Paul Ollendorf, éditeur (p. 45-56).


IV


Il y avait à l’avant de la barque des tapis éployés et des toiles multicolores qui cachaient la vétusté des planches. Tout au bout une meule de fleurs où, parmi les feuillages, jaillissaient des têtes de roses, d’œillets et d’iris, s’évaporait comme un brasier d’encens.

Étendu sur un lit de coussins, Claude était séparé des trois matelots de l’équipage par la grande courbe de la voile que le vent creusait à sa droite et derrière lui. Pour ne pas s’ouvrir, avant de revoir Armelle, au charme du pays, il ne regardait point couler le long de la rivière les plaines et les collines changeantes. Ses yeux suivaient les nuages dans le ciel sombre. La voile couleur d’ocre les retenait aussi. Et il songeait.

Il songeait au mois qui venait de s’écouler depuis l’établissement de leurs libres rapports. Fidèle au pacte, il avait attendu patiemment sans se rappeler à elle par une visite ou par une lettre. Et des journées lourdes s’amassaient. Il comprenait bien que ses préparatifs de voyage et surtout ses plans d’installation la devaient occuper, et qu’il lui fallait en outre, pour expliquer ce voyage, prendre des arrangements à l’égard de son père, de ses amis et du monde. Néanmoins il s’inquiétait de ce long silence. N’avait-elle point changé d’avis ? Ce fut un soulagement quand lui parvinrent enfin les instructions d’Armelle.

Elles étaient précises et courtes :

« Prenez ce soir le train pour Redon. Au quai de la Vilaine, une barque vous attendra. La cinquième heure vous aborderez à un gros bourg. Vous y trouverez un cheval et un enfant qui vous conduira vers moi. »

Claude sourit. C’était bien, ce côté extérieur et plastique du projet qui devait séduire d’abord et même accaparer l’imagination d’une femme. Réduite à sa propre vision elle ne le pouvait entrevoir qu’à travers une mise en scène originale, compliquée de détails un peu puérils et de circonstances romanesques. Le chemin de fer est un mode de locomotion vulgaire, non l’eau d’un fleuve ou le dos d’un coursier. Et l’incertitude de l’étape n’ajoutait-elle pas un élément de mystère et de poésie ?

Complaisamment Claude s’offrit aux sensations dont Armelle le voulait orner. Elles furent d’ordre plus précieux qu’il ne le supposait. Sans choc ni bruit la barque glissait sur l’ondulation des petites vagues, aussi aisément que voguait là-haut la flotte des nuages sur l’onde du ciel. Et sa vie partagea la fuite des choses. Le vent poussait tout cela, la barque, les nuages et la vie, vers des buts inconnus, comme un berger fou qui chasserait son troupeau devant lui, au hasard. En quelle terre aborderait-on ? C’était un délice de l’ignorer.

Et ce fut un délice également de s’assimiler à ces choses qui ne savaient point d’où elles venaient. Il se sentait comme elles, allégé de souvenirs. Son passé se désagrégeait, et les bribes des vieilles amours, des chagrins de jadis, des ambitions et des soucis, restaient en route, noyées dans l’écume, éparpillées, dans l’espace. Libérée d’entraves, sa vie n’appartint plus à telle époque déterminée. Elle s’affranchit de l’heure et du siècle, et fut de tous les temps, comme le bercement du bateau, l’éclat des fleurs, les rives vertes et les nuages gris.

Mais soudain Claude avisa au-dessus de lui, en plein ciel, une arche audacieuse qui reliait les deux falaises. La voile fléchit. On la carguait. À l’aide des rames on atterrit sur la gauche, en un petit port entouré de rochers et vers lequel descendaient des groupes de maisons.

Ayant monté la rampe du quai, Claude aperçut, au seuil d’une auberge, un jeune paysan qui tenait un cheval à la bride et qui se découvrit à son approche. Il l’interrogea pour qu’il n’y eut pas d’erreur. Puis, après s’être reposé un moment et restauré, il se mit en selle. L’enfant marcha devant lui. On sortit du village.

Tout de suite ils quittèrent la route pour prendre un de ces anciens chemins de gazon qui serpentent à travers les haies, sillonnés d’ornières, inégaux et boueux. Comme ils se ressemblent tous, leur monotonie ne put distraire Landa. Il se maintint en un songe subtil, homme évadé du présent et lâché à travers les âges. Un garçon le guide. Un cheval le porte. Il voit du ciel, des arbres et de l’herbe. Des pies et des geais volent. Y a-t-il rien de cela qui soit spécial à un temps et empêche de vivre à celui qu’indique le caprice ?

Il fut le Celte en chasse, le Romain de César, le seigneur à l’affût de son ennemi. Et c’était d’un agrément si ineffable qu’il redoutait presque la rencontre d’Armelle. Elle ne pouvait que le ramener à la réalité d’une époque. Un émoi serrait son cœur.

Se livrait-elle aux mêmes sensations qu’elle avait imaginées pour lui ? Que serait-elle ? Dame charitable qui donne le gîte et la pâture au voyageur las ? Sœur affectueuse qui accueille gravement le retour de son frère ?

Plus de trois heures, ils marchèrent sans repos par les chemins vides. Un peu d’ombre mêlée au jour brouilla la silhouette des choses. Le monde merveilleux commençait à s’agiter. Au ras des arbres les fantômes de la nuit palpitaient et les petites fées bretonnes s’éveillaient dans l’invisible. Claude fut le croisé qui revient d’Orient. Vers la ville forte où les vassaux protègent l’épouse, il avance en hâte, chargé de gloire et brisé de fatigue. Quelle joie devant les rouges cheminées de rappeler ses prouesses en détirant son corps !

L’ombre s’accumula. Le vent tombé agonisait parmi les feuilles. Les bruits résonnèrent davantage, comme doublés d’échos. Les pas du cheval et de l’enfant devaient s’entendre au loin. De l’ombre encore, de l’ombre tomba en nuées lourdes, accourut en colonnes opaques. Et soudain Claude fit un geste si brutal qu’il arrêta sa monture. Un cri de stupeur vibrait en sa gorge. Il regardait de ses yeux avides, comme on regarde un spectacle incompréhensible et magnifique.

Là-bas, au bout du chemin élargi, sur une éminence légère, se dressait, apparition prodigieuse, une muraille d’enceinte flanquée de tours, avec portes et mâchicoulis. Elle se dressait, altière et puissante, la base noyée déjà dans les ténèbres, mais les créneaux fièrement découpés dans les clartés livides de l’horizon, et précis comme les fleurons d’une couronne héraldique. Et à droite et à gauche, elle se recourbait sur elle-même en un grand cercle dentelé. Du milieu pointait un flèche d’église fine et hardie.

C’était une ville close, une cité mystérieuse et surnaturelle, fleurie là par quelque sortilège. C’était incroyable et grandiose, terrifiant et harmonieux, magique évocation d’un très vieux passé. On eût dit l’œuvre féodale d’un enchanteur. Des guerriers, des manieurs de fronde et d’arbalète, des hommes à jambages et à casque de fer, s’y abritaient sans doute. À moins que ce ne fût la retraite diabolique de tous les mages, druides, sorciers et devins que l’on traque même au pays de légende. Vraiment cela semblait irréel, et plutôt que de la terre, surgir du ciel, comme une de ces fantasmagories où le hasard s’amuse en la tristesse du crépuscule.

Claude restait confondu devant le miracle. Son rêve aboutissait-il à la folie de l’hallucination ? Il se pencha pour interroger son guide, mais l’enfant avait disparu. Il frissonna. Des profondeurs sombres jaillit la menace de ce que l’on ne voit point.

Le cheval se remit en route. Claude subit l’assaut d’étranges sensations ourdies par des spectacles dont il ne savait ni n’osait étreindre la réalité. Son cerveau flottait au gré d’illusions indécises.

Les pâleurs lointaines s’imprégnaient de nuit. La ville ne fut plus qu’un énorme bloc noir à parois indistinctes, et les créneaux de pierre se confondirent avec les créneaux d’obscurité qui s’y emboîtaient. À l’approche de Claude l’enceinte se haussa et se restreignit au point qu’il ne vit bientôt qu’un mur énorme encadré de deux tours massives. Son cheval prit à droite. Il le laissa faire. Au pied des remparts se mouvaient des vagues blanchâtres dont la fraicheur lui glaça les épaules et, parmi les déchirures de cette brume, il aperçut de l’eau qui luisait comme une plaque d’ardoise lavée de pluie. Il suivait un large fossé.

Il passa près de la première tour, puis près d’une seconde. Mais la troisième l’étonna, car elle était percée de trous de lumière, de longs et minces, de vastes et carrés, tous éclatants comme si un incendie eût flambé en son ventre creux. Un son de cor ouvrit l’espace et y jeta la mélancolie de ses notes lentes. Et aussitôt le silence referma la brèche et pesa de nouveau.

Alors Claude fut anxieux ainsi qu’un voyageur au terme inconnu de l’étape. Qu’allait-il advenir ? Une vision le hanta : cheminée joyeuse, serviteurs assemblés, et la vieille nourrice qui baise les mains du Seigneur et délace en tremblant sa cotte de mailles. N’entendait-il pas un cliquetis d’armes ? De fait, comme il s’éloignait de la tour, un tumulte retentit et il s’avisa qu’une masse se détachait du mur et s’abattait à ses côtés. Au même moment, une torche flamboya sous une arcade béante. Un pont-levis enjambait le fossé.

Quelqu’un saisit la bride du cheval. Claude descendit et s’engagea sur la passerelle entre les chaînes qui la reliaient à deux bras de potence. Ses pas résonnèrent. Des lueurs dansaient au fond de l’eau et, plus loin, s’étalaient en nappes claires à la surface du miroir.

Un homme qui tenait la torche fumante le conduisit par le vide d’un jardin vers une tourelle accolée contre la tour. Les spirales d’un étroit escalier s’y enroulaient. Ils le gravirent, puis, ayant ouvert une porte, l’homme s’effaça, et Claude entra dans une grande pièce brillante. Armelle s’y tenait, debout.

Elle était vêtue très anciennement. Sa robe de velours violet galonnée de dentelles d’argent, et cerclée à la taille d’une grosse ceinture de fer, s’allongeait par plis souples en une traîne évasée. Ses cheveux blonds ondulaient autour d’un menu bonnet. Des pierres chargeaient ses doigts. Les manches pendaient jusqu’à terre, et les bras nus en émergeaient comme de deux calices somptueux. Elle souriait. Et ce n’était point un sourire issu de quelque sentiment intérieur, joie ou coquetterie, mais un sourire de beauté, sans autre raison que lui-même.

En vérité, cette fois, Claude n’eut besoin d’aucun effort et d’aucun mensonge. Il se rua hors du présent, délivré de la petite prison de temps où le destin nous enferme de telle année à telle année, avec la nostalgie des périodes défuntes ou futures. L’illusion fut sincère et totale, et rien en lui n’y résista. Il ne savait en quel lieu ni en quel âge il se trouvait transporté, ni ce qu’il faisait dans cette salle ronde dont les embrasures de fenêtre formaient comme des chapelles, dont les tapisseries racontaient des histoires de chevaliers en partance pour la guerre ou de dames récompensant les vainqueurs des tournois. Mais il savait qu’il ne vivait pas sa vie ordinaire, qu’il échappait aux lois d’asservissement et de monotonie, et que cela était bien. Il rêvait un joli rêve de grâce et de liberté. Vers celle qui le lui donnait, il tendit les mains en guise de remerciement.

Avant qu’il ne se réveillât, et comme déjà l’inquiétaient le retour proche de la réalité et l’idée des phrases à dire et des gestes à accomplir, une servante entra qui prit un flambeau et fit signe à Claude de la suivre.