Armand Durand ou la promesse accomplie/02
Plinguet & Laplante, (p. 14-30).
II
Une assez vive jalousie avait éclaté à Alonville à cause de la manière prompte et inattendue dont le meilleur parti de la paroisse avait été pour ainsi dire enlevé par une étrangère, et les langues des mères aussi bien que celles des jeunes filles étaient également actives et sans miséricorde à dénoncer ce mariage.
— Qu’a-t-il donc découvert en elle ? disait-on ; qu’a-t-il vu dans cette créature au visage de poupée, sans vie et sans gaieté, qui l’ait séduit à ce point ? Qu’est-ce qui a pu l’induire à prendre en mariage une étrangère, quand il y avait dans son village tant de jeunes et jolies filles qu’il connaissait depuis la plus tendre enfance ? Elle a de très-petits pieds et des mains très-mignonnes, c’est vrai ; mais tout cela est-il bon à quelque chose ? Ces mains peuvent-elles boulanger, filer, traire ou faire quoique ce soit d’utile ? Ah ! bien, la rétribution ne manquera pas d’arriver, et Paul Durand pleurera sous le sac et la cendre les jolies filles qu’il a laissées de côté pour ce petit poupon !
Mais toutes ces récriminations et ces prophéties lugubres ne troublaient en rien la sérénité de ceux qui en étaient l’objet. Étaient-elles cependant sans fondement ? Hélas ! pas tout-à-fait, comme on va le voir. La nouvelle mariée avait peu, sinon aucune connaissance sur la tenue d’un ménage, et c’est ce qu’il y avait de plus malheureux, car la vieille femme qui avait conduit assez habilement la maison de Durand depuis la mort de sa mère avait brusquement demandé son congé en apprenant les prochaines épousailles.
Ce n’est pas que cette bonne dame eût été particulièrement froissée à l’idée de voir une femme introduite dans l’établissement ; mais, suivant elle, la faute la plus grave qu’avait commise Paul, c’était d’avoir méconnu les charmes d’une certaine nièce à elle qui pouvait produire à la fois une jolie figure et une dot confortable, et que la mère Niquette avait décidé depuis plusieurs mois déjà devoir être une compagne très-convenable pour lui.
Ayant cet objet en vue, elle avait fait, du matin au soir, l’éloge de Sophie, de ses qualités intellectuelles et morales, s’attachant particulièrement à démontrer son habileté à tenir un ménage, — et la patience avec laquelle Durand écoutait ces panégyriques qu’il considérait comme des bavardages de commère, l’ayant malheureusement confirmée dans ses illusions que la belle Sophie elle-même partageait, elle s’était sentie trop vivement froissée pour rester plus longtemps dans cette maison après avoir vu ses rêves aussi cruellement évanouis. Les deux servantes inexpérimentées engagées au dernier moment pour la remplacer, quoique vigoureuses et pleines de bonne volonté, étaient tout-à-fait incompétentes, — de sorte que la nouvelle mariée dut s’en rapporter entièrement à ses propres ressources. Ayant un vague pressentiment des embarras qui allaient s’en suivre, Paul avait fait tout son possible pour inviter madame Niquette à rester à son poste. Il l’avait sollicitée, suppliée, lui offrant ce qui était alors considéré comme des gages presque fabuleux ; mais la vengeance a quelque chose de doux pour certaines natures, et la vieille gouvernante ne pouvait pas se priver de cette douceur.
Oubliant la bienveillance et la considération que son maître lui avait toujours accordées, les cadeaux et les privilèges qu’il lui avait distribués d’une main très-libérale, elle s’était persuadée qu’on la traitait avec la plus noire ingratitude et qu’elle figurait dans la maison un personnage réellement sacrifié.
— Ah ! s’était-elle dit en le laissant par un « bonjour, M. Durand » auquel celui-ci avait répondu avec froideur, ah ! mon beau mari, je vous verrai bientôt me supplier de revenir ici ; mais je ne ferai pas cela avant que vous et votre femme m’ayiez longtemps et vivement sollicitée, et quand je reviendrai, je vous apprendrai à tous deux à respecter la mère Niquette.
Mais la bonne vieille dame s’était trompée : ni le maître ni sa femme revinrent la troubler de nouvelles supplications. Bien qu’ayant demeuré longtemps chez Durand, elle n’avait pu encore pénétrer entièrement son caractère.
Ainsi que nous l’avons dit en commençant, les femmes dans la famille Durand avaient toujours été de remarquables ménagères, et pendant le long règne de la dernière qui avait porté ce nom, la maison de Paul avait été la mieux conduite, la plus proprement tenue de toutes celles du village, tandis que les produits de sa laiterie étaient également renommés pour leur quantité et qualité. Cet état de choses satisfaisant ne s’était que peu ou point détérioré pendant l’administration de madame Niquette qui — nous devons lui rendre cette justice — avait veillé d’aussi près que sa maîtresse au confort de Paul et aux intérêts de l’établissement. Hélas ! sous le régime nouveau, les choses étaient très-différentes, et il était heureux pour le repos d’esprit de la défunte madame Durand qu’elle n’eût pas connaissance de ce qui se passait sous le soleil et surtout des détails qui concernaient le ménage de son fils.
Celui-ci aimait la bonne table et y avait été toujours habitué ; maintenant la soupe était souvent ou brûlée ou trop liquide, le pain sûr et chargeant, digne du mauvais beurre destiné à être mangé avec lui ; et puis les crêpes friables, les beignets et les délicieuses confitures qui avaient autrefois si souvent orné sa table, n’étaient plus qu’un souvenir du passé. Cependant, avec toute la générosité d’un noble caractère, il ne se plaignait ni ne murmurait, mais se contentait de temps en temps de faire en riant quelque remarque sur le sujet, évitant toutefois toute allusion de ce genre lorsque sa femme paraissait ennuyée ou embarrassée. La pauvre Geneviève faisait souvent des efforts surnaturels pour tâcher d’acquérir une petite parcelle des précieuses connaissances dans lesquelles elle faisait un défaut aussi absolu ; mais les résultats en étaient toujours des échecs décourageants, et elle en vint graduellement à la conclusion fatale qu’il lui était tout-à-fait inutile d’essayer. Pour comble de malheur, la sœur de Paul qui avait récemment perdu son mari, venait d’envoyer une lettre dans laquelle elle annonçait que sa santé, ébranlée par les chagrins et la fatigue qu’elle avait éprouvés durant la maladie de son époux, avait besoin d’un changement d’air, et elle terminait en se disant assurée que son frère et sa nouvelle sœur la recevraient avec bonté pendant quelques semaines.
Oh ! combien l’honnête Paul redouta cette visite ! comme il s’émut en songeant que les maladresses de sa pauvre petite femme seraient soumises au regard perçant de sa sœur, un modèle de ménagère ! Quant à Geneviève, elle compta les jours et les heures, comme le criminel suppute le temps qui le sépare de l’époque fixée pour l’exécution de sa sentence. Son incertitude ne fut pas de longue durée, car trois jours après sa lettre, madame Chartrand arriva. Malgré son deuil tout récent qu’elle sentait en réalité très-profondément, malgré sa santé quelque peu délabrée, cette dernière fut alarmée, presque terrifiée, en voyant l’état de chose qui se faisait remarquer dans la maison de son frère. De vagues rumeurs sur l’inhabileté de sa belle-sœur étaient bien parvenues jusqu’à ses oreilles, mais entièrement occupée par son mari qui avait été confiné dans sa chambre pendant trois ou quatre mois avant sa mort, elle y avait à peine prêté attention. Elles se présentèrent alors devant elle dans toute leur affreuse réalité, et peut-être n’aurait-elle pu trouver de plus grande distraction à son légitime chagrin que le mu veau champ de regrets qui s’ouvrit devant elle.
— Comment, se disait-elle intérieurement, comment puis-je trouver le temps de pleurer Louis quand je vois sur la table de mon frère du pain aussi méchant et du beurre immangeable ? Comment puisse m’absorber à déplorer mon veuvage quand je vois ces misérables servantes de mon frère s’amuser avec leurs cavaliers pendant que le dîner brûle sur le poêle et que la crème se perd dans la laiterie ? Ah ! c’est désolant !
C’était en effet bien distrayant, car madame Chartrand n’avait pas été huit jours dans la maison, qu’elle avait oublié ses peines et son deuil, dans l’étonnement profond où l’avait jetée un examen plus attentif des gaspillages et de la mauvaise administration du ménage. Elle n’eut pour Geneviève d’autre sentiment que celui d’une pitié dédaigneuse, et un vif regret que Paul eût commis une aussi grave erreur dans le choix d’une épouse. Cette femme robuste et active, habituée dès le berceau au ménage, ne pouvait comprendre la langueur maladive et le découragement auxquels sa délicate et nerveuse belle-sœur était si souvent en proie, et plus d’une fois elle l’accusa intérieurement d’affectation.
Les choses ne pouvaient pas rester longtemps dans cet état sans fournir à quelqu’un l’occasion de se décharger le cœur, et un dimanche après-midi qu’elle avait sous un prétexte quelconque refusé d’accompagner Geneviève aux vêpres, madame Chartrand entra dans la chambre où Paul fumait sa pipe dans une calme solitude. Celui-ci ne se méprit pas sur la détermination qui se lisait dans les yeux aussi bien que dans la solennité des allures de sa sœur, et il se prépara à une scène ; mais, comme un habile tacticien, il attendit l’attaque en silence.
— Paul, s’écria-t-elle brusquement, déposes là ta pipe et écoutes-moi. Je veux avoir un entretien avec toi.
— Un entretien ! et sur quel sujet ? répondit-il d’un ton bref.
— Sur quel sujet ! dis-tu. Peut-il y en avoir d’autre que la manière déplorable dont est conduit ton ménage ?
— Je crois que c’est une affaire qui ne regarde que Geneviève et moi, répondit-il sèchement en reprenant sa pipe qu’il avait momentanément déposée sur la table.
— Ceci est une réponse digne tout au plus d’être faite à un étranger, mais ce n’est pas celle que tu devrais faire à ta sœur aînée et unique qui en te parlant ainsi, n’est mue que par un affectueux intérêt pour toi. Accordes-moi un peu de patiente attention, je ne t’en demanderai pas davantage. Laisses-moi te dire maintenant sans réserve tout ce que j’ai sur le cœur, et puis si tu le désires, je garderai ensuite le silence.
Pensant qu’il y avait quelque vérité dans ce que sa sœur lui disait, Durand inclina la tête, et elle reprit :
— Du temps de notre pauvre mère, bien que tu n’eusses pas plus de vaches dans tes pâturages qu’il y en a maintenant, et peut-être moins puisque tu as ajouté trois belles génisses à ton troupeau, il y avait toujours rangés dans ta cave plusieurs quartauts de bon beurre bien fait, attendant que les prix fussent satisfaisants pour être transportés au marché ; toujours il y avait sur tes tablettes des rangées de fromages et des paniers d’œufs. Et aujourd’hui ? Il n’y a rien à vendre pour le présent et rien pour plus tard. Dans un coin de la laiterie malpropre un quartaut d’une certaine substance rance que nous devons appeler beurre parcequ’elle ne répondrait à aucun autre nom, une douzaine d’œufs peut-être sur une assiette fêlée, et un peu de crème moisie : voilà toute ta richesse de laitage. L’état des choses est-il meilleur dans la basse-cour ? Quand je songe aux nombreuses couvées de grasses volailles, de dindes et d’oies qui la peuplaient jadis, mon cœur souffre en n’y voyant maintenant qu’une couple d’oisons et de dindes solitaires, ainsi que les quelques chétifs bantams aussi sauvages que des bécasses qui prennent leur nourriture où ils peuvent, car la plupart du temps on oublie de leur en donner, bien que les restes de repas qui sont perdus suffiraient amplement pour faire d’eux des volailles de prix… Qu’as-tu à répondre à tout cela, frère ? Oui, je te le dis : tu es sur le grand chemin de la ruine.
— Non, Françoise, il n’y a, quant à cela, aucun danger. Dieu est très-bon pour moi.
— En disant cela, Paul ôta son chapeau en signe de respect. — Ma récolte a été cette année beaucoup plus considérable que toutes celles que j’ai cueillies jusqu’ici, quoique bien souvent mes greniers aient été remplis jusqu’au comble. Avec moi tout a prospéré en quantité et en qualité, et grâce au ciel, nous ne nous apercevrons pas des pertes qui peuvent se faire sentir dans la laiterie ou la basse-cour.
— Eh ! bien. Paul, c’est très-heureux que tu jouisses d’une aussi bonne fortune, car tu en as grand besoin… Mais voyons maintenant pour ton propre confort. Ta table — tu ne dois pas m’en vouloir si je te parle aussi franchement, car tu m’as permis de te dire tout ce que j’ai sur le cœur — ta table est, j’en suis certaine, la plus mal fournie de toutes celles de la paroisse.
— Mais, chère sœur, nous avons eu dernièrement de très-bons pâtés et d’excellentes tartes, il me semble.
— Ah ! frère, tu peux bien paraître embarrassé et regarder le fourneau de ta pipe en disant cela ; quoique tu fasses, tu ne me donneras pas le change. En deux ou trois occasions différentes, j’ai vu la petite fille de la veuve Lapointe passer dans la cour portant ces tartines et ces pâtés. En fait de cuisine, rien d’aussi appétissant ne peut plus être préparé ici, à moins que je relève mes manches et que je me mette moi-même à l’œuvre.
Le pauvre Paul se trouva considérablement déconcerté, car il était allé secrètement, trouver la veuve Lapointe et l’avait payée d’avance pour la confection de ces friandises, espérant que l’œil exercé de sa sœur croirait qu’elles étaient de facture domestique. Il se mit donc à fumer plus fort et sans souffler mot, pendant que l’impitoyable madame Chartrand continuait :
— Regardes le jardin : il ne peut être comparé qu’à celui d’un fainéant, tant il est rempli de mauvaises herbes et de chardons, et cependant je vois deux grandes paresseuses de servantes qui ne font que flâner ici. Notre mère n’avait qu’une domestique, et de son temps ce même jardin fesait l’admiration de toute la paroisse par son magnifique étalage de légumes, de fruits et même de fleurs. Je ne vois, non plus aucune trace de toile ou de linge de ménage comme chaque femme d’un Durand avait toujours été capable d’en faire pour son mari et ses enfants… Veux-tu me dire ce que fait ou ce que peut faire Geneviève ?
Une vive rougeur s’était graduellement répandue sur le visage hâlé de Durand ; enfin, frappant la table d’un grand, coup de poing :
— Françoise, s’écria-t-il, ceci est mon affaire et ne regarde que moi, entends-tu ? et n’était la promesse que je t’ai faite de te laisser parler, tu n’aurais assurément pu dire tout ce que tu viens de débiter.
— Je le sais, répliqua philosophiquement madame Chartrand ; mais comme tu m’as donné ta parole que tu m’écouterais jusqu’au bout, je te la rappelle. Ai-je dit des choses qui ne soient aussi vraies que l’Évangile même ? Ai-je calomnié Geneviève en quoi que ce soit ?
— Si je suis satisfait de ma femme, qui est-ce qui a le droit de la trouver en faute ? demanda-t-il en haussant davantage la voix.
— Tu n’as pas besoin de te fâcher contre moi, Paul. Je vois que tu cherches une querelle, mais je ne satisferai pas ton désir. C’est toujours comme cela avec vous autres, hommes : quand votre cause est mauvaise, vous tâchez invariablement de l’améliorer par des paroles vives et beaucoup de tapage. Maintenant, je dirai tout ce que j’ai à dire, quand même tu ferais deux fois plus de bruit. Dieu sait qu’il n’y a dans mon cœur aucun mauvais sentiment à l’égard de ta femme, et c’est pour son bien ainsi que pour le tien que je parle aussi ouvertement. Personne plus que moi ne s’est réjoui en apprenant ton mariage, parceque je pensais que ce serait là ton bonheur.
— Ainsi en a-t il été, Françoise, et je suis aussi heureux qu’un roi. Aussi bien je n’ai pas l’intention de nous rendre malheureux, ma pauvre petite femme et moi, en lui demandant. de faire ce qui est au-dessus de ses forces. Elle n’est pas faite pour les travaux durs et fatigants, pas plus que le petit oiseau qui gazouille dans l’orme qu’il y a là devant la maison. De plus, elle est jeune et elle apprendra.
Madame Chartrand pensa intérieurement qu’en effet des femmes aussi jeunes et aussi délicates que Geneviève étaient souvent devenues de bonnes ménagères, mais elle garda cette réflexion pour elle-même et reprit :
— Je ne veux pas blâmer ta femme pour son ignorance à conduire un ménage, mais ne penses-tu pas qu’elle ferait bien de commencer de suite à l’apprendre ? Il se pourrait que tes moissons ne seraient pas toujours aussi bonnes que cette année ; les enfants, qui entraînent de nouvelles dépenses, peuvent venir, et la ruine dont tu te ris maintenant te surprendre plus tard. Écoutes je vais te faire une proposition. Je suis veuve, sans enfants, et parfaitement libre de suivre mes volontés. Dis un mot et je viens demeurer ici. Je ne serai pas un fardeau, car tu sais que j’ai par moi-même des moyens suffisants. J’enseignerai à Geneviève la tenue du ménage si elle a la force ou le désir de l’apprendre, et dans tous les cas je prendrai sur moi toute la tâche de conduire la maison. Ton bien-être, ta bourse et ton bonheur y gagneront. Maintenant, réfléchis bien avant de me donner une réponse quelconque.
Paul suivit ce conseil II croisa ses bras sur la table et y reposa sa tête, afin de réfléchir plus mûrement Sans doute la prospérité matérielle de l’établissement augmenterait notablement par les soins de cette ménagère économe, mais comment Geneviève prendrait elle cela ? c’était là l’important. Les tinettes de beurre, les meules de fromage s’accumuleraient dans ses caves, la toile et le linge de ménage dans ses garde-robes, et lorsqu’il reviendrait fatigué, épuisé, de ses travaux des champs, il trouverait de bons et succulents repas l’attendant ; oui, tout cela lui serait très-agréable, mais serait-ce la même chose pour sa femme qui passerait toutes les heures de son absence à éviter la constante surveillance que sa sœur exercerait sur chaque chose et sur chaque personne autour d’elle ? Comme elle serait peinée, mortifiée de se voir continuellement exposée à un frappant contraste avec l’habile et énergique madame Chartrand, obligée de ressentir aussi amèrement son infériorité sur tout ce en quoi l’autre excellait. Non, il n’avait pas le droit de compromettre le bonheur de sa femme en permettant l’intrusion d’un tiers dans sa maison. D’un ton bienveillant mais ferme, il répondit donc :
— Merci, Françoise, pour ta bonne offre qui est, je le sais, l’impulsion d’un cœur tendre et généreux ; mais il vaut mieux que nous restions seuls, ma petite Geneviève et moi. Nous aurons, je le présume, des embarras comme tous les gens mariés ; mais nous devons essayer de les supporter avec patience. Si Geneviève fait défaut en quelques choses, elle est au moins douée d’un caractère doux et affectionné.
— C’est donc une affaire décidée, Paul ?
— Oui. Tu n’es pas fâchée ?
— Mais non : penses-tu donc que je n’ai pas plus de jugement que cela ? Mais il me faut partir dès demain, car je ne veux pas souffrir plus longtemps les épreuves auxquelles mon tempérament et ma patience sont continuellement exposés dans cette maison. Entre l’indifférence de Geneviève et la honteuse négligence de sa servante paresseuse, je serais mise en pièces avant quinze jours, empêchée que je serais d’essayer à mettre les choses en ordre. Quoi ! elles m’ont déjà presque fait perdre de vue mon pauvre mari et le chagrin légitime qu’en veuve bien apprise je dois ressentir de sa mort. Je retourne maintenant dans ma chambre pour y faire quelques prières, car j’ai manqué les vêpres afin d’avoir cet entretien avec toi.
Et elle sortit.
Paul se laissa aller à une profonde rêverie d’où il fut bientôt tiré par l’arrivée de sa femme.
— Viens ici, lui dit-il en l’apercevant. Et passant son bras autour d’elle, il continua :
— Ma sœur désire venir demeurer avec nous ; elle prendrait la direction du ménage. Qu’en dis-tu ?
Le pâle visage de la jeune femme rougit légèrement et ses lèvres tremblèrent ; mais reprenant presqu’aussitôt possession d’elle-même, elle répondit doucement :
— C’est bien, Paul, si tu le désires toi-même.
— Non, ma petite femme, non ! il n’en sera pas ainsi. Je ne permettrai à personne de s’interposer entre toi et moi ; nous nous tirerons d’affaire seuls. J’ai déjà dit à sœur Françoise ce qu’il en est, et la responsabilité du refus ne retombe que sur moi.
Oh ! comme les beaux yeux lustrés de Geneviève surent bien le remercier, pendant que ses mignons petits doigts, pressant doucement sa main, le ramenaient par leur muet langage à l’affection qu’avaient pu lui faire perdre les remontrances impitoyables de madame Chartrand.
Cette dernière fut fidèle à sa détermination, et le lendemain matin, au moment même où le soleil commençait à illuminer l’Orient de ses feux, elle montait dans une élégante petite charrette à ressort dans laquelle son frère la ramenait chez elle. Si Paul avait éprouvé quelque remords de conscience d’avoir refusé l’offre si pleine de bonne intention de sa sœur, la vue du visage gras et dodu, des joues pleines et vermeilles de celle-ci qu’il fit intérieurement contraster avec la frêle enveloppe et la délicate figure de sa femme, le réconcilia bientôt avec lui-même.
Après le départ de madame Chartrand, une des deux servantes incapables fut renvoyée, et on se procura une excellente ménagère qui pouvait faire presque toute chose d’une manière aussi satisfaisante que la sœur de Paul elle-même. Mais, hélas ! elle avait un caractère terrible, et sans la moindre provocation, elle s’abattait comme une tigresse sur l’innocent agneau qu’elle avait pour maîtresse. Connaissant sa valeur cependant, Geneviève souffrait tout en silence ; mais une après-midi que Marie donnait libre carrière à sa mauvaise humeur en faisant des remarques insolentes et demandait pourquoi certaines personnes ont été mises dans le monde puisqu’elles ne pouvaient pas même aider une pauvre servante écrasée d’ouvrage, son maître, qu’elle croyait très-occupé dans la cour, était entré sans qu’elle s’en fût aperçue, et après avoir écouté un instant ses diatribes, il la prit par le bras, et lui ordonna de faire de suite son paquet et de partir.
Il s’en suivit naturellement une tempête. Geneviève courut chercher un refuge dans sa chambre où elle écouta, avec une alarme nerveuse, le bruit qui se faisait dans la cuisine, le fracas de la vaisselle, le cliquetis des couteaux, les mouvements spasmodiques des chaises, des bancs et des seaux qu’on renversait. Le vacarme finit pas cesser, et le mari et la femme se sentirent tous deux soulagés quand la porte se referma sur leur habile mais redoutable servante, — Paul remerciant pieusement mais d’une manière quelque peu obscure, la Providence « de la paix qui leur était maintenant accordée, quand même ils devraient retomber dans le chaos où ils étaient auparavant », voulant probablement faire allusion à l’irrégularité générale et à la confusion d’où l’activité de Marie avait retiré sa maison.