Paul Ollendorf, éditeur (p. 118-128).


XI


Chaque pas vers le centre de la Bretagne leur semblait un pas de plus vers la nature. Les intervalles croissaient entre les villages. Les rencontres étaient rares. Ils s’imaginaient approcher d’un point fixe où cette nature les attendait, sous une forme aimable et dans un cadre spécial de beauté et de solitude.

Ils admirèrent sa diversité miraculeuse. Sans cesse elle se modifie. D’inexplicables causes changent sa mobile expression et ses rapports avec nous sont illimités. Mais elle s’abandonne surtout aux heures de crépuscule. Le fond des vallées est alors comme un lit voluptueux et mélancolique où elle accueille ceux qui l’aiment, leur chuchote des secrets et sollicite leurs caresses. Ainsi les charma-t-elle un soir de silence que berçait le bruissement d’une source invisible.

Le jour suivant, s’étant levés de grand matin pour voyager plus agréablement, ils la trouvèrent insouciante et joyeuse. Sa fraîcheur les ravit. De la rosée mouillait les herbes. Des lacs de brume inondaient les prairies. On avançait entre deux bandes de gazon ruisselant et, sur les arbres humides, les oiseaux chantaient.

Armelle et Claude respiraient largement. Les paroles affluaient à leurs lèvres.

— Comme on est plus indépendant, dit Armelle, quand personne ne sait où vous êtes, n’est-ce pas ?

— Oui, nous sommes perdus ici, seuls avec la nature, et celle-là c’est la grande donneuse de liberté. Elle exauce tous les désirs, elle accepte tous les caprices. Loin de nous diminuer jamais, elle nous augmente au contraire de tout ce que nous voulons lui prendre.

Il ajouta lentement, comme on énonce une pensée obscure :

— Elle nous indique le mode idéal d’amour où pourraient tendre l’homme et la femme, car y a-t-il amour plus constant, plus libre et plus ému que celui qu’elle nous inspire, la chère amante ?

Leur chemin les conduisit au manoir de Comper. Simple et trapu, l’air bon enfant sous son vaste chapeau d’ardoises, d’un côté il surveille son passé, ses tours détruites, ses murailles rouges qu’on dirait teintes de sang et, de l’autre, il se mire dans un étang fidèle que borde la lisière d’une forêt.

— Oh ! vivre là, s’écria l’un d’eux.

Ils en firent le rêve. Ainsi de place en place on sème un vœu d’existence.

— Nous serions, dit Armelle, comme la lignée de petits seigneurs qui s’enfermaient en ce repaire, à l’abri des attaques. Nous nous mettrions en état de défense contre le monde, nous. On relèverait le pont-levis, on boucherait les brèches et nul n’atteindrait notre bonheur.

— Notre bonheur !… répéta Claude.

Ils craignirent soudain de le perdre. Quoiqu’il ne fût pas encore selon leur espérance, ils le trouvaient si doux qu’aucun autre ne les tentait. L’harmonie conquise était suffisante, et c’eût été bon d’en jouir ici de façon tranquille et immuable.

— Claude, reprit Armelle peureusement, où allons-nous ? Si loin que nous allions, il est toujours un point où il faudra nous arrêter. Pourquoi pas maintenant ?

L’avenir les inquiétait. Il semble parfois qu’on le peut supprimer en s’immobilisant en quelque retraite de béatitude et qu’il n’est plus qu’un présent qui se prolonge indéfiniment. Mais ils savaient que leur marche n’était pas terminée ; et Claude fit avec tristesse.

— Il y a des routes où il faut marcher toujours quand on s’y est engagé… le repos ou le recul sont impossibles, bien qu’au bout ce soit peut-être l’amertume et la douleur.

Ils partirent gravement. L’angoisse des forêts doublait par avance leur mélancolie. Elles sont toutes troublantes et mystérieuses, mais celle dont ils apercevaient la bordure sombre fut chantée sous le nom de Brocéliande, et la poésie des légendes l’orne d’un charme plus redoutable. Merlin, fils d’un démon incube et d’une religieuse, y vécut sous l’empire de Viviane. Et la fontaine de Baraton, dont quelques gouttes jetées au seuil de son palais opéraient de prestigieux miracles, mugit encore la veille des orages.

Dans le gouffre ténébreux ils s’enfoncèrent avec l’impression qu’aucune issue ne leur permettrait plus d’en sortir. On eût dit une crypte illimitée que couvrait la voûte des frondaisons impénétrables et que soutenaient les arbres pareils à des colonnes symétriques. Une clarté de nuit étoilée l’emplissait. Entre les branches filtraient des rayons de soleil ainsi qu’à travers des soupiraux. Leur chevauchée remuait des couches de silence et de paix, comme si nul pied, n’avait jamais foulé cette mousse vierge et nul regard violé la pudeur de cette ombre.

Ils attendirent que se dévoilât à eux et selon leur esprit le sens de la forêt.

— Comme c’est calme, prononça la jeune femme…

— Oui, et d’un calme qui rappelle celui de la vie… je me figure que nous sommes au milieu d’une grande foule stagnante et muette, la nuit ; chacun des fantômes noirs est isolé, et cependant je ne les sépare pas les uns des autres. C’est bien la même sensation de vie confuse et collective que me procurent ces arbres, et une foule d’êtres que je ne vois ni n’entends, et que je suppose inférieurs. Comme eux, les arbres sont des jets de vie très simple, des formes grossières qui ne conviennent qu’à des essais d’âme. Qui sait si ce ne sont pas les formes premières par où passa l’humanité !

Il ajouta en souriant :

— Mon instinct remonte au delà de toute origine animale, et l’ancêtre auquel je me rattache, c’est quelque chêne vert qui se reflète dans l’eau, parmi les campagnes, non loin de la mer.

Évitant les routes, ils suivaient sous le dôme des feuilles de molles sentes où le pas des chevaux ne faisait point de bruit. Un village qui se groupait autour d’une ancienne abbaye leur permit de se restaurer et de se reposer, et une heure plus tard ils débouchaient en vue de l’étang de la Forge. Sa beauté les émerveilla.

Ils s’assirent au pied d’un pin qui baigne dans l’eau ses racines nerveuses. Le soleil flambait. L’enveloppe des choses craquait sous une formidable poussée de vie, dont un tremblement de vapeur légère, çà et là, paraissait l’exhalaison. Tous les tumultes éclataient en ce silence. Tous les mouvements se ruaient en cette immobilité.

Armelle rougit. Elle n’aurait su vraiment en dire la raison. Pour remuer, pour causer, elle allongea le bras et balbutia :

— Les arbres s’entre-croisent tellement, en face, que l’on dirait une falaise de verdure, n’est-ce pas ?

Claude ne répondit pas. Ayant tourné la tête, elle rencontra ses yeux qui la fixaient audacieusement.

Elle frémit jusqu’au plus profond d’elle-même. Il lui sembla recevoir du dehors des richesses de force, de sang et de joie. Son embarras se dissipa, et elle ne résista plus à la grande effervescence qui vibrait autour d’eux. Il répéta les mots déjà dits à Succinio :

— Comme vous êtes belle, Armelle !

Ils allaient plus loin cette fois, au delà de leur premier sens esthétique, et s’adressaient à la femme, principe de séduction et de volupté. Elle se raidit dans une pose d’orgueil.

— Oui, Armelle, soyez fière de votre beauté. Pourquoi pourrait-on l’être de son esprit et non de sa forme ? L’un et l’autre nous viennent du hasard, et nous devons nous réjouir de tout ce qu’il nous décerne de beau.

Ces paroles avaient également une signification nouvelle, et la jeune fille savait bien qu’il chantait, autant que les louanges de sa figure, l’attrait et la splendeur de son corps. Tout au plus s’abstenait-il d’en parler. Mais certes il y pensait hardiment, avide d’en pénétrer le secret à travers le voile des étoffes.

Et l’idée soudaine effleura la jeune femme d’exaucer ce vœu. Elle eut la sensation physique que ses vêtements la gênaient à son tour, et l’envie morale de s’en délivrer comme d’un obstacle à l’accomplissement d’une action noble. C’était un indicible besoin de grâce et de vérité. C’était, par un geste, s’affranchir de contraintes innombrables et d’un esclavage séculaire. Et vraiment elle fut sur le point de dénouer ses cheveux, d’abaisser son corsage et d’offrir l’adorable vision de ses épaules, de sa poitrine, de tout son buste nu. Ses mains palpitaient. Sous l’ordre d’un devoir troublant et nouveau, elle se débattit.

Des instincts opposés l’arrêtèrent. Elle se prêta simplement à l’effort des yeux qui la cherchaient. Et tous deux, ils évoquaient dans le cadre magique des eaux et des verdures, l’éblouissante chair et les seins fleuris.

Ils se regardèrent, avouant leur désir. Il éclairait leur visage, sans lui imposer d’expression sournoise ou brutale. Il ne les dominait point. Exaltation de leurs sens, il se produisait selon les lois nécessaires, parce qu’ils étaient jeunes, sains et inassouvis. Sont-ce là choses honteuses dont il faille se cacher ? Il s’établit entre eux un double courant de convoitise, comme si chacun était une source inépuisable d’ardeur qui versât à l’autre un surcroît de jeunesse. Et ce qu’ils donnaient et recevaient, ils le sentaient d’une grande pureté.

— Armelle, osa murmurer Claude, je vous désire.

Elle sourit. Ils demeuraient si sûrs d’eux-mêmes ! Et ils apprirent que rien n’est plus pur que le désir. Pourquoi l’a-t-on avili ? Comment est-ce une offense ? Ni l’eau des océans, ni l’azur du ciel, ni la bénédiction des nuits ne les avaient emplis d’une candeur aussi chaste.

Ils s’alanguirent à mesure que le soleil descendait. Détachés l’un de l’autre ils contemplèrent les choses environnantes. Comme elles étaient proches !

Docilement ils suivirent l’évolution de la nature. Apaisée, elle les apaisa. L’heure vint où elle s’épanche sous les voiles légers de l’ombre, et sa tendresse les attendrit.

Claude, plus faible cette fois, posa sa tête sur l’épaule d’Armelle. Autour de lui elle croisa ses bras. Ils rêvèrent longtemps encore, des rêves simples, confus, pleins de quiétude et de sérénité.