Armand Durand ou la promesse accomplie/03
Plinguet & Laplante, (p. 31-45).
III
La société continuait toujours son va-et-vient chez M. de Courval, car les bois aux teintes claires et les épais nuages couleur d’ambre du mois d’octobre, outre l’abondance de l’excellent gibier que l’on trouvait dans les environs, rendaient la campagne aussi attrayante qu’elle l’avait été pendant la belle saison.
Il passait fréquemment devant la porte de Durand des messieurs armés de fusils et suivis de leurs chiens, les uns à cheval, les autres à pied ; mais Geneviève ne les voyait pas. M. de Courval avait souvent invité et d’une manière pressante les nouveaux mariés à venir visiter le Manoir, mais comme Paul ne s’en souciait évidemment pas tandis que des étrangers s’y trouveraient, Geneviève demeurait tranquillement chez elle.
Une après-midi qu’elle était debout devant la porte de sa maison et qu’elle admirait dans le lointain les magnifiques coteaux embrasés par les rayons dorés qu’offre une superbe journée de cette belle saison qu’on appelle Été de la St. Martin, M. de Courval passa à pied accompagné de deux de ses amis. Ils paraissaient tous trois exténués de fatigue, car ils marchaient depuis une heure fort matinale, et lorsque Geneviève, que M, de Couval avait abordée avec sa politesse ordinaire, leur offrit d’entrer un instant pour se reposer, — chose qu’elle ne pouvait manquer de faire sans violer les règles de la plus commune courtoisie, attendu que M. de Courval se plaignait de la fatigue, — ils acceptèrent avec joie son invitation. Il lui présenta ses deux amis, le premier un M. Caron, homme d’un âge mûr, le second un jeune et charmant officier de cavalerie, du nom de de Chevandier. qui venait d’arriver de France pour passer quelque temps en Canada.
Ce dernier parut à la fois surpris et frappé de la beauté et des manières gracieuses de leur hôtesse, qui était occupée à placer devant eux des verres et une cruche d’excellent cidre, qui, nous n’avons pas besoin de le dire, n’était pas de manufacture domestique.
Cependant, Geneviève ne s’aperçut pas de l’attention particulière dont elfe était l’objet de la part du Capitaine de Chevandier, qui aurait été extrêmement affligé s’il eut su qu’elle n’avait seulement pas remarqué l’abondance de ses cheveux lissés, sa belle moustache, ou la classique régularité de ses traits.
Sur ces entrefaites arriva Durand qui s’empressa de leur offrir l’hospitalité, et il le fit avec une aisance et une politesse exquises. Les préjugés aristocratiques de de Chevandier furent en quelque sorte choqués par l’arrivée sur la scène de cet hôte roturier ; mais ses airs de grand seigneur produisirent aussi peu d’effet sur le mari que ses regards d’admiration en avaient fait sur la femme. Quand nos trois amis se furent reposés et rafraîchis, ils prirent leur congé, et en revenant notre Adonis militaire s’abandonna à d’amers regrets sur ce que « cette charmante petite créature avait pour destinée de passer toute sa vie au milieu des vaches, des volailles et autres choses semblables. »
Aussitôt qu’ils furent partis, Durand annonça à sa femme qu’il pensait aller à Montréal pour y acheter des épiceries et autres articles de nécessité, ainsi que pour voir le marchand à qui il avait coutume de vendre la plus grande partie des produits de sa ferme, et il lui demanda si elle aimerait à l’accompagner.
— Quoique nous n’ayons cette année ni beurre, ni volailles à vendre, je puis, ma petite femme, te donner quelques piastres, que tu pourras dépenser en rubans, dans les beaux magasins, — ajouta-t-il en souriant, car il s’attendait à ce que Geneviève accepterait son offre avec empressement : attendu qu’un voyage à la ville, même sans la perspective d’avoir à y dépenser quelques dollars, était alors considéré par les femmes d’Alonville comme un insigne privilégié.
Elle réfléchit un moment, hésita, puis, à la surprise et au désappointement de son mari, elle refusa, alléguant pour raison qu’elle ne savait pas comment elle agirait avec les Lubois. Elle pensait que si elle allait à la ville sans leur faire une visite, pour remercier madame Lubois du grossier bijou à l’ancienne mode qu’elle lui avait envoyé comme cadeau de noces, la famille la taxerait peut-être d’ingratitude, et que d’un autre côté, si elle se présentait avec son mari à leur résidence, renommée par ses exclusions, on les considérerait peut-être comme de désagréables visiteurs. Donc, pour sortir de ce dilemme, elle avait résolu de rester à la maison, d’autant plus que Paul ne devait être absent que quelques jours.
Le lendemain du départ de son mari, Geneviève, qui aimait beaucoup le grand air, et qui ne pouvait imaginer de plus douces jouissances que celle de s’asseoir pendant quelques heures sur un banc dans le jardin ou à l’ombre du grand orme qui ombrageait si agréablement sa demeure, à écouter le ramage des oiseaux et des insectes, prétexta un ouvrage de couture, et s’enfuit derrière le grand arbre dont le tronc la dérobait aux regards des passants et dont le feuillage la protégeait contre les rayons du soleil.
Elle avait été élevée dans une ville sombre et malpropre de France, (car quoique l’on en dise, l’on rencontre des villes sombres et malpropres dans cette partie favorite du globe) ; il n’y avait donc rien de surprenant que la campagne fût pour elle un monde inexploré, aussi délicieux que nouveau. Comme elle jouissait de sa fraîcheur, de sa beauté, de ses parfums ! comme chaque nouvelle phase de cette vie faisait naître en elle une admiration qu’elle n’osait exprimer hautement, de crainte de paraître ridicule ! Cette prédilection était peut-être la cause du peu de progrès qu’elle fesait dans la science de la tenue d’un ménage, car malgré qu’elle fut en personne dans sa cuisine, au milieu des fritures, des étuvées ou des grillades, ou à son lavage, ses pensées se tournaient avec passion vers l’air pur et frais du dehors, le bruissement des branches au-dessus de sa tête ; et elle pensait en elle-même, non sans soupirer, combien elle préférerait un morceau de pain et une tasse de lait au milieu d’un si délicieux repos, aux somptueux banquets apprêtés avec tous les soins et l’habileté de l’art culinaire.
N’ayant que peu de choses à faire dans son ménage, elle avait célébré le premier jour de l’absence de Paul, en prenant son dîner des mets que nous venons de mentionner, chose qui convenait bien à ses servantes qui, passionnées elles aussi pour le dolce far niente, étaient bien aises de se sauver de l’ouvrage en se servant des mêmes mets pour leur dîner et en y ajoutant un morceau de viande froide. Puis elle prit une paire de pantoufles qu’elle brodait pour en faire présent à son mari, assurée qu’elle était qu’il les trouverait aussi utiles que belles, et s’installa dans son coin au pied du vieil orme.
Il fesait un temps délicieux. Souvent elle s’arrêtait dans son ouvrage pour promener ses regards des belles collines pourprées qui se trouvaient dans le lointain aux superbes ; couleurs des bois d’automne, des nuées mélangées d’or et d’azur qui se déroulaient au-dessus de sa tête aux lames rejaillissantes du beau et majestueux Saint-Laurent. Un calme parfait régnait dans la nature. Les oiseaux avaient déjà pris leur essor vers des climats qui leur offraient un autre été, et le silence n’était rompu que par le bruissement des feuilles qui tombaient de temps à autre.
Tout-à-coup, cependant, le bruit d’un pas qui approchait lui fit lever les yeux, et elle aperçut près d’elle le capitaine de Chevandier, la casquette à la main, un sourire engageant sur les lèvres. Ses manières étaient courtoises, sans affectation. Geneviève écouta, sans se déranger, quelques observations qu’il fit sur la température, la campagne et la chasse. Le temps s’écoula d’une manière si agréable que lorsqu’il partit, elle ne s’aperçut pas qu’il y avait près d’une heure qu’ils étaient en conversation.
Le lendemain, il faisait un temps aussi charmant que la veille, et après avoir pris un léger repas, elle se hâta de prendre son canevas et ses laines, et se rendit au jardin, cette fois à l’ombre d’un pommier tout tordu et recourbé, car une espèce d’instinct lui disait qu’elle s’y trouverait moins sur le chemin de M. de Courval et de ses visiteurs qu’au pied de l’orme.
Pendant qu’elle travaillait avec ardeur à son ouvrage, afin de terminer son petit cadeau avant l’arrivée de son mari, elle entendit une voix claire et cultivée lui demander ; « Comment se porte madame Durand ? » Levant aussitôt les yeux, elle aperçut le capitaine de Chevandier qui la regardait de par-dessus la petite porte du jardin.
Quoique Geneviève fût loin d’être satisfaite de cet incident, elle était trop bien-élevée pour laisser percer la contrariété que lui inspirait cette nouvelle visite ; aussi lui rendit-elle poliment son salut, mais il y avait tant de réserve dans ses manières, que de Chevandier ne savait comment continuer : il chercha des inspirations autour de lui. Par bonheur, il aperçut une plate-bande de magnifiques dahlias aux couleurs variées et nuancées ; alors, feignant une grande admiration pour leur éclatante beauté, il demanda la permission de les examiner de plus près et d’en cueillir un. Elle acquiesça d’une manière indifférente à ce qu’il demandait. Tout en discourant avec l’air d’un connaisseur sur les riches nuances et la beauté particulière des échantillons qu’il avait devant lui, il essaya de faufiler un gracieux compliment à la charmante maîtresse du jardin sur son bon goût et sur les succès qui avaient couronné ses efforts.
— Capitaine de Chevandier, lui dit-elle, vous me donnez plus de crédit que je n’en mérite : vous devez présenter vos louanges à la vieille ménagère qui tenait la maison de mon mari avant son mariage.
De Chevandier se mordit les lèvres, et il se félicita en lui-même de ce que ses spirituels et caustiques compagnons d’armes n’eussent pas été témoins de sa déroute ; mais se remettant aussitôt, il reprit :
— N’importe, cela ne m’empêchera pas de cueillir ces deux cramoisis-là, avec la permission de madame.
Et il joignit l’action à la parole. Puis, en parlant de fleurs, il était naturel que la conversation tombât sur la campagne, et par une transition très-juste, sur la France. Enfin il avait donc trouvé un lien entr’eux, et de Chevandier ne fut pas lent à le saisir. Quoique né à Paris, il y avait peu d’endroits de son beau pays qu’il n’eût pas visités ; il connaissait même la petite ville malpropre où Geneviève était née ; une fois, il y avait été retenu par le mauvais temps une longue journée, pendant laquelle il avait tout le temps maugréé contre cette place qu’il considérait et qualifiait comme le point le plus insupportable, le plus petit et le plus pauvre de la surface du globe. Cependant, aujourd’hui, ses sentiments étaient tout différents, et l’admiration avec laquelle il parlait de sa modeste église, de la tranquillité de son petit cimetière, en fesait presque venir les larmes aux yeux de Geneviève.
— Ah ! madame Durand, s’écria-t-il avec vivacité après un moment de silence, combien vous devez vous trouver malheureuse, transplantée de votre cher pays sous ce climat étranger ! Que sommes-nous ici, nous enfants de la France, que de pauvres exilés ?
Malgré l’amour qu’elle professait pour le sol de ses pères, Geneviève n’était pas prête à aller si loin, et levant ses yeux qui n’avaient pas faibli devant le regard rempli d’admiration et de sentiment qui était fixé sur elle, elle reprit :
— Malheureuse ! dites-vous ; vraiment, M.
de Chevandier, vous vous trompez : j’ai goûté, depuis quelques mois, plus de vrai et paisible bonheur que je n’en ai connu pendant toute ma vie. La France m’est chère, sans doute, comme souvenir ; mais toutes les affections de mon cœur et toutes les espérances dont je puisse me bercer sur cette terre sont concentrées ici, en Canada.
Soit qu’il fût incapable de se relever de ce nouveau coup, soit qu’il jugeât par les manières de Geneviève que son séjour chez elle avait été assez prolongé, il se leva, et après avoir prononcé quelques mots sur le même ton de politesse et de respect dont il se serait servi avec une dame de la plus haute société, il se retira. Mais en fermant la porte sur lui, il ne put s’empêcher de se dire :
— Quelle prude et gênée petite créature, mais aussi quels yeux incomparables, quels doigts effilés ! certainement que son imbécile de mari doit s’attendre à ce qu’elle en fera de drôles en fait de traire les vaches et de fabriquer le beurre. Ah ! je crains fort, mon cher Durand, que tu t’aperçoives un peu tard que tu t’es énormément fourvoyé dans ton choix.
Il s’en revint lentement chez M. de Courval, portant sur ses traits, d’ordinaire insouciants, les traces d’une profonde pensée. Le jour suivant de Chevandier fit sa toilette avec un soin tout minutieux, et après s’être muni de journaux et de revues qu’il avait tout récemment reçus de France, il s’achemina, à la même heure, vers la résidence de Durand : il regarda au-dessus de la porte du jardin, et il vit que Geneviève ne se trouvait pas sous le pommier, non plus que sous l’orme. Il devenait évident qu’elle ne voulait plus avoir d’entrevues avec lui. Mais de Chevandier, qui n’était pas homme à se décourager pour si peu, frappa résolument à la porte avec une badine qu’il portait, et il demanda à la servante aux allures gauches et hébétées qui lui ouvrit si madame était à la maison ?
— Elle est quelque part dans le jardin, répondit-elle sèchement.
Et persuadée qu’elle s’était acquittée de tout ce qu’elle avait à faire dans la présente conjoncture, elle poussa brusquement la porte, laquelle se referma avec un tel fracas que notre visiteur en recula.
— Quels sauvages ! se dit-il ; mais je ne me rendrai pas : il faut que je la cherche dans le jardin.
Si on avait demandé au capitaine de Chevandier pourquoi il s’acharnait ainsi à Geneviève et quels étaient ses desseins en lui portant de telles attentions, il aurait répondu sans hésiter qu’il ne lui voulait pas de mal. Madame Durand était une femme aussi jolie que charmante, et il pensait qu’un commerce d’amitié sentimental et innocent avec elle contribuerait puissamment à rendre son séjour au Manoir moins monotone et plus agréable Malgré tout cela, c’aurait été un malheur pour Geneviève si, confiante comme elle était, elle l’eut sans arrière-pensée écouté et encouragé, car aucun principe religieux ne le guidait, la seule influence qui eût sur lui quelqu’empire étant le code d’honneur du monde, et l’on sait combien ce code est quelques fois relâché.
S’étonnant intérieurement, s’emportant même de ce qu’elle lui avait inspiré un si vif intérêt, il souleva le loquet de la petite porte et s’aventura au milieu des citrouilles, des concombres et des melons qui y croissaient négligemment en abondance ; il arriva à un petit berceau rustique fait en planches, autour duquel on avait taillé une vigne sauvage qui formait une couverture d’une délicieuse verdure. Geneviève y était avec son « éternelle broderie, » ainsi que de Chevandier avait stigmatisé son travail. Il aurait préféré la trouver mélancolique et rêveuse : cependant il entra avec son air aimable ordinaire, en offrant ses lettres de créance sous forme des livres et journaux qu’il avait apportés avec lui. Geneviève ne pouvait faire autrement que de le remercier de sa politesse ; d’ailleurs, elle éprouvait un grand plaisir de voir les noms et les gravures des lieux et des choses qui lui étaient si familières.
Pendant qu’elle examinait le frontispice illustré d’un de ces volumes, il prit l’ouvrage qu’elle venait de déposer.
— À qui, lui demanda-t-il en souriant, destinez-vous ce monument d’industrie et de patience féminine que je tiens à la main ?
— C’est une paire de pantoufles pour mon mari, répondit-elle.
Lorsque de Chevandier se représenta cet honnête Paul chaussé de grosses bottes de campagne enjambant à travers le fumier de sa cour, puis en voyant cet assemblage de perles et de soie qu’on lui destinait, une expression de piquante ironie passa sur ses traits ; il plissa les lèvres et ajouta involontairement :
— M. Durand est un homme heureux et saura, comme de raison, apprécier ce cadeau de fée. J’apprends tous les jours qu’il est un excellent fermier, et qu’il s’y entend parfaitement en fait de tout ce qui concerne la charrue, les égouts, les bêtes-à-cornes et autres horreurs du même genre.
Geneviève regarda son interlocuteur : quoique novice en ces sortes de persiflages, elle devina le mépris qu’il cachait sous les compliments à moitié ironiques qu’il faisait de Paul, et tenant constamment ses yeux fixés sur lui, elle reprit :
— Mon mari est non-seulement un excellent fermier, mais encore il est honorable et intègre, à tel point, que la plus indifférente des épouses ne pourrait s’empêcher de le respecter et de l’aimer.
Il y avait quelque chose de grand dans cette expression franche et hardie de ses sentiments, surtout chez une personne aussi réservée et aussi timide que Geneviève Durand ; et pendant que le cœur de Chevandier lui en rendait secrètement hommage, il éprouva en même temps un sentiment d’une irritation jalouse contre l’homme qui en était l’objet.
Il comprit aussi qu’il devait s’abstenir de prononcer en présence de la jeune femme un seul mot qui pût être interprété comme incivil envers Paul ; il s’empressa donc de réparer sa maladresse en faisant sur Durand quelques remarques amicales et respectueuses avec ce tact et cette délicatesse dans lesquels il était passé maître.
Geneviève reprit son ouvrage, et pendant que ses doigts allaient avec une agile habileté, de Chevandier parlait ou lisait à haute voix quelques courts passages des journaux qu’il avait apportés avec lui. Le jour baissait, lorsque tout-à-coup la jeune femme se leva et le pria de l’excuser, vû que peut-etre on pouvait avoir besoin de ses services à la maison. Il l’accompagna jusqu’à la porte.
Tandis qu’il lui disait quelques mots d’adieu, deux figures épiaient en cachette leurs mouvements : c’était Manon, la fille qui avait reçu le capitaine de Chevandier d’une manière si caractéristique, et Olivier Dupuis, la plus mauvaise langue du village.
— Et vous me dites, reprit lentement ce dernier en secouant la tête d’une façon qui était de mauvais présage, que ce charmant gentilhomme de la ville vient ici tous les jours, et passe de longues heures avec Madame (en appuyant dédaigneusement sur le mot), et cela lorsque le mari est absent ! Bien, bien, Paul Durand, est-ce que tu ne pouvais pas faire comme les autres, prendre pour ta femme une fille vive et alerte de notre village, au lieu d’aller au loin choisir un pareil bijou ? Ah ! nous verrons, nous verrons ! Quand pensez-vous que Paul sera de retour ?
— Demain, je crois.
— Eh ! bien, bonjour Manon, et si jamais vous vous mariez, ne marchez pas sur Les traces de votre maîtresse.
— Vous pouvez, père Dupuis, garder votre conseil jusqu’à ce qu’il vous soit demandé. Lorsque je serai mariée, je ferai comme je voudrai.
Et ils se séparèrent sur ce salut amical. Le lendemain la pluie tomba toute la journée par torrents, et de Chevandier fut obligé d’abandonner le projet qu’il avait formé de retourner chez sa charmante voisine, de peur qu’une visite par un pareil temps le rendît ridicule. C’est pourquoi dans un accès de mauvaise humeur il descendit au salon, et là il tua le temps à tourmenter les livres de M. de Courval qui traitaient presque tous d’agriculture, et à jurer, tempêter et donner des coups de pieds à la demi-douzaine de chiens qui égayait la demeure de son ami, vieux garçon.
De son côté, Geneviève se trouvait aussi heureuse qu’il lui était possible de l’être. Grâce à ses efforts réunis à ceux des servantes, la maison reluisait de propreté, tandis que Manon, par une coïncidence extraordinaire, avait fait d’excellents pâtés et avait réussi une fois en sa vie à sortir du four du pain qui ne fût-pas brûlé en-dessus et cru en-dedans.
Les merveilleuses pantoufles qui étaient heureusement achevées pour l’occasion étaient orgueilleusement étendues sur le fauteuil de Paul, qu’on avait eu soin de tirer dans son coin favori, près de la fenêtre remplie de bouquets. Puis Geneviève entra dans sa chambre, et après avoir jeté un regard inquiet sur la pluie qui tombait à verse et à laquelle son mari devait, en toute probabilité, être alors exposé, elle se mit en frais de se faire aussi gentille et charmante que possible. La tâche pour elle n’était pas difficile : toujours jolie, elle l’était doublement en ce moment, car le plaisir que lui faisait éprouver l’espérance de l’arrivée prochaine de son mari après cette première séparation illuminait ses yeux et imprimait à ses joues un vif incarnat.