Paul Ollendorf, éditeur (p. 129-142).


XII


Ils revenaient vers Guérande. Après le vieux bourg féodal de Malestroit, un joli chemin suit la rivière de l’Oust en se conformant avec elle au caprice des collines.

Il les mena dans de fraîches prairies que l’on eût dites un royaume de verdure, tant elle y règne en toute souveraineté. La rivière en est la somptueuse allée qui se déroule parmi l’ordonnance symétrique des peupliers et des ormes. Armelle et Claude emportèrent un souvenir de béatitude.

Mais la route s’arrache de là pour attaquer le flanc rocheux d’une montagne où elle creuse un âpre sillon. L’escalade est pénible. En haut, c’est la lande de Lanvaux.

La désolation de ces lieux les surprit. S’y étant engagés, ils perdirent la vue apaisante du vallon, et ils n’eurent plus autour d’eux qu’une plaine sauvage et pelée. Des affleurements de granit émergent, ainsi que des os, à travers la toison maigre des ajoncs. On marche dans de la bruyère desséchée, blanchie comme une chevelure, et qui craque sous le pied comme de la neige durcie. Çà et là poussent des bouquets de roches et des mégalithes monstrueux, seule végétation dont s’accommode ce désert lamentable.

Cependant, derrière une butte, ils découvrirent quelques sapins artificiels qui unissaient leurs efforts pour se constituer en un petit bois. Armelle s’assit au sommet de cette hauteur. Claude mit les chevaux à l’attache et revint vers la jeune fille.

Il la contempla longuement avant de prendre place auprès d’elle, et il lui dit :

— Demain, Armelle, nous serons à Guérande… n’est-ce pas un peu triste de finir notre beau voyage ?

— Je serais triste de rentrer à Paris, Claude, mais à Guérande !…

— Je ne suis pas triste en pensant à ce qui nous attend, je le suis en pensant à ce que nous quittons.

— Ne le soyez pas, Claude.

Elle lui donna ses yeux souriants. Il sourit, et des paroles affectueuses palpitèrent sur ses lèvres.

— Armelle… Armelle…

Il s’assit à ses côtés. Leurs têtes s’inclinèrent l’une vers l’autre. Ce geste leur parut celui de deux êtres qui se penchent pour boire à la même source.

Le temps était lourd. Un voile gris cachait le ciel. Il n’y avait point d’air. Nul vol d’oiseau n’animait l’espace.

— L’endroit est sinistre, dit Claude. La nature ne respire pas aujourd’hui… Pourtant, comme nous en discernons la vie profonde ! Nous n’avons plus besoin maintenant des clairs de lune, des couchers de soleil, des lacs mystérieux.. Nous la comprenons sans intermédiaire et, si déshéritée qu’elle soit, nous trouvons quand même la grâce qui lui est propre.

— Oui, fit Armelle. La nature est toute nue ici, loqueteuse comme une pauvresse, mais il y a toujours quelque chose que l’on peut aimer en elle.

Ils en parlaient ainsi que d’une personne. Et c’est bien un être en effet pour qui la chérit, un doux être de bonté et de simplicité, un être de puissance et d’action. Il est à notre mesure, parcelle de Dieu qui nous est octroyée, image de l’infini que nous pouvons sentir. Il attend ceux qui viendront, il accueille ceux qui l’aiment, et à chacun il livre tout ce qu’il possède.

— Comme nous l’aimons ! reprit Claude. Nous ne sommes plus à son égard cette sorte de masse compacte que l’on reste d’ordinaire en face d’elle. Pourquoi se resserrer, se concentrer autour de ce petit point qui est soi, quand il est si bon, au contraire, de se laisser dissoudre comme un bloc de sel qui se mêlerait à l’eau de la mer ? Nous devenons la nature elle-même, et par là nous nous libérons de toute limite et nous bénéficions de tous ses trésors.

Armelle désigna le bois de sapins.

— On dirait des arbres fabriqués de main d’homme, par des ouvriers qui n’ont pas osé rompre la symétrie des branches. Et cependant, comme ils sont touchants Comme ils attendrissent avec leur air de petits malades qui s’acharnent à la lutte On a pitié au point d’en pleurer. On voudrait les embrasser, les tenir au chaud contre sa poitrine…

La rosée des larmes mouillait ses yeux. Il en coula sur ses joues. Une fois encore, Claude fut gonflé de paroles affectueuses dont la signification lui demeurait inconnue. Ce furent d’autres qui jaillirent dans le silence, mais sa voix les imprégnait d’un sens qu’elles n’avaient point.

— Armelle, croyez-vous que la vue de ces arbres suffirait à vous faire pleurer ? Non. Vous pleurez parce qu’ils vous imposent l’intuition de toutes les misères, parce qu’il y a de la douleur dans le monde et de petits êtres chétifs sur qui elle s’abat comme sur les plus robustes. Et il en serait ainsi de la joie que vous auriez à voir la joie d’une plante qui pousse ou d’une eau qui court. Armelle, voilà ce que nous a valu la nature, une puissance d’émotion extrême, de la compréhension, de l’amour pour tout ce qui est en dehors de nous.

Elle lui dit :

— Est-ce bien à la nature seulement que nous sommes redevables ? Faut-il la remercier, elle seule, et personne autre ?

— Non, non, s’écria-t-il, exalté par ce qu’elle insinuait si doucement, c’est à nous surtout que nous sommes redevables. Avant de la solliciter nous étions unis déjà. Notre intimité est la cause première de nos victoires, et ce n’est pas à chacun de nous que la nature s’est offerte, mais à nous deux ensemble.

Ils furent pleins d’orgueil et de reconnaissance. Leur part d’initiative était la même, et la même également leur part de butin.

— Je vous remercie, Armelle.

— Moi aussi, Claude, je vous remercie.

Ils ne songeaient plus à la lande ingrate. Qu’importaient que les choses fussent belles ou laides ! les plus nobles forêts et les horizons les plus magnifiques ne les eussent point occupés davantage, car il ne leur était plus nécessaire d’ouvrir les yeux et les oreilles pour que le charme de la nature doublât le charme de leurs pensées.

La jeune femme entoura de son bras la tête de Claude. Ils rêvèrent, et Claude dit :

— Vous souvenez-vous, Armelle ? Il n’y a pas longtemps, quoique je n’aie plus de souvenirs avant ceux de notre vie commune… vous souvenez-vous de notre première rencontre ? Comme notre sympathie s’est épanouie en quelque chose de large et de superbe ! Nous avons été récompensés de notre confiance et cependant nous ne savions pas où nous allions. Des mots dirigeaient notre espérance vague. Vous souvenez-vous de nos doutes ? Un jour, j’ai eu si peur de moi que je voulais m’enfuir…

— Un jour, Claude, vous m’êtes apparu comme un étranger que j’aurais voulu chasser de mon existence.

— Mais à notre insu, reprit Landa, le but inconnu que nous poursuivions se rapprochait. Le passé nous enseignait ses leçons de sagesse et de fraternité. La nature brisait notre indifférence, et nous nous en allions en elle, sans crainte de nous y perdre, puisque nous étions deux. Et quand nous nous renfermions en nous, nous étions plus forts, car la sensibilité, c’est l’emprunt de forces extérieures. Nos âmes s’éveillaient d’être auprès l’une de l’autre. Elles s’appelaient en balbutiant et répondaient à leur appel. Et ce qui se fût passé au fond de nous, sans que nous en fussions avertis, les minutes d’émotion nous le montraient en toute certitude. Ainsi, j’ai conscience de moi et vous avez conscience de vous. Nous avons perçu le bruit de notre vie et cela donne de l’assurance et de la sérénité.

Écoutait-elle ? Son bras s’était dénoué. Elle avait glissé sur le sol. Sa tête maintenant s’appuyait sur la poitrine de Claude. Il respirait le parfum de ses cheveux, et il chuchotait, les yeux clos :

— Voilà ce que nous avons réalisé, Armelle, nos âmes inertes et froides sont devenues deux grandes forces qui savent et qui sentent. Le fond en est paisible et grave, l’enveloppe en est une chose sensible, vibrante, qui palpite au moindre contact, qui résonne rien qu’à l’écho d’un bruit.

— Oh ! parlez, parlez, Claude, murmura-t-elle… Dès le premier jour, j’ai tressailli au son de votre voix. Plus tard, la signification des paroles aussi m’a fait frissonner… mais aujourd’hui c’est plus encore que tout cela !… c’est le sens mystérieux des mots qui me grise… c’est ce qu’ils ne disent pas que je veux entendre…

— Ce que je vous dis là, Armelle, n’a pas de sens mystérieux... ce sont des choses toutes simples et qu’il faut prendre ainsi. Tout me paraît si simple, maintenant ! tout, la vie, nos relations, vous, moi… pourquoi chercher au delà de cette simplicité ?

— Oh ! Claude, il y a d’autres paroles derrière celles que vous prononcez… Je vous le dis, il y en a d’autres… mais lesquelles ?

Il lui saisit les bras et la dressa devant lui.

— Armelle ! que voulez-vous dire ?

— Je ne sais pas, balbutia-t-elle, je ne sais pas.

Ils se regardèrent éperdus. Ils éprouvaient l’effroi de ceux qui se cachent à l’ombre et qui redoutent la lumière imminente. Ils se contractaient pour interdire le passage aux rayons de clarté qui les éblouissaient. Ils entretenaient en eux un grand tumulte afin d’étouffer le bruit des mots qu’ils refusaient d’entendre.

Mais c’était la lutte de digues fragiles et d’obstacles dérisoires contre l’invasion de quelque torrent. La vérité brisa leurs résistances.

Ce fut un apaisement. Leurs yeux se remplirent de douceur, leurs mains se joignirent. Armelle devina que Claude allait parler et, d’avance, une ivresse délicieuse la pénétra.

Les paroles chantaient de toutes parts. Elle les entendait en elle, et elle les entendait en lui, et autour d’eux, et dans l’immensité. Il les différait néanmoins, tant il y avait de saveur à les laisser flotter sur les ondes du silence. Et elles coulaient indéfiniment de ses lèvres immobiles.

Ils furent heureux. Ils sentirent le bonheur comme un élément inépuisable qui les gonflait d’une force toujours croissante. Ils s’ouvraient à des sources impétueuses qui se ruaient du dehors, avec la vie des choses, la forme des plaines et des cieux, l’âme même de la nature, ils s’ouvraient à des sources miraculeuses qui jaillissaient du gouffre de leur être avec toutes les énergies et toutes les puissances de la vie intérieure, avec l’âme même de l’humanité Et ils étaient le lieu de cette solennelle rencontre.

Par leurs yeux égarés, par leurs bouches haletantes, débordait l’excès de leur bonheur. Cela devait s’épandre en mots, en gestes ou en regards. Armelle versa des larmes. Leurs doigts frémirent comme des feuilles. Ils ne respiraient plus. Claude dit :

— Je vous aime !

Elle ferma les paupières, elle ferma les mains. Et il lui sembla, dans son trouble, qu’elle fermait des portes afin de retenir tout l’infini de sa joie.

— Je vous aime, murmura-t-elle.

Ils eurent une minute de vertige. Le bonheur les étourdissait. Ils étaient comme de petits enfants épouvantés. Ils furent sur le point de se jeter dans les bras l’un de l’autre pour se demander secours. Et ils furent également sur le point de s’enfuir loin l’un de l’autre pour ne plus se revoir jamais. Trop heureux ils palpitaient d’une angoisse sacrée…

À travers ses pleurs Armelle sourit. Ils redevinrent maîtres de leur joie. Claude répéta :

— Je vous aime.

Ils s’aimaient. C’était donc pour cela que la vie leur paraissait si simple ! Comment leurs relations n’eussent-elles pas été faciles et claires puisqu’ils s’aimaient ? Vraiment, cette fois, il n’y avait pas de sens mystérieux derrière ces mots d’amour. Tout est si simple quand on s’aime ! Nul sentiment n’a deux aspects divers. Nul rêve n’est double.

Ils s’aimaient. Voilà que se dévoilait l’unité de leurs instincts et de leurs méditations, l’unité de leur passé et de leur avenir. Voilà que se montrait à chacun l’essence de l’autre et l’essence de la vie et l’essence de la nature.

Et tout cela était si simple qu’ils songèrent combien il serait simple d’obéir à l’impérieux désir qui leur ordonnait de se prendre. Comme l’acte eût été beau, à la fois solennel et réduit à ses justes proportions ! Comme il eût consacré de façon précise leur parfaite harmonie !

Ils se regardèrent, troublés jusqu’au plus profond de leur être, consentants tous deux et pleins d’effroi.

D’obscures défenses les arrêtèrent. Mais du moins, cédant au besoin invincible de mêler quelque chose d’eux-mêmes, ils se penchèrent l’un vers l’autre, et leurs bouches s’unirent.

Dans la lande illimitée, sous le ciel sans bornes, leur vie s’exalta, et ils sentirent battre en eux, à grands coups puissants, la vie universelle.