Paul Ollendorf, éditeur (p. 57-67).


V


« Une des villes où se retrouve le plus correctement la physionomie des siècles féodaux est Guérande. Ce nom seul éveillera mille souvenirs dans la mémoire des peintres, des artistes, des penseurs, qui peuvent être allés jusqu’à la côte où gît ce magnifique joyau de la féodalité si fièrement posé pour commander les relais de la mer et des dunes… Encore aujourd’hui, Guérande est enceinte de ses puissantes murailles, ses douves sont pleines d’eau, ses créneaux sont entiers… »

Claude regarda le titre du volume où Mlle de Rhuis lisait ces lignes. C’était la Béatrix de Balzac. Il se souvint.

Armelle ouvrit l’une des fenêtres de la salle et lui montra l’admirable immensité qui se déployait :

— Voici les dunes au pied des collines, avec les marais salants et la multitude de leurs petits rectangles d’eau et de leurs petits cônes de sel. Dans la brume à gauche, le clocher carré du bourg de Batz, plus loin celui du Croisic. À droite, Piriac. Là-bas, la mer.

Claude soupira :

— C’est une bien belle réalité, mais c’est la réalité tout de même. Or, depuis hier, je vivais en pleine fantaisie et je m’y accoutumais. Ma chevauchée par la campagne vide, l’éclosion inattendue de cette ville extraordinaire, le pont-levis, les torches, l’escalier dérobé, je n’étais pas très sûr que tout cela fût véridique. Je croyais presque à un pays imaginaire. Cette nuit j’ai rêvé de batailles et je m’y démenais comme un preux des romans de chevalerie.

La mise en scène de leur rencontre les amusa. Mais ne se disposaient-ils pas à de plus hautes émotions par ces préliminaires ingénieux où d’ailleurs ils avaient trouvé allégresse et ravissement ?

— Nous ferons mieux, dit Armelle, et plus sérieusement, sans subterfuge ni inventions compliquées. La nature nous y aidera, notre désir, et aussi le passé avec ce qu’il contient de troublant.

Ils se penchèrent. À quelques mètres au-dessous d’eux, se reflétait l’image renversée de la tour. Des roseaux bruissaient. Une autre tour à droite, une autre à gauche, limitaient la vue.

Sortant de la salle, ils montèrent l’escalier. Il accédait à une plate-forme d’où l’on apercevait des tours et la houle des toits dominée par la masse gothique de la cathédrale.

Armelle s’émut, car, tout enfant, elle était venue chez une vieille cousine qui demeurait là, et, en cachette, elle gravissait souvent les marches de pierre pour rêvasser au-dessus de la ville et des dunes. Les tours l’effrayaient comme autant de prisons pleines de petites filles que la mauvaise fée tient captives. Elle-même, n’était-elle pas enfermée sous la garde d’un dragon ? Elle suivait des yeux les oiseaux et tâchait d’en découvrir un qui fût bleu puisque ainsi se déguisent les princes charmants.

— Je n’y suis jamais retournée, dit-elle. Ma vieille cousine est morte, me léguant cette propriété, et tout cela s’effaçait de ma mémoire. C’est seulement après notre entretien que je pensai à tirer parti de mon donjon. Je le fis restaurer. Le premier étage forme votre chambre, le second notre salle d’intimité. Moi, j’ai conservé la maison d’habitation telle quelle.

Au fond du jardin, c’était un ancien manoir à double pignon, hérissé de fenêtres pointues et balafré de poutres en croix. Des roses sauvages y grimpaient. Des fleurs et des herbes se bousculaient dans les pelouses. Une vie calme reposait en cet enclos.

— Et le pont-levis ? demanda Claude, le pont-levis est une trouvaille.

— La poterne et la herse existaient déjà, car ici logeait autrefois une très puissante famille, autorisée par privilège à user d’une sortie particulière, ainsi que l’atteste le cartulaire de Redon ! Je n’ai eu qu’à solliciter pour obtenir la même faveur.

— Solliciter ?… au nom de qui ?…

— Au nom d’Armelle de Rhuis, dame de céans, sœur de Claude Landa.

— Sœur de Claude Landa ?

— Oui, vous pensez bien que nous n’exciterons déjà que trop la curiosité de nos voisins. Un frère et une sœur, passe encore… mais un jeune homme et une jeune fille qui cohabitent, quel scandale inutile. J’ai engagé tous mes domestiques ici, et j’ai fait répandre le bruit que j’étais veuve.

— Veuve ?

— Sinon, comment expliquer la différence de nos noms ? Ensuite cela me donne plus de liberté, ainsi que je l’ai dit à mon père en le priant de m’écrire au nom de madame.

— Votre père vous sait ici ?

— Oui, mais il me croit seule, et il me juge assez originale pour que ce nouveau caprice ne l’étonne nullement.

Ils plaisantèrent les premiers jours, comme deux enfants qui découvrent quelque jeu nouveau, leur projet ne pouvant encore leur sembler qu’une émancipation charmante et le loisir d’être jeunes et insouciants. Les combles poussiéreux du manoir furent mis au pillage. On en tira maintes défroques, draperies, ferraille, bahuts et candélabres, dont s’enjoliva la salle du donjon. Sur le mur, des chapes de velours noir à croix en relief s’écartelèrent comme des chauves-souris crucifiées. L’aigle d’or d’un lutrin prit son vol vers les solives du plafond. Deux armures gardèrent l’entrée, fort dignes. Ils s’y introduisaient et, par gestes et paroles, se défiaient en combat singulier.

La joie du rire les ramenait à leurs années naïves. Il tintait clair et frais. Les crises s’achevaient en langueurs béates où ils avaient l’impression de n’avoir point perdu leur temps. Peut-on mieux faire que de rire ?

Claude y prêtait, s’oubliant parfois à reprendre auprès d’Armelle son rôle de galanterie qu’excusait l’état mal défini de leurs rapports. Le silence surtout les embarrassait. Ils en ignoraient encore l’inestimable prix. Pour le rompre, Landa disait des mots au hasard, et il les disait selon ses vieilles habitudes de courtisan. L’ayant bien écouté, Armelle le remerciait avec ironie. Et ils riaient.

Ils riaient pour rire, parce que c’est bon. Le gaieté est délicieuse qui n’a d’autre cause que l’absence de peine et d’autre manifestation que des espiègleries d’écolier. À ces moments-là, ils avaient envie de s’embrasser d’un gros baiser qui sonne. Ils auraient bien encore couru dans les allées de l’enclos, en se tenant par la main et en sautant des obstacles.

Mais ils devenaient sérieux à l’extérieur des remparts. Ils aimaient cheminer sous les ombres du mail et des boulevards circulaires qui le prolongent, et regarder l’enceinte avec ses neuf tours ventrues et ses quatre portes massives.

Les siècles l’ont diversement traitée. Ici elle dresse intacte l’orgueilleuse coiffure des créneaux. Plus loin, décapitée, elle n’offre plus que le travail harmonieux des mâchicoulis. Des fentes l’entr’ouvrent. Des brèches bâillent. Mais partout c’est la même teinte grise uniforme, couleur de temps. C’est la même mosaïque austère, faite de moellons inégaux et disjoints. C’est la même effervescence de végétation, folle, imprévue, luxuriante, s’autorisant de la moindre motte pour germer, de la moindre fissure pour s’échapper. L’œil de la meurtrière est un prétexte à sourcil de broussaille. Telle touffe se hérisse au bord d’un trou, comme un bouquet de poils en une oreille. À pleine gueule, les fenêtres crachent des fusées d’arbustes, des jets de valériane, d’œillets et de mauves. Le lierre surtout, maître des ruines, les habille à sa guise, cache ou respecte leur nudité, et déploie de sombres et fastueuses draperies.

Ils s’attardaient davantage aux endroits où subsistent les fossés. De l’eau dort encore dans la couche de vase, parmi la chevelure des roseaux et la fleur sournoise des renoncules. Elle baigne le pied des murs. Sur leur reflet voguent les lentilles et les feuilles de nénuphar. Spectacle troublant, d’une séduction indéfinissable. Les yeux et les rêves en sont captifs.

Là jadis, songeaient ou disaient Armelle et Claude, là jadis ont eu lieu de formidables combats. Les machines de guerre enjambaient les douves et s’accrochaient à l’enceinte. S’aidant les uns les autres, soldats et capitaines grimpaient sous l’averse des pavés, des boulets et du plomb fondu. Ou bien c’est la nuit. À l’abri des ténèbres se glissent de silencieux fantômes. L’escalade commence. Armes ni cuirasses ne résonnent. Il y a moins de bruit encore que les autres nuits, comme si la nuit était complice. Et c’est plutôt l’angoisse de l’espace qui avertit le veilleur. Alors un tumulte s’élève, cris d’appel, cliquetis d’épées, hurlements de colère et de terreur. Des masses noires culbutent dans le vide.

Et le linceul de l’eau enveloppe pêle-mêle les blessés et les cadavres.

Une fin d’après-midi, ils trouvèrent à l’enceinte un aspect incroyable.

Elle était toute rose. Toute rose, d’un rose pâle, elle semblait, la vieille parure de pierre, fraîche comme un collier de corail. Une nuée rose flottait contre elle. Du rose atténuait ses rides, comme un fard de jeunesse. Du rose voltigeait à travers les arbustes. Et il en retombait des lueurs sur l’eau morte. C’était, de très loin, du bord extrême de l’horizon, par-dessus la mer et par-dessus les dunes, c’était la caresse expirante du soleil.

Ils en furent enveloppés. L’air subtil et coloré les imprégna de bien-être. Leur vision des choses devint plus légère.

Claude dit :

— Évoquons quelque seigneur d’autrefois et sa dame. Ils se promènent comme nous autour de la ville. Comme nous, l’apothéose du vieux rempart les ravit. Et tenez, notre ombre, là-bas, n’est-ce pas la leur ?

Ils se soumirent à la fantaisie de l’illusion. Sur cette trame un peu frivole, se tissaient d’autres pensées plus graves qu’ils ne distinguaient point, tellement le dessin en demeurait confus.

L’ombre engloutit les nuées roses. Le rempart s’assombrissait entre les plaines livides du ciel et les blancheurs éparses de l’eau. Ils se remirent en marche.

Devant eux, avec un grincement de chaîne rouillée, le pont-levis s’abaissa. Quelques notes de cor traînèrent, tandis que sous l’ogive de la voûte flamboyait une torche. Ils furent joyeux. Moins par raisonnement que par intuition subite et irrésistible, ils savaient qu’il était très utile, voire même indispensable à la progression de leur rêve, de jouer au seigneur et à la châtelaine qui rentrent dans leur donjon.