feraulas, tout adroit qu’il eſt, de trouver les moyens de faire rien dire à Marteſie. Ce n’eſt pas que je n’aye. veû la Princeſſe : quoy, interrompit Cyrus, vous avez veû Mandane ! & comment l’avez vous pû voir ſans luy parler ? je l’ay veuë Seigneur, reprit il, ſur le haut d’une des Tours de la Citadelle, où elle va tous les ſoirs ſe promener, avec la Princeſſe de Lydie : mais les toſſez ſont ſi larges, & cette Tour eſt ſi haute, que je l’ay preſque veuë ſans la voir : puis que je n’ay pû luy parler, ny peut-eſtre en eſtre veû. Il me ſemble pourtant, adjouſta t’il, qu’une des Femmes qui la ſuivoient me fit quelque ſigne, mais je n’en voudrois pas reſpondre : quoy qu’il en ſoit, dit il : Feraulas la voit tous les jours de cette ſorte : car le lieu où l’on a logé les Priſonniers de Guerre, eſt vis à vis de cette Tour. Si bien que le Roy d’Aſſirie, reprit Cyrus avec precipitation, voit ma Princeſſe comme les autres ? & plus que les autres, dit Aglatidas, car il eſt continuellement à une feneſtre de ſa Chambre, qui donne de ce coſté là. Ha Aglatidas, s’écria Cyrus, que me dittes vous ! Seigneur, reprit il, ne ſoyez pas en peine de ce que je vous dis : eſtant certain que ce Prince n’en eſt guere plus heureux : car par les ordres du Roy de Pont, qui a grand credit aupres de Creſus, il eſt gardé ſi exactement, qu’il ne peut pas avoir la liberté de donner de ſes nouvelles, à la Princeſſe Mandane. Cyrus ayant calmé l’agitation de ſon eſprit, en aprenant une choſe qui luy eſtoit ſi agreable, commanda alors à Aglatidas qu’il luy rendiſt conte de ſon voyage regulierement : s’informant touteſfois encore auparavant, de la ſanté du Prince Artamas, comme de celle de tous les autres Priſonniers, & de Feraulas en particulier. Apres qu’Aglatidas luy eut donc apris, que le Prince Artamas eſtoit hors de danger, & que l’inconnu Anaxaris, Feraulas, Soſicle, & Tegée, ſe portoient bien : il luy dit qu’il avoit trouvé Creſus à Sardis, dont il avoit eſté traité fort civilement. Qu’apres avoir leû ſa Lettre, il luy avoit dit que ſa recommandation luy ſeroit touſjours fort chere, excepté pour le Prince Artamas : l’aſſurant qu’il luy donneroit ſa reſponce le lendemain. Qu’en ſuitte, luy ayant demandé permiſſion de donner une Lettre au Roy de Pont, de la part de la Princeſſe ſa Sœur, & une de la Reine de la Suſiane au Roy ſon Mary, il la luy avoit accordée : l’ayant fait conduire vers ces deux Princes, par les Gardes qu’on luy avoit donnez pour l’obſerver, tant qu’il ſeroit à Sardis. Mais, luy dit Cyrus, le Roy de Pont & Abradate n’eſtoient il pas au Camp ? non pas alors, reprit Aglatidas, car comme il eſt fort proche de la Ville, ils y eſtoient venus pour tenir conſeil de guerre : & en effet le Roy de Pont eſt pany de là pour venir commander l’Avantgarde. De vous dire Seigneur, adjouſta t’il, comment Abradate m’a reçeu, il ne me ſeroit pas poſſible : mais ce que je vous puis aſſurer, eſt que ce Prince aime certainement la Reine Panthée avec une paſſion eſtrange. En effet, il n’eut pas pluſtost leu ſa Lettre, qu’il m’aſſura qu’il ſeroit le protecteur de tous les Priſonniers que l’on feroit durant cette guerre, auſſi bien que de ceux qui eſtoient deſja à Sardis : me diſant cent choſes genereuſes & obligeantes. En ſuitte dequoy, voulant executer à l’heure meſme les ordres de Panthée, il fut trouver Creſus, comme je vous le diray, apres que je vous auray fait sçavoir comment le Roy de Pont me traita. je m’aſſure, reprit Cyrus, que j’auray le deſplaisir d’aprendre qu’il n’a pas ceſſé d’eſtre genereux : il eſt certain, repliqua Aglatidas, que j’ay eſté ſurpris de voir de quelle façon ce Prince a agy. Car Seigneur, vous n’avez rien fait pour luy, dont il ne ſe toit ſouvenu : il vous apella ſon Protecteur, & ſon Liberateur : il proteſta qu’il eſtoit au deſespoir d’eſtre ingrat : & me jura que c’eſtoit bien moins à la conſideration de la Princeſſe ſa Sœur, qu’à la voſtre, qu’il vouloir proteger le Prince Artamas, & tous les autres priſonniers. En ſuitte dequoy, m’ayant ramené chez Creſus, je fus teſmoin de tout ce que le Roy de la Suſiane & luy dirent en faveur d’Artamas & des autres : Creſus demeurant touſjours ferme, à dire que le Prince de Phrigie ne devoit point eſtre traité en priſonnier de guerre, mais en criminel d’Eſtat : & les deux autres ſoutenant au contraire avec ardeur, qu’il n’avoit aucun droit ſur ce Prince, que celuy que la guerre luy donnait. Cependant la choſe ne pût eſtre reſoluë ce jour là, ny meſme le lendemain, quoy que Creſus m’euſt promis de me dépeſcher : durant cela je viſitay, avec la permiſſion du Roy, tous les Priſonniers, ſans pouvoir leur rien dire en particulier : je sçeu touteſfois par Feraulas, que le Roy d’Aſſirie avoit eſté reconnu, douant meſme que d’arriver à Sardis : & que depuis ſa priſon, il avoit toujours eu une melancolie eſtrange : ne pouvant ſe conſoler de ce qu’il n’auroit pas la gloire de vous aider à delivrer la Princeſſe Mandane : & de ce qu’au contraire, il faudroit encore qu’il vous deuſt ſa liberté. En effet, ce Prince me chargea de vous teſmoigner, le déplaiſir qu’il avoit de ne partager pas les perils que vous aurez à courre durant cette guerre : m’ordonnant de vous faire ſouvenir de vos promeſſes, Pour le Prince Artamas, Seigneur, il m’a dit cent choſes obligeantes pour vous dire, auſſi bien qu’Anaxaris, Soſicle, & Tegée : mais durant que j’eſtois avec ces Priſonniers, qui comme je vous l’ay dit, ſont logez à un Palais qui eſt vis à vis de la Citadelle ; dans laquelle on ne les a point mis, parce que Creſus ne veut point que le Prince Artamas ſoit en meſme lieu que la Princeſſe de Lydie : & que le Roy de Pont n’a pas auſſi voulu que le Roy d’Aſſirie fuſt avec la Princeſſe Mandane. Durant, dis-je, que j’eſtois avec ces illuſtres Captifs, Abradate & le Roy de Pont voyant que Creſus ne ſe rendoit point, luy repreſenterent qu’ils avoient deux Perſonnes ſi proches & ſi cheres en voſtre puiſſance, qu’ils avoient lieu de craindre pour elles, s’il ne traittoit pas Artamas en priſonnier de guerre : mais il reſpondit à cela, que tant que Mandane ſeroit en la ſienne, ils n’auroient pas lieu de rien aprehender pour la Reine de la Suſiane, ny pour la Princeſſe Araminthe. Comme Abradate eſt plus violent que le Roy de Pont, il parla plus ferme à Creſus : luy diſant qu’il voyoit bien qu’il s’eſtoit abuſe, ayant creû que s’il luy de mandoit le Prince Artamas, afin de vous propoſer d’en faire un eſchange avec la Reine ſa Femme, il ne luy refuſeroit point : & que bien loin de cela, il ne vouloit pas ſeulement demeurer dans les loix ordinaires de la guerre. Adjouſtant encore beaucoup d’autres choſes, auſquelles Creſus reſpondit ſi durement, que je ſuis le plus trompé de tous les hommes, ſi Abradate n’a quelque aigreur dans le cœur contre luy. Car lors que je fus prendre ſa reſponce, je luy entendis raconter la choſe, parlant à de my bas à un de ſes Amis, d’une maniere qui me le fit aſſez connoiſtre. Cependant le Roy de Pont & luy, firent pourtant à la fin reſoudre Creſus à ce qu’ils ſouhaitoient : de ſorte que j’eus ma reſponce, telle que je la pouvois deſirer. En prenant congé d’Abradate, il me chargea d’une Lettre pour la Reine ſa Femme : & m’ordonna de vous dire, que s’il euſt eſte Maiſtre abſolu de la choſe, il n’auroit pas ſeulement protegé Artamas, mais qu’il l’auroit delivré : adjouſtant à cela une chaine d’or avec une Medaille, où eſt le Portrait de Panthée, qu’il me pria de prendre : afin, diſoit il, de me pouvoir ſouvenir de vous dire qu’il y avoit un homme parmy vos ennemis, qui mouroit d’envie de pouvoir avec honneur eſtre voſtre Amy. Seigneur, luy dis-je alors, vous me diſpenserez s’il vous plaiſt de recevoir un preſent ſi magnifique, qu’il pourroit me rendre ſuspect au Prince que je ſers : comme ſon merite, reprit il, a des chaines plus fortes à vous attacher à luy, que celle que je vous donne n’eſt precieuſe, il ne ſoubçonnera ſans doute pas un homme comme vous, de s’eſtre laiſſé ſuborner. Enfin il falut ceder à la liberalité d’Abradate en l’acceptant : en ſuitte je fus chez le Roy de Pont, qui me donna ſa reſponce pour la Princeſſe ſa Sœur : & qui me chergea tout de nouveau, de vous aſſurer que vous pouviez touſjours attendre de luy, tout ce qui ne prejudiceroit point à ſon amour. Apres cela, Aglatidas ayant remis la Lettre du Roy de Lydie entre les mains de Cyrus, il y leût ces paroles.


CRESUS A CYRUS.

Quelque ſujet que j’aye de traitter le Prince Artamas en criminel d’Eſtat, je ne laiſſe pas de vous aſſurer qu’à voſtre conſideration, & à la priere de deux Princes qui ont ſecondé la voſtre, je le traitteray en Priſonnier de guerre : & meſme avec beaucoup de douceur. Je ſouhaite que je ſois ſouvent en eſtat de vous rendre de pareils offices : & que je ne me trouve jamais dans la neceſſité d’en recevoir de ſemblables de vous.

CRESVS.


La Fortune m’abandonnera donc bien toſt (dit Cyrus, en reſpondant à ſa penſée, & à la Lettre du Roy de Lydie) apres quoy embraſſant Aglatidas, il luy demanda s’il n’avoit point oüy parler à Sardis d’un Eſtranger de grande reputation, nomme Telephane ? ha Seigneur, s’eſcria Aglatidas, j’avois bien oublié de vous dire, que l’on n’y parle d’autre choſe que de ſa bonne mine & de ſa valdur : perſonne ne sçait pourtant qui il eſt. Cependant, adjouſta t’il encore, ſi on en croit les Lydiens, leur Armée eſt ſi grande & ſi forte : que la victoire leur eſt aſſurée : il faudra du moins la leur diſputer, repliqua Cyrus, en ſuitte dequoy ayant envoyé Aglatidas chez le Roy de Phrigie, pour luy dire le ſuccés de ſon voyage, il paſſa le peu de temps qu’il avoit deſtiné pour ſe repoſer, à s’entretenir de l’eſtat preſent de ſa fortune : & à ſonger par quels moyens il pourroit avancer la liberté de ſa Princeſſe. Il avoit ſans doute quelque conſolation, de sçavoir que le Roy de Pont eſtoit à l’Armée, & d’aprendre que le Roy d’Aſſirie ne voyoit pas la Princeſſe Mandane : du moins, diſoit il, ne ſont ils pas tout à fait heureux, puis qu’ils ne la voyent point : & je ne ſuis pas auſſi tout à fait infortuné, puis que ma Princeſſe eſt en lieu où elle peut ſonger à moy avec liberté. Mais que sçay-je, adjouſtoit il, ſi elle s’en ſourient favorablement ? en effet n’ay-je pas ſujet de craindre qu’elle ne me regarde comme la cauſe de tous ſes malheurs, & qu’elle ne s’en ſouvienne avec horreur, au lieu de s’en ſouvenir avec tendreſſe ? Que sçay je encore ſi ces meſmes Dieux qui ont promis au Roy d’Aſſirie qu’il verroit la fin de ſes malheurs, & qu’il auroit la gloire d’entendre ſoupirer ma Princeſſe, ne l’ont point fait priſonnier pour haſter ſa bonne fortune ? peut-eſtre que sçachant ſa priſon, elle le pleint durant qu’elle m’accuſe : & qu’à l’heure que je parle, il a plus de part que moy à ſes penſées & à ſon affection. Mais injuſte que je ſuis, reprenoit il, j’accuſe d’inconſtance la plus parfaite Perſonne de la Terre : & une Perſonne encore, qui m’a donné cent marques obligeantes d’une fermeté ineſbranlable : Elle a veû ce meſme Roy d’Aſſirie à ſes pieds, poſſesseur d’un grand Royaume, & en eſtat de commander une Armée de deux cens mille hommes, ſans ſe laiſſer toucher à ſes larmes : pourquoy donc croiray-je qu’aujourd’huy qu’il eſt ſans Royaume & chargé de fers ; & que meſme il ne luy parle point, il puiſſe la faire changer de ſentimens ? Touteſfois, diſoit il, la pitié eſt une choſe bien puiſſante : elle amollit les cœurs les plus durs : elle fléchit les ames les plus fieres ; principalement quand ceux pour qui on en eſt capable, ne ſouffrent que pour l’amour de nous. Mais apres tout, adjouſtoit il, ma Princeſſe me delivra : mais apres tout, reprenoit il, elle retint le Roy d’Aſſirie. En ſuitte venant à penſer, que les Dieux avoient promis la victoire à Creſus : & conſiderant touteſfois, que depuis qu’il eſtoit entré en Lydie, il n’avoit eu que d’heureux ſuccés, il ne sçavoit que penſer. Tantoſt il croyoit que les Dieux ne l’eſlevoient que pour le precipiter : un moment apres, il penſoit que peut-eſtre ne les entendoit il pas : de ſorte qu’un rayon d’eſperance ranimant ſon cœur, il ne ſongeoit plus qu’à combatre, & qu’à vaincre ſes Rivaux. Apres avoir donc trouvé quelque douceur dans cette derniere penſée, il dormit quelque temps avec plus de tranquilité qu’il n’avoit accouſtumé d’en avoir : ſon ſommeil ne fut touteſfois pas long, puis qu’il ſe reſveilla à la pointe du jour. Il ne le fut pas pluſtost, que le Roy de Phrigie vint luy rendre grace, & luy teſmoigner la joye qu’il avoit, de sçavoir que le Prince ſon Fils n’eſtoit plus expoſé à la fureur de Creſus : en ſuitte ce Prince à qui Aglatidas avoit apris quelle eſtoit la paſſion d’Abradate pour la Reine ſa Femme, luy conſeilla de la faire aprocher de l’Armée : luy diſant que telle occaſion ſe pourroit il preſenter, que ſa preſence & celle de la Princeſſe Araminte pourroient beaucoup ſervir à une negociation, ſi la choſe en venoit là. D’abord Cyrus n’apuya pas extrémement ſur ce que luy diſoit le Roy de Phrigie : luy ſemblant qu’il ne faloit employer que ſon courage, pour la liberté de Mandane : joint que ſe ſouvenant du peu d’effet qu’avoit eu l’entreveuë de la Princeſſe Araminte avec le Roy ſon Frere, il ne croyoit que cela peuſt beaucoup ſervir. Neantmoins voyant que le Roy de Phrigie, Chriſante, Aglatidas, & Ligdamis, qui ſe trouverent alors aupres de luy, n’eſtoient pas de ſon advis, il leur ceda ſans reſister davantage. Il dépeſcha donc à l’heure meſme Aglatidas vers ces deux Princeſſes, pou leur porter les Lettres qu’il avoit pour elles : & pour les ſuplier de venir à une des Villes qu’il avoit priſes, qui eſtoit tout contre le lieu où il eſtoit campé. Mais pour faire la choſe avec plus de civilité, il leur eſcrivit à l’une & à l’autre : il voulut auſſi, pour obliger Ligdamis qu’il allaſt avec Aglatidas, afin d’eſcorter les Princeſſes aupres deſquelles eſtoit ſa chere Cleonice : donnant un ordre à Aglatidas pour Araſpe, afin qu’il priſt des Troupes à Nyſomolis, & à un autre lieu encore, juſques à ce qu’il euſt trouvé celles qu’il envoyeroit au devant de ces Princeſſes : & en effet la choſe s’executa ainſi. Cependant Cyrus qui n’eſtoit pas accouſtumé à ne vaincre point tout ce qui s’oppoſoit à luy, ſe determina abſolument à forcer les Ennemis, & à les chaſſer du Poſte qu’ils occupoient, auparavant que toute leur Armée fuſt jointe : ſi bien que prenant cette reſolution, il fit deſſein de les faire attaquer par tant d’endroits tout à la fois, qu’eſtant contraints de diviſer leurs forces, il luy fut facile de les vaincre. Ce ne pût neantmoins eſtre le lendemain, à cauſe qu’il jugea à propos de faire commencer l’attaque devant le jour, pour eſpargner ſes Troupes, & les garantir des coups de Trait que ceux qui gardoient les Retranchemens auroient pû tirer plus juſte, s’il n’euſt pas eſté nuit. D’autre part, le Roy de Pont ne voulant rien hazarder, ne vouloir pas combattre que toute l’Armée de Creſus ne fuſt arrivée : & vouloit meſme que la Bataille ſe donnaſt plus prés de Sardis, afin que ſi Creſus la perdoit, il peuſt plus promptement ſe jetter dans cette Ville, pour y deffendre ſa Princeſſe : de ſorte qu’il ſe reſolut à décamper la nuit ſuivante. Pour cét effet, le jour ne fut pas pluſtost finy, que faiſant allumer grand nombre de feux comme à l’ordinaire, il fit marcher promptement toutes ſes Troupes vers la grande Plaine de Sardis : en laiſſant ſeulement quelques unes aux bords du ruiſſeau, juſques à ce que tout le reſte euſt deſja marché quelque temps : celles cy ſuivant les autres apres avec beaucoup de precipitation, auſſi toſt que l’heure qu’on leur avoit preſcrite fut arrivée. Cyrus fut donc eſtrangement ſurpris, lors qu’eſtant allé pour attaquer les Ennemis il ne les trouva plus : il deſtacha un gros de Cavalerie pour les ſuivre : & ſe mettant à la teſte, il les pourſuivit tres long temps : mais ils avoient fait une telle diligence qu’il ne les pût joindre : ſi bien que ne jugeant pas à propos de s’engager plus avant, il retourna ſur ſes pas : & occupa des le meſme jour le Poſte que les Lydiens avoient quitté. Il eut pourtant une douleur tres ſensible, de sçavoir par les bleſſez & parles malades, que les Ennemis avoient laiſſez dans leur Camp, que le Roy de Pont s’eſtoit allé poſter au delà de la Riviere d’Helle, qui coule le long de la Plaine de Sardis, à l’oppoſite du Pactole, qui la borne de l’autre coſté. Car jugeant par là, que les Ennemis cherchoient à faire durer la guerre, il en entra en un deſespoir ſi grand, qu’on ne peut ſe l’imaginer tel qu’il eſtoit : de ſorte que ſans en rien communiquer a perſonne, qu’à celuy qu’il envoya, il dépeſcha Artabaſe vers le Roy de Pont, pour luy dire que n’eſtant pas juſte que la Princeſſe Mandane fuſt ſi longtemps captive, il le conjuroit d’obtenir de Creſus la permiſſion de faire un Combat ſingulier entre eux, qui terminaſt les differents qu’ils avoient enſemble touchant la Princeſſe : offrant meſme, s’il eſtoit vainqueur, de ne laiſſer pas de rendre la Reine de la Suſiane, & Pla rinceſſe Araminte, pourveu qu’on rendiſt la Princeſſe Mandane à Ciaxare : adjouſtant à cela, que ſi Creſus vouloit continuer la guerre, il ne laiſſeroit pas de le faire.

Cependant comme Creſus & Abradate avoient avancé dans le meſme temps que le Roy de Pont s’eſtoit retiré, ces Princes s’eſtoient joints à la Riviere d’Helle : ſi bien que lors qu’Artabaſe arriva au Camp ennemy, on le mena droit à Creſus, en preſence duquel il falut qu’il s’aquittaſt de ſa commiſſion. D’abord le Roy de Pont en parut ſurpris : ce n’eſt pas que ce Prince ne fuſt un des plus vaillants hommes du monde ; mais quand il ſe ſouvenoit qu’il devoit la liberté & la vie à Cyrus, & qu’apres cela il luy retenoit injuſtement la Princeſſe Mandane, il avoit une confuſion eſtrange : & toute ſon amour & toute ſa valeur, ne pouvoient luy faire accepter ce Combat, ſans une repugnance extréme. Il eſt vray qu’il n’en fut pas à la peine : car Artabaſe n’eut pas pluſtost achevé de parler, que Creſus luy dit qu’il ne ſouffriroit point que le Roy de Pont ſe batiſt contre Cyrus, pour la liberté de Mandane ; & que pour luy en oſter la penſée, il n’avoit qu’à dire à ſon Maiſtre, qu’auparavant que de delivrer cette Princeſſe, il faloit l’avoir vaincu en Bataille rangée ; avoir pris Sardis ; l’avoir renverſé du Throſne : & avoir deſtruit ſon Empire. Le Roy de Pont ravy de voir qu’il n’avoit point de reſponce à faire à Artabaſe, voyant avec quelle fermeté Creſus avoit parlé, touchant cette propoſition ; le ſuplia du moins de luy accorder la permiſſion de voir à Cyrus. Car Seigneur, luy dit il, tout mon Rival qu’il eſt, je ſouhaitte encore ſon eſtime : & je ſerois au deſespoir, s’il croyoit que ce fuſt par manque de cœur, que je ne me bats point contre luy. je ſeray meſme bien aiſe, adjouſta t’il, de luy demander pardon, de ce que je ſuis forcé d’eſtre ingrat : & de luy dire moy meſme, une partie de mes ſentimens. D’abord Creſus fit difficulté de le permettre : mais Abradate luy ayant repreſenté que cela ne luy pouvoit nuire, Artabaſe fut renvoyé avec un Heraut du Roy de Lydie : afin de sçavoir de Cyrus, s’il conſentoit à cette entreveuë. Comme ce Prince attendoit impatiemment Artabaſe, parce qu’il eſperoit obtenir ce qu’il avoit demandé, il eſt aiſé de juger que ſon retour luy donna une aigre douleur, voyant que la liberté de ſa Princeſſe, eſtoit encore ſi eſloignée. Il contenue toutefois à voir le Roy de Pont : eſperant peuteſtre le perſuader, ou à luy rendre Mandane, ou à le combatre. Le jour de cette entreveuë eſtant donc pris, il fut reſolu de part & d’autre que Cyrus iroit à la teſte de mille chevaux, à un lieu où il y a un petit Ruiſſeau aſſez profond, mais qui n’a que trois pas de large : & que le Roy de Pont, avec pareil nonbre de gens, ſe trouveroit à l’autre bord de cette petite Riviere. Que ces deux Princes s’engageroient par ſerment ſolemnel, de ne s’attaquer point : & de ſe contenter de ſe parler ſeulement. La choſe ayant donc eſté ainſi reſoluë ; le jour eſtant pris ; & l’heure eſtant arrivée ; chacun de ſon coſté ſe prepara à ſe trouver au lieu de l’aſſignation. Mais ce qu’il y eut d’eſtrange, fut que l’envie de connoiſtre Cyrus fut ſi grande dans le cœur de tous les Cheſſ de l’Armée ennemie, qu’ils ſupplierent inſtamment Creſus, de leur permettre d’accompagner le Roy de Pont : ſi bien qu’au lieu d’avoir de ſimples Cavaliers aveque luy, on fut contraint de ſouffrir de peur d’une eſmotion, que ce fuſſent des Volontaires, je des Capitaines. Vous pouvez juger apres cela, que ſi Cyrus euſt eu l’eſprit ſoubçonneux, & aiſé à eſpouventer, il euſt ſans doute eſté ſurpris : de voir quels eſtoient les mille hommes qui accompagnoient le Roy de Pont : & il euſt eu lieu de croire, qu’on luy vouloit manquer de foy. Car pour ce Prince, à la reſerve de trente ou quarante hommes de qualité, il n’avoit que de ſimples Cavaliers aveque luy, parce qu’il l’avoit voulu ainſi : mais pour le Roy de Pont, il n’en eſtoit pas de meſme, puis que meſme Abradate y voulut eſtre ; ayant demandé permiſſion à Creſus de remercier Cyrus de la generoſité qu’il avoit, de traiter ſi bien la Reine ſa Femme. Cependant Cyrus ſouhaittoit, ſans sçavoir pourquoy il avoit cette curioſité, que ce Telephane dont on luy avoit parlé s’y puſt trouver : ces deux gros de Cavalerie paroiſſant donc en une eſgale diſtance de cette petite Riviere, s’avancerent lentement, juſques à huit ou dix pas de ſes bords, où ils firent alte : pendant quoy Cyrus & le Roy de Pont ſe deſtachant en meſme temps de leur Troupe, vinrent auſſi prés l’un de l’autre, que le Ruiſſeau le pût permettre : & ſans deſcendre de cheval, ils ſe ſalüerent avec une eſgale civilité : ayant touteſfois tant d’eſmotion ſur le viſage, & tant de differens ſentimens dans le cœur, qu’ils ſurent un inſtant arreſtez ſans ſe pouvoir rien dire. En effet, Cyrus ne pouvoit pas voir le Roy de Pont, ſans ſe ſouvenir qu’autrefois il avoit eu ſoin de ſa conſervation, lors qu’il l’avoit envoyé advertir de la conjuration que l’on faiſoit contre luy ; & ſans ſe ſouvenir encore qu’il avoit ſaillie la vie à ſa Princeſſe. Mais il ne pouvoit pas non plus ne ſe ſouvenir point en meſme temps, que c’eſtoit le Raviſſeur de Mandane, & le deſtructeur de toute ſa felicité. Le Roy de Pont ne pouvoit pas non plus voir Cyrus, ſans ſe ſouvenir qu’il luy devoit la vie & la liberté, & qu’il luy avoit meſme offert de le faire remonter au Thrône : de ſorte que s’eſtimant infiniment tous deux, & ſe devant auſſi beaucoup, ils agirent d’une façon qui faiſoit aſſez connoiſtre la grandeur de leur ame ; puis que malgré leur amour & leur haine, ils eurent de la civilité l’un pour l’autre. Apres donc que tant de ſentimens tumultueux, ſe ſurent un peu apaiſez dans leur cœur, & que leur raiſon eut fait un grand effort pour les y renfermer : je ſuis au deſespoir, dit le Roy de Pont à Cyrus : que la Fortune ait voulu que je vous ſois ſi obligé : & que l’Amour n’ait pû conſentir, que je ne fuſſe pas ingrat. Ce n’eſt point pour les obligations que vous dittes que vous m’avez, reprit Cyrus, que je vous accuſe, mais ſeulement parce que vous faites une injuſtice effroyable, de retenir une Princeſſe à laquelle ny la Nature, ny la Fortune, ny l’Amour, ne vous ont donné aucun droit. Car pour ce qui me regarde en particulier, je vous ſuis le premier obligé : & tout ce que j’ay fait pour vous, ny meſme tout ce que j’ay voulu faire, ne doit eſtre conſideré que comme un effet de ma reconnoiſſance. Mais de vouloir obtenir par la force, ce qu’on doit aquerir par ſervice & par ſoumission, eſt une choſe effroyable : encore ſi la captivité de la Princeſſe Mandane avoit des bornes, l’eſperance de la liberté pourroit rendre ſa priſon plus douce : mais de vouloir qu’elle ne ſoit delivrée qu’apres que j’auray deffait une puiſſante Armée, conduitte par trois Grands Princes, & conqueſté un Grand Empire, eſt un injuſtice eſtrange, & dont je ne vous croyois pas capable. Au contraire je penſois que vous aimeriez mieux devoir ma deffaite à voſtre propre valeur, qu’à celle de ces deux cens mille hommes, qui ſont dans l’Armée de Creſus : c’eſt pourquoy j’avois eſperé, que ſous accepteriez je combat que je vous avois envoyé offrir. Qu’importe meſme au Roy de Lydie, que nous terminions nos differens, devant que la guerre ſoit terminée ? puis qu’encore que j’euſſe le bonheur de vous vaincre, je ne demande la Princeſſe Mandane, qu’en rendant la Reine de la Suſiane, & la Princeſſe Araminte. Au nom des Dieux, adjouſta Cyrus, remettez la raiſon dans l’ame de ce Prince : & aidez moy à delivrer la Princeſſe que nous adorons, quoy que ce ſoit vous qui la teniez captive. Pluſt à ces meſmes Dieux au nom deſquels vous me conjurez, reprit le Roy de Pont, que je fuſſe en eſtat de faire tout ce que la raiſon voudroit que je fiſſe : car ſi cela eſtoit, je combatrois ma paſſion & la vaincrois ; je remettrois la Princeſſe Mandane en liberté ; & acceptât tant d’offres genereuſes que vous m’avez faites, je ferois ſucceder l’ambition à l’amour, & ne ſongerois plus qu’à remonter au Throſne par voſtre valeur. Que ſi je ne pouvois vaincre ma paſſion, du moins ferois-je ce que je pourrois, pour ſurmonter la repugnance que j’ay à combatre mon Liberateur : afin que me battant contre vous, je puſſe trouver la fin de mes malheurs par une victoire glorieuſe, ou par une mort honnorable. Mais à vous parler ſincerement, je ne ſuis pas en termes de cela : puis qu’à vous dire la verité, je ne ſuis plus Maiſtre ny de ma perſonne, ny de celle de Mandane. Quand je ſuis venu me jetter dans le party de Creſus, apres avoir perdu mes Royaumes, je ne luy ay point amené de troupes : & tout l’avantage que j’ay pû offrir à ce Prince, en l’obligeant à me proteger, a eſté de remettre la Princeſſe Mandane en ſa puiſſance : de ſorte que n’eſtant plus en la mienne, je ne ſuis meſme pas en droit de la luy redemander. C’eſt un oſtage ſi precieux, que l’on peut dire que cette Princeſſe met preſque ſon Empire & ſa Perſonne en ſeureté : jugez donc apres cela ce que je puis : quand meſme je pourrois oublier ce que je luy dois, & ce que je me dois à moy meſme. Vous avez eſté mon Liberateur, je l’advoüe, & comme tel je vous dois toutes choſes : mais auſſi ne puis-je pas nier que Creſus ne ſoit mon Protecteur : & que par cette qualité, je ne luy doive auſſi beaucoup. Ne conſiderez point, dit Cyrus, ce que vous devez au Roy de Lydie, ny ce que vous me devez : mais ſeulement ce que vous devez à la Princeſſe Mandane. Eſt il juſte que les Dieux l’ayant deſtinée à porter les premieres Couronnes de l’Aſie, vous la faſſiez mourir en priſon ? voſtre amour y peut elle conſentir ? & croyez vous que ce ſoit veritablement aimer Mandane, que de la rendre la plus malheureuſe Princeſſe de ſon Siecle ? Revenez à vous, genereux Rival : eſcoutez la raiſon qui vous parle : & faites ce que vous pourrez, ou pour vous vaincre vous meſme, ou pour me vaincre. je vous donne le choix des deux : ſi vous faites le premier, & qu’en ſuitte vous obligiez Creſus à faire la paix, pour vous montrer que je ne la cherche pas, afin de m’épargner la peine de faire la guerre, je vous engage ma parole de la faire encore pour vous remettre dans de Thrône de vos Peres : & de la faire meſme pour Creſus, s’il a beſoin de mon aſſistance. Mais ſi vous choiſissez le dernier, perſuadez luy du moins qu’il luy ſera peut eſtre avantageux, que vous m’ayez ou vaincu ou laſſé, devant que de donner la Bataille : car enfin je ne puis plus ſouffrir que la Princeſſe Mandane ſoit captive : & je ne sçay comment vous le pouvez endurer. je ne le sçay pas moy meſme, reprit le Roy de Pont ; & je ſuis ſi peu d’accord de mes propres ſentimens, qu’il n’y a point de jour que je ne vous aime & ne vous haïſſe : & où je ne ſois auſſi mon plus grand Ennemy. Mais comme il n’y a point d’inſtant en ma vie, où je n’aime eſperdûment la Princeſſe Mandane, je ne puis prendre nulle reſolution raiſonnable : & je demeure touſjours injuſte, & malheureux tout enſemble. Non non, s’eſcria Cyrus, ce que vous dittes n’eſt point vray-ſemblable ; & ſi vous voiyez touſjours Mandane irritée, ou Mandane les larmes aux yeux, voſtre cœur s’attendriroit, ou ſe deſespereroit : c’eſt pourquoy il y a grande aparence, que je ſuis plus infortuné que je ne le croyois eſtre : & que vous ne l’eſtes pas tant que je le penſois. Du moins, adjouſta t’il, ayes la ſincerité de me dire ſi je me trompe : je vous en conjure par tout ce que j’ay fait pour vous ; partout ce que je ferois encore, ſi vous n’eſtiez plus mon Rival, & meſme par Mandane. De grace ne me refuſez pas toutes choſes : & puis que vous ne voulez ny delivrer voſtre Maiſtresse, ny combattre voſtre Rival, parlez du moins ingenûment, à un Prince qui ſeroit encore voſtre Amy ſi vous le vouliez. Ha Seigneur, s’eſcria le Roy de Pont, voſtre rigueur eſt trop grande ! de vouloir que je vous aprenne moy meſme, que vous eſtes auſſi bien avec la Princeſſe Mandane que j’y ſuis mal. Contentez vous que je vous aſſeure ſeulement, que ſi je ne la rends point, ce n’eſt pas que j’aye l’eſperance d’en eſtre aimé. Et qu’eſperez vous donc ? luy dit Cyrus ; mourir devant que vous la poſſediez, repliqua le Roy de Pont. Ce n’eſt pas le moyen de m’empeſcher de la poſſeder, reprit Cyrus, que de ne me vouloir pas combatre : je ne le veux auſſi que trop quelquefois, repliqua le Roy de Pont ; & il y a des inſtants, où quand je vous regarde comme mon Rival, & comme un Rival aimé, je ne me ſouviens plus de ce que je vous dois. Oubliez le pour touſjours, reprit Cyrus, puis qu’en vous en ſouvenant, vous ne rendez pas la Princeſſe que j’adore. Du moins, adjouſta encore ce Prince, faites que Creſus ne tire pas la guerre en longueur : & qu’il ſe reſolue promptement à donner une Bataille deciſive, qui faſſe pancher la victoire d’un Party ou d’autre. Je vous le promets, luy repliqua le Roy de Pont, bien faſché de ne pouvoir accorder davantage, non ſeulement à mon Liberateur, mais encore au Protecteur de la Princeſſe Araminte. Ne prenez point de part, repliqua Cyrus, au reſpect que je rends à cette illuſtre Perſonne, puis que je le fais, & pour l’amour d’elle, & pour l’amour de moy ſeulement. Apres cela, ces deux Princes ſe dirent encore pluſieurs choſes, où il y avoit tantoſt de la generoſité, & tantoſt de la colere : mais où il paroiſſoit touſjours de l’amour.

En fuitte dequoy eſtant preſts de ſe ſeparer, Abradate s’avança, & le Roy de Pont le nommant à Cyrus, ce Prince le ſalüa avec un reſpect, qui luy fit alternent connoiſtre celuy qu’il rendoit à Panthée. Ce premier compliment eſtant paſſé, où Abradate luy rendit grace de la generoſité qu’il avoit de traiter ſi bien la Reine ſa femme : Cyrus prenant la parole, & regardant le Roy de Pont ; n’avez vous point pitié du Roy de la Suſiane, luy dit il, & ne voulez vous pas me mettre en eſtat de luy rendre la ſeule Perſonne qui le peut faire heureux ? Eh de grace, donnez moy la joye de pouvoir rompre les chaines de deux Grandes Princeſſes, en rompant celles de Mandane. Quelque intereſſé que je fois, repliqua Abradate, je n’ay pas la force de joindre mes prieres aux voſtres : parce que je connois trop bien quelle peine il y a à ſe priver de ce que l’on aime. C’eſt pourquoy Seigneur, ſans inſulter ſur un Grand Prince malheureux, je ſouffre mes infortunes ſans l’en accuſer : bien heureux encore, d’avoir trouvé un Ennemy auſſi genereux que vous. Durant qu’Abradate parloit ainſi, le nom de Telephane eſtant revenu dans l’eſprit de Cyrus malgré luy, il ſe mit à chercher des yeux parmy ce gros de Cavalerie Lydienne qui eſtoit fort proche, s’il ne le pourroit point connoiſtre à l’Eſcu qu’on luy avoit aſſuré qu’il pourroit toujours ; car encore que l’on sçeuſt bien qu’il ne s’agiſſoit pas de combatre ce jour là, tous ces Cavaliers ne laiſſoient pas d’eſtre armez. Cyrus regardant donc ſoigneusement parmy eux, durant qu’Abradate parloit, il vit au premier rang un homme de belle taille & bien monté, qui ayant alors la teſte tournée pour parler à un autre qui eſtoit au ſecond rang, ne luy permit pas d’abord de luy voir le viſage : mais qui par cette action détournée, luy monſtroit auſſi beaucoup mieux ſon Eſcu, qu’il vit eſtre le meſme qu’on luy avoit aſſuré que Telephane portoit touſjours. De ſorte qu’impatient qu’il eſtoit qu’il détournaſt la teſte, il eſcouta Abradate ſans le regarder : & par un ſentiment dont il ignoroit la cauſe, il ſentit dans ſon ame une eſmotion extraordinaire. Elle augmenta bien encore davantage, lors que ce pretendu Telephane ſe retournant, il vit que c’eſtoit le Prince Mazare ou ſon Phantôme : car comme il avoit veû ce Prince pluſieurs fois à Babilone, devant que de l’avoir veû mourant aupres de Sinope ; & que l’idee d’un Rival ne s’efface jamais de la memoire, il le reconnut d’abord. Neantmoins comme il avoit creû avec certitude qu’il ne vivoit plus, cette veuë le ſurprit d’une telle ſorte, qu’il ne pût s’empeſcher d’interrompre Abradate : & de grace (luy dit il en montrant celuy dont il vouloit parler) depuis quand ce Cavalier eſt il parmy vous ; & pourquoy ſe fait il nommer Telephane ? le Roy de Pont prenant la parole, bien aiſe d’eſperer de pouvoir sçavoir qui eſtoit un homme qui avoit deſja fait de ſi belles actions, depuis qu’il eſtoit en Lydie ; luy dit qu’il eſtoit arrivé à Sardis, quelque temps auparavant que la Princeſſe Mandane y fuſt : mais que pour le nom qu’il portoit, il ne sçavoit pas ſi c’eſtoit le ſien. Non non, luy dit Cyrus, ſi mes yeux ne me trompent, Telephane n’eſt pas Telephane : mais ouy bien le Prince Mazare, un des Raviſſeurs de ma Princeſſe, que les Dieux auront ſans doute reſſuscité, pour me tourmenter davantage. Mazare s’entendant nommer par Cyrus (car c’eſtoit effectivement luy) s’avança juſques au bord du Ruiſſeau : & le regardant avec plus de melancolie que de fierté ; puis que vous avez deſcouvert mon veritable nom, luy dit il, je ne le veux pas cacher davantage. j’advoüe donc que je ſuis Mazare, le plus criminel, & le plus malheureux homme du monde : mais Seigneur, comme je ne ſuis reſſuscité que pour mourir une ſeconde fois, ne vous repentez pas de m’avoir laiſſé la vie. je vous la laiſſay (reprit Cyrus, avec un ton de voix où il paroiſſoit clairement qu’il y avoit beaucoup d’agitation dans ſon eſprit) parce que je ne pouvois alors vous l’oſter aveque gloire : mais aujourd’huy que je vous voy en eſtat d’en faire aquerir à celuy qui entreprendra de vous la faire perdre, je ne ſuis pas reſolu de faire la meſme choſe. Nous nous rencontrerons peut-eſtre devant que la guerre finiſſe, reprit froidement Mazare ; du moins vous chercheray-je aveque foin, repliqua Cyrus ; & ſi je ne sçavois que le droit des gens eſt inviolable, nous terminerions nos differens à l’heure meſme. Abradate craignant que Mazare ne repliquaſt quelque choſe, qui portaſt Cyrus à n’eſtre pas Maiſtre de ſon reſſentiment, rompit cette converſation : leur diſant à tous deux qu’il ne leur eſtoit pas permis de ſe parler, puis que Cyrus n’avoit accordé cette permiſſion qu’au Roy de Pont & à luy. Mazare ne laiſſa pourtant pas de reſpondre d’une façon qui fit eſgallement paroiſtre ſon courage & ſa ſagesse : cependant le Roy de Pont, qui tant qu’il l’avoit regardé comme Telephane, l’avoit fort aime, ne sçavoit alors comment il le devoit conſiderer. Neantmoins venant à penſer que ſi Mazare n’euſt point enlevé Mandane, elle ne ſeroit pas en Lydie, il n’avoit pas pour luy les meſmes ſentimens que Cyrus avoit : au contraire, venant encore à conſiderer, que ſans luy Mandane euſt eſte en la puiſſance du Roy d’Aſſirie, ou en celle de Cyrus, il ne trouvoit pas qu’il pûſt avoir pour luy toute la haine que l’on a ordinairement pour un Rival. Il eſtoit pourtant ſi occupé à determiner ce qu’il devoit penſer de Mazare, & comment il devoit agir aveque luy, qu’il ne ſe meſla point dans cette converſation, qui finit par la prudence d’Abradate : chacun ſe retirant de ſon coſté, avec des ſentimens bien differents. Cyrus partit pourtant le dernier : tant il avoit de peine à s’eſloigner de deux hommes qu’il euſt voulu combattre tous deux enſemble, pluſtost que de ne les combatre point. Il eſtoit au deſespoir, de ne sçavoir pas un peu mieux comment il pouvoit eſtre que Mazare ne fuſt point mort ; que Mazare fuſt dans le party du Roy de Pont qui eſtoit ſon Rival ; & qu’il euſt voulu cacher ſon nom. Cependant il falut s’en retourner au Camp ſans le sçavoir : mais il s’y en rétourna avec tant de penſées furieuſes dans l’eſprit, qu’il ne s’eſtoit jamais ſenty ſi pres de n’eſtre point Maiſtre de luy meſme que cette fois là. Comme il y fut arrivé, & qu’il eut donné les ordres neceſſaires, il eut impatience d’eſtre ſeul avec Chrirante, afin de pouvoir raiſonner avec liberté, ſur une ſi eſtrange rencontre : Apres avoir donc congedié tout le monde ; & bien, luy dit il, cher Teſmoin de toutes mes diſgraces, que dittes vous de ce que vous venez de voir ? car Chriſante avoit accompagné Cyrus à cette entreveuë. je dis Seigneur, repliqua t’il, que comme la Fortune fait des prodiges pour vous tourmenter, elle fera en ſuitte des miracles pour vous mettre en repos. Pour moy, reprit Cyrus, je ne ſuis pas de voſtre opinion : au contraire, il me ſemble qu’apres ce qui me vient d’arriver, je dois encore craindre qu’Aſtiage ne reſſuscite auſſi bien que Mazare pour me perſecuter ; que tant de millions d’hommes qui ont perdu la vie dans les Armées de mes Ennemis, en tant de Batailles que l’ay gagnées, ne reſſuscitent auſſi pour venir fortifier celle de Creſus ; & qu’en fin ceux que j’ay vaincus tant de fois, ne ſoient mes vainqueurs. En effet, le moyen de ne croire pas toutes choſes poſſibles, apres ce que je voy ? ne vis-je pas Mazare mourant dans la Cabane d’un Peſcheur, ou pluſtost ne le vis-je pas mort de mes propres yeux ? A peine entendis-je les triſtes paroles qu’il me dit, lors qu’il me donna l’Eſcharpe de ma Princeſſe, qui luy eſtoit demeurée entre les mains en faiſant n’aufrage avec elle, tant il avoit la voix foible & baſſe. Il ne pût meſme parler davantage : il perdit la parole, devant que je le quittaſſe : & on m’aſſura le lendemain qu’il eſtoit mort. Touteſfois Mazare eſt vivant ; Mazare eſt en meſme lieu que Mandane ; & combat pour un de ſes Rivaux. Qui vit jamais une pareille avanture ? encore ſi le Roy d’Aſſirie qu’il a trahi, sçavoit qu’il eſt à Sardis, il pourroit peut— eſtre trouver les voyes de sçavoir ce qu’il y fait, & de me l’aprendre un jour : mais les Dieux ont ſans doute reſolu de m’accabler de toutes ſortes de malheurs. J’avois du moins creû qu’il ne m’en pouvoit plus arriver, dont ils ne m’euſſent adverty : & que j’aurois l’avantage de n’eſtre point ſurpris. En effet, n’avois-je pas lieu de le croire ainſi ? Par l’Oracle du Roy d’Aſſirie, ils luy ont aſſurément fait eſperer la poſſession de Mandane : par celuy de Creſus, ils luy ont affirmativement promis la ruine de l’Empire, que ſelon les aparences je dois un jour poſſeder : & par la reſponce de la Sibille, ils m’ont annoncé la fin de ma vie. Cependant ils m’ont encore caché une partie de mes malheurs : puis qu’ils ne m’ont pas adverty que Mazare n’eſtoit point mort. Mais Seigneur, luy dit Chriſante, ce n’eſt preſentement point Mazare qui tient Mandane captive ; ce n’eſt meſme pas trop le Roy de Pont : & Creſus eſt aſſurément celuy qui la tient priſonniere. Il eſt vray, interrompit Cyrus, mais ce ſont mes Rivaux qui l’ont miſe en ſa puiſſance : le Roy d’Aſſirie à commencé mes infortune, en l’enlevant de Themiſcire ; Mazare les a augmentées, en la faiſant partir de Sinope, que j’eſtois preſt de prendre, & en la faiſant ſortir de Babilone, dont j’allois eſtre le Maiſtre : mais le Roy de Pont les a achevées, en ne la ſauvant d’un n’aufrage, que pour la precipiter dans un abyſme de miſere. Il eſt vray que ſans m’en prendre à autruy, je dois m’en accuſer le premier : car enfin ſi Artamene euſt connu Philidaſpe, lors qu’il le rencontra dans ce Bois où il luy ſauva la vie, Mandane ſeroit en liberté ; le Roy de Pont ſeroit encore ſur le Throſne ; Mazare ne ſeroit point criminel ; & je ſerois le plus heureux de tous les hommes. Quoy qu’il en ſoit, adjouſta t’il, comme le paſſé ne ſe peut revoquer, il faut ne ſonger qu’au preſent & à l’avenir : & taſcher d’avoir du moins la ſatisfaction d’immoler quelqu’un de mes Rivaux, à ma fureur & à ma vangeance, auparavant que tous les malheurs dont je ſuis menacé me ſoient arrivez.

Ce Prince ne pût touteſfois ſi toſt executer ſon deſſein : parce que les Ennemis eſtant au de là d’une aſſez grande Riviere, il ne pouvoit pas aller à eux facilement : joint que faiſant faire encore quelques Chariots de guerre, qui n’eſtoient par achevez, il falut attendre quelque temps, devant que de rien entreprendre de conſiderable. Il ne ſe paſſoit pourtant point de jour, qu’il n’y euſt quelques rencontres, qui de part & d’autre entretenoient les Soldats dans un violent deſir de vaincre : car comme Creſus gardoit un Pont qui traverſoit la Riviere d’Helle, il envoyoit continuellement des parties à la guerre. Cependant comme Aglatidas & Ligdamis s’eſtoient aquitez exactement des ordres de Cyrus, la Reine de la Suſiane & la Princeſſe Araminte, arriverent à la Ville où ce Prince vouloit qu’elles demeuraſſent, juſques apres la Bataille qu’il eſperoit bien toſt donner : mais elles n’y furent pas pluſtost, que Panthée envoya ſuplier Cyrus par Ligdamis, qu’elle peuſt avoir la liberté de le venir trouver, pour luy parler d’une choſe qui luy importoit extrémement. Cyrus demanda donc alors à Lygdamis, s’il ne sçavoit point ce que ce pouvoit eſtre ? il luy reſpondit que non : mais qu’il avoit trouvé Panthée ſi triſte & ſi changée, qu’il eſtoit perſuadé qu’il faloit qu’elle euſt un ſensible déplaiſir. Ce Prince qui naturellement eſtoit porté à ſoulager tous les malheureux, ſans differer davantage, & ſans vouloir donner la peine à Panthée de le venir trouver, fut auſſi toſt apres diſner au lieu où elle eſtoit, qui n’eſtoit qu’à trente ſtades de ſon quartier. Comme il arriva dans le Chaſteau où on l’avoit logée, il demanda tres particulierement à Araſpe, qu’il vit fort melancolique, comment s’eſtoit portée la Reine de la Suſiane, depuis qu’il ne l’avoit veuë : & s’il ne sçavoit point qu’il luy fuſt arrivé quelque nouveau deſplaisir ? Araſpe rougit au diſcours de Cyrus, & reſpondit d’une maniere, qui fit croire à ce Prince ce qu’il avoit promis fidelité à Panthée, & qu’il ne luy vouloit pas advoüer ce qu’il en sçavoit : de ſorte que loüant ſa diſcretion au lieu de le blaſmer, il entra dans la Chambre de la Reine de la Suſiane. Araſpe y voulut entrer auſſi, comme il avoit accouſtumé quand Cyrus y alloit, mais ce Prince l’en empeſcha : apres quoy eſtant entré, il aperçeut Panthée qui n’avoit que Cleonice aupres d’elle : mais il la vit ſi triſte qu’il en fut ſurpris. Seigneur, luy dit elle, je vous demande pardon de la peine que je vous donne : c’eſt pluſtost à moy à vous le demander, repliqua t’il, de la melancolie que vous avez, quoy que je n’en sçache pas la cauſe : car Madame, il me ſemble que je ſuis reſponsable de tous les maux qui vous arriveront, tant que je ſeray aſſez malheureux pour eſtre obligé à ne vous delivrer pas. Seigneur, luy reſpondit elle, je ne ſuis pas aſſez injuſte pour vous charger des fautes d’autruy : j’ay meſme aſſez de reſpect pour vous, pour ne vouloir pas exagerer le crime d’une Perſonne que vous honnorez de voſtre affection : c’eſt pourquoy ſans vous dire preciſément dequoy je me pleins, je vous ſuplieray ſeulement….. Non non Madame, interrompit Cyrus, il ne faut point cacher ny le crime, ny le criminel, quel qu’il puiſſe eſtre : vous proteſtant, que s’il y a quelqu’un qui vous ait donné le moindre ſujet de pleinte, de le punir avec une ſeverité ſi grande, que vous connoiſtrez aiſément que je ſuis plus ſensible aux injures, que l’on fait aux perſonnes que j’honnore, qu’à celles qu’on me pourroit faire à moy meſme. j’ay bien creû Seigneur, reliqua Panthée, que vous ſeriez aſſez genereux, pour en uſer comme vous faites : c’eſt pourquoy encore que ce ne ſoit pas la couſtume que des Captives choiſissent leurs Gardes, je ne feray point de difficulté de vous ſuplier tres humblement, de deffendre à Araſpe de me voir jamais : & de mettre apres cela qui il vous plaira des voſtres à ſa place. Vous ſerez obeïe exactement Madame, reprit Cyrus ; mais ſi Araſpe a eu l’audace de vous deſplaire en quelque choſe, ce n’eſt pas aſſez que de le bannir de voſtre preſence, il faut encore le bannir de la ſocieté des hommes, ou comme un Barbare, ou comme un meſchant : c’eſt pourquoy je vous conjure de me dire un peu plus preciſément, quel eſt le crime qu’il a commis. Il ſuffit Seigneur, luy dit elle en rougiſſant, que je vous die qu’Araſpe eſt plus propre à mettre à la teſte d’une Armée le jour d’une Bataille, qu’à garder une perſonne de ma condition & de ma vertu. Apres cela Seigneur, ne m’en demandez pas davantage : car c’eſt tout ce que la modeſtie me permet de vous dire. C’en eſt aſſez Madame, c’en eſt aſſez, reprit Cyrus ; & ſans vous donner la peine de me raconter un crime qui ne peut eſtre petit puis qu’il s’adreſſe à vous, je le feray bien confeſſer au criminel : afin que je puiſſe proportionner le chaſtiment à la faute qu’il a faite. Cependant Madame, adjouſta Cyrus, pour vous teſmoigner que ce n’eſt pas mon intention, de vous expoſer à recevoir aucun deſplaisir par ceux qui ſont aupres de vous, choiſissez qui vous voudrez pour vous ſervir, & non pas pour vous garder : ne voulant à l’advenir autre ſeureté que voſtre parole, & vous donnant l’authorité toute entiere de chaſſer qui il vous plaira de ceux qui ſont deſtinez à voſtre ſervice. Ha Seigneur, s’ecria t’elle, voſtre generoſité va trop loin ! Non non Madame, repliqua t’il, ne me reſistez pas s’il vous plaiſt : & ſouffrez que par l’impatience que j’ay de punir celuy qui vous a offencée, le vous quitte pluſtost que je n’en avois eu le deſſein. Panthée rauie de la magnanimité de Cyrus, luy rendit mille graces de la bonté qu’il avoit pour elle : & luy demanda meſme pardon de luy cauſer un nouveau deſplaisir : mais, Seigneur, adjouſta t’elle, comme il eſt des crimes que la vertu ne permet pas de tolerer, j’eſpere que vous m’excuſerez. Cyrus reſpondit encore à ce diſcours, avec une generoſité ſans eſgalle : apres quoy il ſe retira : mais ayant rencontré Doraliſe avec Pherenice dans l’Antichambre, il s’arreſta un moment avec elles, afin de taſcher de sçavoir preciſément quel eſtoit le crime d’Araſpe : n’ignorant pas qu’elles sçavoient toutes deux tous les ſecrets de Panthée. Ce n’eſt pas qu’il n’euſt bien compris à peu prés par le diſcours de cette Princeſſe, quelle pouvoit eſtre la faute d’Araſpe : toutefois pour en pouvoir dire plus aſſuré, il ne vit pas pluſtost ces deux Filles, que les tirant à part, ne me direz vous point, leur demanda t’il, ce qu’a fait Araſpe, qui ait donné ſujet à la Reine de ſe pleindre de luy, apres s’en eſtre tant loüée ? car je voudrois bien auparavant que de le punir, sçavoir un peu mieux que je ne le sçay, en quoy il a failly. Seigneur, reſpondit Doraliſe en ſous-riant, je ne sçay s’il vous ſouvient que je vous dis un jour qu’Araſpe n’eſtoit pas ſi inſensible que vous le croiyez : & que du moins vous pouvois-je aſſurer, que Perinthe l’avoit autrefois paru plus que luy dans un temps où il ne l’eſtoit pourtant pas. je m’en ſouviens fort bien, reprit il ; mais ſeroit il poſſible qu’Araſpe euſt eſté aſſez temeraire, pour lever les yeux juſques à Panthée : & aſſez inſolent, pour luy donner quelques marques de ſa paſſion ? Il a ſans doute eſté aſſez hardy pour l’aimer, reprit Pherenice ; & aſſez malheureux, pour faire que la Reine s’en ſoit aperçeuë. Voila Seigneur, quel eſt le crime d’Araſpe : qui eſt ſans doute aſſez grand, pour vous obliger à donner la ſatisfaction à la Reine de l’eſloigner d’elle. je penſe neantmoins eſtre obligée de vous dire, qu’une vertu moins ſcrupuleuse que la ſienne, auroit pû diſſimuler quelque temps la faute d’Araſpe : qui apres tout l’a ſervie avec un reſpect ſans eſgal. Il eſt pourtant certain que depuis quelques jours, il euſt falu avoir perdu la raiſon, pour ne s’apercevoir pas qu’il eſtoit amoureux d’elle : mais ce qu’il y a de conſtamment vray, eſt que l’on voyoit aiſément qu’il ne monſtroit pas ſa paſſion avec deſſein qu’on la connuſt. Cependant malgré toute ſa diſcretion, la Reine eſt de telle ſorte indignée contre luy, qu’elle ne peut ſouffrir ſa preſence : elle n’en ſera jamais importunée, reprit Cyrus, & je la ſatisferay ſi pleinement, qu’elle aura autant de ſujet de ſe loüer de moy, qu’elle en a de ſe pleindre d’Araſpe.

Apres cela Cyrus ſortit de cette Antichambre, & fut faire une petite viſite à la Princeſſe Araminte, durant que l’on cherchoit Araſpe, que l’on ne trouvoit en aucun lieu de ce Chaſteau. Car comme il avoit sçeu que Panthée avoit fait demander à Cyrus la permiſſion de l’aller trouver, il avoit bien creû que cette Princeſſe ſe pleindroit de luy : sçachant mieux le crime qu’il avoit commis, que Doraliſe & Pherenice ne le sçavoient : parce que par grandeur d’ame & par modeſtie, Panthée le leur avoit caché. Araſpe eſtoit donc en une peine extréme : touteſfois ne jugeant pas qu’il pûſt long temps eſviter la veuë de ce Prince, il ſe determina, & ſe reſolut de luy advoüer ſa faute, & d’avoir recours à ſa bonté. Il ſe preſenta donc à luy, mais avec tant de confuſion ſur le viſage, qu’il n’eſtoit preſque pas connoiſſable : Cyrus eſtoit alors dans une grande Gallerie, qui reſpondoit à la Chambre d’Araminthe, d’où il venoit de ſortir : mais Araſpe n’y fut pas pluſtost entré, que Cyrus faiſant ſigne qu’il vouloit eſtre ſeul aveque luy, chacun ſe retira, & luy laiſſa la liberté toute entiere de l’accuſer. Comme ce Prince aimoit Araſpe ; qu’il avoit beaucoup de diſposition à excuſer les fautes que l’amour fait commettre ; & que de plus Doraliſe & Pherenice luy avoient parle d’une façon qui ne l’aigriſſoit pas contre luy, il ne luy parla pas d’abord avec beaucoup de colere : de ſorte qu’Araſpe qui ne doutoit nullement que Cyrus ne sçeuſt preciſément quel eſtoit ſon crime, prit quelque aſſurance, & ſe reſolut de luy advoüer tout ce qu’il luy demanderoit. N’eſt-ce pas aſſez Araſpe, luy dit il, que je ſois perſecuté par mes Ennemis, ſans qu’il faille encore que mes Amis m’accablent ; & que vous que j’ay toujours ſi cherement aimé, contribuyez quelque choſe a mes deſplaisirs ? ne deviez vous pas juger, par le reſpect que je rendois à la Reine de la Suſiane, quel devoit eſtre celuy que je voulois que vous luy rendiſſiez ? je vous avois choiſi comme un homme ſage, & comme un inſensible, que vous faiſiez vanité d’eſtre : & cependant vous avez eu l’inconſideration d’aller donner des marques d’amour à une Grande Reine, qui eſt encore plus illuſtre par ſa vertu que par ſa condition. Il eſt vray Seigneur que je ſuis coupable, reprit Araſpe, ſi c’eſt eſtre coupable que d’avoir fait ce que je n’ay pû m’empeſcher de faire. Du moins, luy dit Cyrus, avoüez moy la choſe comme elle eſt : & dittes moy un peu comment vous ne vous eſtes point eſloigné de Panthée, dés que vous vous eſtes ſenty amoureux d’elle ? Vous sçavez que vous ayant veû une fois aſſez triſte, & croyant que l’employ que je vous avois donné ne vous plaiſoit pas, je vous offris de le donner à un autre, & de vous r’apeller aupres de moy : pourquoy donc n’acceptiez vous pas cette offre, ſi vous vous ſentiez quelque diſposition à une paſſion ſi peu raiſonnable ? Il eſt vray Seigneur, reprit il, que je devois faire ce que vous dites : mais il eſt encore plus vray, que je n’ay jamais pû obtenir de cette imperieuſe paſſion aſſez de pouvoir ſur moy meſme, pour me reſoudre à m’eſloigner de Panthée : & j’eſperois ſeulement que je l’aimerois ſans qu’elle s’en aperçeuſt. Que n’en avez vous du moins uſé ainſi ? reprit Cyrus : car tant qu’elle auroit ignoré voſtre amour, je ne l’aurois jamais sçeuë : ou ſi je m’en eſtois aperçeu, je vous aurois pleint au lieu de vous accuſer. Ha Seigneur, s’eſcria Araſpe, le hazard ſeul a fait mon crime ! eſtant certain que je m’eſtois repenty du deſſein que j’avois eu de luy deſcouvrir ma paſſion : & que la Lettre qu’elle a veuë, elle l’a veuë malgré moy, Cyrus jugeant alors qu’il faloit qu’il y euſt quelque choſe que la Reine de la Suſiane ne luy avoit point dit, & que Doraliſe & Pherenice ne sçavoient pas, ou avoient fait ſemblant d’ignorer ; il le preſſa de luy dire tout ce qui c’eſtoit paſſé entre elle etluy. Il luy aprit donc, qu’il l’avoit aimée, dés qu’il l’avoit veüe : qu’il avoit combatu ſa paſſion autant qu’il avoit pû : qu’en ſuitte ne la pouvant vaincre, il l’avoit cachée avec beaucoup de foin : mais qu’apres tout, depuis quelques jours il luy avoit eſte impoſſible de ne la deſcouvrir pas, par cent actions qu’il avoit faites malgré luy. Qu’il luy confeſſoit encore, qu’il avoit eu intention d’en dire ou d’en eſcrire quelque choſe à Panthée : mais que dans le choix des deux, il avoit mieux aimé eſcrire que parler. Quoy Araſpe, interrompit Cyrus, vous avez eſcrit une Lettre d’amour à Panthée ; ouy Seigneur, repliqua t’il, mais m’en eſtant repenty, je fis deſſein de ne la luy pas faire voir. Neantmoins comme il me ſembloit qu’elle expliquoit aſſez bien mes ſentimens, je la gardois ſans sçavoir pourquoy : & je portois les Tablettes dans leſquelles je l’avois eſcrite : la reliſant tres ſouvent, comme ſi j’euſſe trouvé quelque ſoulagement à me dire à moy meſme, ce que je n’oſois dire à Panthée. Cela eſtant ainſi, il y a quelques jours que cette belle Reine ayant la curioſité de voir l’Oracle que Creſus a reçeu à Delphes, & qu’elle avoit sçeu que j’avois, elle me l’envoya demander par un Eſclave, un ſoir qu’elle eſtoit deſja retirée : de ſorte qu’impatient de luy obeïr, & croyant bien connoiſtre les Tablettes dans leſquelles je l’avois eſcrit, je me trompay malheureuſement : & au lieu de celles là, j’envoyay celles dans quoy eſtoit la Lettre que je m’eſtois repenty d’avoir eſcrite, & que je m’eſtois reſolu de ne faire point voir à Panthée. A peine celuy à qui je la donnay fut il ſorty, que je m’aperçeus de mon erreur : d’abord j’en fus au deſespoir, & je commanday à mes gens de le rapeller s’ils pouvoient : mais un inſtant en ſuitte, l’Amour ſeduisant ma raiſon, je leur fis un commandement contraire : ainſi leur diſant juſques à quatre fois qu’ils rapellaſſent cét Eſclave, & puis qu’ils ne le rapellaſſent point ; à la fin quand j’eus determiné de le faire rapeller tout de bon, il n’eſtoit plus temps : car il eſtoit dé-ja dans la Chambre de la Reine. De vous repreſenter, Seigneur, comment je paſſay ce fou là & toute la nuit, il me ſeroit impoſſible : eſtant certain qu’on ne peut pas avoir plus d’inquietude que j’en eus. Mais encore quelle eſtoit cette Lettre ? reprit Cyrus : il ne me ſera pas difficile de vous la reciter, repliqua Araſpe, car je penſe l’avoir leüe plus de cent fois : de ſorte que je puis vous aſſurer qu’elle eſtoit elle que je vous la vay dire.


LE MALHEUREUX ARASPE A LA PLUS BELLE REINE DU MONDE.

Ce n’eſt ny pour vous demander pardon de la hardieſſe que l’ay de vous aimer, ny four vous en demander recompenſe, que je vous aprens que l’Amour m’a plus rendu voſtre captif, que la guerre ne vous a renduë captive : mais ſeulement parce que je trouve juſte, que vous n’ignoriez pas que meſme dans les fers & dans l’eſclavage, vous regnez abſolument ſur mon cœur. Si je ne vous demande point pardon de ma temerité, c’eſt plus parce que je ſuis ſincere, que parce que je ſuis preſomptueux : eſtant certain que je ne puis me repentir de vous aimer ; & ſi je vous demande point recompenſe, c’eſt que je sçay bien que je merite pluſtost chaſtiment. Ainſi Madame, ne pretendant autre choſe, dans ma reſpectueuse paſſion, que de mourir en portant vos chaines : ayez s’il vous plaiſt ſeulement la bonté de ne m’en accabler pas, en me les donnant ſi peſantes, que je ne les puiſſe porter. Voila Madame, ce qu’il y a longtemps qu’avoit envie de vous dire, un homme qui ſe tiendra aſſez favoriſé, malgré la violente paſſion qu’il a pour vous, ſi vous pouvez aprendre ſans le haïr, qu’il vous aime plus que perſonne n’a jamais aimé

ARASPE.


Cette Lettre (reprit Cyrus apres l’avoir eſcoutée) euſt eſté raiſonnable, ſi elle euſt eſté eſcrite à Doraliſe où à Pherenice : mais parler ainſi à une Reine ; & à une Reine malheureuſe, eſt une hardieſſe ſi peu excuſable, & ſi offençante pour moy, que je ne vous puis exprimer combien vous m’avez ſensiblement deſobligé. J’en fus bien cruellement puny le lendemain, repliqua Araſpe ; car lors que je voulus aller dans la Chambre de Panthée ſuivant ma couſtume, afin de la conduire au Temple, elle me fit dire qu’elle n’y vouloit pas aller ce jour là. Mais ce qu’il y eut de plus cruel pour moy, fut que vers le ſoir elle m’envoya querir : & me faiſant entrer dans ſon Cabinet, Araſpe (me dit elle, avec une majeſté qui me fit trembler) comme il y va de ma gloire, de ne publier pas moy meſme qu’il y ait un homme au monde qui ait pû perdre le reſpect qu’on me doit, juſques au point que vous l’avez perdu, je ne feray point eſclater mon reſſentiment contre vous, juſques à ce que l’illuſtre Cyrus ſoit en lieu où je le puiſſe ſuplier de vous oſter d’aupres de moy. Cependant comme je ne puis ſouffrir que vous me voiyez, apres la hardieſſe que vous avez euë, n’entrez plus dans ma Chambre, ſi vous ne voulez me porter à quelque extréme reſolution. je voulus alors luy proteſter, que j’eſtois au deſespoir de ce que j’avois fait : & je voulus meſme luy dire que je m’eſtois repenty de luy avoir eſcrit, & qu’elle avoit reçeu ma Lettre contre mon intention, mais elle ne voulut jamais m’eſcouter : & elle me fit voir tant de colere & tant d’averſion ſur ſon viſage, que je me retiray avec une douleur qui n’eut jamais de ſemblable. Depuis cela, je n’ay pas eu ma raiſon bien libre : en eſtet je vous ay veû arriver ſans vous prevenir, tant je me ſu is trouvé incapable de ſonger à ce que je devois faire. Voila Seigneur, quel eſt mon crime : c’eſt à vous à faire de moy ce qu’il vous plaira : il me ſemble toutefois, adjouſta t’il, qu’un Prince qui connoiſt ſi parfaitement la puiſſance de l’Amour, doit avoir quelque indulgence pour un homme qui n’eſt coupable, que parce qu’il eſt amoureux. j’en ay auſſi beaucoup pour vous, reprit Cyrus, car je vous pleins infiniment : & il eſt peu de choſes que je ne fiſſe, pour revoquer le paſſé s’il eſtoit poſſible, & pour faire que vous n’euſſiez pas offencé Panthée. Mais puis que cela eſt, Araſpe, il la faut ſatisfaire : il y va de mon honneur, auſſi bien que de ſa gloire : c’eſt pourquoy il faut, quelque amitié que j’aye pour vous, que je vous eſloigne mon ſeulement d’elle, mais encore de moy. Quoy Seigneur, interrompit Araſpe, ce ne fera pas aſſez pour me punir, que de me ſeparer pour touſjours d’une Perſonne que j’adore, & vous voudrez encore me priver d’avoir la ſatisfaction de mourir pour vous, à la teſte de voſtre Armée le jour de la Bataille ! ſongez Seigneur, que Panthée ſera bien mieux vangée par ma mort que par mon exil : il n’en eſt pas de meſme de moy, reprit Cyrus, car j’aime mieux voſtre exil que voſtre mort. Mais enfin Araſpe, ne me reſistez plus : retirez vous ſans parler davantage, ou en Medie, ou en Capadoce, ou en quelque autre lieu qu’il vous plaira : juſques à ce que la Reine de la Suſiane ne ſoit plus en ma puiſſance. Araſpe voulut encore dire quelque choſe, mais Cyrus ſe fâchant de ſa reſistance, luy parla d’une maniere à luy faire connoiſtre qu’il vouloit eſtre obeï : & en effet Araſpe partit à l’heure meſme auſſi bien que Cyrus, qui ne ſe fit pas une petite violence de ſe priver de la preſence d’un homme qui luy eſtoit ſi agreable. Il envoya alors dire à Panthée, qu’il avoit exilé Araſpe : & que ſi elle le trouvoit bon, Artabaſe la ſerviroit au lieu de luy. Panthée ravie de la generoſité de Cyrus, l’envoya remercier ; & non contente de cela, elle depeſcha un Eſclave qu’elle avoit (qui eſtoit venu de Suſe avec elle, & qui luy eſtoit fort affectionné) vers ſon cher Abradate : le chargeant d’une Lettre pour luy, qui luy aprenoit l’obligation qu’elle avoit à Cyrus : & ordonnant à cét Eſclave de taſcher de ſe rendre au Camp des Lydiens, & de la rendre au Roy ſon Mary. Pour Araſpe, devant que de s’eſloigner davantage de Cyrus, il luy eſcrivit un Billet, qui luy fut rendu par un Soldat ; mais ce Prince ne le monſtra point alors, & ce ne fut que quelque temps apres que l’on sçeut ce qu’il luy avoit eſcrit. La diſgrace d’Araſpe fit un grand bruit dans l’Armée : la cauſe meſme en fut bien toſt sçeuë : & il n’y eut perſonne qui ne loüaſt Cyrus, & qui ne pleigniſt pourtant Araſpe.

Cependant cét illuſtre Conquerant qui eſtoit perſuadé que ceux qui cherchent leurs Ennemis, ſont plus forts que ceux qui ſe contentent de les attendre, quoy qu’ils ſoient eſgaux, ou meſme inferieurs en nombre ; quitta le Poſte où il eſtoit, & fut en prendre un ſi prés de l’Armée de Creſus, que ſi la Riviere d’Helle ne les euſt ſeparez, il euſt ſans doute forcé ce Prince à donner Bataille. Il n’y avoit point de jour que Cyrus ne sçeuſt par ſes Eſpions, ce que faiſoient les Ennemis : mais ce qui l’affigeoit, eſtoit qu’il ne comprenoit pas parfaitement ce qu’ils pretendoient faire. Il sçeut meſme qu’à cauſe de ce grand nombre d’Egiptiens qui eſtoient dans leur Camp, ils devoient changer l’ordre qu’ils avoient accouſtumé de garder à ranger leurs Troupes en Bataille : de ſorte qu’il eut une envie extréme de pouvoir sçavoir preciſément quel il devoit eſtre : mais il ne jugeoit pas qu’il fuſt poſſible. I ! envoyoit pourtant tous les jours de nouveaux Eſpions, & faiſoit auſſi tous les jours de nouveaux priſonniers : il sçeut par eux que Creſus s’eſtoit trouvé un peu mal, & eſtoit retourné à Sardis, dont ils n’eſtoient pas fort eſloignez ? & qu’il n’y avoit point de jour que le Roy de Pont n y allaſt. Comme if s’imagina que c’eſtoit bien plus pour voir Mandane, que pour voir Creſus, il en eut une douleur extréme : ſe reſolut pluſtost à perdre beaucoup d’hommes à forcer le paſſage de la Riviere d’Helle, que d’attendre plus longtemps. Neantmoins les Rois de Phrigie & d’Hircanie, auſſi bien que Gobrias, Gadate, le Prince Tigrane, & Phraarte luy ayant fortement repreſenté qu’il valoit mieux attendre quelques jours la victoire, que de la bazarder, le firent reſoudre à avoir encore un peu de patience. Il eſtoit pourtant tout le jour à cheval, tantoſt à empeſcher qu’il ne paſſast des vivres aux Ennemis ; tantoſt à les aller reconnoiſtre ; & tantoſt à combatre les Parties qu’ils envoyoient à la guerre. Mais quoy qu’il fiſt, & où qu’il fuſt, il penſoit touſjours à Mandane où à ſes Rivaux : principalement à Mazare, de qui l’avanture luy ſembloit touſjours plus ſurprenante. Quelques jours s’eſtant paſſez de cette ſorte, il aprit que Creſus ſe portoit bien, & qu’enfin il eſtoit reſolu à donner Bataille : mais que ce qui la pourroit encore retarder, eſtoit qu’il craignoit qu’il n’attaquaſt ſes Troupes à demy paſſées. Ce Prince sçachant cela, & bruſlant d’impatience d’accourcir cette guerre, & de ſe voir aux mains avec ſes Ennemis, prit la reſolution d’envoyer dire à Creſus par un Heraut, que s’il vouloit il ſe retireroit de la Riviere autant qu’il faloit pour luy donner un, juſte eſpace, afin de faire paſſer ſon Armée, & la ranger en Bataille : pourveu qu’il ſe reſolust à ne reculer plus de combatre, comme il avoit fait juſques alors. Cyrus n’eut pas pluſtost fait ce deſſein, qu’il fut executé : & Creſus n’eut pas auſſi pluſtost oüy cette propoſition qu’il l’accepta : & renvoya le Heraut que Cyrus luy avoit envoyé, avec promeſſe que dans quatre jours il ſeroit aux mains avec le Prince ſon Maiſtre. Depuis cela, Cyrus reprit une nouvelle vigueur : & il eſpera meſme de vaincre, malgré tous les funeſtes Oracles qu’il avoit reçeus. Cette eſperance paſſa en ſuitte, de ſon cœur, dans celuy de tous ſes Soldats qui agiſſoient en ces occaſions, comme agiſſent tous les Matelots qui ſont conduits par un fameux Pilote, qui ne s’eſtonnent de la fureur des vagues, que lors qu’ils le voyent eſtonné. De meſme les Troupes de Cyrus ſans s’informer de rien, ne conſultoient que le viſage de ce Prince, pour bien augurer de la victoire : de ſorte qu’y voyant touſjours de la tranquilité, meſme au milieu des plus grands perils, ils combatoient comme des Soldats qui croyoient que leur General ne pouvoit ny faire de faute, ny eſtre vaincu. Mais durant que ce Grand Prince ſe preparoit à combatre, & ne ſongeoit qu’à cela, il arriva beaucoup de choſes, qui reculerent de quelque temps la gloire qu’il en attendoit, & qui embarraſſerent eſtrangement Creſus. Lors que ce Prince avoit donné reſponce au Heraut que Cyrus luy avoit envoyé, il eſtoit à Sardis, & le Roy de Pont & Abradate eſtoient au Camp : de ſorte que ces deux Princes ayant sçeu la choſe, trouverent un peu eſtrange que le Roy de Lydie euſt ſi abſolument determiné le jour de la Bataille ſans leur en parler : puis que c’eſtoit principalement eux qui devoient reſpondre du bon ou du mauvais ſuccés de cette journée : le Prince Myrſile ne pouvant â cauſe de ſon incommodité, ſervir que de ſa perſonne : & le Prince Mazare quoy que connu pour ce qu’il eſtoit, n’ayant pas non plus aſſez d’authorité, pour faite autre choſe que ſervir par ſon courage. Ces deux Princes eſtant donc aſſez irritez, ſe pleignirent hautement de Creſus : mais principalement Abradate, qui en ce meſme temps reçeut la Lettre que Panthée luy avoit eſcrite, par l’Eſclave qu’elle luy avoit envoyé : & par la quelle cette Princeſſe ſe l’oüoit ſi fort de Cyrus, ſans luy particulariſer touteſfois la derniere obligation qu’elle luy avoit, que cela le diſposa encore davantage à ſe pleindre du Roy de Lydie. Joint que venant à conſiderer, qu’il luy ſeroit bien plus difficile de retirer Panthée des mains de Cyrus apres la Bataille, quel qu’en peuſt eſtre le ſuccés, que non pas auparavant ; il ſe reſolut de prier Creſus de vouloir propoſer un eſchange du Prince Artamas, afin de delivrer Panthée s’il eſtoit poſſible. Mais pour faire mieux reûſſir ce qu’il ſouhaitoit, il le communiqua à Andramite, qu’il sçavoit eſtre touſjours amoureux de Doraliſe, qui eſtoit avec la Reine de la Suſiane : de ſorte que l’interreſſant dans ſon deſſein, il luy promit de ſe trouver aupres de Creſus lois qu’il luy en parleroit. Quant au Roy de Pont, il ne s’y oppoſa point : car comme Abradate ne demandoit pas qu’on rendiſt la Princeſſe Mandane pour delivrer Panthée, mais ſeulement le Prince Artamas, il n’euſt pas oſé teſmoigner qu’il n’aprouvoit pas trop la choſe. Abradate fut donc un matin au lever de Creſus : où apres luy avoir fait connoiſtre qu’il avoit quelque meſcontentement de ce qu’il avoit reſolu le jour de la Bataille ſans qu’il le sçeuſt, il le ſuplia de vouloir auparavant que de la donner, taſcher de faire un eſchange du Prince Artamas avec la Reine ſa Femme. Si nous gagnons la Bataille, reprit Creſus, nous la delivrerons bien plus glorieuſement, que par une negociation : vous la pourriez gagner, repliqua t’il, que je ne laiſſerois pas de perdre Panthée : eſtant certain que plus un Party eſt foible, plus les Priſonniers y ſon ſoigneusement gardez. Enfin Seigneur, adjouſta t’il, comme je ne fais pas la guerre pour conquerir des Provinces, mais principalement pour delivrer Panthée, & pour m’oppoſer à la trop grande puiſſance de Cyrus : je ne voy pas que je doive me mettre en eſtat de perdre pour touſjours une Perſonne qui m’eſt ſi chere, à faute de faire une propoſition raiſonnable : c’eſt pourquoy je vous conjure de ne trouver point mauvais, ſi je vous ſuplie inſtamment de vouloir faire faire cette propoſition à Cyrus. Les negociations de cette nature, repliqua ce Prince, ne ſe font pas en auſſi peu de temps qu’il nous en reſte : j’eſpere tant de la generoſité de Cyrus, reſpondit Abradate, que je croy qu’il ne refuſera pas de faire une treſve de quelques jours, ſi vous la luy demandez. je n’ay pas ſeulement accouſtumé de l’accorder à mes Ennemis, reſpondit bruſquement Creſus, c’eſt pourquoy je ne sçay pas comment je la demanderois : joint, adjouſta t’il, que je ne voy pas que cét eſchange ſoit fort juſte ny fort à propos, ſur le point de donner une Bataille. Car enfin vous voulez mettre une Princeſſe dans Sardis : & dans le meſme temps, envoyer dans le Camp Ennemy, un des plus vaillants hommes de la Terre. Non non Abradate, pourſuivit Creſus, je ne m’y sçaurois reſoudre. Qui peut craindre un homme, reſpondit le Roy de la Suſiane, eſtant à la teſte d’une Armée de deux cens mille, ne ſe fie guere à la valeur de ſes Troupes : quoy qu’il en ſoit, dit fierement Creſus, comme Artamas, quoy que priſonnier de guerre, eſt pourtant criminel d’Eſtat, il ne ſera pas eſchangé contre la Reine voſtre Femme : vous combatrez donc ſans moy, reprit Abradate. Seigneur (interrompit Andramite parlant à Creſus) ne refuſez point ce qu’on vous demande : je refuſe toujours ce qui n’eſt point juſte, reſpondit il, c’eſt pourquoy ne me preſſez pas davantage. Andramite adjouſta encore beaucoup de choſes pour le perſuader, mais il n’y eut pas moyen : & Abradate ſe retira tres mal ſatisfait de Creſus, & abſolument reſolu à ne combatre point, qu’auparavant on n’euſt propoſé à Cyrus de faire cét eſchange. Andramite hors de ſa preſence, parla encore au Roy de Lydie, qui s’en offença eſtrangement : le Roy de Pont qui craignoit que ce deſordre ne miſt de la diviſion parmy les Soldats, fit en meſme temps tout ce qu’il pût pour perſuader Creſus à accorder au Roy de la Suſiane ce qu’il demandoit : & pour obliger auſſi Abradate à ne s’obſtiner point à vouloir la choſe, ſi Creſus ne s’y reſolvoit pas : maiz quoy qu’il pûſt faire, il n’avança rien ny envers l’un ny envers l’autre. Dans ce meſme temps le Pere de Panthée vint de Claſomene à Sardis où il eſtoit allé lever quelques Troupes : de ſorte que trouvant les choſes en ces termes, il ſe joignit à Abradate & à Andramite, & preſſa Creſus auſſi bien qu’eux, & meſme plus qu’eux : car comme il avoit une grande Province en ſa puiſſance, ſes prieres embarraſſerent plus Creſus, que n’avoient fait celles des autres : pas la crainte qu’il eut d’aller cauſer une guerre civile dans ſon Eſtat, au meſme temps qu’il en avoit une eſtrangere, de ſi grande conſideration. D’autre part, le Prince Myrſile, ſans que l’on en sçeuſt la veritable cauſe, protegeoit Abradate autant qu’il pouvoit, teſmoignant qu’il ſouhaitoit ardamment que l’on taſchast de delivrer la Reine de la Suſiane par un Traité : ſi bien qu’il faiſoit connoiſtre à toutes ſes Creatures, qu’ils ne pouvoient l’obliger plus ſensiblement, qu’en faiſant que le Roy ſon Pere y conſentist. Les choſes ſe broüillerent donc de telle ſorte, & à Sardis, & au Camp, que quand Creſus euſt voulu donner la Bataille, le jour qu’il s’y eſtoit engagé, il n’euſt pas eſté en ſon pouvoir. Cependant il ne pouvoit ſe reſoudre a delivrer le Prince Artamas : c’eſt pourquoy ſe voyant preſſé fortement, il propoſa de delivrer le Roy d’Aſſirie, pour retirer Panthée des mains de Cyrus : mais Abradate repliqua, qu’il ne conſentiroit jamais que cette propoſition fuſt faite, parce que ce ſeroit pluſtost irriter Cyrus que le porter à ce qu’il deſiroit : puis qu’apres tour, il luy ſembleroit fort eſtrange, qu’on luy allaſt propoſer de delivrer ſon Rival & ſon Ennemy. De plus, le Roy de Pont aimoit encore mieux que ce fuſt le Prince Artamas que le Roy d’Aſſirie : ainſi cette conteſtation eſtant fort grande, & craignant quelque revolte conſiderable dans une Armée, compoſée de tant de Nations differentes, Creſus ſe reſolut à faire demander Treve pour quelques jours, afin de traitter de la liberté de quelques Priſonniers : ne faiſant pas dire preciſément qu’els ils eſtoient, parce qu’en effet il n’avoit pas encore bien determiné ce qu’il devoit faire.

Il dépeſcha donc vers Cyrus, qui fut fort ſurpris de cette demande : & qui l’auroit infailliblement refuſée, ſi ayant mis la choſe en deliberation, elle n’euſt eſté reſoluë autrement : & d’autant pluſtost, que l’on ne pouvoit pas, ſans perdre beaucoup de monde, forcer les ennemis à combatre. Cyrus accorda donc la Tréve pour huit jours, à condition que ceux des ſiens qui voudroient aller dans Sardis, le pourroient avec autant de ſeureté, que ſes Ennemis pourroient venir dans ſon Camp : ce Prince ayant voulu que cette circonſtance fuſt ſpecifiée ; parce que tout l’avantage qu’il eſperoit de cette Tréve, eſtoit de sçavoir des nouvelles de Mandane, de ſes Rivaux, & de ſes Amis priſonniers. Joint que sçachant la diviſion qui eſtoit entre tous ces Princes, il eſpera encore l’augmenter : de ſorte que cette Tréve ayant eſté reſoluë, on la publia dés le lendemain dans toutes les deux Armées & dans Sardis : ſi bien qu’apres cela, il ſe fit une grande confuſion d’Amis & d’Ennemis en tous ces trois lieux, que l’on ne pouvoit plus faire de diſtinction de Party, en regardant les gens que l’on y voyoit. Toutes les Ruës de Sardis, auſſi bien que le Camp de Creſus, eſtoient pleines de Perſans, de Medes, d’Armeniens, d’Aſſiriens, & d’Hircaniens : & le Camp de Cyrus eſtoit auſſi tout remply de Lydiens, de Myſiens, de Grecs, de Thraces, & d’Egiptiens. Cependant la Tréve ne fut pas pluſtost publiée, que Cyrus envoya Ortalque à Sardis, afin de luy raporter au vray, s’il n’y auroit point moyen qu’il pûſt voir ſa chere Mandane : Lygdamis meſme ſe déguiſa pour cela, ne voulant pas ſe monſtrer publiquement dans cette Ville, parce qu’il y eſtoit trop connu : mais par tous les deux, il sçeut qu’il eſtoit abſolument impoſſible : & que depuis la Tréve, la Princeſſe Mandane n’alloit meſme plus ſe promener ſur le haut de la Tour, comme elle avoit accouſtumé : de ſorte que quand il fuſt allé à Sardis, comme il en avoit envie, il n’auroit pu voir que les Murailles dans leſquelles elle eſtoit enfermée. Ce Prince eut pourtant beaucoup de peine à s’en empeſcher : & je ne sçay s’il l’auroit pû, ſi ſes Amis qui aprehendoient qu’il n’y allaſt, ne fuſſent devenus ſes Gardes en l’obſervant ſi ſoigneusement, qu’il ne fut pas Maiſtre de ſes actions pendant tout ce temps là. Ce n eſt pas qu’ils craigniſſent que Creſus vouluſt violer la foy publique : mais ils aprehenderent la rencontre de Mazare & celle du Roy de Pont, & qu’il ne ſe fiſt un combat particulier entre eux, qui pourroit cauſer un deſordre general. Cependant Abradate, en attendant que Creſus euſt bien reſolu ce qu’il vouloit propoſer, envoya demander à Cyrus la permiſſion de voir Panthée, en preſence de qui il luy plairoit : afin qu’il ne pûſt pas croire que ce fuſt pour luy parler des affaires de la Guerre, & sçavoir par elle les nouvelles de ſon Camp. Cyrus, qui sçavoit par ſon experience, combien il eſt doux de voir ce que l’on aime, & qui eſpera meſme d’abord, que peut-eſtre Abradate luy pourroit il faire recevoir la ſatisfaction de voir Mandane, luy accorda de bonne grace ce qu’il demandoit : ſi bien que donnant ordre à cette entreveüe, qui ſe fit le meſme jour, Abradate fat conduit à Cyrus, qui le reçeut avec une civilité extréme : en ſuitte dequoy il le conduiſit luy meſme à la petite Ville où eſtoit Panthée, qu’il voulut ſurprendre agreablement. Il le mena donc dans la Chambre de cette Princeſſe, avec laquelle Cleoniſe, Doraliſe, & Pherenice eſtoient alors : mais il n’y fut pas pluſtost, que prenant la parole : Madame, dit il à Panthée, je penſe que vous me pardonnerez aiſément tous les maux que vous avez endurez, durant l’abſence de l’illuſtre Abradate, puis que c’eſt par mon moyen, que vous le revoyez adjourd’huy. Mais afin que durant voſtre converſation, adjouſta t’il, la veuë d’un Prince qui a le malheur d’eſtre obligé de vous tenir captive ne la trouble pas, je m’en vay vous laiſſer en liberte de raconter toutes vos douleurs, à celuy qui les a cauſées. Panthée demeura ſi ſurprise de la veuë de ſon cher Abradate, qu’elle n’entendit pas la moitié de ce que Cyrus luy dit : elle ne laiſſa pourtant pas (apres qu’elle eut ſalüé ſon illuſtre Mary, avec autant d’affection que de reſpect) de ſuplier ce Prince d’eſtre le teſmoin de leur entretien : mais quoy qu’elle pûſt dire, il les laiſſa, pour aller faire une viſite à la Princeſſe Araminte, à laquelle il aprit qu’il venoit de laiſſer le Roy de la Suſiane avec Panthée. Cette Princeſſe ne le sçeut pas pluſtost, qu’elle eut une extréme envie de le connoiſtre : elle ne voulut pourtant pas interrompre ſi promptement un entretien ſi doux ; de ſorte qu’elle reçeut la viſite de Cyrus : qui pour la conſoler voulut luy perſuader qu’elle auroit un jour la joye de revoir Spitridate, comme Panthée revoyoit le Roy de la Suſiane. Mais durant qu’ils s’entretenoient ainſi, ces deux autres illuſtres Perſonnes, faiſoient un eſchange de toutes leurs douleurs paſſées, & de tous leurs plaiſirs preſens : touteſfois comme ils sçavoient qu’ils ne ſeroient pas longs, ils en eſtoient moins ſensibles. Cependant cette Grande Princeſſe, qui vouloit en quelque ſorte reconnoiſtre la generoſité de Cyrus en la publiant ; apres qu’ils ſe furent dits Abradate & elle tout ce qu’une véritable affection peut faire dire à deux Perſonnes d’eſprit, & d’eſprit paſſionné : elle ſe mit à luy exagerer les bontez de Cyrus : apellant à teſmoin. de ce qu’elle diſoit, Cleonice, Doraliſe, & Pherenice qui eſtoient dans ſa Chambre : s’affligeant aveque luy de ce qu’il eſtoit engagé dans un Party ſi injuſte comme eſtoit celuy de Creſus : & au ſervice d’un Prince ſi peu reconnoiſſant ; qu’il luy refuſoit un Priſonnier pour luy faire obtenir ſa liberté. Enfin Panthée parla avec tant d’eloquence, qu’elle porta Abradate à deſirer ardamment que Creſus achevaſt de le deſobliger, & de luy donner un juſte pretexte de changer de Party. Elle luy exagera encore l’obligation qu’elle luy avoit, d’avoir exité Araſpe : à ce nom d’Araſpe, Abradate l’arreſta : luy aprenant que celuy qu’elle nommoit, s’eſtoit preſenté au Roy de Lydie, comme ſe pleignant de Cyrus, & comme voulant le ſervir : & qu’en effet il en avoit eſté bien reçeu. Cela eſtant, dit Panthée, j’oſte un vaillant homme à Cyrus, & le donne à ſon Ennemy : c’eſt pourquoy je vous conjure, ſi vous en trouvez l’occaſion, de vouloir perſuadcr au Prince mon Pere de porter Creſus à la Paix, ou du moins de ne ſe meſler plus de cette guerre. Abradate aimoit trop Panthée, pour luy pouvoir rien refuſer : il luy dit touteſfois que ſi l’eſchange du Prince Artamas & d’elle ſe faiſoit, il ne pourroit pas abandonner Creſus : mais que s’il ne ſe faiſoit pas par quelque obſtacle que ce Prince y aportaſt, il luy engageoit ſa parole, qu’il ſeroit bientoſt aupres d’elle. Comme ils en eſtoient là, Cyrus amena la Princeſſe Araminte chez Panthée, afin de voir Abradate : qui luy rendit grace de l’honneur qu’elle luy faiſoit, d’une maniere qui luy fit aiſément connoiſtre, que Panthée l’avoit aimé ſans preocupation, & qu’il n’avoit pas moins d’eſprit que de courage. La converſation que ces quatre illuſtres Perſonnes eurent enſemble, augmenta encore l’eſtime qu’elles faiſoient l’un de l’autre, principalement entre Cyrus & Abradate : car encore qu’ils ne ſe fuſſent jamais veus que ce jour là, il n’y eut pourtant entre eux, ny complimens, ny ceremonie incommode : & ils ſe parlerent avec une civilité pleine de franchiſe, qui faiſoit aſſez voir que la Renommée leur avoit apris ce qu’ils eſtoient. Mais pendant qu’Araminte teſmoignoit à Panthée la joye qu’elle avoit de la ſienne, Cyrus demanda à Abradate, s’il ne pourroit point obtenir de Creſus, la grace de voir Mandane durant la Tréve ? Je ne deſespererois pas, luy dit il, de vous faire recevoir cette ſatisfaction, ſi ce n’eſtoit le Roy de Pont, & peut— eſtre le Prince Mazare qui s’y oppoſeront : du moins vous puis— je promettre, que je feray tout ce qui ſera en mon pouvoir, pour les perſuader tous à ſouffrir que vous la voryez. S’ils craignent que je ne luy die quelque choſe qui leur nuiſe, adjouſta Cyrus, je conſens de la voir ſans luy parler : cependant, pourſuivit il, je vous ſuplie de croire que ſi Mandane n’eſtoit pas la cauſe de la Guerre, vous ne vous en retourneriez pas ſeul à Sardis : eſtant certain. que je donnerois la liberté toute entiere à la Reine de la Suſiane. Mais puis que c’eſt pour elle que je ſuis en Lydie, vous ne devez pas trouver mauvais que je meſnage juſques aux moindres avantages : & que par conſequent j’en conſerve un ſi conſiderable. je vous proteſte touteſfois, que je le faits avec un regret extréme ; & que je voy avec une douleur bien ſensible, le deſplaisir que je vous cauſe. je ne vous fais point ſouvenir, adjouſta t’il, que vous vous l’eſtes attiré en donnant retraite au Raviſſeur de Mandane, & en vous engageant dans le Party de Creſus : car outre que je ne veux pas faire de reproches à un ſi genereux Ennemy, je dois encore croire que les Dieux l’ont ainſi voulu pour me faire acheter la victoire bien cher : eſtant certain que ſi vous euſſiez elle dans noſtre Party, celuy de Creſus ne m’auroit pas reſisté long temps. Mais puis que le Deſtin en a autrement diſposé, je vous conjure de ne me refuſer pas la grace que je vous demande : puis qu’elle ne contrevient point à ce que vous devez au Roy de Lydie. je vous le promets, luy dit Abradate ; bien fâché de ne pouvoir vous aſſurer du ſuccés de ma priere. Et ſuitte de cela, ils ſe dirent encore beaucoup de choſes : & la converſation ayant recommencé entre ces Princes & ces Princeſſes, ils furent près d’une heure enſemble, à parler de leurs malheurs paſſez, & de leurs maux preſens. Mais à la fin il falut ſe ſeparer : Cyrus en remenant Abradate juſques à la Garde avancée de ſon Camp, luy fit voir une partie de ſes Troupes rangées en Bataille : & comme elles eſtoient les plus belles du monde, Abradate luy dit qu’il eſtoit aiſé de voir que ſous un tel Capitaine, il ne pouvoit y avoir que de bons Soldats. En effet, luy dit il, voſtre preſence inſpire ce me ſemble je ne sçay quoy d’heroique : & je ne doute nullement que je ne m’en retourne plus vaillant à Sardis que je n’eſtois quand je ſuis arrivé aupres de vous. Il n’en eſt pas de meſme de moy, reprit Cyrus en ſous-riant : puis que tout vaillant que vous eſtes, vous m’avez donné de la repuguance à vous combatre, depuis que je vous connois. Abradate reſpondit à un diſcours ſi obligeant, avec autant de civilité que d’eſprit : apres quoy ces deux Grands Princes ſe ſeparerent extrémement ſatisfaits l’un de l’autre.

Cependant Abradate pour ne manquer pas à ſa parole, ſuplia le Roy de Lydie d’accorder à Cyrus la liberté de voir Mandane, comme Cyrus luy avoit accordé celle de voir Panthée : d’abord ce Prince n’en fit pas grande difficulté : il y mit touteſfois une condition, qui rendit la choſe impoſſible : qui fut qu’il ſouffriroit cette entreveuë, pourveu que le Roy de Pont y conſentist. Abradate fut donc à l’heure meſme le trouver, pour taſcher de luy perſuader de ne refuſer pas cette grace à un Prince à qui il confeſſoit eſtre ſi redevable. Car enfin, luy dit il, quel mal vous peut il arriver de le ſatisfaire ? vous sçavez qu’il n’ignore pas qu’il eſt auſſi bien avec Mandane qu’il peut deſirer d’y eſtre : & qu’ainſi quand cette Princeſſe luy diroit quelque choſe d’obligeant, cela ne luy aprendroit rien de nouveau. Du moins, adjouſtoit Abradate ; sçaura t’il par elle que vous ne perdez pas le reſpect que vous luy devez : de ſorte que le reſte de la guerre ſe fera avec moins d’animoſité. Si je ne jugeois, reprit le Roy de Pont, que vous ne parlez comme vous faites, que parce que vous voulez obliger un Prince qui peut : obliger une Perſonne que vous aimez, je dirois que vous eſtes le plus injuſte de tous les Hommes, de ſouhaiter de moy une pareille choſe : car enfin, puis qu’il faut vous deſcouvrir le fonds de mon cœur, sçachez que mon malheur eſt arrivé aux termes, que je ne fais plus la guerre pour la poſſession de Mandane. j’ay pleuré & ſoupiré mille fois à ſes pieds, mais ç’a eſté inutilement : je l’ay amenée au point de m’advoüer qu’elle croyoit que je l’aimois autant que je pouvois aimer : & elle m’a meſme dit quelquefois, que ſi je n’eſtois pas ſon Amant, elle ne me refuſeroit pas ſon eſtime. Mais apres tout cela, elle m’a ſi fortement & ſi conſtamment dit qu’elle ne m’aimeroit jamais ; & m’a ſi bien fait entendre ſans me le dire, qu’elle aimeroit touſjours Cyrus ; que je ne doute nullement que Mandane ne ſoit toujours inexorable pour moy, & touſjours fidelle pour mon Rival. C’eſt pourquoy je ne ſonge plus à aquerir ſon cœur, ny à la poſſeder : mais je veux, s’il eſt poſſible, la voir eternellement, la dérober à la veuë de tous mes Rivaux : & les voir perir ſi je puis, les uns apres les autres, dans une longue Guerre, ou y perir moy meſme, pluſtost que de rendre cette Princeſſe. je sçay bien que je ſuis injuſte ; que ce que je fais choque eſgalement la generoſité & la raiſon, & je ne ſuis pas ſi preocupé de mon amour, que je ne connoiſſe que je dois eſtre blaſmé de tout le monde. Mais apres tout, je ne sçaurois me vaincre moy meſme : il faut que je cede à ma malheureuſe deſtinée : & que je ne ſonge pas ſeulement à luy reſister. Ceſſez donc, je vous en conjure, de me mettre dans la cruelle neceſſité, de refuſer quelque choſe à un Prince qui m’a accordé ſi genereuſement azile dans ſa Cour : & penſez que je n’ay point d’autre douceur en la vie, que celle de sçavoir que mes Rivaux ne voyent point ma Princeſſe. Encore pour le Roy d’Aſſirie, & pour le Prince Mazare, adjouſta t’il, comme ils ne la pourroient voir qu’irritée, je ne m’en ſoucierois pas tant : mais pour Cyrus, qui ne verroit dans ſes yeux que marques de tendreſſe & d’affection, c’eſt ce que je ne sçaurois ſouffrir. Abradate entendant parler le Roy de Pont de cette ſorte, creût bien qu’il n’obtiendroit pas ce qu’il ſouhaitoit, neantmoins l’obligation qu’il avoit à Cyrus, fit qu’il n’en demeura pas là, & qu’il le preſſa beaucoup davantage. je voy bien, luy dit il, que je vous demande une choſe un peu difficile à faire : mais ſi vous conſiderez que j’ay perdu pour l’amour de vous l’objet de toutes mes affections, que Panthée n’eſt captive, que parce que je vous ay reçeu dans ma Cour : & que ſi vous me refuſez, Cyrus ſera en droit de ſe vanger ſur elle par la rigueur que vous luy tiendrez : je penſe que vous trouverez que j’ay un juſte ſujet de vous conjurer de m’accorder ce que je vous demande. Cyrus eſt ſi genereux, reprit le Roy de Pont, que vous ne devez rien craindre pour Panthée ; que ne vous determinez vous à eſtre encore plus genereux que luy s’il eſt poſſible ? reprit Abradate : il ſuffit que je ſonge à le ſurpasser en amour & non pas en generoſité, repliqua le Roy de Pont ; puis que le n’en puis avoir qui ne ſoit contraire à ma paſſion. je n’ignore pas qu’eſtant cauſe de la captivité de Panthée, je vous dois tout accorder : mais Dieux, il s’en faut bien que je ne ſois en eſtat de faire ce que je dois : c’eſt pourquoy pleignez moy, & ne m’accuſez pas d’ingratitude, quoy que je vous refuſe tout : puis que je ne fais pas ce que je veux, mais ſeulement ce que veut la paſſion qui me poſſede. Abradate voyant qu’il ne pouvoit perſuader le Roy de Pont, le quitta avec aſſez de froideur : luy ſemblant que puis qu’il avoit perdu Panthée pour l’amour de luy ſeulement, il euſt deû ne luy refuſer pas une choſe qui n’oſtoit point Mandane de ſa puiſſance. Il eſcrivit donc à Cyrus, pour luy faire excuſe de ce qu’il ne pouvoit obtenir ce qu’il deſiroit : mais auparavant que d’envoyer ſa Lettre, il fut ſommer Creſus de ſa parole : & le ſuplier d’envoyer du moins propoſer à Cyrus d’eſchanger le Prince Artamas, pour la Reine de la Suſiane. D’ abord Creſus luy dit qu’il y envoyeroit Andramite : mais qu’il vouloit que ce Prince ne fuſt delivré, qu’à condition qu’il promettroit devant que de ſortir de Sardis qu’il ne ſongeroit jamais à la Princeſſe ſa Fille. Cette propoſition ſembla ſi eſtrange à Abradate, qu’il ne douta pas que Creſus ne la fiſt pour acrocher la choſe & pour la rompre : car quelle aparence y avoit il, que le Prince Artamas pour recouvrer la liberté, allaſt s’engager de ne penſer plus à une Princeſſe qu’il aimoit depuis un ſi longtemps : qu’il eſtoit reſolu daimer toute ſa vie ; & dont il eſtoit aimé ? c’eſt pourquoy prenant la parole aſſez fierement, en preſence du Prince Myrſile & d’Andramite, qui eſtoient dans ſes intereſts ; Seigneur, luy dit’il, lors que vous m’avez promis de faire propoſer un eſchange, ç’a eſté ſuivant les loix ordinaires de la Guerre : & non pas en cherchant des biais de rendre cette propoſition inutile. Quand vous delivrerez le Prince Artamas ce ſera comme voſtre Ennemy, & non pas comme Amant de la Princeſſe Palmis : l’amour n’a point de part à cette negociation : & je ne conſentiray pas que l’on propoſe une pareille choſe à Cyrus. Que vous importe, reprit Creſus, qui on delivre, & comment on le delivre, pourveû que Panthée ſoit libre ? Il ne m’importe pas ſans doute, reprit Abradate : mais ce qui eſt de conſiderable pour moy, eſt que l’on ne face pas une propoſition qui ne ſerve qu’à irriter celuy à qui on la doit faire : c’eſt pourquoy sçachant que le Prince Artamas eſt tres conſiderable à Cyrus, je trouve plus ſeur que ce ſoit luy qu’un autre que l’on propoſe d’eſchanger. Car pour le Roy d’Aſſirie, vous jugez bien que quelque genereux que ſoit Cyrus, il ne peut pas autant ſouhaiter ſa liberté que celle du Prince Artamas : & pour les autres Priſonniers, ils ne ſont pas d’un rang à eſtre eſchangez contre Panthée. Anaxaris eſt inconnu ; Soſicle & Tegée ſont vos Sujets : & Feraulas eſt Domeſtique de Cyrus. Apres cela Seigneur, que me reſte t’il à propoſer pour delivrer Panthée, ſi ce n’eſt de delivrer le Prince Artamas ? la Tréve n’a eſté demandée, que pour cela : & cependant il me ſemble que vous deliberiez encore. je delibere en effet, reprit il, & meſme avec raiſon : car enfin excepté Cyrus, il n’y a pas un homme en toute ſon Armée, qui me ſoit ſi important d’avoir en ma puiſſance que le Prince Artamas : & vous voulez que je le rende, pour vos intereſts ſeulement. Quoy qu’il en ſoit (dit Abradate, avec une froideur qui marquoit aſſez qu’il eſtoit mal ſatisfait de Creſus) je vous ſuplie de me dire preciſément ce que vous avez reſolu : & pourquoy vous avez fait la Tréve, ſi vous ne vouliez pas m’accorder ce que je vous ay demandé, le l’ay faite, reprit il, pour taſcher de delivrer Panthée en rendant le Roy d’Aſſirie, ou tous les autres Priſonniers : ou en rendant le Prince Artamas, de la façon que je l’ay dit.

Apres cela Abradate ſe retira, auſſi bien que le Prince Myrſile & Andramite : mais au lieu de s’en aller chez luy, il fut droit à ſon Quartier : Andramite fit la meſme choſe : & le Prince de Claſomene fut auſſi avec Abradate. De ſorte que Creſus craignant que ces trois Perſonnes ne fiſſent quelque ſoulevement dans l’Armée, ſe reſolut enfin à faire faire la propoſition d’eſchanger le Prince Artamas : ſi bien qu’il envoya en diligence vers Abradate, pour l’advertir de ſes intentions : qui cependant avoit deſja envoyé ſa Lettre à Cyrus, pour s’excuſer de ce qu’il n’avoit pû obtenir ſe qu’il demandoit. Il le fit meſme avec des termes ſi expreſſifs, que Cyrus creût qu’il y avoit agy ſincerement : & ainſi il ſe pleignit de ſon malheur, ſans ſe pleindre d’Abradate. Cependant Creſus ne manqua pas d’envoyer vers Cyrus : il voulut meſme que ce fuſt Andramite qui y allaſt : mais quoy qu’il pûſt mander à Abradate, pour l’obliger d’aller à Sardis durant cette negociation, il ne le voulut jamais faire : & il demeura touſjours au Camp, où en effet il eſtoit plus redoutable à Creſus, qu’il n’euſt eſté à Sardis : non pas tant parce qu’il avoit un Corps de quatre mille hommes les meilleurs de toute l’Armée, duquel il eſtoit Maiſtre abſolu : que parce qu’il eſtoit fort conſideré de tous les gens de guerre en general. Andramite agiſſant en cette occaſion comme Amant de Doraliſe, & par conſequent comme eſtant fort intereſſé en la liberté de Panthée avec qui ellé eſtoit, n’oublia rien de tout ce qui pouvoit rendre ſa negociation heureuſe : car non ſeulement il parla à Cyrus avec beaucoup d’eloquence & beaucoup d’adreſſe, mais il prit meſme ſi bien ſon temps, que le Roy de Phrigie eſtoit avec ce Prince, lors qu’il luy propoſa de la part du Roy ſon Maiſtre de delivrer la Reine de la Suſiane, en luy rendant le Prince Artamas. De ſorte qu’encore que Cyrus euſt eu quelque pretexte de vouloir retenir cette Princeſſe, juſques à ce que Mandane fuſt delivrée, il n’auroit oſé s’en ſervir de peur de deſobliger un Grand Roy, & de faire une action peu genereuſe, en penſant en faire une fort prudente. Joint que la Reine de la Suſiane n’intereſſant pas de ſes Rivaux, Cyrus creût qu’en effet il luy eſtoit bien plus avantageux de rendre Panthée à Abradate, qui ne laiſſeroit pas de s’en tenir obligé : & de delivrer le Prince Artamas, qui eſtant un des plus vaillans hommes du monde, ne pouvoit pas manquer de luy eſtre tres utile durant la ſuitte de cette guerre. Il ne pût touteſfois ſe reſoudre à faire cét eſchange, ſans taſcher d’en tirer quelque ſatisfaction pour ſon amour : de ſorte qu’il dit à Andramite en preſence du Roy de Phrigie, qu’encore qu’il luy euſt eſté tres avantageux pour beaucoup de raiſons, d’avoir la Reine de la Suſiane en ſa puiſſance, juſques à la fin de la Guerre ; que neantmoins il honnoroit ſi fort le Roy de Phrigie ; il aimoit tant le Prince Artamas ; il eſtmoit de telle ſorte Abradate ; & reſpectoit Panthée d’une maniere ſi peu commune, qu’il conſentoit à ce que Creſus ſouhaitoit de luy : avec une condition ſeulement, qui eſtoit que durant la Tréve on luy permiſt de voir Mandane. Andramite l’entendant parler ainſi, le ſuplia de ne vouloir pas inſister ſur cela : parce que le Roy de Pont avoit ſi fortement refuſé Abradate, lors qu’il luy avoit demandé cette permiſſion, qu’il ne croyoit pas poſſible de l’y faire conſentir. Comme Creſus eſt Maiſtre dans ces Eſtats, reprit Cyrus, il doit s’y faire obeïr : c’eſt pourquoy il ne juge pas que le conſentement du Roy de Pont ſoit abſolument neceſſaire à ce que je le veux. Il ne l’eſt pas ſans doute, repliqua Andramite ; mais je ſuis pourtant perſuade par plus d’une raiſon, qu’il ne voudra pas agir d’authorité abſoluë en cette rencontre : & qu’il rompra pluſtost le Traité. je conſens qu’il le rompe, interrompit genereuſement le Roy de Phrigie, pluſtost que de ſouffrir que l’on refuſe cette ſatisfaction à un Prince à qui je ſuis ſi redevable : non non, reprit Cyrus, il ne faut pas croire que le Roy de Lydie ſoit ſi mauvais meſnager de ſes interreſts, qu’il ne conçoive bien qu’il luy eſt plus dangereux de deſobliger Abradate que le Roy de Pont : puis que l’un a des Troupes, & un Royaume d’où il en peut encore tirer : & que l’autre n’a pas une de ces deux choſes : c’eſt pourquoy Andramite, dittes s’il vous plaiſt au Roy voſtre Maiſtre ce que je vous ay dit, & me faites sçavoir ſa reſolution. Cependant (adjouſta Cyrus, qui eſtoit bien aiſe que les flames d’Andramite ſe ralumaſſent pour Doraliſe, afin qu’il agiſt encore plus fortement aupres de Creſus) il ne tiendra qu’à vous que vous ne portiez des nouvelles de Panthée à l’illuſtre Abradate : car ſi vous le voulez, je vous feray conduire vers cette Princeſſe. Andramite entendant parler Cyrus de cette ſorte, ne pût refuſer de voir une Perſonne qu’il aimoit, depuis qu’il avoit eſté capable d’aimer : ſi bien qu’acceptant l’offre qu’on luy faiſoit, il ſe laiſſa conduire par Lygdamis, eſtant ravy de joye de pouvoir aller dire à Doraliſe qu’il travailloit pour ſa liberté, auſſi bien que pour celle de Panthée aupres de qui elle eſtoit. Andramite fut reçeu de cette Princeſſe, avec beaucoup de civilité, & meſme avec beaucoup de ſatisfaction : car comme elle ne sçavoit point que Creſus ne cherchoit qu’un pretexte pour faire que ce Traité ne s’achevaſt pas, elle ne douta point du tout qu’elle ne fuſt bientoſt en eſtat de revoir ſon cher Abradate. Doraliſe de ſon coſté, ne fut pas incivile pour Andramite : il la retrouva pourtant telle qu’il l’avoit veuë autre fois : c’eſt à dire fort belle, infiniment aimable, & un peu malicieuſe. En effet, au lieu de le remercier des foins qu’il prenoit pour la liberté d’une Princeſſe qui devoit cauſer la ſienne, elle luy dit en riant, qu’elle ne trouvoit pas que ce qu’il propoſoit fuſt une choſe qui valuſt la peine de ſortir de priſon, pour y devoir ſi toſt rentrer : car enfin (luy dit elle, pendant que Panthée eſcrivoit à Abradate) à vous dire la verité, je trouve que nous ſommes bien plus ſeurement dans le Camp de Cyrus, que nous ne ſerions dans Sardis ; puis qu’il ſera ſelon toutes les aparences, bien toſt pris par ce Prince : qui ayant la Juſtice de ſon coſté & la Fortune, ſera infailliblement victorieux de tous ſes Ennemis : Mais que deviendroit l’Oracle que Creſus a reçeu à Delphes, repliqua t’il, ſi ce que vous dittes arrivoit ? En verité Andramite, luy dit elle, il y a bien de la temerité à croire que l’on entend le langage des Dieux, puis que bien ſouvent on n’entend pas ſeulement celuy des Hommes. l’advouë, luy dit il, que quelques fois vous ne l’avez pas entendu : mais je penſe, à vous dire la verite, que c’eſt parce que vous ne l’avez pas voulu entendre : & je ne sçay, adjouſta t’il, ſi vous m’entendrez encore aujourd’huy, quand je vous aſſureray que je n’ay jamais rien aimé que vous, & que je n’aimeray jamais autre choſe. je l’entendray encore bien moins qu’autrefois, reprit elle ; car Andramite, il faut que vous sçachiez, que comme je n’entends tous les jour parler que des Perſans, des Hircaniens, des Aſſiriens, des Armeniens, & des Medes, je ne sçay preſques plus la langue Lydienne : c’eſt pourquoy auparavant que vous me parliez de rien qui vous importe, il eſt à propos que j’aprenne à parler, & que j’aye pour le moins eſté un an ou deux en Lydie. comme Andramite alloit repartir à Doraliſe, & la conjurer de luy vouloir reſpondre un peu plus ſerieusement, Panthée, qui avoit achevé ſon Billet, le luy donna : ſi bien que comme il eſtoit temps de partir pour s’en retourner, il ne pût tirer autre ſatisfaction de Doraliſe, que celle de l’avoir veuë auſſi aimable qu’elle avoit jamais eſté. Son amour ne laiſſa pourtant pas d’en augmenter encore : & il s’en retourna fortement reſolu de faire toutes choſes poſſibles, pour obliger le Roy de Lydie à faire en ſorte que Cyrus viſt Mandane. Pour cét effet, repaſſant au Camp, devant que d’aller à Sardis, il conſeilla au Prince de Claſomene & à Abradate, de n’en partir point, quoy que Creſus puſt leur mander, juſques à ce que le Traité fuſt achevé : & de le laiſſer agir avec le Prince Myrſile, qu’il sçavoit ſouhaiter fort que ce Traité s’achevaſt. Il croyoit touteſfois que ce Prince n’avoit autre intereſt en la choſe, que celuy de ſatisfaire Abradate : & de delivrer le Prince Artamas qu’il avoit touſjours ſouhaité que la Princeſſe ſa Sœur eſpousast. Ces deux Princes croyant donc le conſeil d’Andramite, le laiſſerent aller ſeul à Sardis : où il ne fut pas ſi toſt, qu’il fut rendre conte de ſon voyage à Creſus. Mais dés qu’il eut ceſſé de parler, ce Prince luy dit que Cyrus luy demandoit une choſe qui ne dépendoit pas de ſa volonté : parce qu’il ne ſe reſoudroit jamais à violenter celle du Roy de Pont. Il ſera donc impoſſible de conclure ce Traité, reprit Andramite ; car Cyrus eſt ſi abſolument reſolu d’obtenir ce qu’il demande, & le Roy de Phrigie eſt auſſi ſi determiné, à ſouhaiter que ce Prince ſoit ſatisfait, que je penſe meſme que quand Cyrus voudroit ſe relaſcher, il s’oppoſeroit à ſon deſſein. Quand ce Traité ſera rompu, reprit Creſus, je m’en conſoleray facilement : il eſt pourtant aſſez dangereux, repliqua Andramite, d’irriter le Roy de la Suſiane, & le Prince de Claſomene. Creſus prenant le diſcours d’Andramite, qu’il sçavoit eſtre leur Amy, pour une menace, s’en offença : & ſans luy reſpondre preciſément, il luy dit qu’il envoyeroit ſa reſponce à Cyrus devant qu’il fuſt peu.

Andramite s’eſtant donc retiré de cette ſorte, le Roy de Pont arriva : qui ſuplia ſi inſtamment Creſus de n’accorder pas la veuë de Mandane à ſon Rival, qu’il le confirma puiſſamment dans le deſſein qu’il en avoit : & dans celuy de ſe ſervir de ce pretexte pour rendre la negociation d’Andramite inutile. Le Roy de Pont eſtoit pourtant bien fâché de deſobliger Abradate, à qui il eſtoit : tres redevable : mais cette paſſion tirannique & dominante qui regnoit dans ſon cœur, faiſoit qu’il ne pouvoir pas eſtre Maiſtre de ſes propres ſentimens. Cependant Abradate & le Prince de Claſomene, sçachant la reſistance de Creſus & du Roy de Pont, parloient comme des Princes qui n’eſtoient pas reſolus de ſouffrir qu’on les trataſt de cette ſorte : Andramite & le Prince Myrſile cabaloient auſſi dans Sardis ; & publioient que l’on vouloit porter les choſes à la derniere extremité : eſtant à croire qu’apres ce qu’on refuſoit à Cyrus, il ſeroit en droit s’il eſtoit vainqueur, d’eſtre auſſi rigoureux aux vaincus, qu’on eſtoit injuſte envers luy : Si bien que dans Camp & dans la Ville, tout eſtoit en une eſmotion eſtrange : car comme il eſt touſjours aſſez aiſé de faire croire Peuples les choſes les plus eſloignée de vray-ſemblancé ; ſur ce fondement veritable, diverſes Perſonnes affectionnées au Prince Artamas, qui pour ſes grandes vertu & par ſon extréme valeur, s’eſtoit acquis mille ſerviteurs ſecrets qui agiſſoient ſourdement pour luy, firent que l’on diſoit fort haut, que Creſus ne vouloit point la paix, & qu’il ne ſe ſoucioit pas de la deſolation de tous ſes Peuples, pourveu que ſon ambition fuſt ſatisfaite. Le ſouvenir de toutes les victoires d’Artamas revenant alors dans la memoire des habitans de Sardis, ils murmuroient hautement : & ſe diſoient les uns aux autres, que s’il n’euſt jamais eſté priſonnier, ils ne ſe fuſſent pas ſouciez d’avoir une guerre eſtrangere : mais que de voir une Armée de plus de cent mille hommes à leurs portes ; & n’avoir point le Prince Artamas pour les deffendre, eſtoit ce qu’ils ne pouvoient ſouffrir ſans murmurer. En fin la choſe alla ſi avant, qu’ils creurent qu’il leur ſeroit encore plus avantageux, que le Prince Artamas fuſt dans le Party de Cyrus, que d’eſtre toujours en priſon : car outre qu’ils sçavoient bien qu’eſtant amoureux de leur Princeſſe : il ne voudroit pas deſtruire Creſus : & qu’il porteroit toujours les choſes à la douceur ; ils penſoient encore que l’injuſtice que l’on avoit euë pour luy, en l’arreſtant la premiere fois, ne pouvoit eſtre reparée qu’en le delivrant la ſeconde : de ſorte que tout eſtoit en diviſion, & dans le Camp, & dans Sardis. Cyrus sçachant donc ce qui ſe paſſoit en avoit une extréme joye ; car, diſoit il, s’ils font ce que je veux, je verray ma chere Princeſſe, & ſes regards favorables m’inſpireront une nouvelle ardeur dans l’ame, & me donneront peut-eſtre la force de vaincre tout ce qui pourroit m’empeſcher de la delivrer : malgré tant de funeſtes predictions. Que ſi au contraire ; ils ne le veulent point, j’auray du moins la ſatisfaction, d’avoir mis le deſordre dans leurs Troupes : & de me trouver en eſtat de remporter la victoire avec moins de peine. Il eſtoit pourtant un peu eſtonné, de n’entendre point dire que Mazare ſe meſla de cette affaire : & tous ceux qui revenoient de Sardis, diſoient ſeulement que ce Prince, à ce que l’on aſſuroit, gardoit la Chambre, pour quelque legere incommodité. Mais il aprenoit de moment en moment que le deſordre & la diviſion augmentoit, & entre les Princes, & entre les Peuples, & entre les Soldats : cependant comme la Tréve avoit un jour limité, & que Cyrus n’eſtoit pas capable de manquer à ſa parole, il eſtoit au deſespoir de ne pouvoir profiter de ce deſordre : & il attendoit avec une impatience eſtrange, la derniere reſponce de Creſus. Il alloit pourtant quelques fois viſiter Panthée : & comme c’eſt la couſtume, meſme des plus ſages, mais principalement de ceux qui ont de l’amour, d’aimer à prevoir par leurs raiſonnemens, tout ce qui leur doit arriver : Cyrus ne parloit d’autre choſe, que de l’affaire dont il s’agiſſoit, ny à Panthée, ny à la Princeſſe Araminte. Tantoſt il demandoit à la premiere, ſi elle croyoit qu’Abradate ſoufrist l’injuſtice de Creſus ? une autrefois il prioit Araminte de luy dire, ſi elle penſoit que le Roy ſon Frere s’obſtinast juſques à la fin, à ne ſoufrir pas qu’il viſt Mandane ? mais quoy qu’il leur puſt dire, il leur parloit touſjours de ce qui luy tenoit au cœur. Il aſſura touteſfois à la Reine de la Suſiane, que ſi Creſus ne vouloit pas luy accorder ce qu’il ſouhaitoit, il ne laiſſeroit pas de la delivrer : la conjurant de luy pardonner, s’il differoit de conclure de Traitté juſques à la derniere heure de la Tréve, afin de taſcher d’obtenir ce qu’il demandoit. Mais il luy dit cela avec des termes ſi obligeants, que Panthée le pria elle meſme, de reculer ſa liberté autant qu’il pourroit. Comme il eſtoit donc avec ces deux Princeſſes, Ortalque luy fut dire qu’Orſane venoit d’arriver au Camp, qui diſoit avoir une choſe ſi importante à luy aprendre, qu’il le luy avoit amené à l’heure meſme. Le nom d’Orſane fit changer de couleur à Cyrus : ne luy eſtant pas poſſible de l’oüir nommer, ſans ſonger auſſi toſt à Mazare : & ſans croire qu’il luy eſtoit peut-eſtre envoyé par luy, quoy qu’il en conpriſt pas trop bien comment Orſane qui eſtoit party de Sinope, pour s’en retourner en ſon Pais, ſe pouvoit trouver en Lydie. L’eſmotion du viſage de Cyrus ayant donné beaucoup de curioſité à ces deux Princeſſes, elles luy en demanderent la cauſe : il ne voulut pourtant pas alors la leur dire, ne sçachant pas ce qu’Orſane luy vouloit : de ſorte que ne leur reſpondant pas preciſément, il les quita, pour aller parler à luy : ſouhaitant ardamment dans ſon cœur, qu’il luy diſt que Mazare le vouloit voir l’Eſpée à la main. Comme il avoit beaucoup d’obligation à Orſane, pour les ſervices qu’il avoit autrefois rendus à Mandane & à Marteſie, il ne confondit pas l’innocent avec le coupable : & malgré l’obligation de ſon eſprit, & la haine qu’il avoit pour Mazare, il reçeut Orſane avec civilité. En ſuitte dequoy, luy adreſſant la parole ; apres vous avoir reçeu comme Amy de Marteſie, luy dit il, il faut en ſuitte que je vous eſcoute comme Envoyé d’un de mes plus mortels Ennemis. Seigneur, reprit Orſane, auparavant que de determiner quel nom vous devez donner au Prince mon Maiſtre, il faut que vous me faciez la grace de m’accorder une heure d’audiance : & que vous me la donniez meſme le pluſtost que vous le pourrez : car ſi je vous aprenois d’abord ce que je vous diray à la fin de mon recit, vous en ſeriez peut-eſtre ſi ſurpris, que vous auriez peine à me croire : c’eſt pourquoy il importe extrémement que je diſpose voſtre eſprit peu à peu, à ſe laiſſer perſuader pluſieurs choſes fort ſurprenantes. Cyrus entendant parler Orſane de cette ſorte, chercha à deviner ce qu’il luy vouloit dire : mais ne sçachant qu’imaginer, il ſe reſolut de luy donner audiance : ſi bien que luy commandant de le ſuivre, il paſſa d’un grand Veſtibule où il eſtoit, dans une grande Sale, afin de l’eſcouter en ce lieu la. Mais comme la Reine de la Suſiane & la Princeſſe Araminte avoient eſté adverties que celuy qui avoit demandé à parler à Cyrus eſtoit au Prince Mazare, elles eurent peur que ce ne fuſt pour engager ce Prince en quelque combat particulier, & craignirent meſme que le Roy de Pont & Abradate n’en fuſſent : de ſorte qu’elles ſe reſolurent d’envoyer ſuplier Cyrus de vouloir bien qu’elles luy puſſent dire un mot. Comme ce Prince les reſpectoit extrémement, quelque impatience qu’il euſt de sçavoir ce qu’Orſane luy vouloit dire, il fut trouver ces Princeſſes : qui luy teſmoignerent ſi obligeamment linquietude où elles eſtoient, d’avoir apris qu’Orſane eſtoit à Mazare, qu’elles le forcerent pour les raſſurer, de leur offrir de n’aprendre qu’en leur preſence ce qu’Orſane avoit à luy dire : ayant bien jugé, veû comme il luy avoit parlé, qu’il ne venoit pas luy propoſer un combat. Ces Princeſſes acceptant donc ce qu’il leur offroit, il envoya querir Orſane : à qui il dit qu’il pouvoit parler avec autant de liberté devant ces deux Princeſſes, que s’il euſt eſté ſeul. En ſuitte dequoy, Cyrus ayant pris place aupres d’elles, & n’eſtant demeuré perſonne dans la Chambre, Orſane commença ſon diſcours en ces termes.


HISTOIRE DE MAZARE.

Si je n’avois à parler de mon Maiſtre qu’à j’illuſtre Cyrus, mon recit ſeroit ſans doute beaucoup plus court qu’il ne ſera : mais devant en entretenir deux Grandes Princeſſes, de qui il n’a pas l honneur d’eſtre connu, que comme les Perſonnes de cette condition ſe connoiſſent ordinairement, c’eſt à dire ſans ſe voir ; je penſe que je ſeray obligé de leur aprendre en peu de mots, le commencement de ſa vie : afin qu’elles en puiſſent mieux entendre la ſuitte. Il n’eſt nullement neceſſaire, interrompit la Princeſſe Araminte, que vous preniez la peine de nous dire tout ce qui eſt advenu au Prince Mazare, depuis qu’il arriva à Babilone, juſques à ce qu’il fut laiſſé pour mort aupres de Sinope, dans la Cabane d’un Peſcheur : car nous sçavons qu’il ne pût devenir amoureux de la Princeſſe Iſtrine, quoyque le Prince d’Aſſirie l’en priaſt : & qu’il le devint malgré luy de la Princeſſe Mandane, le jour qu’elle entra en Triomphe dans cette grande Ville. Nous n’ignorons pas nô plus, qu’il la ſervit importamment tant qu’elle y fut : nous sçavons que par un ſentiment d’amour, plus fort que ſa raiſon & que ſa generoſité, ce fut luy qui voyant qu’elle alloit eſtre delivrée par la priſe de Babilone, trouva l’invention de la faire ſortir ſur la neige, avec un habillement blanc : & qu’en ſuitte eſtant à Sinope, cette meſme paſſion fit que tout genereux qu’il eſtoit, il la trompa pour l’enlever eſgalement, & au Roy d’Aſſirie, & à Cyrus : & que pour le punir de cette action, les Dieux permirent qu’il fiſt naufrage. Quand vous sçaurez ce que j’ay à vous dire, reprit Orſane, je ne sçay Madame ſi l’intention des Dieux vous ſera auſſi bien connuë que vous le croyez preſentement : puis que dans l’inſtant qu’ils le mirent en eſtat de perir, c’eſtoit lors que par les ſentimens qu’il avoit dans le cœur, ils le devoient pluſtost ſauver : Mais auparavant que de vous expliquer cét Enigme, il faut que je vous die que le plus grand & le plus merveilleux effet de la beauté de la Princeſſe Mandane, eſt ſans doute d’avoir ſi fort troublé la raiſon de ce Prince, qu’il ait pû eſtre capable de faire quelques actions injuſtes : eſtant certain que je ne penſe pas qu’il y ait jamais eu d’homme de ſa condition, de qui la naiſſance ait eſté plus heureuſe, ny de qui l’education ait eſté meilleure. Au reſte, les inclinations qu’il a pû tirer de ſes Parens, n’ont pu auſſi eſtre que tres bonnes : puis qu’il eſt vray qu’on ne peut pas trouver un Prince plus vertueux que le Roy des Saces, ny une Princeſſe plus Heroïque que la Reine Tarine, Mere de mon Maiſtre. Mais comme ſa reputation eſt eſpanduë par toute l’Aſie, je ne m’arreſteray pas à en parler davantage : & je diray ſeulement, que le Prince Mazare eſtant leur Fils, il n’eſt pas eſtrange qu’il ait autant de vertus qu’il en a. Pour reprendre donc les choſes au point que vous les sçavez, & vous en dire pourtant que vous ne pouvez sçavoir ; il faut que je vous aprenne, que la nuit qui preceda le naufrage que fit la Princeſſe Mandane, & pendant la quelle le Prince Mazare ne la vit point, n’ayant pas par reſpect voulu entrer dans la Chambre où elle eſtoit ; il ſentit tout ce qu’un cœur genereux & paſſionné peut ſentir. En effet, je penſe pouvoir dire à l’illuſtre Cyrus qui m’eſcoute, que s’il avoit entendu exagerer à mon Maiſtre, la douleur qu’il ſouffrit en cette occaſion, il le pleindroit ſans doute dans ſon malheur, & ne l’accuſeroit pas : cent fois il ſe repentit de ſon crime, ſans pouvoir ſe repentir de ſa paſſion : & cent fois auſſi il ſe determina de l’achever. Mais la pointe du jour eſtant venuë, & la Princeſſe Mandane ayant recommencé ſes pleintes & ſes prieres, il m’a dit que dés qu’il la vit, & qu’il remarqua le changement que la douleur avoit fait en ſon viſage en ſi peu de temps, le remords ſaisit ſon cœur de telle ſorte, & il ſe determina ſi abſolument à reparer le mal qu’il luy avoit fait, que ſans luy parler il fut en diligence vers le Pilote, de crainte qu’il avoit de changer d’avis : & luy commanda de reprendre la route de Sinope, afin de remettre la Princeſſe, ou entre les mains de Ciaxare, ou en celles de l’illuſtre Artamene. Mais Dieux, que ce commandement, tout equitable qu’il eſtoit, penſa eſtre funeſte à celuy qui le fit, & à celle en faveur de qui il eſtoit fait ! car à peine le Pilote l’eut il reçeu, que voulant obeïr au Prince Mazare, & remener Mandane à Sinope (dont l’invincible Artamene par ſon incomparable valeur s’eſtoit rendu Maiſtre) il voulut tourner la Proüe ; mais la Galere tourna toute entiere, & nous mit en eſtat de perir. Apres cela, il ne me ſemble pas qu’il ſoit permis de juger de l’intention des Dieux, lors qu’ils font du bien ou du mal aux hommes ; & qu’il vaut beaucoup mieux admirer leur conduitte, ſans la vouloir penetrer. En effet, qui ne croiroit, à parler raiſonnablement, qu’un Prince amoureux qui tient la perſonne qu’il aime en ſa puiſſance, & qui a pourtant aſſez de vertu pour ſe repentir de l’avoir enlevée, & pour ſe reſoudre à la remettre en liberté, ne deuſt pas eſtre pluſtost recompenſé que puny ? Cependant le Prince Mazare fit naufrage ; il creût avoir cauſé la mort de la Princeſſe qu’il adoroit ; & il ſouffrit enfin plus que perſonne n’a jamais ſouffert. Auſſi penſa t’il bien pluſtost mourir, par la violence de ſon deſespoir, que par le naufrage qu’il avoit fait : & il n’eſt nullement douteux, qu’il ſeroit mort effectivement, ſi les Dieux par une rencontre prodigieuſe, ne luy euſſent envoyé du ſecours

Vous sçaurez donc, Madame, que le Maiſtre de la Cabane où l’illuſtre Artamene vit Mazare mourant, & où il reçeut de ſa main une magnifique Eſcharpe qui eſtoit à la Princeſſe Mandane, eſtant allé peſcher un peu auparavant que la tempeſte ſe fuſt levée, en avoit eſté accueilly ſi inopinément qu’il n’avoit pû regagner le bord : de ſorte qu’il avoit eſté contraint de laiſſer preſques aller ſa Barque au gré du vent, qui enfin l’avoit pouſſée au pied d’un Rocher qui s’eſleve dans la mer, & où un grand Vaiſſeau ſe ſeroit briſé : mais où ſa Barque qui eſtoit legere, aborda heureuſement. Si bien que ſe jettant ſur ce Rocher, & arreſtant ſa Barque avec un chable, il ſe reſolut de laiſſer paſſer l’orage en ce lieu là : & en effet il y demeura juſques à ce que la Tempeſte commençant de calmer, il vit un Vieillard qui tenoit une Planche, & qui s’en ſervant pour ſe ſoutenir ſur l’eau, taſchoit de gagner ce Rocher : mais il paroiſſoit ſi foible, & il en eſtoit encore ſi loin, qu’il y avoit aparence qu’il periroit, s’il n’alloit le ſecourir. La pitié agiſſant donc dans l’ame de ce Peſcheur, & le portant à l’aſſister, il ſe remit dans ſa Barque, & fut au devant de cét homme, apellé Tiburte. Grec de Nation, & qui eſtoit aupres du Prince Mazare, pour luy aprendre les ſciences proportionnées à ſa qualité. A peine fut il aupres de luy, que luy tendant la main il le fit monter dans ſa Barque : où il ne fut pas plus toſt, qu’il penſa s’eſvanouïr, tant il le trouva foible. Touteſfois eſtant revenu, il luy aprit comment il avoit fait naufrage, ſans luy dire que ç’euſt eſté en enlevant la Princeſſe Mandane : de peur de luy oſter une partie de l’ardeur qu’il avoit à le ſervir. De ſorte que ce Peſcheur le conſolant à ſa mode, luy offrit ſa Cabane pour retraite, ce que Tiburte accepta : afin de taſcher d’aprendre le long du rivage, s’il ne ſeroit eſchapé que luy, de tant de perſonnes qui eſtoient dans la Galere où il avoit fait naufrage, & ſi ſon Maiſtre avoit pery comme les autres. Ce Peſcheur reprenant donc ſa route, quand la mer fut tout à fait apaiſée, il commença de ramer : mais comme il avoit perdu uné de ſes rames, il fut longtemps à regagner le bord : & ſi longtemps enfin, qu’il n’arriva à ſa Cabane, qu’une heure apres que l’illuſtre Artamene en fut ſorty. je vous laiſſe à penſer Madame, quelle ſurprise fut celle de Tiburte, de voir le Prince Mazare comme il le vit : car il n’eſtoit pas encore revenu de l’eſvanouïſſement où l’illuſtre Artamene l’avoit laiſſé. D’abord qu’il l’aperçeut, il en eut de la joye : mais ayant conſideré le pitoyable eſtat où il le voyoit, il s’en afligea extrémement. Cependant comme cét homme eſt univerſellement sçavant en toutes choſes, & que la Medecine meſme ne luy eſt pas entierement inconnuë, il commença de taſcher de s’eſclaircir ſi ce Prince eſtoit encore vivant, & s’ il n’y avoit nul moyen de le ſecourir : de ſorte qu’apres l’avoir obſervé ſoigneusement, il connut que ſon cœur palpitoit encore : ſi bien que ſans perdre temps, il luy fit tous les remedes que la pauvreté du lieu où il eſtoit, luy pouvoit permettre de faire : & il les fit ſi utilement, que Mazare revint de ſa foibleſſe. Mais il en revint l’eſprit ſi peu à luy, que voyant Tiburte au chevet du lict ſur lequel on l’avoit mis, il luy demanda où eſtoit Mandane ? en ſuitte il prononça quatre ou cinq fois le nom d’Artamene : & confondant ainſi toutes choſes durant plus d’une heure, on voyoit clairement que la douleur troubloit ſi fort ſa raiſon, qu’il ne sçavoit ſi Artamene eſtoit ſon Rival ; ſi Mandane eſtoit vivante ou morte ; & s’il eſtoit vivant luy meſme. Mais à la fin Tiburte luy ayant parlé pour taſcher de remettre peu à peu ſon eſprit en ſon aſſiette ordinaire, il commença de voir les choſes comme elles eſtoient : & par conſequent de rentrer dans ſon premier deſespoir. Il avoit pourtant quelque conſolation, de voir Tiburte aupres de luy : qu’il avoit touſjours fort aimé : & qui s’eſtoit embarqué, ſans sçavoir preciſément le deſſein du Prince Mazare, qui n’avoit oſé le luy dire. Il eſpera meſme en le voyant, que peut — eſtre Mandane auroit elle pû ſe ſauver du naufrage auſſi bi ? que luy : mais il eſpera ſi foiblement, que l’on peut dire qu’il n’eſpera qu’autant qu’il faloit pour l’obliger à ſouffrir que l’on euſt ſoin de luy, & pour le forcer à prendre quelque choſe. Cependant Tiburte ne jugeant pas qu’il fuſt ſeurement ſi près de Sinope, & en un lieu encore où l’illuſtre Artamene eſtoit venu, & ou il pourroit l’envoyer querir, il tira le Maiſtre de cette Cabane à part, & le conjura, apres luy avoir ſauvé la vie, de luy vouloir encore rendre un autre office, ſans lequel le premier qu’il luy avoit rendu demeureroit inutile. Mais afin que ſa priere ne la fuſt pas, il luy donna une grande Medaille d’or, pendue à une chaine de meſme metal, que la Reine Nitocris luy avoit autrefois donnée à Babilone, quand il y accompagna le Prince ſon Maiſtre. La veuë d’un preſent qui parut ſi riche aux yeux d’un pauvre Peſcheur, fit que cét homme luy promit abſolument de faire tout ce qu’il voudroit, quand meſme il faudroit hazarder ſa vie pour le ſervir : de ſorte que Tiburte ſans perdre temps, fit porter la nuit prochaine le Prince Mazare dans la Barque qu’il fit couvrir, de peur qu’en l’eſtat où il eſtoit le grand air ne luy fiſt mal. Le Prince Mazare fit d’abord quelque difficulté de conſentir à ce que Tiburte ſouhaitoit : ne voulant point, diſoit il, abandonner le Rivage où la Princeſſe Mandane avoit pery, & aimant mieux mourir en ce lieu là qu’en un autre : mais Tiburte luy ayant promis qu’il ne l’en eſloigneroit pas beaucoup ; que ce ne ſeroit meſme que juſques à ce que l’on euſt sçeu ſi l’on n’avoit point eu de nouvelles de la Princeſſe qu’il regrettoit ; & qu’il ne l’obligeoit à en partir, que parce qu’il ſeroit tres facheux qu’il tombaſt entre les mains de Ciaxare ; il commença de ceder à ſa volonté. Ce ne fut touteſfois pas tout d’un coup ; car Tiburte, luy diſoit il, puis que je ne cherche qu’à mourir, que m’importe que le Roy des Medes ou Artamene me donnent la mort ? s’il n’importe pas pour vous, luy dit Tiburte, il m’importe du moins pour le Roy voſtre Pere, & pour la Reine voſtre Mere : & il importe meſme à, tous les Peuples ſur leſquels vous eſtes deſtiné à regner. C’eſt pourquoy ne me reſistez pas s’il vous plaiſt : & laiſſez vous perſuader à la raiſon, qui vous parle par ma bouche. Ha Tiburte, s’eſcria t’il, un homme qui ne veut plus vivre, n’a garde de ſonger à regner : du moins, repliqua Tiburte, ſi vous ne pretendez plus rien à la vie, ne donnez pas ce deſplaisir à tous ceux qui s’interreſſent en ce qui vous touche, de vous voir entre les mains d’un Prince qui vous traiteroit en criminel, je le ſuis de telle ſorte, reprit il, que l’on ne me sçauroit faire injuſtice, quelque rigoureux qu’on me pûſt eſtre : mais Tuburte, ne laiſſez pas de faire de moy ce qu’il vous plaira.

Apres cela Mazare fut mis dans la Barque : & tous ceux de la Cabane eurent ordre de dire, ſi on venoit demander ce Prince, qu’il eſtoit mort auſſi toſt apres que l’illuſtre Artamene l’avoit eu quitté. Cependant le pitoyable eſtat ou eſtoit le Prince Mazare, fit que Tiburte ne pût pas ſonger à le mener fort loin : joint que les proviſions qu’il avoit dans la Barque eſtoient ſi petites, que leur voyage ne pouvoit tout au plus durer que deux ou trois jours. Comme ce ſage Vieillard n’eſtoit pas de ce Pais là, & qu’il n’y avoit pas meſme demeuré longtemps, il n’y avoit nulle habitude, & ne sçavoit pas trop bien qu’elle reſolution prendre : & comme il eſtoit extrémement eſloigné du ſien (car vous sçavez qu’il y a un grand chemin à faire, de Sinope au Païs des Saces, qui touchent la Scithie Aſiatique) il ne pouvoit trouver de ſecours fort proche. Il avoit meſme peu de choſe pour ſubsister : ne luy eſtant demeuré du naufrage, que la chaine d’or qu’il avoit donnée au Peſcheur, & une Bague d’un prix aſſez conſiderable. Il eſt vray que le Prince Mazare ſe trouva fortuitement avoir des Tablettes extrémement magnifiques : de ſorte qu’avec ces deux choſes il creût bien pouvoir trouver les voyes de ſubsfister quelque temps : mais la difficulté eſtoit d’aborder en un lieu ſeur. Ne ſcachant donc quel conſeil prendre, ils s’eſloignerent de Sinope, ſans sçavoir preciſément quelle route ils devoient tenir : à la fin neantmoins ce Peſcheur voyant l’inquietude de Tiburte, luy dit que s’il vouloit ſe fier à luy, il le meneroit en un lieu où on ne le trouveroit point. Et en effet, luy ayant apris qu’il n’eſtoit pas nay où il demeuroit preſentement, & qu’il eſtoit d’une petite Iſle qui n’eſtoit habitée que par des Peſcheurs, parmy leſquels il avoit pluſieur Parens, il conſentit qu’il les y menaſt : ce Peſcheur promettant à mon Maiſtre de luy aller dire en ce lieu là, ſi on auroit eu quelques nouvelles de la Princeſſe Mandane, ou ſi on auroit retrouvé ſon corps. Ne pouvant donc faire autre choſe, ils furent aborder à cette petite Iſle, qui n’eſt preſque qu’un grand Rocher, & qui n’eſt qu’à une journée & demie de Sinope : celuy qui les conduiſoit les logea chez une Sœur qu’il avoit, dont le mary eſtoit Peſcheur comme luy, & qui les reçeut fort humainement, dés que ſon beau— Frere luy eut apris de quelle façon Tiburte l’avoit recompenſé. Cependant comme les Dieux avoient ſans doute reſolu de conſerver le Prince Mazare malgré luy, il veſcut quoy qu’il n’en euſt point d’envie, & quoy qu’il creuſt la Princeſſe Mandane morte : il eſt vray que ce fut d’une maniere ſi pitoyable, que la mort luy euſt ſans doute eſté plus douce, que la vie qu’il menoit ne luy eſtoit agreable. Le peu d’eſperance qu’il avoit euë que peut-eſtre la Princeſſe ſeroit elle eſchapée, ne luy dura meſme plus guere : car le Peſcheur, ſuivant ſa promeſſe, fut huit jours apres qu’il fut à cette Iſle, luy dire que l’on n’avoit eu aucune nouvelle d’elle, & que l’on n’avoit pas meſme trouve ſon corps. Neantmoins cette derniere choſe luy laiſſant encore quelque loger eſpoir, qui faiſoit qu’il ne vouloit point ſonger à partir de ce lieu ſauvage, Tiburte pria le meſme Peſcheur, de luy venir dire une autrefois que le corps de Mandane avoit eſté trouvé : car comme Tiburte croyoit bien que cette Princeſſe eſtoit morte, & que quand meſme elle euſt eſté vivante, il euſt touſjours eſté bon de taſcher d’en oſter la memoire au Prince Mazare, il creût qu’il eſtoit à propos de ne le laiſſer pas plus long temps dans une eſperance incertaine, qui ne faiſoit qu’aigrir ſes douleurs, & augmenter ſes inquietudes. De ſorte que le Peſcheur qu’il avoit prié de luy dire ce menſonge, n’y ayant pas manqué, le Prince Mazare en eut une affliction ſi ſensible, qu’il fut aiſé de voir la difference qu’il y a d’un mal indubitable, à un autre où il reſte encore un peu d’incertitude. Quand les premiers tranſports de ſon deſespoir furent apaiſez, il dit à Tiburte qu’il vouloir aller mourir ſur le Tombeau de Mandane, & cette penſée luy tint en l’eſprit pendant pluſieurs jours : mais à la fin les prieres de Tiburte l’en empeſcherent, & le firent changer d’advis. Il ne pût pas faire la meſme choſe, lors qu’il luy voulut perſuader de retourner vers. je Roy ſon Pere : non non, Tiburte, luy dit il, vous n’obtiendrez pas de moy ce que vous deſirez : je ne me reſoudray jamais à vivre comme vous je ſouhaitez. C eſt bi ? aſſez que je vous accorde de ne me tüer point ; de ne me precipiter pas ; & de ne prendre point de poiſon ; ſans vouloir que j’aille montrer mon crime & mon malheur à toute l’Aſie, le veux vivre Tiburte, puis que vous ne voulez pas que je meure : mais je veux vivre pour ſouffrir & pour pleurer eternellement, la Princeſſe à qui j’ay fait perdre la vie. O malheureux Prince, s’eſcrioit il, ſi tu avois à trahir quelqu’un, que ne trahiſſois tu le Roy d’Aſſirie en faveur de ta Princeſſe ; & que ne la delivrois tu effectivement ? que ne la remettois tu entre les mains de l’invincible Artamene, qui ſeul eſtoit digne d’elle ? du moins elle t’auroit conſervé ſon eſtime & ſon amitié : & quand meſme tu euſſes deû eſtre toute ta vie le plus infortuné de tous les hommes, il le valoit beaucoup mieux, que d’eſtre ſon Raviſſeur. Inſensé que j’eſtois, adjouſtoit il, comment pouvois-je eſperer d’eſtre aimé, en faiſant une choſe ſi propre à me faire hair ? il faloit bien ſans doute que j’euſſe perdu la raiſon, pour pouvoir croire qu’en enlevant Mandane j’en ſerois aimé. N’avois-je pas un exemple illuſtre en la perſonne du plus Grand Roy de toute l’Aſie ? qui l’avoit enlevée inutilement : & qui n’avoit tiré autre avantage de cette violence, que celuy d’avoir aquis la haine de cette Princeſſe. Cependant je n’ay pas laiſſé de l’enlever : mais auſſi les Dieux m’en ont ils aſſez rigoureuſement puny. Si ma mort, adjouſtoit il, euſt pû ſatisfaire leur juſtice, j’aurois aſſurément pery au lieu d’elle : mais comme ils ont bien connu que la ſienne me puniroit beaucoup plus ſeverement, ils ont voulu me faire eſprouver le plus rigoureux ſuplice de la Terre. Voila donc, Madame, comment raiſonnoit le Prince Mazare : c’eſtoit en vain que Tiburte luy repreſentoit qu’il faloit ſousmettre ſon eſprit aux volontez des Dieux : car il luy demandoit une choſe qu’il ne pouvoit pas faire, tant ſa douleur eſtoit forte. C’eſtoit auſſi inutilement, qu’il taſchoit de le faire ſouvenir du temps qu’il avoit tant aimé la gloire, & de ce qu’il ſe devoit à luy meſme : l’ ambition eſtoit morte dans ſon cœur : & il ne trouvoit pas qu’il pûſt faire rien de plus glorieux, apres ce qui luy eſtoit arrivé, que de pleurer eternellement la mort de Mandane. Tiburte ne ſe rebutoit pourtant pas : & quoy que le Prince Mazare luy pûſt dire, il luy parloit continuellement de retourner vers le Roy ſon Pere, Enfin il luy en parla tant, que ce malheureux Prince jugeant bien qu’il ne pourroit jamais perſuader Tiburte, ny l’obliger à le laiſſer paſſer ſa vie inconnu, ſe reſolut de ſe derober de luy : & de s’en aller ſeul pleindre ſes malheurs. Pour cét effet, il gagna : n jeune Peſcheur, & l’obligea de le paſſer une nuit dans ſa Barque, juſques au bord du rivage oppoſé, qui n’eſtoit qu’à cinquante ſtades de l’Iſſe : luy laiſſant une Lettre pour Tiburte, qui eſtoit à peu près en ces termes.


L’INFORTUNE MAZARE AU SAGE TIBURTE.

Comme ceſt en vain que voſtre prudence veut remettre lu raiſon dans mon ame, qui ne connoiſt plus rien que la douleur qui la poſſede, j’ay creû que je devois me ſeparer de vous, de crainte que mon malheur ne vous devinſt contagieux : mais afin que vous puiſſiez vous juſtifier envers le Roy, & aupres de la Reine, vous leur ferez voir par cette Lettre que ne me jugeant plus digne d’eſtre leur Fils, ny meſme de leur eſcrire, je renonce à la ſocieté civile pour touſjours. Aſſurez, les touteſfois, que l’amour ſeulement m’a rendu criminel : & que ſi je n’euſſe jamais aimé la divine & malheureuſe Mandane, je n’aurois rien fait indigne d’eux ny de vous, qui m’avez donne cent bons conſeils, que celle paſſion ſeulement m’a empeſché de ſuivre.

MAZARE.


Ce Prince ayant donc donné cette Lettre au jeune Peſcheur qui le mena au Rivage prochain, & qui luy avoit acheté un cheval, & fait faire un habillement fort ſimple, à une petite Ville où il alloit vendre ſon Poiſſon ; il prit le premier chemin qu’il trouva : ſa douleur ne luy permettant pas de ſonger ſeulement où il vouloit aller. Cependant le je une Peſcheur eſtant retourné à l’Iſle, donna à Tiburte la Lettre que ce Prince infortuné luy eſcrivoit ; & ſe mit dans un deſespoir ſi grand, que jamais on n’a entendu parler d’une douleur plus exceſſive. Ce fut en vain qu’il voulut ſe pleindre à luy de ce qu’il l’avoit mené où il avoit voulu aller : car outre que ce Peſcheur n’en avoit point eu de deffence, c’eſtoit encore ſe pleindre inutilement : de ſorte que pour ne perdre point de temps, & pour taſcher de retrouver ſon cher Maiſtre il quitta cette Iſle, & fut à la ville la plus proche, acheter un cheval, & prendre le chemin que le jeune Peſcheur luy avoit dit qu’il avoit pris. Mais comme il y avoit eu un temps aſſez conſiderable, de puis l’heure où ce Prince eſtoit party, juſques à celle o ù Tiburte commença de le ſuivre, il ne le pût joindre : il marcha pourtant un jour & demy, pendant quoy il eut la conſolation de sçavoir deux ou trois fois, qu’il marchoit par les meſmes lieux où il avoit paſſé. Mais ce qui l’affligeoit eſtrangement, eſtoit de voir par le raport de ceux qui luy diſoient l’avoir veû, aux ſignes qu’il leur en donnoit, qu’il ne tenoit point de routte aſſurée, & qu’il quittoit tous les grands chemins. Comme Tiburte eſtoit fort vieux, il ne pût pas voyager longtemps avec tant d’affliction ſans tomber malade : de ſorte qu’il fut contraint de s’arreſter, douze ou quinze jours apres que le Prince Mazare ſe fut ſeparé de luy. Par bonheur, il trouva un Petit Temple dedié à Cerés, baſti au milieu d’une Campagne, ſans autre habitation que c’elle du Sacrificateur qui demeure tout contre : ſi bien que ſe ſentant fort mal, il s’arreſta en ce lieu là, & demanda du ſecours. En effet la Sacrificateur qu’il y trouva, en eut un ſoin fort particulier : car comme Tiburte eſtoit un homme de beaucoup d’eſprit, il fit bientoſt connoiſtre à cét hoſte charitable, qu’il meritoit d’eſtre ſecouru. Auſſi le fut il admirablement : il ne pût touteſfois recouvrer la ſanté : & tout ce qu’il pût faire, fut ſeulement de faire durer ſes maux, & de prolonger ſa vie, juſques à ce que le hazard, qui fait quelqueſfois des prodiges, m’euſt conduit au meſme lieu où il eſtoit, comme je vay vous le dire. Vous sçaurez, Seigneur, dit Orſane à Cyrus, que lors que vous partiſtes de Sinope, pour aller en Armenie, je vous demanday la permiſſion de retourner vers le Roy mon Maiſtre, quoy que j’euſſe une aſſez grande douleur d’eſtre contraint de le revoir ſans luy remener le Prince Mazare : de ſorte qu’eſtant party d’aupres de vous chargé de preſens ; ravy d’admiration : & charmé de voſtre vertu ; je pris le chemin qui me pouvoit conduire le plus ſeurement où je voulois aller. Mais le troiſiesme jour de mon voyage m’eſtant eſgaré, je me trouvay dans une grande Plaine, au milieu de la quelle je vy un petit Temple & une aſſez agreable Maiſon : comme il eſtoit deſja aſſez tard, je fis deſſein non ſeulement d’aller demander le chemin en ce lieu là, mais encore la grace d’y eſtre reçeu pour y paſſer la nuit : & en effet, j’y fus ſans deliberer davantage : & j’y fus reçeu avec autant d humanité que je l’avois attendu, & que je le pouvois deſirer. Le Sacrificateur me fit touteſfois quelque excuſe de ce que je ne ſerois pas auſſi commodement chez luy, que j’y euſſe pû eſtre en autre temps : me diſant que le peu de gens qu’il avoit, eſtoient ſi occupez aupres d’un Eſtranger qui eſtoit demeuré malade dan ſa Maiſon, & qui eſtoit à l’extremité, qu’il craignoit qu’ils ne puſſent pas me ſervit auſſi bien qu’il l’euſt ſouhaité. Comme il me parloit ainſi, on vint l’advertir que cét Eſtranger eſtoit plus mal, & qu’il demandoit â parler à luy, pour luy reveler un ſecret qui luy importoit extrémement : apres avoir entendu cela, je le ſupliay de ſatisfaire celuy qui l’envoyoit querir : neantmoins, ſans sçavoir bien preciſément pourquoy, je le voulus mener juſques à la porte de la Chambre de ce malade : mais Dieux, que je fus eſtrangement ſurpris, lors qu’eſtant preſt d’y laiſſer entrer ce Sacrificateur, je vy que celuy qu’il alloit viſiter eſtoit Tiburte, que je croyois avoir eſté noyé avec le Prince noſtre Maiſtre ! j’en fus ſi eſtonné, que je fus quelque temps ſans pouvoir meſme teſmoigner mon eſtonnement : mais apres m’eſtre un peu remis : j’entray dans la Chambre : & m’aprochant du lict de Tiburte, ma veuë ne le ſurprit guere moins, que la ſienne m’avoit ſurpris. je penſe meſme que le Sacrificateur voyant par noſtre action, que nous nous connoiſſions extrémement, & que nous avions beaucoup de joye de nous revoir, en demeura auſſi avez eſtonné : Tiburte me tendant la main, me dit qu’il rendoit graces aux Dieux, de ce qu’il me pouvoit embraſſer auparavant que de mourir : je taſchay alors de luy perſuader qu’il n’eſtoit pas auſſi mal qu’il croyoit eſtre, mais je vy bien qu’il connoiſſoit mieux la grandeur de ſa maladie que je ne la connoiſſois. Car prenant la parole en m’interrompant, non non Orſane, me dit il, ne nous flattons pas : les Dieux ne font pas tous les jours des miracles : & nous nous en rendons ſi peu ſouvent dignes, que nous ne devons pas meſme murmurer lors qu’ils n’en font point. je ſens bien que les remedes me ſont inutiles, & que la fin de mes jours eſt proche : c’eſt pourquoy j’avois envoyé ſuplier ce ſage & charitable Sacrificateur, de vouloir bien eſtre depoſitaire d’un ſecret qu’il eſt important qui ne ſoit pas enſevely dans mon Tombeau. Mais puis que les Dieux vous ont amené ſi à propos icy, je veux le décharger d’une choſe qui ne luy importe pas de sçavoir, & vous la dire en peu de mots. Le Sacrificateur entendant parler Tiburte de cette ſorte, ſe retira afin de le laiſſer en liberté de me dire ce qu’il voudroit : Tiburte l’aſſurant auparavant, que s’il changeoit le deſſein de luy reveler ce qu’il avoit dans le cœur, ce n’eſtoit pas qu’il ne l’eſtimast autant qu’il pouvoit l’eſtimer : mais ſeulement parce qu’il s’agiſſoit d’une perſonne que je connoiſſois, & qu’il ne connoiſſoit point. Apres donc que ce Sacrificateur ſe fut retiré, je voulus commencer de me pleindre aveque luy la mort de noſtre Maiſtre : mais Tiburte m’arreſtant tout court, m’aprit tout ce que je viens de vous dire. Apres cela, pourſuivit il, vous devez bien connoiſtre que les Dieux en vous amenant au lieu où vous eſtes, ont eu deſſein que je vous apriſſe que le Prince Mazare n’eſt point mort : afin que faiſant ce que j’avois reſolu de faire, vous l’alliez chercher toute voſtre vie, juſques à ce que vous l’ayez trouvé. Voila Orſane quel eſtoit mon deſſein : & voila quel doit eſtre le voſtre, s’il eſt vray que vous ayez touſjours pour ce Prince l’affection que vous avez euë autrefois. Si vous ne fuſſiez pas arrivé, j’euſſe engagé par ſerment le Sacrificateur que j’avois envoyé querir, à me promettre de faire advertir le Roy des Saces que le Prince ſon Fils n’eſt pas mort : mais puis que vous eſtes icy, je ne juge pas à propos de faire sçavoir qu’il eſt vivant, à un Sujet du Roy des Medes. Car enfin en enlevant la Princeſſe Mandane, il s’eſt fait de ſi redoutables Ennemis en la perſonne de Ciaxare, du Roy d’Aſſirie, & de l’invincible Artamene, qu’il eſt bon preſentement que la choſe ne ſoit sçeuë que de vous. Tiburte ayant ceſſé de parler, & luy ayant promis ſi les Dieux diſposoient de luy, de chercher noſtre illuſtre Maiſtre par toute l’Aſie, il parut eſtre un peu mieux : de ſorte que nous fuſmes prés de deux heures à parler du Prince Mazare. Comme il avoit sçeu depuis qu’il eſtoit en ce lieu là ; que la Princeſſe Mandane n’eſtoit point morte ; & qu’elle eſtoit en la puiſſance du Roy de Pont, que l’on croyoit l’avoir menée en Armenie : il me conſeilla apres avoir encore erré quelque temps en Capadoce, de m’y en aller auſſi : eſtant à croire que ce Prince, où qu’il fuſt, entendroit parler d’une choſe qui eſtoit sçeuë de toute la Terre : & qu’il ſe reſoudroit peut-eſtre à prendre party, ou du moins à ſe raprocher de la Princeſſe qu’il aimoit. Mais Madame, pourquoy m’amuſer davantage à vous parler de Tiburte ; qui ſembla n’avoir languy ſi longtemps, que pour attendre que je l’euſſe veû ? car le jour ſuivant il luy empira conſiderablement, & il mourut le lendemain.

Je ſentis ſans doute cette perte avec beaucoup de deſplaisir : de ſorte que je ne jouïs pas avec tranquilité, de la joye que j’avois de sçavoir que le Prince mon Maiſtre n’eſtoit pas mort comme je l’avois creû. Cependant apres avoir rendu les derniers devoirs à Tiburte, & avoir remercié le mieux qu’il me fut poſſible celuy qui l’avoit aſſisté, ſans l’avoit pû obliger à accepter nulle marque de ma reconnoiſſance ; je partis pour m’en aller errant ſans sçavoir preciſément où j’allois. je creûs pourtant que le mieux que je pouvois faire, eſtoit de m’aprocher de Mandane : eſtant à croire qu’un Prince qui eſtoit eſperdûment amoureux d’elle, & qui l’avoit creuë morte, voudroit chercher les occaſions de la voir reſſuscitée. Enfin concluant que s’il n’avoit plus d’amour, il s’en retourneroit aupres du Roy ſon Pere, & que s’il en avoit encore il ſuivroit cette Princeſſe, je me reſolus à faire deux choſes : l’une d’envoyer un Eſclave qui me ſervoit, & qui eſtoit fidelle & plein d’eſprit, vers la Reine des Saces, afin de la tirer de l’inquietude où elle eſtoit ; luy mandant touteſfois que je penſois qu’il eſtoit à propos de ne publier pas que le Prince Mazare fuſt vivant, juſques à ce qu’on l’euſt retrouvé : & l’autre, apres avoir erré encore quelques jours à l’entour de Sinope, où je craignois qu’il ne fuſt demeuré malade, de m’en aller en Armenie, où l’on diſoit alors qu’eſtoit la Princeſſe Mandane. En effet, je fis ce que j’avois reſolu : j’envoyay l’Eſclave, & je cherchay avec un ſoin tres exact, à taſcher d’aprendre quelque choſe de Mazare, ſans en pouvoir rien sçavoit en Capadoce : apres quoy je fus à Artaxate, pendant que l’Armée de Ciaxare croyoit que Mandane eſtoit enfermée dans un Chaſteau au bord de l’Araxe. Et comme je le croyois auſſi bien que les autres, & que je m’imaginois que ſi le Prince Mazare vivoit, il eſtoit à Artaxate auſſi bien que moy, je paſſois les journées entieres à aller de Temple en Temple, & par toutes les Places publiques, pour voir ſi je ne le trouverois point. Apres, quand on faiſoit quelques reveuës de Troupes, j’allois encore regarder Soldat à Soldat, pour voir ſi je ne le trouverois point : car je croyois l’amour de ce Prince capable de luy faire toutes choſes. Il me vint en ſuitte dans la fantaiſie, voyant que je ne le rencontrois en nulle part, que peut-eſtre auroit il eſté aſſez adroit, pour trouver les voyes d’entrer dans ce Chaſteau où l’on croyoit qu’eſtoit la Princeſſe Mandane, & où eſtoit alors la Princeſſe de Pont devant qui je parle : de ſorte que je me reſolus d’attendre en ce lieu là, qu’el ſeroit l’evenement de cette guerre : n’y ayant pas aparence que je puſſe trouver ailleurs le Prince que je cherchois. En effet, Seigneur, (dit Orſane, adreſſant la parole à Cyrus) j’y fus juſques à ce que par voſtre incomparable valeur, vous euſtes pris ce Chaſteau avec fort peu de Troupes, à la veuë d’une des plus grandes Villes du monde, & d’une multitude innombrable de gens armez. De vous dire la douleur que j’eus, de sçavoir que la Princeſſe Mandane n’eſtoit point dans ce Chaſteau, il ne me ſeroit pas aiſé : eſtant certain que je penſe vous pouvoir aſſurer ſans menſonge, avec tout le reſpect que je vous dois, que vous ne fuſtes gueres plus affligé de n’avoir pas delivré la Princeſſe Mandane, que je le fus de n’avoir pas trouvé mon Maiſtre, & de ce que je ne pouvois plus où le chercher, ne sçachant pas en quel lieu eſtoit cette Princeſſe, que je cherchois ſeulement afin de trouver pluſtost le Prince Mazare. Cependant il falut prendre patience, & taſcher de ſe conſoler, d’avoir perdu tant de temps inutilement. Comme je n’ignorois pas que vous aportiez tous les foins imaginables à deſcouvrir ce qu’eſtoit devenuë la Princeſſe Mandane, je me reſolus de ſuivre touſjours la route que vous prendriez : mais comme je ne voulois pas eſtre connu de vous, encore que j’en euſſe eſté ſi favorablement traité à Sinope, parce que je ne voulois ny vous aprendre la veritable cauſe qui me retenoit en Armenie, ny auſſi vous la déguiſer ; j’eſvitay voſtre rencontre avec tant de foin, qu’en effet je ne fus point veû de vous. je demeuray donc caché à Artaxate, juſques à ce que sçachant que vous croiyez que la Princeſſe Mandane eſtoit à Suſe, & qu’elle devoit aller traverſer le Païs des Matenes, qui touche l’Armenie & la Cilicie, je pris le deſſein de prendre cette route là : & en effet ayant trouvé un Guide qui sçavoit admirablement les chemins, il me conduiſit par un ſi court que je joignis Abradate & le Roy de Pont qui conduiſoient cette Princeſſe, devant qu’ils ſe fuſſent ſeparez : & par conſequent devant que vous euſſiez combatu le Roy de la Suſiane. Il eſt vray que je ne jugeay pas à propos de me monſtrer à la Princeſſe Mandane : & je me contentay de regarder paſſer toutes les Troupes qui l’eſcortoient, & tout le train qui la ſuivoit. Mais n’y ayant pas trouvé ce que je cherchois, je penſay que peut-eſtre le Prince Mazare ſe contentoit il de tenir la meſme route, ſans la ſuivre de ſi prés : c’eſt pourquoy ayant sçeu que cette Princeſſe alloit s’embarquer à un Port de Cilicie qu’on me nomma, pour faire voile à Epheſe, je gagnay le devant, & fus en ce lieu là, m’informant à toutes les Maiſons où les Eſtrangers logeoient, ſi celuy que je cherchois n’y ſeroit point. Je fus auſſi à tous les Vaiſſeaux qui devoient bientoſt faire voile, afin de sçavoir s’il n’y avoit point quelques Paſſagers qui deuſſent s’embarquer : mais quoy que je puſſe faire, ny devant que la Princeſſe Mandane fuſt arrivée en ce lieu là, ny apres qu’elle y fut, ny depuis qu’elle en fut partie, je n’apris nulles nouvelles de ce que je cherchois : de ſorte que je demeuray ſur le Rivage, avec une douleur ſi grande, apres avoir veû embarquer la Princeſſe Mandane, que l’on peut dire que le Prince Mazare mourut encore une fois pour moy ce jour là. En effet, je ne doutay point du tout qu’il ne ſe fuſt porté à quelque extréme reſolution, ou que du moins il ne fuſt mort de melancolie, en quelque lieu où il ne ſe ſeroit pas meſme fait connoiſtre en mourant : car comme je sçavois par diverſes Perſonnes que j’avois veuës à l’Armée d’Armenie, que le Prince Mazare n’eſtoit point retourné aupres du Roy ſon Pere, & que je ne le trouvois point aupres de la Princeſſe qu’il adoroit, je ne pouvois m’imaginer autre choſe, ſinon qu’il eſtoit mort.

Eſtant donc dans un deſplaisir ſi grand, & ne pouvant plus conſerver nulle eſperance, je me reſolus de m’en retourner en mon Pais : car encore que j’euſſe promis à Triburte d’errer toute ma vie, juſques à ce que l’euſſe trouvé mon cher Maiſtre ; je ne creûs pas qu’il faluſt executer ſi ſcrupuleusement cette promeſſe : & je penſay que n’eſperant plus du tout de trouver le Prince Mazare, il y auroit de la folie à continuer de le chercher. Me voila donc reſolu de m’en retourner : & pour cét effet, je me fis enſeigner le chemin le plus ſeur & le plus aiſé à tenir. je sçeus donc que le plus court & le meilleur, eſtoit d’aller le long de la Riviere de Cydne : & de laiſſer cette grande Montagne de Cilicie, que l’on apelle le Mont Noir, à main gauche, peu de gens oſant ſe haſarder de la traverſer. Qu’en ſuitte il faloit aller paſſer en Armenie, & gagner le fleuve d’Araxe, où je n’aurois plus beſoin de Guide : sçachant fort bien le chemin, depuis là juſques en mon Pais. Mais comme les Dieux ſe plaiſent quelqueſfois à faire que la tempeſte pouſſe des Vaiſſeaux au Port au lieu de les briſer, ils firent que je m’eſgaray heureuſement : & qu’au lieu de prendre le chemin qui me pouvoit conduire à la Riviere de Cydne, l’en pris un autre qui m’engagea ſi avant dans les détours de cette grande & prodigieuſe Montagne dont je vous ay parlé, que je ne pus jamais trouver les moyens de m’en retirer. Neantmoins comme il faiſoit encore alors aſſez chaud : & que tout le reſte de la Cilicie eſt un Païs extrémement deſcouvert, je ne fus pas d’abord trop marry d’avoir pris un chemin où par l’exceſſive hauteur des pointes de Rochers qui s’ſlevent les unes ſur les autres, je pouvois marcher à l’ombre. Mais à la fin voyant que je ne rencontrois perſonne dans cette affreuſe ſolitude, & que je n’y voyois rien de vivant, qu’une quantité fort grande d’une eſpece de petites Beſtes ſauvages, que les habitans du Païs apellent Squilaques, & qui ſont ſi naturellement portées au farcin, qu’elles ſuivent tous ceux qui paſſent de nuit en ce lieu là, pour leur dérober quelque choſe ; j’advoüe que je me repentis de m’eſtre engagé ſi avant : principalement dans la crainte que j’avois de m’eſgarer de telle ſorte dans les divers détours de cette affreuſe Montagne, que je ne puſſe en ſortir devant que la nuit fuſt venuë. Si bien que jugeant plus aiſé de retourner ſur mes pas, & de repaſſer par des endroits que je creûs devoir bien reconnoiſtre, que de pourſuivre une route qui m’eſtoit inconnuë, & où aparemment je ne rencontrerois perſonne ; je rebrouſſay chemin, & je marchay en effet quelque temps par les meſmes endroits où j’avois paſſé. Mais eſtant armé en un lieu où il y a pluſieurs ſentiers peu battus, je me trompay : & pris point du tout celay par où j’eſtois venu. je marchay donc fort longtemps en tournoyant, croyant toujours que j’allois fort bien : il me ſembla pourtant quelqueſfois que je voyois des choſes que je n’avois pas veuës : & d’autreſſois auſſi je creûs que je reconnoiſſois l’endroit où j’eſtois. Ainſi croyant tantoſt que j’allois comme il faloit aller, & tantoſt craignant d’aller mal, j’avançois touſjours chemin : ayant beaucoup d’impatience d’eſtre hors d’encre ces Rochers. Car bien ſouvent j’avois une haute Montagne & ma droite, & un precipice effroyable à ma gauche : & le meilleur chemin que j’euſſe, eſtoit du moins fort inégal & fort raboteux. je vous demande pardon, Seigneur, ſi je m’arreſté ſi longtemps à vous deſcrire toutes ces choſes ; mais j’advoüe qu’elles firent une ſi forte impreſſion dans mon eſprit, que je ne puis m’empeſcher de les repreſenter telles que je les ay veuës. Apres avoir donc marché de cette ſorte, & avoir elle en deſcendant durant une demy-heure, ſans voir alors aucune trace de chemin, je fus contraint de m’arreſter : parce que la nuit venant tout d’un coup, je me fuſſe expoſé à tomber dans quelque precipice, ſi je me fuſſe obſtiné à marcher plus longtemps. je deſcendis donc de mon cheval : & apres en avoir paſſé la bride à mon bras (car je ne pouvois où l’attacher, n’y ayant point d’Arbre en cét endroit) je m’aſſis ſur une Roche : & m’apuyay contre une autre, me reſolvant à paſſer la nuit en cét eſtat, & à faire tout ce que je pourrois, pour m’empeſcher de dormir : de peur que mon cheval ne s’eſchapast, ou que quelque beſte ſauvage ne vinſt à moy. Et en effet, je la paſſay preſque tout entiere ſans pouvoir fermer les yeux, & ſans meſme en avoir envie : tant parce que l’obſcurité en un lieu deſert comme celuy là, porte avec elle je ne sçay quelle terreur, qui eſt incompatible avec le ſommeil ; que parce que l’entendis continuellement paſſer & repaſſer à l’entour de moy, une multitude eſtrange de ces Animaux larrons dont je vous ay dit que toute la Montagne eſt remplie. Mais à la fin m’eſtant accouſtumé au bruit qu’ils faiſoient, la laſſitude où j’eſtois d’avoir tant erré parmy ces Rochers ſans avoir mangé, fit qu’un peu devant le jour je m’aſſoupis malgré moy, & ne me reſveillay qu’au Soleil levant : encore crois-je que j’aurois dormy plus longtemps, ſi une de ces Beſtes malicieuſes, ſuivant ſon inclination naturelle, ne m’euſt reſveillé en ſur-ſaut, en me tirant de ma poche des Tablettes dans leſquelles j’avois eſcrit la route que je devois tenir : De ſorte qu’encore que l’on die que pour l’ordinaire ces Squilaques ſont auſſi adroits au larcin, que le le ſont les Lacedemoniens : celuy qui me prit mes Tablettes m’eſveilla. je n’eus pas pluſtost les yeux ouvers, que voyant cét Animal qui s’enfuyoit avec mes Tablettes à ſa gueule, je montay à cheval & courus apres, criant de toute ma force, afin qu’en l’eſpouventant, je l’obligeaſſe à les laiſſer tomber : & en effet, apres m’avoir fait longtemps courir par des lieux où de propos deliberé je n’aurois jamais oſé paſſer, il tourna tout court à droit, derriere une grande Roche qui me le fit perdre de veuë : ſi bien que doublant le pas je tournay comme luy, & vy qu’il avoit laiſſé tomber ce qu’il m’avoit dérobé, & qu’il s’enfuyoit de toute ſa force. Mais Seigneur, je fus eſtrangement ſurpris, apres avoir tourné à droit comme je l’ay dit, de voir que la fuitte de cét Animal, m’avoit conduit dans une petite Plaine qui a environ quinze ou vint ſtades de long, & dix ou douze de large : & de voir quelle eſtoit bornée par le plus agreable Bois qui ſoit en tout le reſte de l’Univers : le long duquel s’eſleve une grande & ſterile Montagne, qui ſemble toucher les nuës tant elle eſt haute : & qui eſtant eſcarpée depuis la cime juſques au pied, fait le plus affreux & le plus bel objet du monde tout enſemble : n’eſtant pas poſſible de concevoir, à moins que de l’avoir veû, combien la verdure de cét agreable Bois, oppoſée à la ſecheresse de cette Montagne, fait un effet admirable à la veuë de ceux qui ſe connoiſſent un peu aux beautez univerſelles, & qui ſont capables de s’en laiſſer toucher. D’abord que je vy ce que je viens de deſcrire, je m’arreſtay : ne sçachant ſi je devois aller m’enfoncer dans ce bois, dont je ne connoiſſois point les routés : neantmoins comme je ne sçavois pas plus ſeurement un autre chemin que celuy là, je creûs qu’il valoit encore mieux s’égarer ſous un ſi bel ombrage, que de faire la meſme choſe parmy des Rochers où l’on ne voyoit pas ſeulement pouſſer une herbe. je traverſay donc cette petite Plaine, par où il faloit aller dans ceBois : au milieu duquel je voyois une grande route en forme de Berçeau, que les rayons du Soleil ne pouvoient traverſer, tant il eſtoit eſpais & touffu : ce Bois a meſme cela de particulier, que la verdure y eſt eternelle : eſtant tout compoſé de Cedres, de Pins, de Mirthes, de Therebinthes, & d’autres Arbres ſemblables, qui paſſent les Hivers ſans perdre leurs feüilles, quoy que le Printemps leur en donne pourtant touſjours de nouvelles. Ce qu’il y a encore de merveilleux, eſt que tous ces Arbres y ſortent d’entre les Rochers : & que tous ces Rochers y ſont couverts d’une mouſſe ſi belle, & ſi differente en ſes couleurs, qu’il n’eſt point de Marbre ny de Jaſpe plus beau. Enfin ſoit par ſon ombrage ; par ſa fraiſcheur ; par la diverſité de ſes Arbres ; ou par ſa verdure eternelle, ce Bois eſt incomparable. je marchay donc dans cette grande & ſombre route, que mille oyſeaux faiſoient retentir agreablement de leurs chants : teſmoignant aſſez par le peu de frayeur qu’ils avoient de moy, que ce lieu là eſtoit peu frequenté. Apres avoir fait cinq ou ſix cens pas, je vis à ma droite une fort belle Fontaine : qui ſortant à gros boüillons d’entre des cailloux, couverts d’une petite mouſſe de couleur d’Eſmeraude, faiſoit un petit ruiſſeau, qui traverſant la route où j’eſtois, s’alloit perdre en ſerpentant dans le coſté du Bois oppoſé à celuy le long duquel s’eſlevoit cette eſpouventable Roche dont je vous ay parlé. Eſtant donc au bord de cette Fontaine, je pris garde qu’il y avoit un petit ſentier, qui partant de la grande route, alloit en montant entre l’eſpaisseur des Arbres : de ſorte que trouvant plus d’aparence de le ſuivre que l’autre, quoy qu’il ne fuſt guere plus battu ; apres m’eſtre un peu repoſé au bord de cette belle ſource, je le pris ſans heſiter : & marchant touſjours en montant, par ce petit chemin qui va tantoſt un peu à droit, & tantoſt un peu à gauche, à cauſe que la montée ſeroit trop droite & trop aſpre : je fus enfin juſques au milieu de la grande Roche, le Bois allant juſques là en cét endroit.

Mais Dieux, que devin-je, lors qu’eſtant arrivé en un lieu où les Arbres s’eſclaircissent, je deſcouvris l’ouverture d’une grande Grotte qui s’enfonce dans le Rocher, & que je vy devant cét Antre ſauvage, le Prince Mazare aſſis ſur une Pierre ! qui au bruit que j’avois fait, ayant tourné la teſte de mon coſté me reconnut, & me donna moyen de le reconnoiſtre. je fus ſi ſurpris & ſi eſpouventé de cette veuë que je fus un temps ſans deſcendre de cheval, tant je sçavois peu ce que je faiſois, & tant mes yeux & mon eſprit eſtoient occupez à s’eſclaircir ſi ce que je voyois eſtoit veritable : mais à la fin mon cher Maiſtre ayant fait un grand cry en ſe levant, & m’ayant nommé, je revins de mon eſtonnement de ſorte que deſcendant de mon cheval, & l’attachant diligemment au premier Arbre que je trouvay, je fus me jetter à ſes pieds. Mais il me releva à l’heure meſme : & m’embraſſant avec une tendreſſe extréme ; mon cher Orſane, me dit il, eſt il poſſible que je vous voye, & que vous me forciez malgré que j’en aye, à recevoir un moment de conſolation en toute ma vie ? Seigneur (luy dis-je les larmes aux yeux, de voir la melancolie qui paroiſſoit ſur ſon viſage, & d’imaginer comment il avoit veſcu triſtement depuis que je ne l’avois veû) je ne pretends pas ſeulement vous donner quelques inſtans de conſolation, mais encore vous conſoler pour touſjours. Voſtre veuë m’eſt ſans doute bien chere, reprit il, mais Orſane apres avoir cauſé la mort de la divine Mandane, ce que vous me dittes ne sçauroit eſtre. Mais Seigneur, repris-je avec precipitation, ſi je vous dis que cette Princeſſe eſt vivante, ne vous conſoleray-je point ? nullement Orſane, repliqua t’il, parce que je ne le croiray pas : & que je penſeray que vous ne me le dittes que pour taſcher de me retirer de la Solitude où je vy, & où je ſuis reſolu de mourir. Il eſt pourtant certain, repliquay-je, qu’il n’eſt pas plus vray que je parle, qu’il eſt veritable que la Princeſſe que vous croyez morte eſt vivante, & que je l’ay veuë de mes propres yeux. Ha Orſane, s’eſcria t’il, que ne vous puis je croire, & mourir un inſtant apres ! afin de n’eſtre pas deſabusé d’un ſi agreable menſonge : & d’eſtre delivré pour touſjours, de toutes les peines que je ſouffre. Mais Seigneur, repris-je, eſt il poſſible que ce Deſert ſoit ſi peu frequenté, & l’Antre que vous habitez ſi inconnu à tous les hommes, qu’il n’en ſoit pas ſeulement venu un icy, pour vous aprendre que toute l’Aſie eſt en armes pour la Princeſſe Mandane, que l’illuſtre Anamene n’eſt plus Artamene, & eſt maintenant reconnu pour eſtre Cyrus, fils de Cambiſe Roy de Perſe ; que Ciaxare apres l’avoir tenu en priſon l’a delivré, & l’a remis à la teſte de ſon Armée ; que le Roy de Pont apres avoir perdu ſes Royaumes, s’enfuyant dans un Vaiſſeau ſauva la vie à la Princeſſe Mandane, un inſtant apres que la fureur des vagues vous eut ſeparé d’elle ; que l’invincible Cyrus croyant que ce Prince l’avoit menée en Armenie, y a porté la guerre, & s’en eſt rendu Maiſtre, qu’au lieu de delivrer la Princeſſe Mandane, il n’a delivré que la Sœur de ſon Rival, c’eſt à dire la Princeſſe de Pont ; qu’en ſuitte ayant apris que le Roy ſon Frere eſtoit à Suſe, avec la Princeſſe Mandane, & qu’elle en devoit partir, pour venir s’embarquer en Cilicie, conduite par le Roy de la Suſiane, & par la Reine Panthée, juſques au bord d’une Riviere, Cyrus a ſuivy Abradate ; l’a deffait ; & pris la Reine ſa Femme, en penſant encore prendre Mandane ; & qu’enfin le Roy de Pont, ſuivant ſon deſſein, s’eſt embarqué avec la. Princeſſe des Modes, & a pris la route d’Epheſe ? Pendant que je parlois ainſi, le Prince Mazare m’eſcoutoit, avec une attention eſtrange : & par des regards vifs & perçants ſembloit chercher dans mes yeux à penetrer juſques au fonds de mon cœur, pour connoiſtre ſi je parlois ſincerement. De ſorte que voyant bien qu’il vouloit & n’oſoit me croire, Non non Seigneur, luy dis-je, ne me ſoubçonnez point de menſonge : eſtant certain que la verité que je vous dis, eſt ſi univerſellement sçeuë, qu’il n’y a pas meſme un Berger en toute l’Aſie, qui ignore que la Princeſſe Mandane eſt vivante, & qu’il y a deux cens mille hommes en armes pour la delivrer. Cette Princeſſe, adjouſtay-je, a meſme paſſé ſi prés de vous, qu’elle a ſans doute veû le haut des Cedres de voſtre Deſert : & en effet je ne m’entois pas : car je sçavois bien qu’elle ne pouvoit avoir paſſé pour s’aller embarquer, qu’elle n’euſt veû de loin la Montagne où il eſtoit. Quoy Orſane, s’eſcria t’il, je pourrois croire que Mandane ne ſeroit point morte ! & je pourrois penſer que vos yeux qui ſe rencontrent preſentement dans les miens, auroient veû ma chere Princeſſe, & que cette admirable Perſonne, auroit ſeulement regardé la cime de cette Montagne ! ha ſi cela eſt Orſane, je ne ſuis plus ſi malheureux que je le croyois eſtre.

Comme ce Prince alloit continuer de parler, je vy ſortir de cette Grotte un homme merveilleuſement bien fait, & d’une phiſionomie agreable, quoy qu’il paruſt fort melancolique : de ſorte qu’eſtant auſſi ſurpris de trouer le Prince Mazare en converſation aveque moy, que je le fus de voir que mon Maiſtre avoit compagnie dans ſa Solitude, nous nous regardaſmes avec un eſgal eſtonnement. Mais le Prince Mazare l’ayant apellé, venez Beleſis, luy dit il, venez m’aider à connoiſtre ſi Orſane dont je vous ay tant parlé, & que je contois entre les pertes que je croyois avoir faites, dit effectivement la verité. Alors celuy que mon Maiſtre avoit apellé Beleſis entendant mon nom s’avança : & me ſalüant avec une civilité qui me fit connoiſtre que tout ce que le Prince Mazare aimoit luy eſtoit cher, je luy rendis ſon falut avec beaucoup de reſpect : apres quoy mon Maiſtre me fit redire à Beleſis tout ce que je luy avois deſja dit : m’obligeant encore plus d’une fois, à luy aſſurer que je parlois avec ſincerité. En ſuitte m’ayant demandé comment j’eſtois eſchapé du naufrage ; comment j’eſtois venu en Cilicie ; comment j’avois pû trouver ſon Deſert ; & ſi je n’avois point sçeu ce qu’eſtoit devenu Tiburte ; je ſatisfis pleinement ſa curioſité : & luy apris meſme la mort de ce ſage Vieillard, jugeant qu’il la ſentiroit moins aigrement dans le meſme temps qu’il aprenoit que Mandane n’eſtoit point morte, que ſi je differois davantage à la luy dire. Il ne laiſſa pourtant pas d’en eſtre touché, & de le regretter extrémement : & comme Beleſis & luy n’avoient fait autre choſe depuis qu’ils eſtoient enſemble, que ſe raconter toute leur vie, & que parler continuellement de leurs malheurs, il pleignit auſſi le pauvre Tiburte, comme s’il l’euſt fort pratiqué, quoy qu’il ne le connuſt que ſur le raport du Prince Mazare. Cependant comme j’avois une curioſité extreme de sçavoir comment mon Maiſtre eſtoit venu en ce lieu là, & d’aprendre qui eſtoit cét Eſtranger, & quand ils s’eſtoient rencontrez, je pris la liberté de le luy demander ; le ſupliant de me pardonner ſi je la prenois, & le conjurant de croire, qu’elle n’eſtoit cauſée que par l’affection que j’avois pour luy. Il eſt juſte, me dit il, Orſane, qu’un Prince de qui vous avez tant eu de foin, & que vous avez cherché ſi longtemps, vous rende conte de ſa vie : mais pour le pouvoir faire plus commodément, ſuivez nous Beleſis & moy, me dit il, & venez voir le Palais que nous habitons. Helas Seigneur, luy dis-je en le ſuivant, je penſe que ce Palais eſt plus beau par dehors que par dedans : & qu’il y a une notable difference de voſtre Grotte au bois qui la borde. Vous en jugerez bientoſt, me reſpondit Beleſis ; & en effet eſtant entré apres eux, je fus eſtrangement eſpouventé de voir ce que je vis : car Seigneur, l’Art ny la Nature joints enſemble, n’ont jamais rien fait de ſi beau en nul lieu du monde, que ce que la Nature toute ſeule a fait en celuy là. je vy donc que cette Grotte eſtoit extrémement profonde ſans eſtre obſcure, parce que divers ſoupiraux qui percent la Montagne en biaiſant, l’eſclairent aſſez pour faire que l’on en puiſſe remarquer toutes les beautez, qui ne ſont pas ordinaires. Mille congelations admirables, ſont les ornemens de cette Grotte, où l’on voit des Colomnes ; des Pilaſtres ; des Feſtons ; des Feüillages ; des Arabeſques ; des Animaux ; des Urnes ; des Tombeaux, & mille autres belles choſes, toutes d’une matiere ſi tranſparente, que le Criſtal ne l’eſt pas davantage. Aux deux coſtez de cette merveilleuſe Grotte, je vy encore deux Fontaines, qui ſans ſe déborder & ſans tarir, demeurent touſjours en meſme eſtat : leurs eaux s’eſcoulant ſans doute imperceptiblement, par quelques fentes du Rocher, à meſure qu’elles en reçoivent par d’autres. Voyant donc une choſe ſi ſurprenante & ſi belle, je ne pûs m’empeſcher d’admirer la providence des Dieux, qui avoient du moins amené le Prince Mazare en un ſi aimable Deſert. Et bien Orſane (me dit Beleſis, voyant l’admiration où j’eſtois) trouvez vous que le Prince Mazare ait eu tort d’apeller cette Grotte un Palais ? Non Seigneur, luy dis-je, mais j’advouë que je ne conçois pas encore trop bien, dequoy vous y pouvez vivre. Vous le sçaurez bientoſt me dit il, & alors eſtant allé à l’entrée de la Grotte il apella un Eſclave qu’il avoit ; qui ſortit d’une autre plus petite & moins belle, qui touchoit celle là : & luy ordonna de me donner quelque choſe à manger, & de me faire voir le Jardin qui les nourriſſoit, & d’avoir ſoin de mon cheval, que l’on mit dans un petit Antre plus eſloigné, toute cette Montagne eſtant creuſe. En effet cét Eſclave de Beleſis, nommé Arcas, apres m’avoir fait manger, me fit voir à cinquante pas de là, au pied de la Roche, un petit Jardin ſi plein d’herbes, de racines, & de legumes, que je compris aiſément que des gens qui ne s’eſtoient ſeparez du monde que pour mourir pluſtost que les autres hommes, pouvoient trouver dequoy ſubsister en ce lieu là, principalement Arcas m’ayant dit qu’il alloit auſſi quelquefois à la Chaſſe. je sçeus par luy que ſon Maiſtre par divers chagrins qui l’avoient obligé à renoncer à la ſocieté civile, ayant deſcouvert autrefois cét admirable endroit du Mont Noir, avoit pris la reſolution de le venir habiter tout le reſte de ſa vie : de ſorte que dans ce commencement là, il l’avoit pourveu des choſes abſolument neceſſaires, malgré que ſon Maiſtre en euſt. En ſuitte il me conta que quelque temps apres qu’il y avoit eſté, le Prince Mazare eſtoit arrivé fortuitement en cette Solitude ; & que depuis cela, Beleſis & luy avoient lié une amitié ſi eſtroite, qu’ils s’eſtoient promis de ne ſe quitter jamais, & de mourir en ce Deſert. Mais, luy dis-je, à quoy employent ils tous les jours ? à ſe pleindre, & à ſe promener quelqueſfois ſeuls, & quelqueſfois enſemble, repliqua t’il ; ils ont auſſi quelques Livres : car je vous ay deſja dit qu’au commencement que mon Maiſtre choiſit cette Grotte pour ſa demeure, j’y aportay tout ce que je creus la luy pouvoir rendre la moins incommode ; & en effet ces deux illuſtres Solitaires ſont ſi bien accouſtumez à la vie qu’ils menent, que je croy qu’ils auront aſſez de difficulté à ſe reſoudre de la changer. Cependant il eſt certain que je ne penſe pas qu’ils y puiſſent vivre longtemps : & je m’eſtonne, adjouſta t’il, qu’ils ne ſont deſja morts, veû l’extréme melancolie qui les poſſede. Arcas ayant achevé de parler, & de me monſtrer tout ſon Jardinage, me laiſſa reprendre le chemin du lieu où l’avois laiſſé le Prince Mazare avec Beleſis : & s’en alla prendre ſoin de mon cheval, qu’il mit avec celuy que mon Maiſtre avoit amené à ce Deſert. l’eſtois encore un peu embarraſſé, à comprendre comment ils faiſoient quand il eſtoit nuit ; mais j’en fus bientoſt eſclaircy ; car je vy lors que le ſoir fut venu qu’en divers endroits à l’entour de la Grotte, il y avoit pluſieurs morceaux de cette Roche tranſparente, qui ſe jettant hors d’œuvre, eſtoient creuſez par dedans : & remplis d’une eſpece d’huile qu’Arcas tiroit des Therebinthes, dont il y avoit abondance dans ce Bois ; qui ayant auſſi quelques Cotonniers, faiſoit que ce fidelle Eſclave de Beleſis avoit tout ce qu’il faloit pour eſclairer cette admirable Grotte : qui me ſembla encore incomparablement plus belle, lors que ces Lampes ruſtiques furent allumées, qu’elle n’avoit fait au jour.

Les lias de ces deux malheureux exilez eſtoient meſmes aſſez propres & aſſez commodez, quoy qu’ils ne fuſſent faits que de Jones, de Mouſſe, & de Roſeaux : & quoy qu’ils ne ſe fuſſent guere ſouciez de chercher les choſes qui leur eſtoient agreables. Le Prince Mazare eſtoit meſme ſi accouſtumé à la melancolie, qu’il ne pouvoit preſques ſe reſjouïr : & Beleſis tout affligé qu’il eſtoit, prenoit plus de part à la ſatisfaction qu’il devoit avoir, d’aprendre que Mandane n’eſtoit pas morte, qu’il n’y en prenoit luy meſme : tant ſon ame avoit fait une forte habitude avec la douleur. En effet, trouvant encore quelque ſatisfaction à s’entretenir de choſes triſtes, il me raconta quels eſtoient ſes ſentimens, lors qu’il ſe déroba de Tiburte : il m’aprit qu’ayant fait deſſein d’aller chercher quelque lieu où il ne pûſt eſtre connû, il avoit pris la reſolution de s’aller embarquer en Cilicie, pour paſſer en l’Arrabie deſerte, & y finir ſes jours. Que neantmoins ayant conſulté un Oracle auparavant, le Dieu luy avoit reſpondu qu’il ne le fiſt pas : & qu’il allaſt habiter le Mont Noir en Cilicie, où il trouveroit de la conſolation. j’y vins donc, me dit il, & je creus d’abord que la conſolation que le Ciel m’avoit promiſe eſtoit la mort : car ayant paſſé un jour & demy dans ces montagnes ſans trouver perſonne, je ne doutay point du tout que je n’y deuſſe bientoſt mourir. Mais enfin les Dieux qui me guidoient, m’ayant fait venir icy, & rencontrer Beleſis, qui ſe promenoit dans la grande route du Bois, je luy parlay : & nous connuſmes ſi bien l’un & l’autre, dés que nous nous viſmes, que nous eſtions tous deux malheureux. que nous entraſmes en confidence dés le meſme jour : & liaſmes une amitié ſi forte, que nous nous promiſmes de ne nous ſe parer jamais. je ſuis pourtant preſt, interrompit Beleſis, de vous dégager de voſtre parole : n’eſtant pas juſte qu’aujourd’huy que la Princeſſe Mandane eſt vivante, vous demeuriez d’avantage attaché à la fortune d’un malheureux, qui ne peut jamais devenir meilleure qu’elle eſt. l’auray meſme cét advantage, pourſuivit il, que la fin de vos malheurs accourcira les miens : ne doutant point du tout que je ne meure bientoſt, dés que je ſeray privé de la douceur de voſtre entretien. Ha Beleſis, s’eſcria le Prince Mazare, vous ne connoiſſez pas encore toute la malignité de ma deſtinée, ſi vous croyez que je puiſſe eſtre heureux ? j’advoüe que ce m’eſt une conſolation extréme, de sçavoir que la Princeſſe Mandane n’eſt point morte, & qu’apres avoir eſté ſon Raviſſeur, je n’ay pas eſte ſon Bourreau : mais apres tout, ne pouvant ceſſer de l’aimer, & sçachant qu’il eſt abſolument impoſſible que je puiſſe jamais me retrouver ſeulement avec elle au point où je m’y ſuis veû, on peut dire que je n’ay fait que changer d’infortune. En effet, de quelque façon que je regarde la choſe, je me trouve touſjours le plus malheureux Prince du monde : car enfin comme c’eſt moy qui ſuis cauſe que cette Princeſſe eſt entre les mains du Roy de Pont ; qu’elle erre de Royaume en Royaume ; & que toute l’Aſie eſt en guerre ; je ſuis preſque aſſuré qu’il n’y a pas un moment au jour, où elle ne deteſte ma memoire : & où elle ne trouve du moins quelque conſolation, à penſer que les Dieux m’ont puny en me noyant. je dois meſme eſtre aſſuré, que ſi elle aprenoit que je ne ſuis point mort, elle en auroit autant de douleur, que j’ay de joye de sçavoir qu’elle eſt vivante : de plus, adjouſta t’il, j’ay encore le malheur, de n’avoir point de Rivaux, que je puiſſe raiſonnablement haïr, ny de qui je me doive pleindre. Le Roy d’Aſſirie a eſté cruellement trahy par moy, & je luy ay enlevé la ſeule Perſonne qu’il aimoit, & pour laquelle il venoit d’eſtre renverſé du Throſné, & de perdre le plus grand Royaume d’Aſie. Pour le Roy de Pont, pourſuivit il, que pourrois-je luy dire pour m’en pleindre ? je fais perir Mandane, il la fauve : l’accuſerois-je apres cela, ſans m’accuſer moy meſme ? & pourrois-je avoir l’injuſtice d’attaquer un Prince qui ſeul a empeſché Mandane d’entrer au Tombeau, que je luy avois ouvert ! Que dirois-je encore à l’illuſtre Cyrus ? reprenoit il, & de quel crime l’accuſerois-je ; ou pour mieux dire dequoy ne m’accuſeroit il pas ? l’employay le nom d’Artamene qu’il portoit alors, pour tromper l’adorable Mandane ; ce fut par cét illuſtre Nom que je la ſeduisis, & que je me mis en eſtat de perdre ſon eſtime & ſon amitié, que je poſſedois ſi abſolument. Vous ſouvient il Orſane, me dit il, du temps que cette illuſtre Princeſſe eſtoit à Babilone ; qu’elle m’apelloit ſon Protecteur ; & que je l’eſtois en effet ? helas que je ſuis loin de ce glorieux eſtat : j’ay meſme lieu de croire, que de tous ceux qui l’ont perſecutée par leur paſſion, je ſuis celuy qu’elle hait le plus : le Roy d’Aſſirie, tout violent qu’il eſt, ne l’a pas tant outragée que moy : le Roy de Pont non plus, n’ayant fait que garder ce que la Fortune luy a donné, n’eſt pas encore ſi criminel ; mais pour moy, je ne ſuis pas ſeulement un Amant injuſte, temeraire, & inſolent ; je ſuis encore pour cette Princeſſe, un Amy infidelle ; je ſuis un fourbe & un meſchant, qui ne dois plus ſonger ſeulement à luy faire sçavoir que je vy, de peur de reſveiller dans ſon cœur, une haine qui ne s’attache preſentement qu’à ma memoire, & qui s’attacheroit à ma Perſonne. Ne ſoyons pas meſme en peine de ſa liberté, diſoit il, car ſi l’illuſtre Cyrus ne la luy fait recouvrer, perſonne ne le fera jamais. Le Prince Mazare adjouſta encore beaucoup de choſes de meſme force que celles là, où je ne creus pas qu’il faluſt reſpondre en s’y oppoſant directement : de peur de le confirmer dans les ſentimés où il eſtoit, en y reſistant trop. Si bi ? que luy conce dant une partie de ce qu’il diſoit, & luy diſputant l’autre, la converſation ſe paſſa de cette ſorte : juſques à ce que le fidelle Arcas vint ſervir le ſouper, qui fut plus propre que magnifique comme vous pouvez vous l’imaginer. Apres cela, mon cher Maiſtre paſſa le reſte du ſoir à me demander encore comment j’avois veû Mandane, ſi Marteſie & Arianite eſtoient avec elle ? (car je luy avois raconté qu’elles n’avoient pas pery non plus que la Princeſſe) & comme en luy rediſant toutes ces choſes, je vins à reparler d’Abradate comme eſtant aujourd’huy Roy de la Suſiane, Beleſis m’arreſta, & me demanda comment il eſtoit poſſible qu’Abradate fuſt Roy, veû que quand il eſtoit entré dans ſa Solitude, le Roy ſon Pere & le Prince ſon Frere aiſné vivoient, & que luy eſtoit exilé à Sardis ? C’eſt, luy repliquay-je, que ces deux Princes ſont morts : & que par conſequent Abradate eſt Roy. Les Dieux en ſoient loüez, reprit Beleſis, car il eſt plus digne de porter la Couronne que ne l’eſtoit le Prince ſon Frere, qui m’a tant perſecuté, Quoy Orſane, interrompit Panthée, ce Beleſis dont vous parlez, ſeroit le meſme dont j’entendis tant parler à Suſe lors que j’y arrivay, & qui eſt un des hommes de toute la Terre le plus accomply, & à qui l’amour a fait ſouffrir le plus de ſuplices ! je ne sçay pas ſi c’eſt celuy dont vous voulez parler, reprit Orſane, mais je sçay ſeulement que Beleſis eſt de la Mantiane ; qu’il a long temps demeuré à Suſe ; que l’amour a fait toute l’infortune de ſa vie ; & que le Prince de Suſe, Frere aiſné de l’illuſtre Abradate, luy beaucoup de ſujets de ſe pleindre de ſa violence. Il n’en faut pas douter, dit Panthée, c’eſt le meſme dont j’entens parler : de ſorte que je puis vous aſſurer, que le Prince Mazare eſtoit en la compagnie d’un des hommes de toute l’Aſie le plus aimable, à ce que m’ont dit tous ceux qui l’ont connu : & meſme les perſonnes du monde qu’il a le plus aimées, & qui l’ont depuis le plus haï. Mais Seigneur, dit elle à Cyrus, je vous demande pardon d’avoir interrompu le recit d’Orſane, qui le continuera s’il luy plaiſt. Cyrus ayant fait un compliment à Panthée, ſur ce qu’elle venoit de luy dire, & fait ſigne à Orſane qu’il repriſt ſon diſcours, il le fit de cette ſorte.

Voila donc, Seigneur, comment ſe paſſa le premier ſoir que je fus à ce Deſert : le fidelle Arcas me donnant ſon lict pour me repoſer, & s’en faiſant un autre le mieux qu’il pût. Il eſt vray que je me couchay ſi tard, que les oyſeaux à l’aproche du jour, m’eſveillerent trois heures apres que je fus retiré. je ne fus pourtant pas encore ſi toſt reſveillé que mon Maiſtre : car bien qu’il euſt une joye inconcevable d’aprendre que la Princeſſe Mandane eſtoit vivante, c’eſtoit pourtant une joye inquiette : & qui eſtoit meſlée de tant de fâcheuſes penſées, qu’il ne pût dormir cette nuit la Auſſi le trouvay-je deſja hors de la Grotte quand je ſortis de celle où j’avois couché : ſi bien qu’ayant trouvé Beleſis ſeul, je le ſupliay de vouloir m’aider à perſuader au Prince Mazare de quitter la vie qu’il menoit. Mais Seigneur, luy dis-je, pour le pouvoir mieux faire, il faudroit la quitter vous meſme : & le perſuader pluſtost par voſtre exemple que par vos raiſons. Ha Orſane, s’eſcria Beleſis, le deſtin du Prince Mazare & le mien, ſont aujourd’huy bien differents, & ce qui eſt bon pour luy ne l’eſt pas pour moy ! Seigneur, repliquay-je, comme je ne sçay pas vos infortunes, & que je n’ay pas meſme la hardieſſe de vous demander de quelle nature elles ſont, je ne puis pas vous convaincre ſi fortement que je ferois peut-eſtre, ſi je les sçavois : mais ce qu’il a de vray, eſt qu’à parler en general, il n’eſt point de malheurs dont un homme de voſtre eſprit ne ſe doive conſoler. Non pas de ceux que la Fortune cauſe, reprit il ; mais pour ceux dont l’amour nous accable, il faut ne s’en conſoler jamais : principalement quand ils ſont auſſi particuliers que les miens. Cependant je vous promets de faire tout ce qui ſera en mon pouvoir, pour obliger le Prince Mazare à partir d’icy dés demain : je dirois dés auojurd’huy, reprit il en ſoupirant, ſi l’amitié que j’ay pour luy, ne meritoit pas en quelque ſorte, que vous m’accordiez cette journée, à me preparer à une ſi dure ſeparation. Pendant que je parlois à Beleſis, le Prince Mazare erroit dans le Bois, pluſtost qu’il ne s’y promenoit : le deſordre de ſon eſprit eſtant ſi grand, qu’il ſa communiquoit à ſes pas : & faiſoit qu’au lieu de s’aller promener loin de la Grotte, il y revenoit ſans en avoir le deſſein. Il nous trouva donc Beleſis & moy, comme nous en ſortions pour l’aller chercher ; nous ne l’euſmes pas pluſtost joint, que Beleſis pour me tenir ſa parole, commença de luy dire qu’il le ſuplioit de vouloir encore luy donner le reſte du jour : voulant preſuposer qu’il ne mettoit point en doute qu’il n’euſt deſſein de le quitter. Mais à peine eut il dit cela, que mon Maiſtre le regardant ; non non Beleſis, luy dit il, le changement qui eſt arrivé en ma fortune, n’en doit guere aporter à ma forme de vivre : & c’eſt bien un aſſez grand malheur pour moy, de ne pouvoir ſeulement jamais rien pretendre à l’eſtime de la Princeſſe Mandane, ſans qu’il ſoit beſoin qu’elle ſoit morte, pour m’obliger à renoncer à la ſocieté des hommes. Il eſt pourtant vray, dit Beleſis, que le deſespoir de ſa mort, fut ce qui vous porta à prendre la reſolution de vous eſloigner de la veuë du monde : il eſt certain, repliqua Mazare ; mais pourquoy voulez vous aujourd’huy que je n’ay plus que quelques pas à faire pour mourir, & que je me ſuis accouſtumé en quelque ſorte avec la douleur, que j’aille commencer une autre vie, où j’en trouveray une plus aigre ? Songez bien Beleſis à ce que vous me conſeillez : & dittes moy preciſément ce que vous jugez que je doive faire. Seigneur, reprit il, je penſe qu’un homme ſans amour, vous conſeilleroit de taſcher d’oublier la Princeſſe Mandane, & de vous en retourner, pour donner la joye au Roy voſtre Pere & à la Reyne voſtre Mere de vous revoir : mais comme je ne ſuis pas ignorant de la puiſſance de la paſſion qui vous poſſede, je vous dis ingenûment, qu’encore que je trouve que vous deviez quitter mon Deſert, je ne voy pas ce que je voudrois que vous fiſſiez : c’eſt pourquoy c’eſt à vous à vous conſeiller vous meſme, & à ſuivre voſtre inclination. j’ay paſſé toute la nuit, repliqua le Prince mon Maiſtre, à reſver ſur ma fortune preſente, ſans pouvoir imaginer ce que je veux faire, ny ſeulement ce que je dois faire. j’advoüe touteſfois que je ſens dans mon cœur, malgré que j’en aye, un ſi violent deſir de voir la Princeſſe Mandane, que je ne sçay ſi l’y pourray reſister ; mais je ſens en meſme temps, une ſi grande confuſion de mon crime, que je ne penſe pas que je puiſſe me reſoudre à en eſtre veû : ſi bien que craignant en un meſme moment, la meſme choſe que je deſire avec ardeur, je ne sçay quelle reſolution prendre. De plus, quand je me ſeray determiné à la voir, comment feray-je pour en venir à bout ? ſi je vay en Lydie où elle eſt allée, & que je me preſente à Creſus. qui eſt Chef de la Ligue qu’Orſane dit que l’on fait contre Cyrus, il ſe trouvera que je combatray pour le Roy de Pont, & contre un Prince qui veut delivrer la Princeſſe. Si je vay à l’Armée de Cyrus afin d’avoir la gloire de combatre pour Mandane, il faudra au lieu de cela, combatre peut-eſtre, & Cyrus, & le Roy d’Aſſirie, & mourir ſans avoir reparé mon crime, par quelque ſervice conſiderable. Que feray-je donc ? diſoit il, je ne puis me reſoudre à combatre ny pour le Roy de Pont ; ny pour le Roy d’Aſſirie ; ny pour Cyrus : cependant je ne puis prendre de party dans cette guerre, ſans ſervir quelqu’un de mes Rivaux, tant mon deſtin eſt bizarre : & il eſt abſolument impoſſible, que j’imagine rien qui me puiſſe jamais eſtre avantageux. Au reſte, adjouſta t’il, puis que la Princeſſe Mandane aimoit Cyrus, quand il n’eſtoit qu’Artamene, & que pour luy eſtre fidelle elle meſprisoit le plus Grand Roy de toute l’Aſie, qu’elle aparence y a t’il, qu’aujourd’huy que cét Artamene eſt devenu Cyrus, c’eſt à dire fils du Roy de Perſe, & que depuis cela il a conquis pluſieurs Royaumes, elle change de ſentimens pour luy ? Non, non adjouſta t’il, elle n’en changera jamais : & je ſuis meſme contraint d’avoüer, qu’elle a raiſon de n’en changer point. Auſſi ne ſongez-je plus à pretendre rien à la poſſession de cette Princeſſe : & je borne toute mon ambition, à n’en eſtre plus haï. Ouy Mandane, pourſuivit il, je pouvois vous faire voir mon veritable repentir, & vous rendre quelque ſervice ſi conſiderable que vous fuſſiez forcée par voſtre generoſité de me pardonner, & de me redonner voſtre amitié, je ſerois ce me ſemble aſſez ſatisfait dans mon malheur. Du moins ſuis-je perſuadé, que ſi je n’eſtois pas content, je ſerois touſjours en eſtat de ſouffrir patiemment, & ſans m’en pleindre jamais, tous les maux que l’amour me feroit endurer : mais le moyen, diſoit il, de parvenir à ce que je veux ? Seigneur (luy dis-je, afin de le faire reſoudre à quitter fou Deſert) vous pourriez ce que vous dittes, ſi vous imaginiez les voyes de delivrer la Princeſſe des Medes, & de la remettre entre les mains du Roy ſon Pere : mais pour cela, il faut renoncer à la Solitude ; il faut aller où eſt Mandane ; & chercher les moyens de faire ce que je dis. Ha Orſane, s’eſcria t’il, vous ne parlez comme vous faites, que pour me faire abandonner cette Grotte : car enfin vous jugez bien que ce que vous dittes n’eſt pas aiſé à faire. Si nous eſtions ſur les lieux, repris-je, j’en parlerois plus affirmativement : mais ce qu’il y a de vray eſt que tant que vous ſerez dans ces Bois, vous ne rendrez jamais aucun ſervice à la Princeſſe que vous aimez ? qui haïra touſjours voſtre memoire, & qui ne sçaura jamais que vous vous eſtes repenty de l’avoir enlevée : c’eſt pourquoy je ne voy pas ce qui vous y peut retenir. Au reſte, ſi vous ne pouvez faire ce que je dis, adjouſtay-je, & que vous ſoyez abſolument reſolu de renoncer au monde, & d’entrer au Tombeau tout vivant, vous trouverez touſjours voſtre Grotte preſte à vous recevoir : & il y trouvera meſme touſjours Beleſis (reprit cét illuſtre Solitaire qui nous eſcoutoit) ſi ce n’eſt que la mort ait finy ſes peines, auparavant qu’il y revienne. Non non Beleſis, repliqua le Prince Mazare, nous ne nous ſeparerons jamais : & ſi Orſane me perſuade de quitter noſtre Deſert, vous le quitterez auſſi, ou je ne le quitteray pas. Beleſis entendant parler mon Maiſtre de cette ſorte, luy reſpondit comme un homme qui auroit une peine eſtrange à le voir partir, & qui en auroit auſſi beaucoup à abandonner ſes Rochers : il ſe fit donc alors entre eux, une conteſtation la, plus genereuſe du monde de part & d’autre : Beleſis voulant que le prince Mazare partiſt, & le laiſſast dans ſa Solitude : & le Prince mon Maiſtre ne l’y voulant point laiſſer, en cas qu’il ſe reſolust à en partir. Enfin la choſe alla de telle ſorte, que tout ce jour là ſe paſſa ſans pouvoir rien reſoudre : le lendemain mon Maiſtre ſe determina à abandonner cette ſauvage demeure, pourveu que Beleſis le vouluſt ſuivre : etle jour d’apres, mes prieres & mes larmes gagnerent Beleſis, & l’obligerent à ſe reſoudre d’accompagner mon Maiſtre, juſques à ce qu’il fuſt en un eſtat plus heureux.

Les voyant donc à la fin tous deux reſolus, je les preſſay de partir, de peur qu’ils ne changeaſſent de deſſein : il falut pourtant quelque temps pour cela, ne voulant ny l’un ny l’autre paroiſtre avec les habillemens qu’ils avoient. Comme j’avois aſſez de ce que vous m’aviez donné pour nous mettre en equipage ; & que de plus Beleſis avoit quantité de Pierreries que ſon Eſclaveavoit conſervées ſoigneusement, nous l’envoyaſmes avec mon cheval ; à la Ville la plus proche, en acheter encore un : & faire faire des habillemens pour mon Maiſtre & pour Beleſis. De ſorte que trois jours apres qu’il fut party, il revint avec une partie de tout ce qui eſtoit neceſſaire pour nôtre voyage, que nous commençaſmes d’une eſtrange ſorte. Car je remarquay que le Prince Mazare & Beleſis, ne quitterent leur Deſert, que comme des gens qui avoient deſſein d’y revenir : je ne fis pourtant pas ſemblant de m’en apercevoir : eſperant que le temps & le monde leur feroient changer d’avis. Cependant il falut qu’Arcas fuſt noſtre Guide, pour ſortir de la Montagne, dont il avoit fort bien retenu les détours : & en effet il nous en fit ſortir heureuſement. Pour moy, quoy que ce lieu là ſoit le plus beau du monde, j’eus bien de la joye de le quitter : & je ne tournay pas tant de fois la teſte pour le regarder comme fit Beleſis, qui tant qu’il pût voir cette Montagne, la regarda touſjours en ſouspirant. Mais comme il nous manquoit encore pluſieurs choſes pour nôtre voyage, nous fuſmes à la premiere Ville que nous rencontraſmes, où mon Maiſtre fit faire l’Eſcu qu’il a touſjours porté depuis : & qui vous à pû faire voir Seigneur (fi vous l’avez remarque) combien il ſe juge rigoureuſement luy meſme : puis qu’il ſe juge digne de mort pour avoir enlevé Mandane. Beleſis fit auſſi faire des Armes telles qu’il les vouloit : & durant que l’on travailloit pour cela, je fis ce que je pûs pour perſuader au Prince Mazare d’aller pluſtost vers le Roy ſon Pere que vers Mandane, à laquelle il advoüoit luy meſme ne pretendre plus rien. Mais il me dit qu’il ne quittoit ſon Deſert que pour la delivrer s’il pouvoit : & qu’avec intention d’y rentrer, S’il ne pouvoit executer ſon deſſein. Voyant alors avec quelle fermeté il me diſoit cela, je creûs qu’il valoir mieux ceder que de luy reſister davantage ; de ſorte que je conſentis à ce qu’il voulut. Nous nous informaſmes donc en quel eſtat eſtoient les choſes : & nous sçeuſmes que voſtre Armée avoit quitté l’Armenie, & avoit tourné teſte vers la Capadoce : pour aller de là ſur les frontieres de Phrigie, qui touchent la Lydie ; & que l’on diſoit qu’Abradate partiroit bientoſt de Suſe, pour s’aller jetter dans le Party de Creſus. Nous ſongeasmes alors ſi nous irions à Epheſe, ou par mer, ou par terre : mais le Prince Mazare ne voulut point ſe mettre au hazard de n’arriver pas où il vouloit aller, en ſe confiant à l’inconſtance des vents : joint que venant à ſonger qu’il y avoit plus loin par eau qu’autrement, & que le Roy de Pont n’avoit mené Mandane par cette voye, que parce qu’il aprehendoit d’eſtre ſuivy par l’illuſtre Cyrus, il fut reſolu que nous n’irioins point par mer : adjouſtant encore à toutes ces raiſons, que dans un Vaiſſeau nous ne sçaurions point de nouvelles de la Princeſſe Mandane, que nous ne fuſſions arrivez à Epheſe : où au contraire par terre nous en entendrions parler par tout : n’y ayant point de lieu en toute l’Aſie, où l’on n’en parlaſt alors. je ne vous diray point, Seigneur, quelle fut noſtre route, car ce ſeroit perdre le temps inutilement : mais je vous diray que nous fuſmes contraints pour marcher ſeurement, de prendre un aſſez long détour, & de nous arreſter à un endroit de Paphlagonie, qui touche la Capadoce. Car ſoit par le changement d’air, ou par le changement de nourriture, Beleſis tomba malade : & ſi malade, que le Prince Mazare creût qu’il mourroit, & en eut une affliction la plus grande du monde. Beleſis le pria cent & cent fois, de le laiſſer mourir en ce lieu là, & de pourſuivre ſon voyage, mais il ne le voulut pas : au contraire, il luy proteſta, qu’il ne l’abandonneroit jamais. Cependant il ſe trouva que la maladie de Beleſis ne fut pas ſeulement dangereuſe, mais qu’elle fut encore tres longue : ce qui conſola pourtant un peu le Prince Mazare, fut qu’il apprit que la Princeſſe Mandane eſtoit dans le Temple de Diane à Epheſe ; qu’en la ſaison où l’on eſtoit, vous ne pouviez faire la guerre : & que quand il euſt eſté à Epheſe, il n’euſt pû ny voir Mandane, ny ſonger à l’oſter d’un lieu ſi ſacré que celuy là. Il ne laiſſoit pourtant pas de ſouffrir avec beaucoup d’impatience, la longueur du mal de Beleſis : qui enfin commença de ſe mieux porter, & de faire croire qu’il eſchaperoit : & en effet il eſchapa. Comme il fut donc abſolument hors de danger, & qu’il commença de quitter le lict, ſon Medecin luy dit que pour recouvrer plus promptement ſes forces, il faloit qu’il allaſt prendre l’air peu à peu, & qu’il ſe promenaſt : Beleſis qui mouroit d’envie d’eſtre bientoſt en eſtat de n’arreſter plus le Prince Mazare, creût le conſeil qu’on luy donnoit : de ſorte qu’apres s’eſtre promené quelques jours à pied, il ſe trouva avoir aſſez de force pour monter à cheval : ſi bien que pour eſſayer s’il en pourroit avoir aſſez pour ſe mettre en chemin, mon Maiſtre & luy firent deſſein de s’aller promener juſques à quarante ou cinquante ſtades de là, où il y avoit un Bois extrémement grand, & effectivement ils y furent, & je les y ſuivis. Mais Seigneur, à peine euſmes nous fait cent pas dans ce Bois, que mon Maiſtre qui marchoit ſeul, vingt pas devant Beleſis & moy qui parlions enſemble, vint à nous avec beaucoup d’eſmotion ſur le viſage : & m’adreſſant la parole ; venez Orſane, me dit il, venez me dire ſi mes yeux m’abuſent : car comme je n’ay jamais veû Cyrus qu’une ſeule fois, & que je n’eſtois pas trop en eſtat de remarquer ſon viſage, je n’oſe aſſurer que ce ſoit luy qui vient de me ſalüer, & de me demander ſi je n’avois point rencontré un homme qu’il m’a dépeint. Il eſt pourtant vray, que ſi mon imagination a bien conſervé l’idée de ce Prince, celuy que je viens de voir eſt Cyrus : mais Seigneur, luy dis-je, n’aprenons nous pas par tous les lieux où nous paſſons, que Cyrus eſt à la teſte de ſon Armée ? je ſuis pourtant le plus trompé de tous les hommes, reprit il, ſi je ne le voy encore au pied d’un Arbre : en diſant cela, il me monſtra en effet l’Arbre contre lequel Vous eſtiez apuyé. Ha Orſane, reprit Cyrus, il faut que j’interrompe rompe voſtre recit, afin de vous deſabuser ! & que je vous aſſure que je n’eſtois point en Paphlagonie, lors que vous y avez paſſé. je vous reſpecte de telle ſorte, reſpondit Orſane, que j’aime mieux croire à vos paroles qu’à mes propres yeux : vos yeux, repliqua la Princeſſe Araminte en rougiſſant, ne ſont pas ſi mauvais que vous penſez : puis que ſelon les apparences, c’eſt le Prince Spitridate que vous avez rencontré : qui reſſemble ſi fort à l’illuſtre Cyrus, qu’il ne faut pas trouver eſtrange que vous vous y ſoyez trompé. Mais de grace, j’adjouſta telle, dittes moy preciſément le temps où vous viſtes celuy dont je parle. Orſane obeïſſant à la Princeſſe Araminte, luy apprit ce qu’elle vouloit sçavoir : de ſorte que par la ſupputation que Cyrus & elle en firent, ils trouverent qu’Orſane avoit rencontré Spitridate, trois ſemaines depuis que l’inconnu Anaxaris l’avoit laiſſé bleſſé en Paphlagonie : & aſſez près d’un bois, tel que le repreſentoit Orſane. Si bien que par là cette Princeſſe eut la conſolation de sçavoir avec certitude, que Spitridate n’eſtoit pas mort des bleſſures qu’il avoit reçeuës : mais en eſchange elle eutla douleur de ne pouvoir comprendre, pourquoy ce Prince ne luy donnoit point de ſes nouvelles. Apres avoir donc eu tout l’eſclaircissement qu’elle pouvoit tirer d’Orſane, il continua ſon diſcours en ces termes. Le Prince Mazare ne m’eut pas plus toſt monſtré celuy que je creûs eſtre l’illuſtre Cyrus, que voyant qu’il n’oſoit tout à fait ſe fier à ce qu’il en penſoit, & qu’il s’en raportoit à moy ; je luy dis par prudence, de peur de quelque faſcheux accident, que celuy qu’il venoit devoir, n’eſtoit aſſurément point celuy qu’il croyoit, quoy qu’il luy reſſemblast aſſez. Mazare eut pourtant beaucoup de peine à me croire : & je penſe qu’il auroit eſté luy meſme s’en eſclaircir, & demander à ce pretendu Cyrus s’il eſtoit effectivement, ou s’il ne l’eſtoit pas, n’euſt eſté que pendant que nous conteſtions, & que Beleſis diſoit au Prince Mazare que je devois vous mieux connoiſtre que luy, & qu’il devoit par conſequent s’en fier à moy : celuy qui eſtoit le ſujet de la conteſtation s’enfonça dans le Bois, & le déroba à nos yeux. Beleſis dit meſme qu’il avoit veû un Eſcuyer qui l’eſtoit venu joindre : ainſi le Prince Mazare fut contraint de continuer ſa promenade. je ne vous dis point. Seigneur, quels furent les ſentimens qu’il eut en cette occaſion : car il n’a jamais pû nous les dire luy meſme, tant ils furent tumultueux, & meſme peu diſtincts dans ſon eſprit. Tantoſt il eſtoit bien aiſe que ce n’euſt pas eſté vous qu’il euſt trouvé : & tantoſt il en eſtoit bien faſché, ſans sçavoir pourtant ny pourquoy il avoit de la joye, ny pourquoy il avoit de la douleur. Mais comme il sçavoit touſjours bien qu’il ne pretendoit plus rien ſinon que de delivrer Mandane, & d’obtenir ſon pardon ; nous ne rencontrions perſonne, à qui il ne s’informaſt d’elle & de vous auſſi. Ce qui m’eſpouventoit, dans la croyance où j’eſtois de vous avoir veû, eſtoit que toux ceux à qui nous parlions, nous parloient touſjours de vous comme eſtant vers les Frontieres de Lydie : & cette penſée m’occupa d’une telle ſorte, que ne pouvant la cacher, deux jours apres que nous euſmes rencontré celuy qui vous reſſemble ſi fort, & que nous nous fuſmes remis en chemin, je ne pûs m’empeſcher de dire à mon Maiſtre, que je luy avois déguiſé la verité : & que je croyois effectivement vous avoir veû dans le bois où nous avions paſſé. Si bien que nous mettant à chercher le ſujet pourquoy vous y eſtiez, nous fuſmes un jour tout entier à raiſonner inutilement ſur cela : & à ne pouvoir concilier deux choſes ſi oppoſées, comme eſtoit celle d’entendre dire que vous eſtiez à l’Armée, & celle de croire vous avoir veû en Paphlagonie. Neantmoins ne pouvant démentir mes propres yeux, je ceûs que vous aviez fait quelque voyage ſecret, pour faire ligue avec quelque Prince voiſin : & qu’encore que le bruit fuſt eſpandu par tout que vous eſtiez à voſtre Armée, il n’eſtoit pas impoſſible que vous en euſſiez eſté quelques jours abſent.

Ainſi croyant touſjours vous avoir veû, & que vous n’aviez pas connu mon Maiſtre, nous arrivaſmes enfin à Epheſe : le Prince Mazare changeant alors ſon nom, en celuy de Telephane : Beleſis ne ſe ſouciant pas de déguiſer le lien, qu’il sçavoit bien n’eſtre pas connu en Lydie. je ne vous diray point, Seigneur, quelle eſmotion fut celle du Prince Mazare (que j’apelleray Telephane juſques à ce que je ſois arrivé à l’endroit où vous le rencontraſtes) en voyant le Temple où eſtoit la Princeſſe Mandane : car je voudrois bien s’il eſtoit poſſible, vous cacher ſa paſſion, de peur qu’elle ne vous aigriſſe l’eſprit contre luy. Neantmoins comme la grandeur de ſon amour, eſt ce qui fait voir la grandeur de ſa vertu : il faut que j’aye aſſez bonne opinion de la voſtre, pour croire qu’à la fin de mon recit, vous vous trouverez capable d’avoir quelque admiration, & peut-eſtre quelque amitié pour un Rival tel que luy, quoy que je vous repreſente ſa paſſion extrémement forte pour Mandane. En effet, on ne peut pas en avoir une plus violente : mais ce qu’il y a eu d’admirable, eſt que depuis qu’il a eſté ſorty de ſon Deſert, il n’a jamais eu d’autre penſée, que celle de reparer ſa faute, & d’en obtenir le pardon. Et certes je penſe pouvoir dire, que jamais criminel ne s’eſt repenty comme luy, & n’a eu de ſi cruels remors. Toutes les fois qu’il penſoit que c’eſtoit par la tromperie qu’il avoit faite à Mandane, qu’elle eſtoit enfermée dans le Temple où elle eſtoit, il en avoit une douleur ſi ſensible, que je ſuis eſtonné qu’il n’en eſt mort : & je penſe que ſi ce n’euſt eſté que lors que nous arrivaſmes à Epheſe, le Roy de Pont gardoit le lict, à cauſe qu’il eſtoit ſi bleſſé à une jambe, qu’il n’avoit pas meſme eſté en eſtat de s’opoſer à ceux qui avoient voulu enlever du Temple la Princeſſe Mandane, & la Princeſſe Palmis : je penſe ; die-je, qu’il auroit eu de la peine, quoy que ce Prince euſt ſauvé la vie à la Princeſſe, à ne l’attaquer pas dans les premiers tranſports de la douleur qu’il eut en arrivant en ce lieu là. Mais à la fin venant à ſonger que la mort du Roy de Pont ne delivreroit pas Mandane, puis qu’en l’eſtat où eſtoient les choſes, Creſus ne la rendroit pas : il penſa qu’il valoit mieux taſcher de chercher les voyes de rompre ſes chaines par adreſſe. De ſorte que conſiderant qu’il luy ſeroit impoſſible au lieu où elle eſtoit rien entreprendre pour ſa liberté ; il jugea qu’il valoit mieux aller à Sardis, où on la devoit conduire auſſi toſt que Creſus & le Roy de Pont ſeroient tombez d’accord de toutes leurs conditions, qui n’eſtoient pas encore reglées, quoy que cette negociation euſt touſjours duré, depuis que le Roy de Pont eſtoit arrivé à Epheſe. Car il n’y avoit pas pluſtost eſté, qu’il avoit envoyé demander Aſile & protection à Creſus : à condition que quelque Traitté qu’il pûſt faire avec Ciaxare ou aveque vous, il ne ſe parleroit jamais de rendre Mandane. Comme cette propoſition ſembloit un peu dure, parce qu’en accordant au Roy de Pont ce qu’il demandoit, c’eſtoit vouloir commencer une guerre, qui ne devoit point eſtre ſuivie de Paix, que par la ruine entiere d’un des deux Partis, n’y ayant pas aparence que Ciaxare la vouluſt jamais, ſi on ne luy rendoit la Princeſſe ſa Fille, la choſe tira fort en longueur ; juſques à ce que Creſus ayant reçeu la reſponce de l’Oracle qui luy paroiſt eſtre ſi favorable, ſe determina à accorder preciſément au Roy de Pont ce qu’il vouloit. Neantmoins, pour trouver un expedient qui ne choquaſt pas directement la juſtice ; il s’engagea à ne parler jamais dans aucun Traitté, de rendre la Princeſſe Mandane, ſans que le Roy de Pont y conſentist : ainſi apres avoir envoyé pluſieurs fois l’un vers l’autre, la choſe eſtoit preſques achevée de conclurre entre eux, quand nous fuſmes à Epheſe. Si bien qu’apres avoir pris la reſolution d’aller à Sardis, & nous eſtre mis en quelque équipage, nous partiſmes pour aller à cette magnifique Ville, où le Prince mon Maiſtre ne craignit pas d’eſtre connu : car encore que Creſus euſt autrefois eſté dans le Party du Roy d’Aſſirie auſſi bien que luy, ils ne s’eſtoient pourtant point veûs : tant parce que Creſus n’avoit point eſté à Babilone, que parce qu’il avoit en quelque façon touſjours eſté en un corps ſeparé. Ainſi il fut hardiment ſe preſenter à luy, pour luy offrir ſon ſervice : l’amour luy perſuadant que ce n’eſtoit pas directement choquer la generoſité, que de cacher le deſſein qu’il avoit delivrer Mandane, par des aſſurances de fidelité, où il ne vouloit manquer que pour elle ſeulement. Enfin il creût que comme on peut ſurprendre des Villes, & faire des ruſes de guerre innocemment, il pouvoit entreprendre ſans laſcheté, de delivrer Mandane par adreſſe, puis qu’il ne le pouvoit pas par la force. Pour s’aquerir donc quelque credit aupres de Creſus, il aporta ſoin à ſe faire connoiſtre pour ce qu’il eſt, c’eſt à dire pour avoir beaucoup d’eſprit, & meſme de capacité pour les choſes de la guerre : de ſorte que ſon deſſein reüſſissant, ce Prince le reçeut fort bien : & nous traitta auſſi Beleſis & moy, avec beaucoup de civilité : car pour nous déguiſer mieux, il ne paroiſſoit point qu’il y euſt de difference de condition entre nous. L’inclination de Creſus ne laiſſa pourtant pas de faire ce que nous ne faiſions point : puis qu’encore que Beleſis ſoit tres bien fait, & aye infiniment de l’eſprit, ce Prince aima mieux le pretendu Telephane que luy. Il eſt vray que comme il ne ſurmontoit ſa douleur, que par l’amitié qu’il avoit pour ce Prince, & que ce Prince ſurmontoit la ſienne, pour taſcher de delivrer ſa Maiſtresse, ils agiſſoient differemment : l’un s’empreſſant beaucoup plus que l’autre. Quoy qu’il en ſoit, en fort peu de jours Telephane fut connu de toute la Cour & de toute l’Armée : Creſus luy offrit meſme employ, mais il ne voulut touteſfois pas en prendre : de peur que cela ne luy oſtast la liberté de profiter de l’occaſion s’il s’en preſentoit quelqu’une : & il ſongea ſeulement à n’eſtre point ſuspect, & à s’intriguer avec diverſes perſonnes. Comme il sçavoit que ce ſeroit dans la Citadelle que l’on logeroit la Princeſſe Mandane, quand elle arriveroit à Sardis : il fit deſſein de faire amitié avec celuy qui en eſtoit Gouverneur ; & il reüſſit ſi bien, qu’en effet il acquit grand pouvoir ſur ſon eſprit. Cependant la negociation de Creſus & du Roy de Pont, ne ſe pouvant tout à fait achever ſans une entreveuë, il fut reſolu qu’ils ſe verroient aſſez proche de Sardis : de ſorte qu’apres eſtre tombez d’accord de toutes leurs conditions, comme ils craignoient qu’en amenant la Princeſſe Mandane, & la Princeſſe Palmis, on n’entrepriſt quelque choſe pour les delivrer ; afin de mieux cacher leur départ, Creſus voulut d’authorité abſoluë, qu’elles partiſſent d’Epheſe durant que le Roy de Pont n’y eſtoit pas : afin de tromper les Eſpions que vous ou le prince Artamas pouviez y avoir. Le Roy de Pont s’y oppoſa pourtant extrémement : diſant que puis que la Riviere d’Hermes eſtoit entre voſtre Camp & le chemin que ces Princeſſes devoient tenir, il ne devoit rien aprehender : mais Creſus luy ayant dit que le Prince Artamas avoit tant de Creatures dans ſon Eſtat, qu’il devoit tout craindre de ſes propres Sujets, auſſi bien que de ſes Ennemïs, il falut qu’il ce daſt par force : & qu’il conſentist que l’on envoyaſt ordre à Andramite d’eſcorter ces Princeſſes, & de les conduire avec les Troupes qu’il avoit, juſques à un lieu où le Roy de Pont les devoit aller rencontrer avec d’autres : & en effet la choſe s’executa ainſi. Cependant comme Creſus avoit voulu que mon Maiſtre le ſuivist, lors qu’il eſtoit allé au lieu où le Roy de Pont & luy ſe virent, il ſe trouva en un embarras eſtrange ; quand ce Prince pour luy faire honneur, le preſenta à ſon Rival, comme un homme qui venoit embraſſer ſon Party, & de qui il attendoit de grands ſervices. Si bien que le Roy de Pont, jugeant par le procedé de Creſus, que ce Telephane eſtoit fort conſideré de luy : & ſa bonne mine luy perſuadant aiſément que c’eſtoit avec raiſon qu’il l’eſtimoit, il le reçeut avec une civilité extréme : où mon Maiſtre reſpondit avec tant d’eſmotion ſur le viſage, que je me ſuis eſtonné cent fois, que Creſus & le Roy de Pont ne s’en aperçeurent. Il eſt vray que s’eſtant remis un moment apres, il ſe tira en ſuitte de cette converſation, avec toute l’adreſſe que peut avoit un homme amoureux, qui veut tromper ſon Rival, pour delivrer ſa Maiſtresse. Le Roy de Pont fut donc auſſi ſatisfait de Telephane, qua Telephane l’euſt eſté de luy, s’il n’euſt pas eu une raiſon cachée qui oſtoit toute la force aux civilitez que ce Prince avoit pour mon Maiſtre, & qui l’empeſchoit de s’en tenir oblige. Il y avoit pourtant quelques inſtans, où le conſiderant comme ayant ſauvé la vie à la Princeſſe Mandane, il ne pouvoit pas qu’il n’en ſentist quelque reconnoiſſance dans ſon cœur, cependant quelque envie que Telephane euſt de voir la Princeſſe qu’il adoroit, il n’oſe aller aveque le Roy de Pont ; qui comme je l’ay deſja dit, devoit aller rencontrer Andramite qui l’eſcortoit. Car comme il n’eſtoit pas ſi aiſé de déguiſer ſon viſage que ſon nom, il ne doutoit pas que ſi elle le voyoit, elle ne le connuſt : & que ſi elle le connoiſſoit, auparavant que de sçavoir le veritable repentir qu’il avoit de l’avoir enlevée, & d’eſtre cauſe de toutes ſes diſgraces, elle ne le fiſt connoiſtre auſſi toſt, par l’averſion qu’elle teſmoigneroit avoir pour luy : & qu’ainſi le deſſein qu’il avoit de taſcher de luy redonner la liberté qu’il luy avoit oſtée, ne fuſt entierement détruit. De ſorte que ſe faiſant une extréme violence, il trouva quelque pretexte pour n’accompagner point le Roy de Pont qui l’en pria : & il retourna à Sardis avec une inquietude, que je ne vous puis repreſenter, parce qu’il ne pouvoit ſeulement regler ſes ſouhaits. Car lors que le repentir de ſa faute, & ſa generoſité, eſtoient les plus forts dans ſon cœur, il deſiroit que le Prince Artamas pûſt entreprendre quelque choſe pour la liberté de ces Princeſſes ; & qu’au lieu de les conduire à Sardis, on les menaſt dans voſtre Camp. Mais auſſi quand l’amour qui le poſſedoit eſtoit la Maiſtresse, il ne pouvoit s’empeſcher de deſirer de voir Mandane : & de ſouhaiter avec ardeur, que ce fuſt luy qui la delivraſt, & meſme qui vous la rendiſt, pluſtost que de laiſſer à un autre, la gloire de l’avoir miſe en liberté. Il ne pût touteſfois ſe reſoudre à ignorer ce qui ſe paſſeroit à l’entreveuë du Roy de Pont, & de la Princeſſe Mandane : ſi bien que pour en eſtre informé, il pria Beleſis de vouloir accompagner ce Prince : n’oſant m’y envoyer ; parce qu’elle me connoiſſoit trop. Mais comme il ne pouvoit ſe paſſer de la veuë de cette Princeſſe, puis qu’elle alloit entrer dans une Ville où il eſtoit, il fit deſſein de la voir d’une feneſtre, lors qu’elle traverſeroit Sardis, pour aller dans la Citadelle : de ſorte qu’il attendit avec quelque eſpece de ſatisfaction, le retour du Roy de Pont, & l’arrivée des Princeſſes, qu’il devoit amener.

Deux jours apres la nouvelle vint que le Prince Artamas ayant voulu entreprendre quelque choſe, pour la liberté des Princeſſes, avoit eſté pris & bleſſe en divers endroits : & que tous ceux qui l’avoient accompagné, avoient eſté deffaits où faits priſonniers. A deux heures de là, un autre Courrier d’Andramite arriva, qui vint aprendre à Creſus que le Roy d’Aſſirie ſe trouvoit eſtre parmy ces Priſonniers : ayant eſté reconnu par un Capitaine qui avoit eſté à la guerre de Babilone. Cette nouvelle qui reſjouït extrémement Creſus, affligea mon Maiſtre : car encore que le Roy d’Aſſirie fuſt ſon Rival, il ne pût aprendre ſans douleur, qu’un ſi Grand Prince fuit en un ſi pitoyable eſtat : principalement conſiderant que ce dernier accident ne luy ſeroit point arrivé, s’il ne luy euſt jamais enlevé la Princeſſe Mandane. Joint auſſi que ne craignant pas moins d’eſtre reconnu par ce Prince que par la Princeſſe, de peur que tous ſes deſſeins ne fuſſent traverſez ; il ſe vit encore contraint de ſe cacher plus ſoigneusement, le jour que la Princeſſe, & les priſonniers entrerent dans Sardis. Et en effet, je le confirmay ſi puiſſamment dans la reſolution où il eſtoit, d’aporter beaucoup de ſoin à s’empeſcher d’eſtre connu ; que le jour de l’arrivée de ces Princeſſes eſtant venu, il demeura au lieu où il logeoit : car par bonheur, la Ruë où nous demeurions, ſe trouva eſtre de celles par où Mandane devoit paſſer, & où elle paſſa en effet. De vous dire, Seigneur, ce que la veuë de cette Princeſſe fit dans le cœur de mon Maiſtre, c’eſt ce que je ne sçaurois faire : ce qu’il y a de vray, eſt qu’elle n’augmenta pas tant ſon amour que ſon repentir : car lors que paſſant devant nous, il la vit ſi belle & ſi triſte tout enſemble ; & qu’il s’imagina qu’il eſtoit la cauſe de cette triſtesse ; il eut une douleur que je ne vous puis repreſenter, qu’en vous diſant qu’il eſt impoſſible de vous la dépeindre. A peine avoit il perdu de veuë le Chariot où eſtoit la Princeſſe Mandane, avec la Princeſſe Palmis, que comme il eſtoit preſt de ſe retirer de la feneſtre, il vit paroiſtre le Roy d’Aſſirie, environné de Soldats, qui le conduiſoient avec les autres Priſonniers : à la reſerve du Prince Artamas, qui ne fut amené à Sardis que quelques jours apres, à cauſe de ſes bleſſures. Mon Maiſtre voyant donc en meſme temps, le Prince qu’il avoit offencé, & la Princeſſe qu’il avoit enlevée : il ſentit une douleur ſi exceſſive, qu’il fut fort longtemps ſans pouvoir ſeulement reſpondre à ce que je luy diſois pour le conſoler : & je croy meſme qu’il n’auroit pas encore ſi toſt ceſſé d’entretenir ſes propres penſées, ſi Beleſis ne fuſt entré. Il n’eut pourtant plus cette ſorte curioſité, de sçavoir comment c’eſtoit paſſé l’entreveuë du Roy de Pont & de Mandane : & il eſcouta preſques Beleſis ſans l’entendre, tant la veuë de cette Princeſſe avoit aporté de trouble dans ſon eſprit. Mais Seigneur, luy dis-je, j’avois perſé que comme la croyance de la mort de la Princeſſe Mandane avoit cauſé voſtre plus grand deſespoir, la certitude de ſa vie, telle que vous la venez d’avoir par ſa veuë, feroit auſſi voſtre plus ſensible conſolation : & cependant je vous voy plus affligé que vous n’eſtiez ces jours paſſez. Quoy Orſane, me dit il, vous croyez que je puiſſe voir Mandane triſte & captive, ſans en avoir une douleur extréme ? & triſte & captive encore par moy ſeulement. Ha non Orſane, je ne sçaurois eſtre ſensible à la joye, juſques à ce que j’aye reparé tous les crimes. Il m’a ſemblé, nous dit il, que dans le meſme temps que je la regardois, elle a ſouspiré : & que je voyois dans ſon cœur, que la juſte meſure de la haine qu’elle a pour moy, eſtoit celle de ſa douleur, l’ay donc veû dans ſon ame, adjouſta t’il, tant d’horreur pour la memoire de Mazare, que je me ſuis perſuadé, qu’elle s’en ſouvient touſjours malgré qu’elle en ait : & que cette haine renaiſt tous les jours dans ſon ame, à meſure qu’il luy arrive de nouvelles diſgraces. jugez apres cela, ſi j’ay pû voir cette divine Princeſſe avec une joye tranquile ; je ne voudrois pourtant pas, pourſuivit il, ne l’avoir point veuë, & ne l’avoir point veuë affligée : car enfin ma vertu eſtoit encore un peu foible & chancelante : & je ne sçay, ſi j’euſſe trouvé les voyes de delivrer Mandane, ſi je ne l’euſſe pas encore voulu delivrer pour moy. Mais aujourd’huy que j’ay veû ſes beaux yeux tous preſts à reſpandre des larmes, tant ils eſtoient melancoliques ; je ſuis Maiſtre de mon amour ; & je ne veux plus delivrer Mandane que pour elle meſme. Non imperieuſe paſſion, s’eſcrioit il, qui as fait tous les crimes de ma vie ; tu ne m’en feras plus commettre : ma vertu eſt preſentement plus forte que toy, & tu ne la pourras plus vaincre. Mais que dis-je ? reprenoit il un moment apres, ne donnons point à la Vertu, ce qui n’apartient qu’à l’Amour : & diſons, pour parler plus veritablement, que c’eſt parce que je ſuis parfaitement amoureux, que j’agiray comme je veux agir. Juſques icy, nous dit il, j’avois aimé Mandane pour l’amour de moy : mais je veux commencer de l’aimer pour l’amour d’elle ſeule. je ne sçay pas pourſuivit il, ſi je la pourray aimer ſans deſirs : mais je sçay du moins que je l’aimeray ſans eſperance, & par conſequent ſans l’offencer. Travaillons donc mon cher Beleſis, luy dit ce genereux Prince, à delivrer ma Princeſſe : & pour y travailler avec plus de courage ne ſongeons jamais que nous la delivrerons pour un Prince plus heureux que nous : car encore qu’il merite ſon bonheur, j’aurois peut-eſtre quelque peine à n’en murmurer pas, quoy que je ſois reſolu de ne le troubler jamais. Voila Seigneur, quels furent les ſentimens de l’illuſtre Mazare, qui paſſa le reſte du jour, & toute la nuit ſuivante, dans une douleur extréme.

Cependant pour ne s’amuſer pas à ſouspirer inutilement, il ſongea à obſerver avec beaucoup de foin, quelle garde on faiſoit à la Citadelle à entretenir l’amitié qu’il avoit avec celuy qui en eſt Gouverneur : afin de voir ce qu’il y auroit moyen de faire, pour la liberté de Mandane. Pour ſe faire donc des Amis & des Creatures, il rendoit office juſques aux moindres Soldats, ou aupres de Creſus, ou aupres du Roy de Pont, ou aupres d’Abradate, de qui il a auſſi eſté fort aimé. Il chercha encore à faire amitié avec Andramite, qu’il obligea bientoſt après qu’il eut amené les Princefles d’Epheſe à Sardis ; car le bruit s’eſtant enfin eſpandu, toit par les priſonniers, ou par quelque autre voye qui m’eſt inconnue, que vous aviez eſté pris auſſi bien que le Roy d’Aſſirie & le Prince Artamas, & qu’Andramite à la priere de la Princeſſe Palmis, vous avoit redonné à la Princeſſe Mandane, & vous avoit delivré ; Creſus en entra en une colere ſi grande que les Princeſſes en furent reſſerrées pour quelques jours : & qu’Andramite en fut diſgracié, quoy qu’il euſt mis le Roy d’Aſſirie & le Prince Artamas entre les mains de ce Prince. Mais comme il paroiſtoit clairement qu’Andramite avoit fait la choſe ſans penſer la faire, tout le monde le pleignoit : de ſorte que mon Maiſtre, qui dans le deſſein qu’il avoit, ne cherchoit qu’à faire amitié avec des gens de qualité, puiſſans & meſcontens tout enſemble, ſervit Andramite autant qu’il pû » t en cette occaſion, & le ſervit meſme utilement : eſtant certain que Creſus deffera plus aux raiſons & aux prieres de mon Maiſtre, qu’il n’avoit fait à celles de beaucoup d’autres, qui luy avoient parlé pour Andramite : ce qui l’obligea ſi ſensiblement, qu’il luy promit une amitié eternelle. Mais quoy que Creſus reviſt Andramite comme auparavant, il demeura toujours dans ſon cœur un ſecret deſpit d’avoir pû eſtre ſoubçonné par un Prince à qui il avoit tant donné de marques d’une grande fidelité : pour le Roy de Pont, il eut une douleur la plus grande du monde, que vous n’euſſiez pas eſté pris : luy ſemblant que ſi cela euſt eſté, la guerre euſt pû ſe terminer heureuſement pour luy, en vous rendant la liberté, pour ſatisfaire à ce qu’il vous doit : & en ne la rendant jamais à la. Princeſſe Mandane, pour ſatisfaire ſa paſſion. Comme les choſes eſtoient en cét eſtat, nous sçeuſmes auſſi que Tegée fils du Gouverneur de la Citadelle, eſtoit parmy les priſonniers de guerre que l’on avoit faits : & comme nous apriſmes en meſme temps, qu’il eſtoit amoureux d’une Fille apellée Cyleniſe, qui eſtoit dans la Citadelle avec la Princeſſe Palmis ; le Prince mon Maiſtre pria Beleſis qui a l’eſprit fort adroit, de chercher les voyes de le voir : & de sçavoir de luy s’il n’avoit plus nulle intelligence dans la Citadelle afin que l’on puſt delivrer ſa Maiſtresse, & peut— eſtre le delivrer luy meſme. Beleſis ſe chargea donc de cette commiſſion, à cauſe que mon Maiſtre ne pouvoit pas me la donner ; parce que Feraulas qui eſtoit priſonnier avec Tegée m’auroit reconnu : & qu’il ne vouloit pas non plus aller au lieu où eſtoient les priſonniers de guerre, de peur que le Roy d’Aſſirie ne le viſt : ſi bien qu’il falut que Beleſis euſt cét employ ; & certes il euſt eſté difficile de mieux choiſir : car il s’en aquita admirablement, comme vous le sçaurez par la ſuitte de mon diſcours. En mon particulier, je taſchois auſſi de gagner quelques Soldats de la Citadelle, ſans leur dire pourtant a quoy je les voulois employer : ainſi travaillant tous chacun de noſtre coſté, quoy que nous ne viſſions pas encore grande apparence d’heureux ſuccés à noſtre entrepriſe, nous vivions pourtant avec un peu moins d’inquietude. Cependant comme le Roy de Pont eſtimoit infiniment le pretendu Telephane, il fit tout ce qu’il pût pour acquerir ſon amitié, bien qu’il n’y reſpondist pas trop : touteſfois comme il n’oſoit pas ſortir des termes de la civilité qu’il devoit à un homme de cette condition, le Roy de Pont ne s’en apercevoit pas, & l’aimoit extrémement : & juſques au point, que l’ayant trouvé un jour dans les Allées des Jardins du Roy, apres eſtre ſorty du Conſeil de guerre, qui c’eſtoit tenu ce jour là dans le Cabinet de Creſus ; il ſe mit à luy parler de ſes malheurs & de ſon amour. Mais entre tant d’infortunes qui luy ſont arrivées, il n’en exagera aucune avec tant d’ardeur, que celle d’avoir un Rival qu’il avoit tant aimé, & à qui il avoit tant d’obligation. En effet, (luy dit il, car mon Maiſtre nous raconta toute cette converſation à Beleſis & à moy) n’eſt — ce pas une cruelle choſe, qu’il faille eſtre injuſte & ingrat, au plus Grand Prince du monde ? à qui je dois la vie & la liberté ; & à qui je devrois le Sceptre qui m’apartient & que j’ay perdu, ſi j’avois pû me reſoudre à le recevoir de luy. Touteſfois je ne puis faire autrement : & l’amour que j’ay pour Mandane eſt ſi violente, que je ne ſuis plus Maiſtre de ma raiſon. Telephane entendant parler le Roy de Pont de cette ſorte, creût que fortifiant un peu ſa generoſité, il pourroit peut — eſtre le porter à delivrer Mandane : ſi bien que pouſſé par un ſentiment d’amour, qui ne luy permit pas d’heſiter un moment, ſur ce qu’il avoit à dire ; il ſe mit à luy repreſenter tout ce qu’il s’eſtoit tant dit de fois à luy meſme, depuis qu’il s’eſtoit repenty d’avoir enlevé la Princeſſe Mandane. Ne ſongez vous point (luy dit il apres pluſieurs autres choſes qu’il luy avoit dittes auparavant) que chaque moment que vous retenez la Princeſſe que vous aimes, elle vous haït davantage ? Ouy je le sçay bien, repliqua le Roy de Pont ; mais Telephane, adjouſtoit il, imaginez vous, ſi vous avez aimé quelque choſe, quelle difficulté il y a, à ſe reſoudre de rendre une Princeſſe, qui dés qu’elle ſera en liberté, ſera en la poſſession d’un autre. Ha Telephane, pour me conſeiller comme vous me conſeillez, il faut n’avoir rien aimé ! Pluſt aux Dieux Seigneur (reprit il en ſoupirant, & ayant tant d’agitation dans l’eſprit qu’il eſtoit aiſé de voir qu’il ne mentoit pas) que ce que vous dittes fuſt vray. Non Seigneur, je connois l’amour : & c’eſt parce que je connois toute la puiſſance de cette paſſion, que je vous parle comme je fais. Car enfin quand on aime, n’eſt-ce pas pour eſtre aime ? Ouy ſans doute, reprit le Roy de Pont : pourquoy donc, repliqua Telephane, faites vous tout ce qu’il faut faire pour eſtre haï ? C’eſt parce que je ne puis faire autrement, reprit il, car par quelle voye pourrois-je ne l’eſtre pas ? En redonnant la liberté à Princeſſe que vous aimez, reſpondit il ; n’eſtant pas poſſible qu’elle ne vous eſtimast pas infiniment, ſi voſtre vertu avoit ſurmonté voſtre paſſion. Apres cela Seigneur, voſtre gloire s’épandroit par toute l’Aſie : tous vos Sujets ſe rebelleroient contre celuy qui a uſurpé voſtre Royaume : tous les Princes s’armeroient pour vous faire reconquerir voſtre Eſtat : & Cyrus meſme vous remettroit ſur le Throſne. Enfin Seigneur (adjouſta t’il, emporté par l’impetuoſité de la paſſion qui le faiſoit parler) je voudrois avoir fait une action ſemblable à celle que je vous conſeille, & eſtre meſme aſſuré de mourir le lendemain, tant je la trouve glorieuſe. Ha Telephane, s’eſcria le Roy de Pont, vous ne sçavez pas quelle eſt la paſſion que j’ay dans l’ame, quoy que vous ayez aimé ! L’Amour, adjouſta ce Prince, eſt grande ou petite, ſelon la beauté qui la fait naiſtre, ou ſelon la ſensibilité du cœur de celuy qui en eſt touché : c’eſt pourquoy tout le monde n’aime pas eſgalement. Mais Telephane, je ſuis le plus ſensible de tous les hommes, & Mandane eſt la plus belle & la plus parfaite Perſonne de la Terre : venez Telephane (luy dit il en le prenant par le bras, & luy voulant faire prendre le chemin de la Citadelle) venez voir ma juſtification ou mon excuſe, dans les beaux yeux de la Princeſſe que j’adore : car encore que je ne les voye jamais qu’irritez, ou du moins melancoliques, vous ne laiſſerez pas de connoiſtre qu’il eſt impoſſible de m’en priver, ſans mourir. Telephane fort ſurpris de la propoſition que le Roy de Pont luy faiſoit, en fut ſi interdit, que ſi ce Prince euſt eu l’eſprit libre, il s’en ſeroit apperçeu. Ce qui cauſoit ſon chagrin, eſtoit que quelque paſſion que mon Maiſtre euſt de voir Mandane, il ne la vouloit pas voir avec le Roy de Pont : de ſorte que pour s’en excuſer, Seigneur, luy dit il, s’il ne faloit qu’avoir veû la beauté de la Princeſſe que vous aimez pour vous juſtifier, vous le ſeriez deſja dans mon eſprit : car je la vy le jour qu’elle arriva à Sardis : Joint que plus je la verrois triſte, & plus je vous accuſerois. Le Roy de Pont ne ſe rebuta pourtant pas : & il preſſa encore pluſieurs fois mon Maiſtre de l’accompagner chez cette Princeſſe.

Pardonnez moy Orſane, dit Cyrus, ſi j’interromps voſtre recit, pour vous demander ſi ce Prince la voit tous les jours ? Ouy tant qu’il eſt à Sardis, repliqua t’il, nulle autre Perſonne n’en ayant eu la liberté depuis qu’elle y eſt. Il eſt vray touteſfois qu’il n’en a guere eſté plus heureux : car à ce que j’ay oüy dire à un des ſiens, qui eſt fort avant dans ſes ſecrets, & qui n’eſt pourtant pas trop ſecret ? il ne luy rend pas une viſite, qui n’augmente tout à la fois, ſon amour & ſon deſespoir : la trouvant touſjours plus belle & plus rigoureuſe. Cyrus ayant alors demandé pardon aux deux Princeſſes avec qui il eſtoit, Orſane reprit ſon diſcours de cette ſorte. Le Roy de Pont ayant donc fort preſſé mon Maiſtre d’aller chez Mandane, & preſſé juſques au point que le pauvre Telephane ne luy diſoit que de mauvaiſes raiſons pour s’en excuſer ; il fut contraint de le laiſſer, & d’entrer ſans luy dans la Citadelle : où il fut par une grande Allée de Cyprès, qui le conduiſit juſques à une porte du Jardin qui donne vers les Foſſez de cette Place. Apres qu’il l’eut quitté, il ſe promena plus de deux heures dans cette Allée où il eſtoit, afin de s’entretenir de l’avanture qui luy venoit d’arriver : par hazard Beleſis & moy l’ayant trouvé, il nous dit ce qui luy eſtoit advenu : en ſuitte dequoy s’arreſtant vis à vis de nous & nous regardant fixement, ne faut il pas advoüer, nous dit il, que la Fortune eſt bien ingenieuſe à me tourmenter, & à vouloir que je ſois touſjours criminel, & touſjours malheureux ? puis qu’enfin, nous dit il, je voy bien que pour faire une bonne action, comme eſt celle de delivrer la Princeſſe que j’ay enlevée, il faudra que j’en face cent mauvaiſes : il faudra, dis-je, que je me déguiſe ; que je trompe ceux qui ſe fient en moy ; que je parle touſjours contre la verité ; que je ſois d’un Party, en faiſant ſemblant d’eſtre d’un autre ; & tout cela pour mettre la Perſonne que j’adore en la puiſſance d’un Rival aimé. Car mes chers Amis (nous dit il preſques les larmes aux yeux) mettre Mandane en la ſienne propre, c’eſt la mettre aſſurément bien toſt en celle de Cyrus : cependant je me le ſuis promis à moy meſme : & il faut ou l’executer, ou mourir. Seigneur, reprit Beleſis, je ne deſespere pas de vous donner les voyes de faire le premier : car, luy dit il, j’ay trouvé les moyens en ſubornant quelques uns des Gardes de Tegée de parler à luy pluſieurs fois : & de le diſposer à faire tout ce qu’il pourra pour taſcher de ſurprendre la Citadelle. Il m’a meſme donné un Billet pour un vieil Officier qui y demeure, qu’il m’a dit eſtre fort avare, & que j’ay en effet trouve tout preſt à recevoir des preſens : etpar conſequent auſſi tout preſt à faire tout ce que l’on voudra pourveû qu’on luy donne. Il m’a dit de plus, que lors que l’on aura trouvé les voyes de delivrer les Princeſſes & ſa chere Cyleniſe, il sçaura bien trouver celles de s’eſchaper, ſans que perſonne s’en meſle. Parce que celuy qui commande tous ceux qui gardent les Priſonniers de Guerre, eſt tellement à luy, que s’il l’avoit entrepris, il les feroit tous ſauver, à la reſerve du Prince Artamas, qui a ſes Gardes à part. Mais, interrompit mon Maiſtre, pourquoy Tegée eſt il encore Priſonnier, s’il eſt en pouvoir de recouvrer la liberté ? c’eſt parce, repliqua Beleſis, qu’en cét eſtat là il n’eſt point ſuspect : & qu’il a voulu taſcher de trouver les moyens de delivrer les Princeſſes, pour obliger deux Grands Princes, & de delivrer Cyleniſe pour ſe ſatisfaire luy meſme. De ſorte, adjouſta Beleſis, que j’ay preſques trouvé l’affaire toute faite : ne luy manquant plus que deux choſes, c’eſt à dire quelques gens d’execution que je luy ay promis : & de pouvoir faire sçavoir aux Princeſſes que l’on ſonge à leur liberté, afin qu’elles ſe preparent à ſuivre leurs Liberateurs. Auſſi eſt-ce pour cela qu’il m’a donné un Billet pour ce vieil Officier dont je vous ay parlé : avec intention qu’il taſche de faire sçavoir aux Princeſſes que l’on penſe à les delivrer : mais il m’a dit qu’il luy ſera fort difficile : & qu’il luy ſera bien plus aiſé de nous livrer une porte pour les enlever tout de bon, que de leur parler. Mais Beleſis, reprit Telephane, pourquoy ne m’avez vous rien dit de voſtre negociation ? C’eſt parce que j’ay voulu que la choſe fuſt un peu plus avancée, repliqua t’il ; & je penſe meſme que ſi ce n’euſt eſté pour vous conſoler, je ne vous en euſſe pas encore parlé, à cauſe que l’entrepriſe ne ſe peut pas executer ſi toſt ; d’autant qu’un Capitaine qui eſt celuy qui ale plus de pouvoir dans la Citadelle apres le Gouverneur, & qui eſt amy particulier de Tegée, n’y eſt pas preſentement, & n’y ſera de quinze jours : eſtant allé hors de Sardis pour quelque affaire particuliere qu’il a. Telephane voyant donc que Tegée eſtoit Maiſtre de ſes Gardes ; qu’il avoit une puiſſante intelligence dans la Citadelle ; que j’y avois gagné pluſieurs Soldats ; & qu’il ne s’agiſſoit plus que d’avoir une eſcorte, & d’avertir les Princeſſes, ne ſongea plus à rien qu’à vaincre ces deux obſtacles. Quelques jours apres ; la nouvelle eſtant venuë de la priſe de Nyſomolis, & de la terreur que vos Armes portoient par toute la Lydie, il falut malgré qu’en euſt Telephane, pour ne ſe rendre pas ſuspect, etpour ſatisfaire à l’opinion avantageuſe que l’on avoit conçeuë de luy, qu’il allaſt montrer qu’il la meritoit, & qu’il allaſt à la guerre : il fut donc avec Andramite ; où en diverſes petites rencontres, il ſe ſignala hautement. Il voulut pourtant que Beleſis & moy de meuraſſions à Sardis, pour tenir Tegée & tous ceux qui eſtoient de ſon intelligence, dans la volonté d’executer l’entrepriſe, quand l’heure en ſeroit venuë : avec ordre de l’en advertir promptement, afin qu’il trouvaſt : un pretexte pour revenir à Sardis. Voila donc, Seigneur, où en eſtoient les choſes pendant que vous preniez des Villes, & que vous faiſiez quitter les Poſtes qu’occupoient les Troupes Lydiennes : mais pour accourcir mon diſcours autant que je le pourray, voila encore Seigneur, les termes où en eſtoit l’entrepriſe de delivrer Mandane : lors qu’apres que vous euſtes demandé à combatre le Roy de Pont, il ſe fit une entreveuë de vous & de ce Prince, où vous reconnuſtes le Prince Mazare parmy ceux qui l’accompagnoient. je ne doute pas, Seigneur, que vous n’ayez quelque curioſité de sçavoir pourquoy mon Maiſtre fut à ce lieu là, car je l’ay euë comme vous : mais il ne m’en a pû dire autre choſe, ſinon que croyant aſſurément vous avoir rencontré & parlé à vous en Paphlagonie, ſans que vous l’euſſiez connu : il crût au avec certitude, que vous ne le connoiſtriez pas non plus en Lydie : & qu’ainſi il pouvoit hardiment ſans s’expoſer à eſtre deſcouvert, accompagner le Roy de Pont qui l’en preſſa extrémement : & ſatisfaire l’envie qu’il avoit d’eſtre preſent à une entreveuë où il avoit un intereſt caché, que perſonne ne sçavoit que luy. Car enfin il m’a dit qu’en allant au lieu où vous & le Roy de Pont vous deviez voir, il y eut des momens où il craignit que vous ne perſuadassiez à ce Prince de rendre Mandane, & que ce ne fuſt pas luy qui euſt la gloire de la delivrer : & il y en eut d’autres auſſi où ſe deffiant de l’heureux ſuccés de ſon entre priſe, il deſira que le Roy de Pont ſe laiſſast toucher à vos raiſons.

Quoy qu’il en ſoit, le Prince Mazare (que je ne nommeray plus Telephane, puis que je ſuis arrivé à l’endroit où il fut reconnu) fut avec le Roy de Pont, pour des cauſes ſi differentes & ſi oppoſées, qu’il n’a meſme jamais pû me les bien démeſler. Cependant, Seigneur, faites moy s’il vous plaiſt la grace de m’avoüer, qu’il ne faut jamais juger ſur des aparences : car enfin j’ay sçeu que quand vous viſtes cét Eſcu où le Prince mon Maiſtre a fait repreſenter la Mort, & fait mettre des paroles qui témoignent qu’il s’en juge digne : que vous euſtes, dis-je, veû celuy qui le portoit, & reconnu que c’eſtoit le Prince Mazare ; vous euſtes de la haine & de la colere pour luy : & que vous en donnaſtes des marques ſi viſibles, & par vos paroles, & par voſtre action, que perſonne ne pût douter de vos ſentimens. Touteſfois, Seigneur, cét homme que vous haiſſiez, ne ſongeoit alors à rien, qu’à vous rendre la Princeſſe Mandane, & qu’à s’en priver pour toujours : & en effet j’ay sçeu qu’il vous reſpondit, avec toute la moderation, dont un homme courageux peut eſtre capable. je ne vous diray point, Seigneur, quels furent ſes ſentimens en cette occaſion ; car vous pouvez facilement vous les imaginer : mais je vous diray qu’apres que par la prudence d’Abradate cette dangereuſe converſation eut finy, & que chacun entrepris le chemin de ſon Quartier, le Roy de Pont ne sçavoit plus comment agir avec le Prince Mazare : qui de ſon coſté ne sçavoit auſſi pas trop bien ce qu’il devoit dire au Roy de Pont. Car dans l’inquietude qu’il avoit, de craindre qu’eſtant découvert pour ce qu’il eſtoit, il n’euſt beaucoup plus de difficulté à executer ſon entrepriſe, il n’avoit pas l’eſprit bien libre : & ſi le Roy de la Suſiane n’euſt fait le tiers en cette converſation, il en ſeroit peut-eſtre arrivé quelque malheur. Apres avoir donc marché quarante ou cinquante pas ſans rien dire, Abradate s’aprocha de mon Maiſtre avec beaucoup de civilité : & luy adreſſant la parole, genereux Prince, luy dit il, je ſuis bien fâché d’eſtre obligé de vous rendre plus de reſpect que je ne vous en ay rendu juſques icy : car puis que vous ne vouliez pas eſtre connu, je penſe que vous aimeriez mieux eſtre encore Telephane, que d’eſtre le Prince Mazare : quoy que vous ayez rendu ce Nom ſi celebre, que vous ne puiſſiez je quitter ſans vous faire tort. Seigneur, reprit il (car j’ay sçeu exactement tout ce que ces Grands Princes ſe dirent en cette occaſion) j’ay touſjours eſté ſi malheureux, tant que j’ay porté le Nom de Mazare, qu’il n’eſt pas fort eſtrange que j’aye eu le deſſein. de le quitter durant quelque temps : mais à ce que je voy, celuy de Telephane ne m’eſt guere plus heureux. Pendant cela, le Roy de Pont ne parloit point, & rapelloit dans ſa memoire, de quelle façon Mazare avoit veſcu à Sardis : il ſe ſouvenoit qu’il n’avoit point voulu aller voir Mandane, quand il l’en avoit preſſé & en comprenoit alors la raiſon. Il penſoit qu’il avoit fait amitié avec le Gouverneur de la Citadelle, & avec tous les gens de qualité de la Cour : & il voyoit enfin qu’il faloit que Mazare euſt un deſſein. Mais ne le pouvant comprendre, & voulant en eſtre eſclaircy ſans differer davantage, il s’approcha du Roy de la Suſiane & du Prince Mazare, & regardant mon Maiſtre ; de grace, luy dit il, tout mon Rival que vous eſtes, ne me refuſez pas une faveur que je vous demande, comme ſi vous eſtiez encore Telephane, de qui j’eſtois Amy, & Amy paſſionné, il n’y a pas un quart d’heure. Bien que je ſois voſtre Rival, reprit le Prince des Saces, & que par conſequent Telephane n’ait jamais pû eſtre fort de vos Amis, non plus que Mazare, je ne laiſſe pas de vous dire, qu’il n’y a qu’un tres petit nombre de choſes que vous ne puiſſiez pas obtenir de moy : car enfin apres avoir ſauvé la vie à la Princeſſe Mandane, que j’avois fait perir malheureuſement, vos prieres me doivent eſtre fort conſiderables, & me le ſeront en effet touſjours. Cela eſtant, repliqua le Roy de Pont, dittes moy un peu ce que je dois penſer de vous : car je vous avoüe que je n’en sçay rien. Quand je me ſouviens, pourſuivit il, de tout ce que je vous ay veû faire, je ne sçay plus où j’en ſuis : & je doute encore ſi vous eſtes Telephane, ou ſi vous eſtes le Prince Mazare. je ſuis ſans doute le dernier, reprit il : mais puis que cela eſt, adjouſta le Roy de Pont, comment vous elles vous venu jetter dans le Party de Creſus ; pourquoy avez vous caché voſtre Nom ; & par quel motif avez vous agi comme vous avez fait ? eſt ce pour vous ou pour moy que vous avez combatu ? Ce n’eſt n’y pour vous ny pour moy (interrompit mon Maiſtre, avec autant de fineſſe que d’eſprit, pour déguiſer la verité de ſes ſentimens) mais ç’a eſté contre Cyrus. Il ne me ſemble pourtant pas, reprit ce Prince, que vous luy ayez parlé avec autant de marques de haine qu’il en faut avoir, pour combatre en faveur d’un de ſes Rivaux, afin de nuire à un autre : parlez donc je vous en conjure, que dois-je penſer de ce que vous faites, & comment vous dois— je conſiderer ? Comme un homme, repliqua t’il en ſouspirant, qui ne pretend plus rien à la poſſession de Mandane : & pluſt aux Dieux, adjouſta ce genereux Prince, que je puſſe vous inſpirer le repentir que j’ay de l’avoir enlevée : & d’eſtre cauſe de la plus grande partie des malheurs qu’elle a eus. Quoy Mazare, interrompit le Roy de Pont, vous ne pretendez plus rien à Mandane, & vous venez pourtant déguiſé dans le lieu où elle eſt ; vous ſervez un de vos Rivaux ; vous combatez contre les Troupes de l’autre ; vous aportez ſoin à acquerir des Amis ; vous teſmoignez meſme eſtre des miens ; & tout cela ſans avoir aucune pretention ! non non, cela n’eſt pas poſſible, & vous ne me le perſuaderez jamais. Il n’eſt touteſfois pas bien aiſé, dit le Roy de la Suſiane, de concevoir quelle peut eſtre l’intention du Prince Mazare : il en a pourtant une, repliqua le Roy de Pont, de quelque nature qu’elle ſoit. Ce qui m’eſpouvante (pourſuivit il en parlant à Abradate) c’eſt qu’il n’eſt rien que ce Prince n’ait fait, pour me perſuader de rendre la Princeſſe Mandane à Cyrus : car enfin (adjouſta t’il en parlant à mon Maiſtre) comment eſt il poſſible, ſi vous aimez encore cette Princeſſe, que vous m’ayez pû conſeiller de la remettre entre les mains d’un Prince qui l’adore, & pour qui elle mépriſe tous ceux qui ont de l’amour pour elle ? Pour vous teſmoigner, dit Mazare, que je n’ay point d’intereſt caché : c’eſt qu’aujourd’huy que vous me connoiſſez pour ce que je ſuis, je vous dis encore la meſme choſe : & je vous conjure de tout mon cœur, de redonner la liberté à la Princeſſe Mandane. je vous engage meſme ma parole, qu’en reconnoiſſance de ce que vous luy avez conſervé la vie, & de ce que vous l’aurez delivrée, de partager un jour aveque vous le Royaume que je dois poſſeder, ſi nous ne pouvons conquerir les voſtres. Non non, interrompit le Roy de Pont, vous ne voulez pas ce que vous dittes : ou ſi vous le voulez, vous n’eſtes plus mon Rival, & je puis vous regarder comme mon Amy. je ne sçay pas preciſement, repliqua t’il, ſi je ſuis voſtre Amy ou voſtre Rival, tant ma raiſon eſt troublée : mais je sçay touteſfois que j’aime Mandane plus parfaitement que vous : puis que ne pouvant en eſtre aimé, je sçay borner mes eſperances, & ne chercher plus que ſon repos. Si vous sçaviez, adjouſta t’il, auſſi bien aimer que je le sçay, vous ſentiriez plus que vous ne faites, les ſouffrances de la perſonne aimée : pour moy qui ay creû l’avoir veuë noyer, je ſerois plus ſensible à ſes larmes que vous n’eſtes : & je ne ſerois pas capable d’eſtre ſi longtemps criminel. Au nom des Dieux, luy dit il encore, repentez vous comme je me ſuis repenty : & ne ſouffrez pas qu’un de vos Rivaux, ait cét avantage là ſur vous. Au reſte, ne penſez pas que je die que je ne pretens plus rien à la Princeſſe Mandane, pour m’empeſcher d’avoir un Ennemy auſſi vaillant que vous l’eſtes : car l’ay ſi peu d’attachement à la vie, que ſi je ne conſiderois que moy, je devrois chercher une pareille occaſion, afin de mourir pluſtost, & plus glorieuſement. Mais c’eſt qu’effectivement je dis la choſe comme je la penſe ; & qu’il n’eſt pas plus vray que vous eſtes amoureux de la Princeſſe Mandane, qu’il eſt vray que je n’y pretens plus rien : & qu’il eſt vray que je ſouhaite avec ardeur que vous la remettiez en liberté, & meſme entre les mains de Cyrus, pluſtost que de la sçavoir malheureuſe. Si ce que vous dittes eſt veritable, reprit le Roy de Pont, vous eſtes le plus vertueux de tous les hommes, ou le moins amoureux : & je m’eſtonne eſtrangement, ſi c’eſt le dernier, qu’une paſſion auſſi mediocre que doit eſtre la voſtre, vous ait obligé autrefois à enlever la Princeſſe Mandane, & à oublier tout ce que vous deviez au Roy d’Aſſirie. Comme les grands crimes, reprit mon Maiſtre, ſont ceux qui donnent les grands repentirs, il n’eſt pas fort eſtrange qu’ayant fait une double injuſtice, j’en aye une confuſion eſpouventable. Il eſt vray, repliqua le Roy de Pont, mais il l’eſt toujours beaucoup d’aimer, & de vouloir que l’on rende ſa Maiſtresse à un Rival aimé. Cependant, dit le Roy de la Suſiane, le Prince Mazare parle d’un air, qui me fait voir que ſa bouche exprime les veritables ſentimens de ſon cœur : c’eſt pourquoy je vous conjure tous deux de ne vous deſunir point, quels que puiſſent eſtre vos deſſeins à l’un & à lautre. Pour moy, reſpondit le Roy de Pont, ſi le Prince Mazare m’engage ſa parole, qu’il ne pretend plus rien à la Princeſſe Mandane, & qu’il n’a aucun deſſein caché de l’enlever eſgalement & à Cyrus, & à moy, je vivray aveque luy comme s’il n’eſtoit point mon Rival. Abradate prenant alors la parole, demanda à Mazare s’il ne vouloit pas bien s’engager à ce que deſiroit le Roy de Pont ? puis que de luy meſme il avoit advoüé ne pretendre plus à la poſſession de la Princeſſe Mandane. Pendant que ce Prince luy diſoit cela, il agitoitia choſe dans ſon eſprit : & trouvant en effet qu’en promettant ce qu’on vouloit qu’il promiſt, il ne s’engageroit à rien qui fuſt contraire à ſon deſſein, puis qu’il ne vouloit pas enlever Mandane pour luy ; il le fit, quoy qu’avec beaucoup de repugnance : & s’il n’euſt pas sçeu avec certitude que la mort du Roy de Pont ne delivreroit point Mandane, je penſe qu’au lieu de promettre ce qu’il promit, il auroit mis l’Eſpée à la main, & auroit combatu ce Prince. Voila donc, Seigneur, comment cette converſation ſe paſſa : en ſuitte dequoy Abradate ayant apris à Creſus quand il fut à Sardis, la condition de mon Maiſtre, & luy ayant dit la choſe avec beaucoup d’adreſſe, & fort obligeamment pour luy, il n’eut pas tant de ſoubçons dans l’ame que le Roy de Pont : qui depuis cela fit obſerver ſi ſoigneusement tout ce que nous faiſions, que ce ne fut pas ſans peine que nous entretinſmes les intelligences que nous avions ſans qu’on s’en aperçeuſt. Cependant le Prince Mazare avoit une repugnance horrible à ſe déguiſer comme il faloit : & ſi Beleſis & moy ne luy euſſions perſuadé que la gloire d’une entre priſe de cette nature, conſistoit ſeulement à la faire reuſſir, & non pas aux moyens par leſquels on la cachoit : & qu’enfin les Conjurateurs qui ſoutenoient un menſonge le plus hardiment, quand la cauſe de la Conjuration eſtoit juſte, meritoient le plus de loüange ; je penſe que pluſtost que de faire ce qu’il faloit qu’il fiſt pour cacher ſon deſſein, il ſe ſeroit porté à prendre quelque reſolution fort violente. Depuis cela Seigneur, vous sçavez comment les choſes ſe ſont broûillées entre tous ces Princes, pour la liberté du Prince Artamas, & de la Reine devant qui je parle : & comment Andramite, & le Prince Myrſille ont pris le Party du Roy de la Suſiane. Mais vous ne sçavez pas ſans doute, que mon Maiſtre profitant de toutes ces diviſions, vit ſecrettement pluſieurs fois le genereux Abradate & Andramite : & leur diſposa de telle ſorte l’eſprit, qu’ils luy promirent ſi les choſes s’aigriſſoient davantage, de ne rien entreprendre ſans luy : mon Maiſtre ne s’ouvrant touteſfois pas à eux.

Apres cela, je vous diray que la Tréve eſtant publiée, & le Capitaine Amy de Tegée qui eſtoit abſent eſtant revenu à la Citadelle : mon Maiſtre fit ſemblant de ſe trouver un peu mal, afin d’avoir plus de temps à ſonger tout de bon à taſcher de parler à la Princeſſe Mandane, ou du moins à Marteſie : & nous fuſmes ſi heureux, que par le moyen de cét Amy de Tegée, qui avoit la garde particuliere de l’Apartement des Princeſſes, il nous promit de me faire entrer de nuit dans la Citadelle, & de me faire parler à Marteſie. Comme je sçavois que cette agreable Fille avoit touſjours eu aſſez d’amitié pour moy, depuis que j’avois eſté ſon Guide, & que je l’avois remenée à Sinope, je creûs que je m’aquitterois fort bien de cét employ : mais quoy que le puſſe faire, je ne pûs jamais empeſcher mon Maiſtre d’y vouloir venir : luy ſemblant que je n’exagererois pas aſſez bien ſon repentir. De ſorte que ne pouvant pas luy reſister davantage, je ceday à ſa volonté : & je mis les choſes en eſtat, que juſtement à neuf heures du ſoir, l’Amy de Tegée nous fit entrer mon Maiſtre & moy, ſans que perſonne nous puſt connoiſtre : & nous menant par un Eſcalier dérobé, il nous mit dans ſa Chambre, & fut à celle de Mandane : où trouvant Marteſie, qui avoit pour luy toute la complaiſance qu’une perſonne judicieuſe doit toujours avoir pour ceux qui la tiennent priſonniere ; il la ſuplia de luy vouloir donner une heure d’audiance : ſi bien que Marteſie paſſant de la Chambre de ſa Maiſtresse à la ſienne qui eſtoit tout proche, ce Capitaine nous vint querir : & ſuivant ce que nous avions concerté mon Maiſtre & moy, je fus ſeule parler à Maitefie, afin de la tromper comme je m’en vay vous le dire. Car nous sçavions bien que la Princeſſe Mandane ne sçavoit pas que mon Maiſtre ne fuſt point mort, & qu’il eſtoit à Sardis : parce qu’il y avoit un ordre ſi exprès de Creſus & du Roy de Pont, de ne dire nulle nouvelle aux Princeſſes, que nous ne douions pas craindre qu’on euſt dit celle là à la Princeſſe Mandane. Eſtant donc dans cette opinion, je fus conduit par ce Capitaine qui me laiſſa dans la Chambre de Marteſie : qui ne me vit pas pluſtost qu’elle me donna cent marques de joye & de tendreſſe. Ha Orſane, me dit elle, ne pourriez vous point encore une fois en voſtre vie me remener à Sinope, & m’y remener avec la Princeſſe ? Ouy aimable Marteſie, luy dis-je, & c’eſt pour vous en faire la propoſition que je ſuis icy. Ce que vous dittes a ſi peu d’aparence, repliqua t’elle que j’ay bien plus de ſujet de croire que l’on vous met priſonnier aveque nous, que je n’en ay de penſer que vous nous puiſſiez mettre en liberté : c’eſt pourquoy ſans vous amuſer à me dire un ſi agreable menſonge, dittes moy un peu en quel eſtat ſont les affairez generales ; car nous ne sçauons rien icy, que ce qu’il plaiſt au Roy de Pont, qui ne veut pas que l’on sçache autre choſe, ſinon qu’il eſt amoureux. Aprenez moy donc, je vous en conjure, ce que fait l’illuſtre Cyrus, & en quel lieu eſt ſon Armée : dittes moy encore ſi le Prince Artamas eſt guery de ſes bleſſures, car la Princeſſe de Lydie en eſt en une peine eſtrange : & ſi ce n’eſt pas vous demander trop de choſes à la fois, vous me ferez auſſi plaiſir de m’aprendre ce qu’eſt devenu le pauvre Feraulas. Marteſie m’ayant parlé de cette ſorte, je ſatisfis ſa curioſité : apres quoy reprenant le diſcours que j’avois conmencé, je l’aſſuray ſi fortement que je sçavois une voye infaillible de delivrer les Princeſſes, & de remettre Mandane entre les mains de Cyrus, qu’enfin elle creut qu’il y avoit de la verité en mes paroles. Mais en meſme temps elle me dit que quant à la Princeſſe Palmis, elle ne croyoit pas qu’elle vouluſt ſortir de priſon, que par la main du Roy ſon Pere : principalement puis que le Prince Artamas eſtoit priſonnier de guerre : mais que cela n’empeſcheroit pas que la Princeſſe Mandane ne ſortist : c’eſt pourquoy, me dit elle, aprenez moy promptement ce qu’il faut faire. Il faut premierement, luy dis-je, que j’aye l’honneur de voir la Princeſſe : & que de plus, celuy qui eſt Chef de cette entrepriſe, & qui eſt preſentement dans la Chambre du Capitaine qui m’a conduit icy, ait auſſi la ſatisfaction de recevoir ſes ordres de ſa bouche. Tout ce que vous dittes, repliqua Marteſie, n’eſt pas bien difficile à faire, pourveu que vous ayez patience : car je croy que la Princeſſe de Lydie ſe retirera bientoſt. Mais en attendant, adjouſta t’elle, dittes moy quel eſt ce genereux Liberateur ; comment il pourra faire pour nous tirer d’icy ; & quand ce ſera ? car je voudrois que ce fuſt à l’heure meſme s’il eſtoit poſſible. Vous sçaurez à loiſir ces deux premieres choſes que vous demandez, repliquay-je, mais pour ce qui eſt de vous tirer d’icy, ce ſera dans trois jours ſi la Princeſſe le veut. Si elle le veut ! reprit elle, ha Orſane je vous aſſure qu’elle le voudra : puis qu’encore que le Roy de Pont ſoit auſſi reſpectueux pour elle qu’il eſt injuſte, je ſuis aſſurée qu’il n’eſt rien qu’elle ne fiſt pour ſortir de ſa puiſſance. Cependant, dit elle, afin de sçavoir plus promptement quand la Princeſſe de Lydie ſe retirera, & que nous puiſſions plus toſt voir noſtre Liberateur, ſuivez moy s’il vous plaiſt : en diſant cela elle me mena par un petit Cabinet qui reſpondoit dans la Chambre de la Princeſſe, où l’on avoit fait un retranchement pour pouvoir avoir une Garderobe : car comme vous sçavez, les Places de guerre ne ſont pas baſties comme les Palais. Eſtant donc en ce lieu là, d’où nous pouvions entendre tout ce que ces Princeſſes diſoient, nous nous miſmes à eſcouter, afin de juger ſi la converſation finiroit bien toſt : de ſorte qu’apres nous eſtre teûs, j’entendis qu’une perſonne de qui la voix m’eſtoit inconnuë, & que Marteſie me dit eſtre la Princeſſe Palmis, ſe pleignoit de l’opiniaſtreté de ſa mauvaiſe fortune. Pour moy, luy repliqua la Princeſſe Mandane ; je n’oſe preſques plus me pleindre de la mienne : car puis que la conformité de nos malheurs m’a fait acquerir voſtre affection, & a en quelque façon cauſé l’amitié du Prince Artamas, & de l’illuſtre Cyrus, il me ſemble que je les dois ſouffrir plus patiemment. Ha Madame, interrompit la Princeſſe Palmis, ne donnez pas une cauſe ſi fâcheuſe à l’affection que j’ay pour vous : & ne cherchez pas en la conformité de nos diſgraces, ce que vous ne pouvez trouver qu’en voſtre rare merite. Joint qu’à regarder les choſes de fort prés, il y a touſjours eu une notable difference, entre les malheurs de Cyrus & ceux d’Artamas : & entre les voſtres & les miens. Il y a pourtant beaucoup de choſes qui ſe reſſemblent, repliqua Mandane : car enfin ſi le malheureux Cyrus a eſté expoſé, Artamas l’a eſté auſſi : que ſi l’un a changé ſon Nom en celuy d’Artamene, l’autre a porté celuy de Cleandre qui n’eſtoit pas le ſien. Ils ont tous deux eſté braves ; ils ont tous deux eſté Conquerans ; ils ont tous deux eſté amoureux : & s’il y a quelque difference, c’eſt que le Prince Artamas a aimé par raiſon, & que Cyrus a aimé par inclination ſeulement. Vous n’avez, interrompit la Princeſſe Palmis, qu’à tranſposer le Nom d’Artamas, & à le mettre à la place de celuy de Cyrus, & voſtre diſcours ſera juſte : de grace, laiſſez moy achever, pourſuivit Mandane : & voyons ſi je n’ay pas raiſon d’attribuer à la conformité de nos infortunes, la pitié que vous avez des miennes. En effet outre ce que j’ay deſja dit, ces deux Princes ont eſté aimez des Rois qu’ils ont ſervis, & ont tous deux eſté mis en priſon, par ceux pour qui ils avoient haſardé mille fois leur vie. Si Creſus vous a voulu mal, parce que vous ne haiſſiez pas l’illuſtre Cleandre, Ciaxare durant longtemps m’a preſques haie, parce que j’eſtimois trop Artarmene. Enfin que vous diray-je encore de plus ? Cyrus & Artamas ne furent ils pas priſonniers de guerre, quand Andramite nous amena icy ? n’avez vous pas eu pluſieurs perſecuteurs auſſi bien que moy.’et ſi Adraſte & Arteſilas ſont morts pour vous, le malheureux Mazare ne perit il pas à ma conſideration ? Ne ſommes nous pas à l’heure que je parle en meſme priſon ? & ne faut il pas tomber d’accord, qu’il ſemble que le Ciel ait eu deſſein de faire que ne me pouvant aimer par la reſſemblance de tant d’admirables qualitez qui ſont en vous, & qui ne ſont pas en moy, vous m’aimaſſiez ſeulement parce que je ſuis malheureuſe comme vous, & de meſme maniere que vous ? Pour vous montrer, repliqua la Princeſſe Palmis, que l’amitié que je vous porte ne vient que de voſtre merite ſeulement, & point du tout de la reſſemblance de nos avantures ; il faut que je vous faſſe voir qu’il ne peut y avoir rien de plus eſloigné : eſtant certain que les evenemens qui en aparence ont le plus de rapport, ont des circonſtances qui les rendent ſi differents, qu’à parler raiſonnablement, on ne peut pas dire qu’ils ſe reſſemblent : & par conſequent vous ne devez pas croire que l’affection que j’ay pour vous, ait une ſemblable cauſe. j’advoüe touteſfois que quant à la naiſſance, il y a de l’égalité : mais comme vous ne parlez que des malheurs, je ne la mets pas en conte. je sçay bien auſſi, qu’encore que la maniere dont Cyrus & Artamas ont eſté expoſez, ſoit abſolument differente, c’eſt pourtant quelque eſpece de raport : cela eſt touteſfois une circonſtance de leur vie ſi generale, qu’ils ont cela de commun auſſi bien avec Semiramis & beaucoup d’autres de l’Antiquité qu’entre eux. Mais depuis cela, Madame, tout eſt different en leurs advantures : car enfin quand Cyrus n’eſtoit qu’Artamene, il sçavoit pourtant qu’il eſtoit Cyrus, & n’ignoroit nullement ſa condition : où au contraire, le malheureux Cleandre ne sçavoit luy meſme qui il eſtoit : & ſe trouvoit ſi eſloigné de ce que je ſuis, qu’il ne condamnoit guere moins ſon amour, que je l’euſſe condamnée ſi je l’euſſe sçeuë alors, & que je la condamnay quand je la sçeus. Artamene n’avoit qu’à dire qu’il eſtoit Cyrus, pour faire connoiſtre qu’il eſtoit d’une naiſſance égalle à la voſtre ; mais au lieu de cela Cleandre durant tres long temps, n’oſoit preſques ſouhaiter de sçavoir qui il eſtoit : de peur qu’il ne luy fuſt plus deſavantageux d’eſtre connu que de ne l’eſtre pas. Les faux noms qu’ils ont portez l’un & l’autre, leur ont meſme eſté donnez bien differemment : car Cyrus prit celuy d’Artamene pour ſe déguiſer, & Artamas ſans sçavoir ſeulement ſon veritable Nom, reçeut celuy de Cleandre, de Thimettes qui le luy donna, ne croyant pas qu’il le deuſt jamais quitter. Il eſt vray qu’ils ont eſté tous deux braves, & tous deux Conquerans, mais avec une notable difference : puis qu’enfin la Fortune a preſques renfermé les victoires d’Artamas dans le Royaume de mon Pere : pendant qu’elle a eſtendu les conqueſtes de Cyrus par toute l’Aſie. La naiſſance de leur paſſion, eſt meſme auſſi differente, que le merite des deux Perſonnes qui leur en ont donné eſt eſloigné l’un de l’autre : & quant à la priſon où ils ont eſté tous deux, ç’a eſté encore par des cauſes bien diſſemblables. La jalouſie & la meſchanceté d’Arteſilas, firent la priſon de Cleandre : & la preocupation de Ciaxare celle d’Artamene : quoy que je ſois contrainte d’advoüer, qu’il y a eu une égalle injuſtice en l’une & en l’autre : De plus, la haine que Ciaxare a portée à Cyrus, n’a eſté que parce qu’il avoit mal entendu les menaces des Dieux : mais pour le Roy mon Pere, il n’a haï Artamas, que parce qu’il a creû que je l’aimois : & par conſequent la cauſe de ſa haine ne sçauroit ceſſer, comme celle de la haine de Ciaxare a ceſſé. Au reſte, il ne me ſemble pas que vous ayez raiſon de trouver qu’il y ait de l’égalité en leur derniere priſon : puis que celle de Cyrus ne dura qu’une heure au plus ; que celle d’Artamas dure encore, & qu’ outre cela il fut dangereuſement bleſſé. Renfermez donc de grace, pourſuivit elle toutes ces reſſemblances que vous trouvez en nos advantures, en une ſeule, qui eſt que nous ſommes en priſon : encore eſt-ce bien differemment : car vous sçavez qu’il y a deux cens mille hommes en armes pour voſtre liberté, que le plus vaillant Prince de la Terre, & le plus Grand Capitaine tout enſemble, commande cette grande Armée, & qu’il ne combat que pour vous. De plus, vous pouvez luy ſouhaiter la victoire, & faire des vœux pour l’obtenir : mais pour moy, je ne ſuis pas ſeulement privée de toute eſperance de ſecours, mais encore de toute conſolation : ſi ce n’eſt de celle de voſtre amitié, qui en eſt veritablement une fort grande. Car enfin, il ne m’eſt pas permis de deſirer pour recouvrer ma liberté, que le Roy mon Pere ſoit vaincu ; qu’il perde la Couronne ; & qu’il devienne Eſclave. Cependant ſi Cyrus eſt vainqueur, la choſe ſera ainſi : & s’il ne l’eſt pas, le Prince Artamas perira en priſon, & je mourray en celle où je ſuis. De ſorte que ſans pouvoir ſeulement faire un deſir innocent qui me ſoit avantageux, il faut que je ſouffre les maux qui m’accablent, ſans en ſouhaiter meſme la fin. jugez apres cela, ſi je puis tomber d’accord que je dois voſtre affection à mes infortunes : & ſi je ne dois pas vous ſoutenir, que cela n’eſt point du tout, afin d’avoir du moins la conſolation de m’en pleindre : ce que je ne pourrois faire, ſi je croyois leur devoir voſtre amitié. Ce que vous me dittes, repliqua Mandane, eſt auſſi ſpirituel qu’obligeant : mais apres tout, je ne laiſſe pas d’eſtre perſuadée que les Dieux ont eu deſſein que le Prince Artamas aimaſt & ſervist Cyrus, & que Cyrus auſſi protegeaſt & conſolast Artamas : & qu’ ils n’ayent du moins eu intention que la pitié qui attache ſi facilement les malheureux les uns aux autres, fiſt que nous trouvaſſions quelque ſoulagement à nous entretenir de la difference de nos malheurs, & à nous rendre tous les offices que des Perſonnes priſonnieres ſe peuvent rendre. Apres cela, ces deux Princeſſes dirent encore beaucoup de choſes que je n’entendis pas bien, parce que Marteſie m’en empeſchoit. j’avois meſme eu aſſes de peine à l’obliger de me permettre d’eſcouter ce que je viens de vous dire : car elle me faiſoit touſjours quelque queſtion, où je reſpondois en deux mots, & meſme quelquefois de la teſte ſeulement : parce qu’ayant oüy que la Princeſſe Mandane avoit nommé une fois le Prince mon Maiſtre, je voulois touſjours sçavoir ſi elle n’en parleroit point davantage. C’eſt pourquoy malgré Marteſie, qui s’eſtoit ennuyée d’eſcouter, & qui me vouloit entretenir, l’entendis ce que je viens de dire : que j’ay eſté bien aiſé d’apprendre à l’illuſtre Cyrus, afin de luy faire juger qu’eſtant auſſi fidelle à mon Maiſtre que je le ſuis, je ne luy apprendrois pas les ſentimens avantageux que la Princeſſe Mandane a pour luy, ſi je ne sçavois avec certitude que le Prince Mazare n’y pretend plus rien. Mais pour revenir à mon diſcours, vous sçaurez, Madame, qu’enfin la Princeſſe de Lydie quitta Mandane, & paſſa de ſa Chambre dans la ſienne, qui n’en eſtoit ſeparée que par une petite Antichambre, qui eſtoit commune à toutes les deux.

Elle ne fut pas pluſtost ſortie, que sçachant qu’il n’y avoit plus qu’Arianite avec elle, je fus prendre mon Maiſtre au lieu où je l’avois laiſſé, pour l’amener dans la Chambre de Mandane : le Capitaine qui nous avoit fait entrer dans la Citadelle, nous menant encore juſques à la porte & nous y laiſſant, afin d’aller prendre garde que l’on ne nous peuſt deſcouvrir. Comme Marteſie eſtoit allée preparer la Princeſſe à recevoir un homme qui la vouloit delivrer ; & qu’elle luy avoit dit que c’eſtoit moy qui le luy conduiſois, elle chercha à s’imaginer quel pouvoit eſtre ce Liberateur : & j’ay sçeu depuis par Marteſie, qu’elle avoit creû que ce ne pouvoit eſtre que l’illuſtre Cyrus. De ſorte qu’ayant une extréme frayeur de penſer qu’il ſe fuſt mis en un ſi grand danger à ſa conſideration, elle n’avoit pas toute la joye qu’elle devoit avoir, de la liberté qu’on luy faiſoit eſperer. Apres cela, Madame, il vous eſt ce me ſemble aiſé de vous repreſenter quel fut l’eſtonnement de cette Princeſſe : lors qu’au lieu de voir entrer l’invincible Cyrus, dont elle avoit l’imagination toute remplie, elle vit à ſes pieds le Prince Mazare qu’elle croyoit mort. Elle ſe tourna alors avec precipitation vers Marteſie, comme pour luy demander ſi ce qu’elle voyoit eſtoit vray ? & pourquoy s’il l’eſtoit, elle l’avoit trompée ? Marteſie de ſon coſté, qui n’eſtoit pas moins ſurprise que la Princeſſe, me regardoit avec un eſtonnement ſi grand, qu’elle ne pouvoit me demander pourquoy je luy avois déguiſé la verité ? Cependant mon Maiſtre ne fut pas pluſtost à genoux aupres de Mandane, qui n’avoit pas la force de ſe lever, que luy adreſſant la parole ; Madame, luy dit il, vous voyez à vos pieds un homme reſſuscité : mais reſſuscité auſſi innocent qu’il eſtoit criminel, un quart d’heure devant que de faire naufrage avecque vous. C’eſt pourquoy je vous conjure de ne me traitter plus comme je meritois de l’eſtre, lors que j’eus l’injuſtice de vous enlever : puis que je ne ſuis plus maintenant, le meſme que j’eſtois alors. je ne vous demande plus, divine Princeſſe, que vous ſouffriez que je vous adore, puis que c’eſt une choſe que je ſuis reſolu de faire en ſecret dans mon cœur, tout le reſte de ma vie : mais je vous ſuplie ſeulement, de me vouloir pardonner un crime, que je ſuis preſt de reparer, en vous redonnant la liberté que je vous ay oſtée. Ha Mazare, interrompit la Princeſſe, on ne m’abuſe pas à Sardis, comme on me trompa à Sinope ! & je n’ay plus preſentement pour vous, les ſentimens que j’avois en ce temps là. je ſuis pourtant, repliqua t’il en ſoupirant, moins indigne de voſtre amitié, que je ne le fus jamais : car enfin, Madame, lors que vous me l’aviez accordée à Babilone, je ne faiſois que combatre contre la paſſion que vous aviez fait naiſtre dans mon cœur : & l’on peut dire qu’encore que je creuſſe combattre de toute ma force, je me deffendois pourtant foiblement : En effet, je ſuis vaincu par cette imperieuſe paſſion : ma vertu luy ceda abſolument : elle chaſſa de mon ame la generoſité & la raiſon : & me força enfin a Sinope à faire la plus violente & la plus injuſte action, dont on puiſſe eſtre capable. je vous enlevay donc, Madame, & je vous enlevay en vous trompant, & en vous perſuadant que je voulois vous remettre entre les mains de qui il vous plairoit : mais divine Princeſſe, je ne fus pas longtemps criminel : puis que je me repentis auſſi toſt de ce que j’avois fait, & que le commandement que je fis au Pilote, de tourner la Proüe de la Galere vers Sinope, fut ce qui vous mit en eſtat de perir. Non non, interrompit Mandane, vous ne me perſuaderez pas ce que vous dittes : je fus trop cruellement trompée de vous, pour m’y pouvoir jamais confier : car Mazare, pour vous faire voir combien voſtre crime me doit paroiſtre grand, il faut que je vous advoüe, qu’excepté Cyrus, je ne croyois pas qu’il y euſt un homme au monde, de qui la vertu égalaſt la voſtre. je vous eſtimois autant que j’eſtois capable d’eſtimer quelqu’un ; je croyois vous avoir de l’obligation, & je vous en avois en effet : & pour dire quelque choſe de plus, je vous aimois comme ſi vous euſſiez eſté mon Frere. jugez apres cela, comment j’ay deû paſſer d’une extremité à l’autre, apres la violence que vous m’avez faite ; apres m’avoir trompée avec tant d’adreſſe ; & m’avoir cauſé tous les malheurs qui me ſont arrivez. En verité Mazare, adjouſta t’elle, je ne sçay comment les Dieux vous ont conſervé la vie : puis que non ſeulement vous eſtes cauſe de toutes mes infortunes, mais de celles de toute l’Aſie, qui n’eſt en guerre que parce que vous m’avez enlevée. Ceſſez Madame, reprit ce Prince affligé, ceſſez de me reprocher mon crime, puis que je le voy auſſi grand qu’il eſt : car ſans conſiderer les malheurs des autres, je n’ay qu’à penſer à ceux que je vous ay cauſez, & que je vous cauſe encore : & je n’ay enfin qu’à me ſouvenir que j’ay perdu le reſpect que le vous devois : Mais Madame, le repentir que j’en ay eu, & que j’en auray juſques à la mort, eſt un chaſtiment ſi rude, que ſi vous en connoiſſiez la grandeur, vous auriez peut-eſtre pitié de ce que je ſouffre. Ne le trouvant pourtant pas proportionné à ma faute, je m’en ſuis encore impoſé un plus rude : c’eſt Madame, de vous remettre moy meſme entre les mains de Cyrus : de cét heureux Rival, dis-je, à qui les Dieux ont reſervé de ſi favorables avantures, que ſes Rivaux meſmes travaillent à delivrer pour luy ſeulement, la Princeſſe qu’il adore, & qu’ils adorent auſſi bien que luy. C’eſt pour cela, Madame, adjouſta t’il, que j’ay quitté un Deſert où je m’eſtois confiné : que je ſuis venu en Lydie, ſous un autre Nom que le mien : & que je me ſuis déterminé à vous tirer de priſon. Les Dieux ont ſans doute favoriſé mon entrepriſe : & j’ay amené la choſe au point, que ſi vous le voulez, dans trois jours vous ſerez hors d’icy, & dans le Camp de Cyrus. En achevant ces paroles, le Prince Mazare ſouspira malgré qu’il en euſt, d’une maniere ſi touchante, qu’il eſtoit ce me ſemble aiſé de voir qu’il ſe repentoit veritablement : neantmoins la Princeſſe Mandane ne ſe le pût jamais imaginer. Il y avoit pourtant quelques inſtants, où toutes les choſes que luy diſoit ce Prince affligé l’eſbranloient : mais un moment apres, la défiance reprenoit ſa place dans ſon cœur : & faiſoit qu’elle ne pouvoit croire que le Prince Mazare euſt effectivement deſſein de la remettre en liberté. Elle voyoit bien qu’il faloit qu’il euſt une grande & puiſſante intelligence dans la Citadelle : & elle penſoit auſſi que puis qu’il avoit eu aſſez d’adreſſe pour trouver les moyens d’y entrer, il pourroit encore avoir celle de l’en pouvoir faire ſortir. Mais en meſme temps elle croyoit que ce ſeroit pour l’enlever une ſeconde fois, & non pas pour la delivrer veritablement : de ſorte que quoy qu’il luy peuſt dire, elle ne le croyoit point : & luy diſoit touſjours conſtamment, qu’elle aimoit mieux demeurer priſonniere que de le ſuivre comme il le luy propoſoit. Quoy Madame, luy diſoit il, vous ne voulez point me croire, lors que je vous aſſure que je me repens, & que pour reparer mon crime, je veux vous remettre en liberté ! je n’ay pas la force, adjouſtoit il, de vous dire que je n’ay plus d’amour pour vous : car Madame, je ne veux pas meſler le menſonge avec la verité : mais je vous proteſte en preſence des Dieux qui m’eſcoutent, que cette paſſion eſt ſans eſperance, & ſans aucune pretention. je ne veux autre choſe, qu’obtenir mon pardon, & vous remettre en liberté : apres cela, je mourray ſans murmurer. Il eſt meſme juſte, adjouſta t’il, que pour me punir plus rigoureuſement, cette paſſion demeure dans mon ame : regardez la donc comme un ſuplice, qui me punit de ma faute, & vous la ſouffrirez ſans doute : principalement quand vous verrez que je ne vous en demanderay aucune reconnoiſſance. Cependant ne me donnez pas le deſplaisir, de voir que quand je vous ay dit un menſonge, qui vous eſtoit deſavantageux, vous m’avez creû : & que lors que je vous dis une verité qui peut rompre vos chaines, vous ne me croyez pas. Non non, interrompit la Princeſſe, vous ne me tromperez pas une ſeconde fois ; je me fiay en vous, parce que je vous croyois incapable de me tromper : mais apres m’avoir trompée, je ne m’y sçaurois plus fier. Ne conſiderez vous point Madame, reprit il, que meſme il eſt impoſſible que je puiſſe avoir un mauvais deſſein ; car comment ferois-je pour l’executer ? je puis ſans doute vous tirer de priſon, parce que le Camp de Cyrus eſt un lieu de retraitte tres proche & tres aſſuré : mais ſi je voulois vous enlever au Roy de Pont ſeulement, & vous enlever pour moy meſme, comment en viendrois-je à bout ? Sardis ne ſeroit pas un lieu ſeur à vous cacher : & toute la Campagne eſt couverte des Troupes de Cyrus. je ne sçay, dit elle, ny où eſt Cyrus, ny comment vous pourriez faire : mais je sçay bien que je ne vous croiray pas. Quoy Madame, luy dit il, vous refuſeriez la liberté, parce qu’elle vous eſt offerte par un Prince que vous n’aimez point ! La raiſon qui fait que je ne l’aime pas, repliqua t’elle, eſt que je croy qu’il n’a pas deſſein de me delivrer, & qu’il ne cherche qu’à me faire changer de chaines : mais priſon pour priſon, j’aime mieux eſtre avec la Princeſſe de Lydie qu’aveque vous. Pour vous teſmoigner Madame, interrompit il, que je ne veux pas vous delivrer pour moy, je n’ay qu’a vous dire que je ne veux pas vous delivrer ſeule, puis que je pretends auſſi donner la liberté à la Princeſſe Palmis : & que c’eſt par un Amant d’une fille qu’elle a aupres d’elle, qui s’apelle Cyleniſe, que j’ay intelligence dans la Citadelle où vous eſtes priſonniere. Apres cela, Madame, douterez vous de la ſincerité de mes intentions ? je douteray de tout, repliqua t’elle : car j’aime mieux douter de vos paroles, que ſi vos paroles me trompoient une ſeconde fois. Mais Orſane (me dit elle en ſe tournant vers moy) conment eſt il poſſible que vous ayez ſervy voſtre Maiſtre en une pareille occaſion ? pour moy, adjouſta t’elle, j’ay touſjours connu tant de vertu en voſtre ame, que j’aime mieux croire qu’il vous trompe, que de penſer que vous me trompiez comme luy. Madame, repliquay-je, je puis vous aſſurer que le Prince Mazare n’a autre intention que celle qu’il vous dit : Ha Orſane, s’eſcria t’elle, vous eſtes moins ſage que moy, ſi vous croyez ce que vous dittes ! En verité (dit Maneſie parlant à la Princeſſe) il me ſemble puis qu’Orſane parle comme il fait, qu’il faudroit adjouſter foy à ſes paroles : car enfin il n’eſt pas amoureux, & par conſequent il eſt plus croyable que le Prince Mazare. Pour vous teſmoigner (interrompit mon Maiſtre, parlant à Mandane) que je ne veux que vous delivrer, je m’offre à demeurer dans voſtre priſon, lors que vous en ſortirez : Orſane & un illuſtre Amy que j’ay acquis dans ma Solitude, vous conduiront au trop heureux Cyrus : & je demeureray icy, à ſouffrir conſtamment la mort que Creſus me fera donner. je vous promets meſme de la recevoir aveque joye, pourveu que vous me promettiez que ma memoire ne vous ſera point en horreur : je feray encore plus (adjouſta t’il, emporté par la violence de ſon amour, & par le deſespoir où il eſtoit de voir que cette Princeſſe ne le croyoit pas) car ſi vous le voulez, je me tuëray devant que vous ſortiez de la priſon que je vous auray ouverte. Si je croyois ce que vous dittes, repliqua qua la Princeſſe, je vous dirois que ſi voſtre mort arrivoit de cette ſorte, elle me toucheroit trop : mais enfin je ne sçaurois me reſoudre à vous croire. Advoüez moy du moins, reprit il, en attendant que j’aye trouvé les moyens de vous perſuader, que ſi vous me croiyez vous diminuëriez une partie de la haine que vous avez pour moy. je dis meſme plus, adjouſta t’elle, car ſi je vous croyois, je ſerois capable d’oublier le paſſé ; de vous pardonner ; & de vous redonner mon amitié, tant je trouverois la liberté douce, & voſtre action genereuſe. Mais le mal eſt que je ne vous crois pas, & que je ne vous sçaurois croire : & qu’ainſi vous regardant comme un Prince qui me veut tromper une ſeconde fois, je vous regarde avec colere & avec haine. Qui vit jamais, s’écria t’il alors, un malheur égal au mien ! vous me dittes que vous me pardonneriez, & que vous me redonneriez voſtre amitié, ſi ce que je dis eſtoit vray : & cependant vous avez l’injuſtice de me regarder avec colere & avec haine : quoy qu’il n’y ait rien de plus certain que je vous veux delivrer. Dittes moy du moins ce qu’il faut faire, pour vous perſuader que je ne ments pas, & pour vous monſtrer mon cœur à deſcouvert : je n’en sçay rien, reprit elle, mais je sçay que je ne me fieray pas à ce que vous dittes : c’eſt pourquoy obligez ceux qui vous ont fait entrer, à vous faire ſortir promptement : & contentez vous que j’aye la generoſité de ne vouloir pas vous perdre : & de ne faire pas advertir les Gardes, que vous ne pouvez pas avoir tous gagnez, que vous eſtes icy. Ne penſez pas, adjouſta t’elle, que ce ſoit parce que je doute ſi ce que vous dittes eſt vray ou faux, que j’agiſſe comme je fais : mais c’eſt que je ne ſuis pas cruelle : & que de plus les premiers ſervices que vous m’avez rendus, ont eſté aſſez conſiderables, pour m’obliger à ne vouloir pas eſtre cauſe de voſtre mort. Au nom des Dieux Madame, luy dit il, ne me deſesperez pas, & croyez moy : au nom des Dieux, repliqua t’elle ne me perſecutez pas davantage, & me laiſſez en repos. De grace Marteſie, adjouſtoit ce Prince, perſuadez voſtre illuſtre Maiſtresse, de ſe fier en mes paroles : Seigneur, luy repliquoit cette ſage Fille, j’advoüe que je vous croy : mais j’advoüe en meſme temps, que je n’oſerois pourtant conſeiller à la Princeſſe de vous croire : c’eſt pourquoy ce n’eſt pas à moy à la perſuader. Que faut il donc que je face ? reprit il, & que puis je faire autre choſe que mourir ? car comme je n’avois quitté ma Solitude que pour vous delivrer, dit il à Mandane, & pour obtenir mon pardon : ne pouvant faire ny l’un ny l’autre, je n’ay plus rien à chercher que la mort. Auſſi la chercheray-je en des lieux & en des occaſions où apparamment je la trouveray : en effet Madame, pourſuivit il, puis que je ne puis eſtre ſouffert de vous, ny comme voſtre Amant, ny comme voſtre Amy ; & que vous ne pouvez croire que je ſois capable de repentir : il faut bien que je cherche les voyes de me jetter en un peril ſi grand, qu’il y ait certitude de vous delivrer pour toujours, de la veuë d’un Prince que vous haïſſez juſques au point, de ne vouloir pas recevoir la liberté de ſa main. La Princeſſe entendant parler mon Maiſtre avec tant de violence, creût par ce qu’il luy diſoit, & par ce peril qu’il vouloit chercher, qu’il entendoit de ſe battre avec l’illuſtre Cyrus : de ſorte, Madame, que prenant la parole, elle luy dit certains mors qui firent connoiſtre au Prince Mazare, la crainte qu’elle avoit qu’il ne vouluſt entreprendre quelque choſe contre ce Prince. Mais à peine eut il compris ce qu’elle vouloit dire, que ſans luy donner loiſir d’achever d’expliquer la penſée ; je vous entens, Madame, je vous entens, luy dit il ; vous ne voulez pas que Cyrus ait l’avantage de me vaincre, puis que vous ne voulez pas que je le combatte : mais ne craignez pas Madame, que dans les ſentimens où je ſuis, j’entreprenne rien contre luy. j’ay trop de reſpect pour ce que vous aimez pour y ſonger : & je ſuis moy meſme aſſez obligé à ce Prince, pour ne pouvoir m’y porter avec honneur. Ainſi Madame, ſi je meurs par la main de l’illuſtre Cyrus. il faudra qu’il me cherche, & qu’il me tuë meſme ſans que je me deffende ; ce qu’il n’eſt pas capable de faire. Voila Madame, juſques où va le reſpect que j’ay pour vous : & quels ſont les ſentimens de cét homme que vous dittes qui vous veut tronper une ſeconde fois. Croyez donc que ſi je rencontre Cyrus, je luy demanderay la mort comme une recompenſe des ſervices que je vous ay voulu rendre : & comme le ſeul remede aux maux que je ſouffre. Apres cela, Madame ma memoire vous ſera t’elle encore en horreur, & haïrez vous Mazare & vivant, & mort ? Pendant que ce Prince parloit ainſi, la Princeſſe le regardoit attentivement : & il y eut des inſtants, où j’eſperay qu’elle ſe laiſſeroit perſuader : mais il n’y eut pourtant pas moyen. Elle luy parla touteſfois avec plus de douceur, depuis ce qu’il luy eut dit de l’illuſtre Cyrus : & je ne sçay ſi cette converſation euſt duré un peu plus long temps, ſi à la fin cette vertueuſe Princeſſe n’euſt pas connu la verité.

Mais ce Capitaine qui nous avoit fait entrer, nous eſtant venu advertir qu’il eſtoit temps de ſortir de l’Apartement de la Princeſſe, & de retourner au ſien, juſques à ce qu’il nous puſt faire ſortir de la Citadelle, il falut en effet nous retirer, ſans avoir pû perſuader la Princeſſe Mandane : & avec le déplaiſir d’avoir amené inutilement une ſi grande & ſi hardie entrepriſe, ſi prés d’eſtre executée. Auſſi vous puis-je aſſurer, que mon Maiſtre en eut une douleur extréme : & quand je me ſouviens quel tranſport fut le ſien, lors qu’apres que nous fuſmes ſortis de la Citadelle il raconta à Beleſis ce qui luy venoit d’arriver ; je ne puis que je n’admire encore la grandeur de ſa paſſion, par la grandeur de ſon deſespoir. Car enfin il vouloit mourir abſolument : & ne pouvoit pas comprendre, ny qu’il pûſt vivre ny qu’il le deuſt : de ſorte que Beleſis & moy n’euſmes pas peu de peine, à moderer la fureur qu’il avoit contre luy meſme. Ce que j’admiray le plus. fut que la veuë de Mandane ne fit qu’augmenter ſon repentir, & que le confirmer dans le genereux deſſein qu’il avoit : les Gardes de cette Princeſſe ; ſon logement ; & mille autres choſes qu’il avoit remarquées ou en entrant, ou en ſortant de la Citadelle, quoy qu’il fiſt fort obſcur, redoubloient encore ſes deſplaisirs. C’eſt moy, diſoit il, c’eſt moy qui ſuis cauſe qu’elle eſt priſonniere, qu’elle voit tous les jours mille faſcheux objets : & qu’elle n’a pas un moment de repos : auſſi a t’elle bien proportionné la haine qu’elle me porte, aux maux que je luy fais ſouffrir : car je ne penſe pas que l’on puiſſe plus haïr perſonne qu’elle me hait En effet, adjouſtoit il, ſi cela n’eſtoit pas, elle n’agiroit pas comme elle agit, & elle n’aimeroit pas mieux eſtre dans une forte Citadelle, & au pouvoir d’un Prince qui a une puiſſante protection, & une grande Armée pour s’oppoſer à Cyrus, que de s’expoſer au malheur qu’elle craint. Il faut bien ſans doute qu’elle me haïſſe plus que le Roy de Pont : puis que quand il ſeroit vray, ce qui n’eſt pas, que je la voudrois enlever une ſeconde fois, il ſerort bien plus aiſé à Cyrus de la tirer de mes mains, que de celles de deux Princes, qui ont la moitié de l’Aſie engagée dans leurs intereſts. Mais c’eſt ſans doute que les Dieux non ſeulement ne veulent pas que je ſois le plus aimé : mais c’eſt qu’ils veulent meſme que je ſois le plus haï. Cependant j’ay entendu, ou j’ay creû entendre (car je ne me fie pas à mes propres ſens, tant ma raiſon eſt troublée) que ſi Mandane croyoit que j’euſſe un veritable repentir, elle auroit encore une veritable amitié pour moy : & malgré cela, j’ay beau avoir dans l’ame des ſentimens equitables & genereux, elle n’en croit rien & n’en veut rien croire. Car je ſuis aſſuré qu’elle combat ſa propre raiſon, qui luy dit ſans doute qu’elle doit adjouſter foy à mes paroles : & qu’à quelque prix que ce ſoit, elle veut que je ſois coupable. Au nom des Dieux Orſane, adjouſta t’il, voyez encore une fois Marteſie, & taſchez, de faire ce que je n’ay pas fait, Dittes luy qu’elle die a ſon incomparable Maiſtresse, qu’el— ne refuſe point la liberté : & qu’elle cherche dans ſon eſprit, par quelle voye je la puis aſſurer que je n’ay point d’autre deſſein que de la delivrer. La choſe preſſe extrémement : & ſi nous n’achevons noſtre entrepriſe durant la Tréve, nous ne la pourrons jamais faire reüſſir : puis que dés qu’elle ſera rompuë, il faudra que j’aille à l’Armée, & par conſequent je ne pourray plus demeurer icy ſans eſtre ſuspect. L’incommodité que je feins d’avoir preſentement afin d’eſtre en liberté d’agir, commence de donner quelque inquietude au Roy de Pont : c’eſt pourquoy encore une fois ſongez à moy, & faites vos derniers efforts : & s’il eſt. poſſible, ne les faites pas inutilement. je vous laiſſe à juger ſi je pouvois refuſer quelque choſe, à un Prince qui pouvoit tout ſur moy, & qui ne me demandoit rien d’injuſte : mais afin de mieux agir, Beleſis fut prendre un Billet de Tegée pour Cyleniſe, que je portay avec intention d’obliger Marteſie à le rendre à cette Fille : de ſorte qu’ayant parlé à ce Capitaine qui eſtoit de noſtre intelligence, il me fit entrer le ſoir ſuivant dans la Citadelle, & me donna encore moyen de parler à Marteſie, à qui je dis tout ce qu’on peut dire, pour luy faire connoiſtre que la Princeſſe avoit tort de ne vouloir pas qu’on la delivraſt. Et en effet je parlay ſi fortement, que je ſuis perſuadé qu’elle me creût : mais elle m’aſſura que quant à la Princeſſe, elle ne me croiroit pas. En ſuitte, comme je luy eus dit que j’avois un Billet pour Cyleniſe, elle me repliqua que cela ne ſerviroit de rien, comme elle me l’avoit deſja dit : parce que la Princeſſe Palmis ne vouloit aſſurément point ſortir de Priſon, ſi ce n’eſtoit de la main du Roy ſon Pere : & que Cyleniſe ne voudroit pas quitter ſa Maiſtresse, le ne laiſſay pourtant pas de la prier de l’envoyer querir, afin que je luy donnaſſe le Billet de Tegée : & en effet Marteſie le fit. Mais lors qu’elle fut venuë, elle me dit les larmes aux y eux, qu’elle eſtoit bien redevable à Tegée : mais qu’elle ne pouvoit ny perſuader ſa Maiſtresse, ny la quitter. Que la Princeſſe Mandane ayant dit à la Princeſſe Palmis ce qu’il luy eſtoit arrivé, elle avoit oüy leur converſation : & avoit connu que cette Princeſſe croyoit abſolument que Mazare trompoit Tegée & moy auſſi, & avoit un mauvais deſſein : & qu’en ſuitte la Princeſſe Palmis luy avoit fait connoiſtre, que quant à elle, il luy eſtoit impoſſible de le pouvoir plus reſoudre à faire ce qu’elle avoit voulu faire à Epheſe : luy ſemblant que la bien ſeance ne pouvoit ſouffrir qu’elle vouluſt ſortir aveque violence d’une priſon où le Roy ſon Pere l’avoit miſe. Voyant donc que l’aſſistance de ces deux Filles m’eſtoit inutile, je preſſay tant Marteſie de me faire encore une fois parler à la Princeſſe Mandane, qu’enfin elle s’y reſolut : j’entray donc avec elle dans la Chambre, apres qu’elle eut eſté luy en demander la permiſſion, & qu’elle l’eut aſſurée que le Prince Mazare n’y eſtoit pas. Mais quoyque je puſſe luy dire, il me fut impoſſible de luy faire croire ce que je voulois qu’elle creuſt : & tout ce que je pus obtenir d’elle, fut que je l’amenay au point d’en douter ; ce qu’elle ne faiſoit pas auparavant que je l’euſſe veuë cette derniere fois. Cela ne changea pourtant rien à ſa reſolution, ne voulant pas bazarder de ſortirs ſur une choſe douteuſe. Mais Madame, luy dis-je alors, preſuposé que ce que je dis ſoit veritable, n’y a t’il pas de l’injuſtice de ne vouloir pas du moins donner à mon Maiſtre les moyens de vous faire connoiſtre qu’il eſt effectivement dans le deſſein de reparer la faute qu’il a faite ? Pour moy Madame, adjouſtay-je, il ne me ſemble pas que vous agiſſiez ſelon toute l’eſtenduë de voſtre bonté : car que voulez vous que mon Maiſtre devienne ? Comme je sçay tous ſes ſentimens, je puis vous aſſurer qu’il n’eſt venu ſe jetter dans le Party de Creſus, qu’avec l’intention de vous delivrer : & qu’il n’a combatu pour luy, que pour pouvoir trouver les moyens de vous mettre en liberté. Mais aujourd’huy que vous ne voulez pas qu’il vous y mette, il ne demeurera pas dans un Party qui n’eſt point le voſtre : il ne peut pas non plus aller dans l’Armée de Cyrus, à moins que de vous y remener : que voulez vous donc qu’il face ? De grace Madame, adjouſtay-je, ne ſouffrez pas qu’un ſi Grand Prince periſſe pour l’amour de vous : comme il fera ſans doute, ſi du moins vous ne luy donnez les moyens d’eſperer d’eſtre juſtifié dans voſtre eſprit, & de vous faire voir que ſa vertu eſt auſſi grande que ſon amour : & que ſon repentir eſt encore plus grand que ſon crime. Enfin Madame, ſi je le puis dire ſans perdre le reſpect que je vous dois, je ne partiray point d’icy, que je n’aye obtenu par mes tres humbles prieres, ce que je vous demande pour mon Maiſtre. Orſane, me dit elle, ce que vous me dittes m’eſpouvante & m’afflige tout enſemble : car le moyen de croire que vous ne parliez pas ſincerement ? le moyen encore de penſer que l’on vous puiſſe tromper ? & le moyen auſſi de s’imaginer qu’un Prince qui a eſté aſſez injuſte pour m’enlever, ſoit en ſuitte aſſez genereux pour vouloir reparer ſa faute ? Cependant à vous parler avec ſincerité, je conmence de croire qu’il n’eſt pas impoſſible que cela ſoit : mais ce qui fait mon affliction, eſt que je ne puis le croire aſſez fortement, pour me fier au Prince Mazare. Ainſi j’entre-voy, ce me ſemble, un chemin de pouvoir ſortir de ma priſon, mais je ne le sçaurois ſuivre, quoy que l’on m’en puiſſe dire. En effet, l’action de Mazare, & celle du Roy de Pont, font que tout m’eſt ſuspect, & que je ne me puis fier a rien : c’eſt pourquoy ne vous obſtinez pas davantage à me preſſer d’une choſe que je ne puis faire. Mais, adjouſtay je, que deviendra mon Maiſtre, ſi vous ne luy donnez du moins les moyens de vous faire connoiſtre qu’il a effectivement voulu vous delivrer ? Eh de grace Madame, ſongez bien à ce que je dis : & ne vous mettez pas en eſtat de vous reprocher un jour à vous meſme, la mort d’un des plus vertueux Princes du monde. Pour vous monſtrer Orſane, me dit la Princeſſe, que je ne veux pas vous refuſer toutes choſes, & que je veux bien que le Prince Mazare, s’il eſt tel que vous le dittes, ait les moyens de me donner des marques convainquantes de ſon veritable repentir, & une voye infaillible de recouvrer mon eſtime, etmeſme mon amitié : dittes luy qu’il aille combatre pour ma liberté en combattant pour Cyrus : & que s’il le fait, je croiray effectivement qu’il m’a voulu delivrer. Mais Madame, luy dis-je, Cyrus ne recevra peut eſtre pas trop bien le Prince mon Maiſtre : il le recevra ſans doute comme ſon Amy, repliqua Mandane, s’il eſt perſuadé qu’il a voulu eſtre mon Liberateur. Mais afin de n’expoſer pas la vie d’un Prince, qui me ſera chere, s’il eſt redevenu auſſi vertueux que je l’ay connu autrefois, je m’en vay vous donner un Billet pour Cyrus, que Mazare luy rendra : & en effet ayant accepté ce qu’elle m’offroit, non ſeulement parce que je mourois d’envie de voir mon Maiſtre hors de Sardis, de peur que ce que nous avions tramé ne fuſt deſcouvert par Creſus ou par le Roy de Pont ; mais encore parce que j’en avois infiniment davantage de le voir Amy de l’illuſtre Cyrus : Enfin Madame, cette Grande Princeſſe eſcrivit : & me dit ſi fortement, que ſi Mazare agiſſoit ainſi, elle croiroit qu’il l’avoit vouluë delivrer, & luy redonneroit ſon eſtime & ſon amitié, que je la quittay, en l’aſſurant qu’elle n’avoit qu’à ſe preparer à luy rendre cette juſtice. Je taſchay encore auparavant à l’obliger de faire plus, mais il n’y eut pas moyen, quoy que Marteſie luy puſt dire. Apres cela, je fus retrouver mon Maiſtre, qui m’attendoit avec une impatience extréme, quoy qu’il n’eſperast rien du tout de mon voyage : & certes à dire vray, il luy fut avantageux de n’avoir rien eſperé, parce que cela luy fit recevoir plus favorablement la propoſition que la Princeſſe Mandane m’avoit faite. Car enfin Madame, comme en faiſant ce qu’elle vouloir, je l’aſſurois qu’elle luy ſeroit auſſi obligée, que s’il l’avoit remiſe en liberté : puis qu’elle connoiſtroit par là, qu’il auroit eu deſſein de le faire : & qu’elle luy prometroit de luy pardonner, & de luy redonner ſon amitié, il ne pût s’empeſcher d’en avoir quelque joye. Il eut pourtant beaucoup de douleur de voir qu’il ne pouvoit obeïr à la Princeſſe, ſans changer de Party legerement : ſon amour faiſant auſſi un dernier effort contre ſa vertu, fit encore qu’il fut une peine eſtrange à ſe reſoudre de rendre à l’illuſtre Cyrus le Billet de la Princeſſe Mandane : mais apres un combat de deux heures, qui ſe paſſa dans ſon cœur, la Vertu vainquit l’Amour : de ſorte qu’apres avoir eſté ce temps là à s’entretenir ſeul, il revint à Beleſis & à moy, avec beaucoup de melancolie ſur le viſage, mais pourtant avec plus de tranquilité dans les yeux, que nous ne luy en avions veû il y avoit pluſieurs jours. Enfin, nous dit il, ma paſſion a cedé : j’ay achevé de la vaincre : & je ſuis reſolu à faire tout ce que la Princeſſe veut, puis que je ne la puis delivrer. Mais comme je ſuis criminel envers le Roy d’Aſſirie, auſſi bien qu’envers la Princeſſe ; & que le voudrois avoir reparé ce crime là, comme j’ay voulu reparer l’autre : je voudrois bien encore que par le moyen de Tegée, & de nos autres Amis, nous puſſions le delivrer.

Comme il diſoit cela, Andramire le vint voir, pour luy dire que les choſes eſtoient en une confuſion eſtrange : que Creſus & Abradate eſtoient broüillez : qu’Abradare & le Roy de Pont l’eſtoient auſſi : que chacun prenoit Party entre tous ces Princes, & meſme le Peuple : qu’un homme apellé Araſpe, qui avoit quitté le Party de l’invincible Cyrus depuis quelque temps, & s’eſtoit jetté dans celuy du Roy de Lydie, fomentoit toutes ces diviſions adroitement : que cependant il venoit, ſuivant ſa promeſſe, l’advertir que le Roy de la Suſiane sçachant que Creſus ne cherchoit qu’un pretexte de le quereller, afin de rompre abſolument le Traitté de l’eſchange du Prince Artamas & de vous, Madame, eſtoit reſolu de quitter ſon Party : & d’autant plus, qu’il sçavoit encore que l’on devoit s’aſſurer du Prince voſtre Pere : qui pour eviter ce malheur venoit de s’en aller déguiſé, pour ſe jetter dans Claſomene. De plus, dit encore Andramite, j’ay sçeu en mon particulier que l’on me veut arreſter : de ſorte que je ſuis au deſespoir de ce que ſans doute vous ne pourrez faire ce que nous avons reſolu : qui eſt de nous aller jetter dans le Party de Cyrus. je ne penſe pourtant pas que vous nous blaſmiez : car je croy que pour mettre ſa perſonne en ſeureté, & pour delivrer ſa Maiſtresse, il eſt permis de paſſer dans le Party ennemy. Le Prince Mazare entendant parler Andramite de cette ſorte, en fut bien aiſe, parce qu’il vit qu’il avoit une voye d’enveloper ſon changement dans celuy des autres : & qu’il luy ſeroit bien plus aiſé de paſſer du Camp de Creſus à celuy du Party contraire, que s’il euſt eſté ſeul : parce que le Roy de Pont le faiſoit touſjours obſerver avec grand ſoin, tant qu’il eſtoit à Sardis. Apres avoir donc oüy tout ce qu’Andramite avoit à luy dire, qui luy exagera l’injuſtice de Creſus, avec toute la chaleur d’un homme qui mouroit d’envie d’eſtre aupres de la belle Doraliſe : il luy dit que ſes intereſts ſeroient touſjours les ſiens : & qu’il feroit tout ce qu’il luy plairoit qu’il fiſt. Car encore, luy dit il, que vous ayez lieu de croire que je ne dois pas aller trouver Cyrus, apres ce qui s’eſt paſſé, j’ay d’autres raiſons que vous ne sçavez pas, qui feront que je ne laiſſeray pas de le faire : mais il me ſemble que ſi nous pouvions trouver les moyens de delivrer les priſonniers qui ſont icy, nous ſerions mieux reçeus de ce Prince. j’en ay ſans doute une voye aſſez ſeure : touteſfois elle la ſera encore davantage, ſi vous vous joignez à moy. Enfin Madame, que vous diray-je ? Andramite conſentit à ce que mon Maiſtre voulut ; & Beleſis & moy agiſmes ſi bien avec Tegée, que nous miſmes la choſe en eſtat d’eſtre executée la nuit ſuivante. Mais quoy que nous puſſions faire, nous ne puſmes imaginer les voyes de delivrer le Prince Artamas : par ce qu’il avoit ſes Gardes en particulier, avec leſquels ny Tegée, ny nous, n’avions nulle habitude. Et ce qui faiſoit qu’on le gardoit plus exactement que les autres, eſtoit qu’il avoit cent mille Amis en Lydie : & qu’ainſi ce qui le devoit rendre plus heureux, eſtoit ce qui le rendoit plus miſerable. De ſorte qu’il falut ſe contenter de ſonger à la liberté du Roy d’Aſſirie, & à celle de Soſicle, de Tegée, de Feraulas, & d’un Eſtranger apellé Anaxaris, Comme celuy qui commandoit les Soldats qui les gardoient, eſtoit Amy particulier de Tegée, quoy que Creſus ne le sçeuſt pas, il nous fut aiſé d’executer la choſe : ainſi des la nuit prochaine, environ deux heures devant le jour, le Prince Mazare, Andramite, Beleſis, quelques autres de leurs Amis, & moy, fuſmes trouver ce Capitaine qui nous attendoit : & ſuivant ce que nous eſtions convenus enſemble, il nous mena droit à la Chambre du Roy d’Aſſirie, qui s’eſtant eſveillé au bruit que l’on avoit fait en y entrant, fut eſtrangement ſurpris, de voir à la faveur d’une Lampe magnifique qui eſtoit penduë au milieu de ſa Chambre, que c’eſtoit le Prince Mazare qu’il croyoit mort, qui s’aprochoit de luy. Comme ce Prince eſt d’un naturel violent, quoy qu’il ne sçeuſt pas trop bien s’il eſtoit eſveillé ou endormy ; ſi ce qu’il voyoit eſtoit un Phantoſme ou un Homme : il s’aſſit ſur ſon lict : & trouſſant de la main droite un grand Pavillon de Pourpre de Tir qui le couvroit, que voy-je, luy dit il d’un ton de voix fier & eſlevé, ſortez vous d’entre les Ombres des Morts, pour m’annoncer la fin de ma vie ; ou eſtes vous encore entre les vivants, pour me donner lieu de vous punir de voſtre trahiſon ? Seigneur (repliqua le Prince mon Maiſtre ſans s’émouvoir) vous sçaurez tout à loiſir d’ou je ſorts, quand vous ſerez ſorty de la priſon où vous eſtes, & d’où je viens vous tirer : afin de reparer ſi je puis, la faute que je commis contre vous. Quoy Mazare, reprit il, les Dieux voudroient encore que je vous deuſſe ma liberte ! ils le veulent ſans doute, repliqua mon Maiſtre ; mais pour faire que cela ſoit, haſtes vous s’il vous plaiſt de vous mettre en eſtat de nous ſuivre. Ha non non, repliqua ce Prince violent, je ne veux rien devoir à celuy qui m’a ravy la Princeſſe Mandane : quand je vous auray delivré, reprit Mazare, je ne pretens pas que vous me ſoyez redevable : puis qu’en vous rendant la liberté, je vous auray encore moins rendu, que je ne vous auray oſté. Cependant, adjouſta t’il, ſi vous voulez aider à Cyrus à delivrer cette Princeſſe, il faut accepter la liberté que je vous offre, & l’accepter meſme promptement, car les moments nous ſont precieux. Ha Mazare, s’eſcria le Roy d’Aſſirie, vous avez trouvé la voye de faire que je reçoive la liberté que vous m’offrez ? je ne puis encore touteſfois vous promettre d’oublier le paſſé : car il faudroit que je puſſe oublier Mandane, & que je me puſſe oublier moy meſme : & tout ce que je puis, eſt de vous dire que comme je fais touſjours tout ce qui eſt en ma puiſſance, pour faire que mes Amis, mes Rivaux, & mes Ennemis, ne me ſurpassent pas en generoſité, il eſt à croire que je ne ſeray pas moins genereux que vous : & que je ſeray Maiſtre d’une partie de mes ſeutimens. Quoy qu’il en ſoit, reprit le Prince Mazare, haſtons nous : alors les Gardes du Roy d’Aſſirie, qui eſtoient tous de noſtre intelligence, luy aiderent à ſe lever : en ſuitte dequoy, le Prince Mazare luy donnant une Eſpée avec le meſme reſpect qu’il avoit accouſtumé d’avoir pour luy, quand il eſtoit à Babilone : tenez Seigneur, luy dit il, tenez, voicy dequoy punir Mazare, quand vous aurez delivré Mandane, ſi vous n’eſtes pas ſatisfait. Eh veüillent les Dieux (repliqua le Roy d’Aſſirie, en prenant cette Eſpée aſſez civilement) que nous la puſſions delivrer, cette admirable Princeſſe qui nous a rendus vous & moy ſi criminels & ſi malheureux. Apres cela faiſant un grand effort ſur luy meſme, il ſurmonta une partie de ſa colere & de ſa fierté : & apres avoir remercié Andramite qu’il reconnut fort bien, pour eſtre celuy qui avoit eſcorté les Princeſſes, & qui l’avoi amené à Sardis, il ſe laiſſa conduire à Mazare & à luy : ou pour mieux dire, nous nous laiſſasmes mener à Tegée & au Capitainé qui avoit gardé ces Priſonniers : qui par un Eſcalier dérobé, nous fit ſortir ſi ſecrettement, que les Soldats qui n’eſtoient pas gagnez, ne s’en aperçeurent point. Cela eſtant fait, nous ne trouvaſmes plus de difficulté à rien : parce qu’Andramite qui eſtoit un des Lieutenans Generaux de l’Armée de Creſus, avoit fait en ſorte qu’un Capitaine qui eſtoit ſa Creature, eſtoit en garde à une Porte de la Ville, qui regardoit vers le Quartier d’Abradate où nous voulions aller, & où nous guſmes en effet, ſans rencontrer aucun obſtacle. Nous n’y fuſmes pas ſi toſt, qu’allant droit à la Tente d’Abradate, nous aviſasmes ce que nous avions à faire, & il fut reſolu Seigneur (pourſuivit Orſane, adreſſant la parole à Cyrus) que pour ne rien hazarder, ces Princes n’entreprendroient pas encore de ſe venir jetter dans voſtre Camp, parce que le jour commençoit de paroiſtre : & qu’un Frere d’Andramite qui commande les gens de guerre qui tiennent le paſſage de la Riviere d’Helle, n’aurait pas le temps de diſposer les choſes à nous laiſſer paſſer ſi promptement. Joint que comme Abradate à ſon Quartier à un Poſte fort avantageux, il ne craignit pas que Creſus entrepriſt de le forcer en ce lieu là : de plus, il creût bien encore qu’il ne reviendroit pas ſi toſt de l’eſtonnement où le départ du Prince de Claſomene, & la fuitte du Roy d’Aſſirie l’avoient mis. Cependant ne voulant pas vous ſurprendre ; & eſtant meſme à propos que vous donniez quelques ordres, afin que les Troupes d’Abradate puiſſent paſſer ſans difficulté : j’ay bien fait que j’ay obtenu que ce ſeroit moy qui viendrois vous aprendre que voſtre Party va eſtre fortifié de trois des plus vaillants Princes du monde ; de beaucoup d’autres gens de qualité ; et. de quatre mille des meilleurs Soldats de l’Armée de Creſus. Feraulas a fait ce qu’il a pû pour m’oſter cét avantage : mais comme il n’euſt pu vous inſtruire de tant de choſe qu’il eſtoit neceſſaire que vous sçeuſſiez, je me ſuis oppoſé à ſon deſſein. Il ne ſera pourtant pas privé pour long temps de l’honneur de vous voir : car le Roy de la Suſiane a reſolu de décamper camper ce ſoir, dés que la nuit ſera venuë : afin de paſſer la Riviere d’Helle devant le jour, & : d’eſtre aupres de vous au Soleil levant. Voila Seigneur, ce que j’avois à vous dire : vous ſupliant tres humblement de croire que je n’aporte autre changement aux ſentimens de mon Maiſtre, ſi ce n’eſt qu’ils ſont encore plus genereux que je ne vous les depeints : c’eſt pourquoy je vous conjure de vouloir le regarder comme voſtre Amy, & de ne le regarder plus comme voſtre Rival. Mais comme mes prieres ſont trop peu conſiderables pour obtenir ce que je vous demande ; je ſuplie tres humblement ces deux Grandes Princeſſes qui m’eſcoutent, de vouloir vous en prier : ne doutant nullement qu’elles ne puiſſent tout obtenir de vous.

Orſane ayant ceſſé de parler, Panthée & Araminte voulurent luy accorder ce qu’il ſouhaitoit d’elles, & ſuplier Cyrus d’oublier les choſes qui s’eſtoient paſſées, & de ne douter point du repentir de Mazare : mais ce Prince les empeſchant de continuer ; de grace, leur dit il, ne m’oſtez pas la gloire de m’eſtre vaincu tout ſeul ſi j’ay à me vaincre : & faites s’il vous plaiſt que Mazare ne doive pas à voſtre generoſité, ce qu’il devoit attendre de la mienne. Ce n’eſt pas, adjouſta t’il, que ce ne ſoit une aſſez difficile choſe à faire, que de faire ſon Amy d’un Rival, & d’un Rival encore qui a enlevé la Princeſſe Mandane ; & qu’ainſi je ne deuſſe eſtre bien aiſe que ma vertu fuſt ſoutenuë par la voſtre : mais apres tout, comme le Prince Mazare n’eſt pas plus mon Rival que je ſuis le ſien, s’il peut eſtre mon Amy. je ne dois pas trouver impoſſible de le recevoir comme tel : c’eſt pourquoy je ne deſespere pas de profiter de ſon exemple, & d’eſtre peut-eſtre auſſi genereux en oubliant l’outrage qu’il a fait à Mandane, qu’il l’a eſté en ſe repentant de ſon crime. Mais Madame (adjouſta Cyrus en parlant à Panthée) c’eſt ſans doute a vous que je dois le puiſſant ſecours que j’attens du vaillant Abradate : puis que ſans l’amour qu’il a dans le cœur, il n’auroit pas ſenty ſi aigrement l’injuſtice de Creſus. je voudrois bien Seigneur, repliqua t’elle, que ce que vous dittes fuſt vray : car je ſerois bien aiſe de vous pouvoir rendre une partie de ce que je vous dois. Pluſt aux Dieux interrompit la Princeſſe Araminte que je puſſe avoir le meſme avantage que vous : & que le Roy mon Frere pûſt ſe laiſſer toucher à l’illuſtre exemple que le Prince Mazare luy donne par ſon repentir. Quoy qu’il en ſoit, dit Cyrus à cette Princeſſe, ne vous affligez pas s’il vous plaiſt, de voir le Parti de Creſſ s’affoiblir, & le mien ſe fortifier : puis que je vous engage ma parole, que pluſtost je vaincray, & pluſtust les malheurs de voſtre Maiſon finiront. Cependant comme il y a quelques ordres à donner, afin qu’on reçoive la nuit prochaine ceux qui viennent nous aider à vaincre, vous me permettrez s’il vous plaiſt de vous quitter. Apres cela Cyrus ſe retira, laiſſant Panthée avec beaucoup de joye, & emmenant Orſane aveque luy, à qui il fit encore cent queſtions, en s’en retournant à ſon Quartier : où il ne fut pas ſi toſt, qu’il choiſit les Troupes qu’il vouloit envoyer recevoir celles d’Abradate, avec leſquelles Orſane retourna vers ſon Maiſtre, pour l’aſſurer de la protection de Cyrus. En ſuitte ce Prince diſposa toutes choſes comme il vouloit qu’elles allaſſent, juſques au logement du Roy de la Suſiane, de Mazare, d’Andramite, des autes perſonnes de qualité qui les ſuivoient, & des Troupes qu’ils amenoient. Ce n’eſt pas qu’il euſt l’eſprit fort libre : mais c’eſt qu’il avoit l’ame ſi Grande, qu’il eſtoit incapable de manquer jamais à rien de ce qu’il eſtoit obligé de faire. En s’en retournant à ſa Tente, il rencontra Aglatidas & Ligdamis qu’il apella, & qu’il mena aveque luy : afin de leur aprendre, comme à des gens qui avoient l’ame tendre & paſſionnée, ce qui luy venoit d’arriver. N’admirez vous point (leur dit il, apres leur avoir raconté en peu de mots les choſes les plus eſſentielles du recit d’Orſane) l’opiniaſtreté de la Fortune à vouloir touſjours que toutes mes advantures ayent quelque choſe de particulier, & qui me diſtingue de tous les autres malheureux qui ſont au monde ? En effet ne voyez vous pas qu’elle n’a pas encore trouvé que ce fuſt aſſez que j’euſſe des Rivaux que je pouvois regarder comme mes Ennemis & les haïr, ſans choquer la generoſité ; & qu’elle veut pour m’accabler davantage, que j’en aye un qui devienne mon Amy ; à qui je donne Aſile dans mon Armée ; & qui m’aide peut-eſtre à delivrer Mandane, pour me l’enlever une ſeconde fois ? Ce n’eſt pas, adjouſta t’il, que je ne croye tout ce que m’a dit Orſane, de qui la probité ne me peut eſtre ſuspecte : mais apres tout, j’advoüe que quelque deſinteressée que ſoit la paſſion que j’ay pour la Princeſſe Mandane, j’ay pourtant quelque peine à comprendre comment on la peut aimer, ſans pretendre d’en eſtre aimé. Si vous l’aviez offencée comme le Prince Mazare, reprit Aglatidas, je penſe Seigneur que vous trouveriez que quelque amoureux que vous fuſſiez, il vous ſembleroit que ce ſeroit bien aſſez d’eſtre juſtifié pour eſtre content. je le croy auſſi bien que vous, adjouſta Cyrus, mais je croy en meſme temps que des que je ſerois juſtifié, je voudrois quelque choſe de plus : car c’eſt tellement la nature de l’amour de deſirer ; que je croy qu’il faut conclurre que ſi Mazare ne deſire plus, il n’aime plus. Cependant je sçay bien que l’on ne peut pas ceſſer d’aimer Mandane : & je ſuis aſſuré que Mazare eſt touſjours mon Rival. Il paroiſt pourtant aſſez, repliqua Ligdamis, que la generoſité l’emporte preſentement ſur l’amour dans le cœur de ce Prince : puis que ſi cela n’eſtoit pas, il n’auroit ce me ſemble pas delivré le Roy d’Aſſirie, qui eſt ſon Rival auſſi bien que vous. Que voulez vous que je vous die ? reprit Cyrus ; ſi ce n’eſt que tout ce qui m’arrive eſt ſi ſurprenant, qu’il ne me laiſſe pas la liberté de raiſonner juſte. Apres cela, Cyrus s’affligeoit de ce que Mandane n’avoit pas voulu que Mazare la delivraſt : un moment apres il en eſtoit preſques bien aiſe : luy ſemblant qu’il luy euſt eſté honteux qu’un autre que luy l’euſt delivrée. En ſuitte il craignoit que ce ne fuſt pas tant par l’aprehenſion d’eſtre trompée par Mazare, que Mandane euſt agy comme elle avoit fait, que par quelque autre ſentiment, qu’il n’oſoit pas meſme déterminer dans ſon eſprit ; mais qui tout confus qu’il eſtoit, luy donnoit pourtant beaucoup d’inquietude. Touteſfois cette inquietude ne duroit pas longtemps : & la fermeté qu’il avoit touſjours veuë dans l’eſprit de la Princeſſe Mandane, diſſipoit bien toſt cette legere crainte qui le tourmentoit. Il eſt vray qu’il avoit tant de juſtes ſujets d’eſtre affligé d’ailleurs, qu’il n’avoit que faire de ſe former des malheurs imaginaires : il voyait pourtant bien que ſon Party alloit eſtre fortifié conſiderablement : de ſorte qu’adouciſſant tous ſes deſplaisirs, par l’eſperance de la victoire, il s’entretint aſſez tranquilement le reſte du ſoir avec Aglatidas & avec Ligdamis, Il dormit pourtant fort peu cette nuit là : tant parce qu’il vouloit voir arriver ceux qu’il attendoit, que parce que l’entreveuë de Mazare & de luy l’inquietoit aſſez. Neantmoins, quand il ſe ſouvenoit des choſes que Marteſie luy avoit racontées de la vertu de ce Prince, il ſe r’aſſuroit un peu : & il ſe détermina enfin ſi abſolument à le bien recevoir, qu’il ne douta point qu’il ne le fiſt. En effet, Cyrus ne sçeut pas pluſtost par quelques Eſpions qu’il avoit envoyez expres pour cela, qu’Abradate avoit paſſé la Riviere d’Helle avec ſes Troupes : qu’il monta à cheval, apres avoir envoyé advertir les Rois de Phrigie & d’Hircanie, auſſi bien que les plus conſiderables des autres Princes de ſon Armée, qui ſe trouverent alors à ſon Quartier : de ſorte qu’en fort peu de temps tout le monde ſe rangeant aupres de luy, il fut au devant de ces Princes juſques à trente ſtades de ſon Camp. Mais à peine fut il arrivé ſur une petite eminence, qu’il vit paroiſtre les Troupes d’Abradate, & celles qu’il avoit envoyées à ſa rencontre jointes enſemble : ſi bien que s’avançant, ſuivy d’environ cinq cens chevaux ſeulement, il fut au devant d’Abradate & de ſes Rivaux. Il eſt vray qu’il y fut un peu lentement, afin d’avoir plus de temps à ſe preparer à une entre veuë qui avoit tant de choſes capables d’eſbranler l’ame la plus ferme : ces deux Corps avançant donc chacun de leur coſté, furent bientoſt aſſez prés l’un de l’autre pour permettre à ceux qui eſtoient aux premiers rangs de ſe connoiſtre ; ſi bien que le Roy d’Aſſirie, Abradate, & Mazare, n’eurent pas pluſtost connu Cyrus, que voulant luy rendre le reſpect qu’il luy devoient, comme à leur ancien Vainqueur, & comme à leur Protecteur qu’il alloit eſtre ; ils s’avancerent vers luy en quittant leurs Gros. Cyrus de ſon coſté n’eut pas pluſtost veû leur action, qu’il fit auſſi la meſme choſe : & deſcendans tous de cheval en meſme temps, à quinze ou vingt pas les uns des autres ; Abradate, ſuivant qu’ils en eſtoient convenus le Roy d’Aſſirie, Mazare, & luy, s’avança le premier, en les preſentant à Cyrus ; Seigneur luy dit il, ſi j’eſtois venu ſeul aupres de vous, j’aurois deû craindre de n’y eſtre pas bien reçeu, mais vous amenant deux ſi vaillants Princes, & tant de braves gens qui les ſuivent, j’oſe eſperer que vous ne me refuſerez pas la protection que je vous demande : principalement ſi vous conſiderez que je vous amene un Prince, dit il en monſtrant Mazare, qui vous auroit amené la Princeſſe Mandane, ſi elle l’euſt voulu croire : & qui eſt bien marry de ne vous amener pas le Prince Artamas, de qui vous deſirez tant la liberté. En diſant cela, le Roy d’Aſſirie & le Prince Mazare ſalüerent Cyrus : le premier avec une civilité un peu fiere : & l’autre avec un reſpect melancolique : Cyrus recevant leur ſalut & le leur rendant fort civilement, quoy qu’avec plus de froideur qu’il n’avoit reſolu d’en avoir. Il leur parla pourtant avec une generoſité ſans égale, dés qu’il eut ſurmonté la repugnance qu’il avoit à embraſſer ſes Rivaux, & les Raviſſeurs de Mandane : en effet, auſſi toſt que cette premiere & fâcheuſe ceremonie fut faite, je ne penſe pas, leur dit il, que la victoire puiſſe deſormais eſtre douteuſe pour nous ; ny que la Fortune, toute puiſſante qu’elle eſt, puiſſe s’oppoſer à la liberté de Mandane. Vous verrez (luy dit alors Mazare, en luy preſentant le Billet que Mandane avoit voulu qu’il luy aportaſt) que s’il euſt pleû à l’admirable Princeſſe dont vous parlez, elle ne ſeroit plus en priſon : & que j’aurois fait pour elle, tout ce que j’eſtois capable de faire, pour obtenir mon pardon. Cyrus prenant alors des mains de ſon Rival le Billet de Mandane, avec une agitation d’eſprit auſſi grande, qu’eſtoit celle de Mazare en le luy donnant, quoy qu’elle fuſt differente : il l’ouvrit, & y leût ces paroles, apres en avoir fait un compliment à ces Princes.


MANDANE A L’INVINCIBLE CYRUS.

Si le Prince Mazare eſt aſſez genereux pour vous rendre ce Billet, & pour vouloir combattre pour vous, recevez le comme s’il m’avoit delivrée : puis qu’il eſt vray qu’il n’a tenu qu’a moy que je ne l’aye eſte par luy. Rendez donc à ſa vertu en cette rencontre, ce que je luy ay refuſé : & ſoyez aſſuré que ſi ſon repentir eſt veritable, il merite que vous luy donniez voſtre amitié, comme je luy avois donné autrefois la mienne. C’eſt pourquoy ſans vous ſouvenir jamais qu’il m’enleva à Sinope. ſouvenez vous ſeulement qu’il me protegea à Babilone, & qu’il m’a voulue delivrer à Sardis. Vivez donc aveque luy, comme s’il avoit touſjours eſté voſtre Amy, & qu’il n’euſt jamais eſté voſtre Rival : vous aſſurant que vous obligerez ſensiblement la perſonne du monde qui eſt la plus equitable & la plus reconnoiſſante. Adieu ; tirez des dernieres paroles de ce Billet, toute la conſolation que vous peut donner la malheureuſe

MANDANE.


Pendant que Cyrus liſoit ce que cette Princeſſe luy avoit eſcrit, le Roy d’Aſſirie ſouffroit ce que l’on ne peut s’imaginer qu’imparfaitement : & parlant bas à Mazare ; que vous eſtes heureux, luy dit il, d’avoir une paſſion ſi moderée, qu’elle vous rend capable de donner une Lettre de Mandane à un de vos Rivaux ! je ne penſois pas, repliqua triſtement Mazare, devoir eſtre en eſtat d’eſtre en vie : auſſi crois-je que vous ne parlez ainſi que parce que vous ne sçavez pas ce qui ſe paſſe dans mon cœur. Comme ils alloient continuer de parler & qu’Abradate les alloit interrompre, Cyrus ayant achevé de lire, & la joye d’avoir en ſes mains une choſe qui avoit eſté en celles de ſa Princeſſe, ayant remis le calme dans ſon eſprit, il regarda Mazare avec plus de douceur : & l’aſſura ſi obligeamment, & ſi genereuſement tout enſemble, de ne le conſiderer plus que comme le Liberateur de Mandane, & de ne ſe ſouvenir plus de l’advanture de Sinope, que ce vertueux Prince ce malgré la paſſion qu’il avoit touſjours dans l’ame, en fut ravy d’admiration, auſſi bien que le Roy de la Suſiane. Mais comme le Roy d’Aſſirie ſuportoit impatiemment cét entretien, Cyrus le finit bientoſt avec adreſſe : Abradate luy preſenta pourtant Andramite, auparavant que de remonter à cheval : & le Prince Mazare luy preſenta auſſi Beleſis : luy diſant que cét illuſtre Amy luy pourroit dire un jour quel avoit eſté ſon repentir. En ſuitte Anaxaris s’eſtant avancé, auſſi bien que Soſicle, Tegée & Feraulas, Cyrus les embaraſſa tous avec beaucoup de joye de les revoir : principalement le dernier, pour qui il avoit une fort grande tendreſſe. Apres quoy, remontant tous à cheval, ils prirent le chemin du Camp, où Cyrus ne fut pas plus toſt, que ſuivant les ordres qu’il en avoit donnez, on aſſembla le Conſeil de Guerre dans ſa Tente : afin d’aviſer ſi on continueroit d’obſerver la Tréve, ou ſi ce qui venoit d’arriver la devoit faire rompre. De ſorte que dés le premier jour Mazare y donna ſa voix, comme s’il euſt eſté des plus anciens Amis de Cyrus : la choſe fut quelque temps douteuſe : les uns voulant que l’on rompiſt la Tréve, & que l’on profitaſt du deſordre où eſtoit alors Creſus : & les autres ſoutenant qu’il iroit de la gloire de Cyrus, s’il en uſoit ainſi. Ceux qui eſtoient de cette opinion, diſoient que ce qui venoit d’arriver, n’eſtoit point une choſe que l’on puſt attribuer à Cyrus : puis qu’il n’avoit rien fait que recevoir des Priſonniers qui s’eſtoient ſauvez : & qu’accorder retraitte à un Prince mal traitté, & à quelques gens de qualité meſcontents. Qu’ainſi il faloit ſe donner patience : puis que la Tréve ne devoit plus durer que trois jours. Enfin la choſe ayant eſté bien conteſtée, quelque envie qu’euſt Cyrus de combattre, principalement ayant preſentement le paſſage de la Riviere d’Helle libre, par le moyen du Frere d’Andramite, il ne voulut touteſfois pas qu’on luy puſt reprocher d’avoir violé les loix de la guerre : ſi bien que reſolution eſtant priſe, tous ces Princes ſe retirerent aux Tentes qui leur avoient eſté preparées : à la reſerve d’Abradate, que Cyrus fit conduire à la petite Ville où. eſtoit ſa chere Panthée : faiſant ordonner à Artabaſe de ſe retirer, afin qu’elle ne viſt plus aucune marque de captivité. Cyrus voulut meſme encore qu’Andramite ſuivist Abradate, afin de voir Doraliſe : luy ſemblant que les Dieux les recompenſeroient un jour de la pitié qu’il avoit des Amans malheureux comme luy & du ſoin qu’il aportoit à ſoulager leurs maux, lors qu’il ne voyoit preſque point de remede aux ſiens.