Arles et le tyran Constantin, une page de l’histoire de nos pères/02

ARLES


ET


LE TYRAN CONSTANTIN


UNE PAGE DE L'HISTOIRE DE NOS PERES




DERNIERE PARTIE.[1]





IV

La cour de Ravenne présentait un honteux spectacle de lâcheté, de corruption et de discorde. Tant que Stilicon avait vécu, cette cour s’était unie pour le combattre et le perdre ; mais elle n’avait pas tardé à se diviser après la victoire, et elle repliait maintenant sur elle-même son activité malfaisante. Bloquée dans les lagunes du Pô, presque sans communication avec le reste de l’empire, elle semblait se dédommager de son inaction au dehors par un débordement d’intrigues et de complots de palais qui ne laissaient plus respirer Honorius. C’étaient à chaque instant de nouvelles factions, religieuses, politiques, militaires, qui se disputaient le prince, s’arrachaient la prééminence dans ses conseils et se culbutaient l’une l’autre. À l’époque où les agens secrets de Constantin arrivèrent à Ravenne, deux grands partis divisaient la cour, le conseil et l’empereur, le parti des eunuques et celui des généraux, presque tous d’origine barbare. Honorius passait de l’un à l’autre au gré des événemens qui agitaient l’Italie. Le vent soufflait-il à la paix, les eunuques étaient tout-puissans : ils tranchaient du maître, leur visage, leurs paroles respiraient l’arrogance et le dédain ; mais que tout à coup le clairon se fît entendre sur quelque point de l’Italie, qu’Alaric marchât sur Rome ou sur Ravenne, cette ridicule importance s’évanouissait, les généraux prenaient le dessus, et exerçaient leur omnipotence avec une rudesse qui ne lui donnait pas de longues chances de durée. Leurs adversaires, gens cauteleux et souples, experts en petites trahisons et sûrs des sympathies de leur empereur, n’avaient pas de peine à renverser ces dominateurs intolérans sitôt que le danger ne les rendait plus nécessaires. À la tête du parti des eunuques figurait naturellement le grand-chambellan Eusebius, confident intime du prince ; le parti des généraux avait pour chef le Frank Allowig, comte des domestiques, soldat fidèle, mais d’une loyauté un peu sauvage, et qui ne parlait dans le conseil que la main sur la garde de son épée. La rivalité de ces deux hommes jetait la plus grande acrimonie dans les discussions politiques ; grâce à eux, le conseil devenait comme un champ clos où l’on ne s’épargnait ni l’injure ni la menace, et où tout avis parti d’un côté se trouvait infailliblement combattu par l’autre. Connaître ces partis et louvoyer au milieu de leurs querelles n’était pas le moindre embarras des négociateurs que quelque affaire importante amenait à la cour de Ravenne.

Constantin, en homme habile, avait choisi pour les siens des eunuques chargés de s’adresser au grand-chambellan ; il supposait que d’eunuque à eunuque on s’entendrait plus aisément, et que l’or, les cadeaux, les promesses prodigués à cette sorte de gens aplaniraient bien des difficultés. En cela, il ne se trompa point. Le parti des eunuques fut pour lui. Par un hasard qui ne se rencontrait jamais ou presque jamais, les généraux barbares opinèrent aussi en sa faveur. Le contradicteur ordinaire d’Eusebius, le comte Allowig, fit même valoir avec chaleur les avantages d’une alliance avec les Gaules telle qu’on la venait proposer : cet homme, qui portait une épée, rougissait sans doute de la vie oisive et lâche qu’on le condamnait à mener devant l’ennemi, et honorait au fond de son âme le brave soldat qui avait gagné un trône à la pointe du glaive. Cet accord merveilleux entre les deux fractions de son conseil surprit Honorius, et le disposa bien pour les négociateurs. Il écouta sans trop de colère les propositions du tyran, qu’en toute autre circonstance il eût traité de brigand et de traître, titres que les empereurs légitimes n’épargnaient guère à ses pareils dans les proclamations publiques et jusque dans les lois. Sans recourir à l’argument pénible de la nécessité, le fils de Théodose pouvait justifier à ses propres yeux et colorer à ceux du monde l’acte humiliant qu’on lui demandait, et Constantin lui fournissait lui-même un prétexte honnête, celui de sauver la liberté et peut-être la vie de deux parens qui s’étaient dévoués si noblement à sa cause. N’était-ce pas pour lui un devoir sacré ? Et si, en refusant de traiter avec le tyran, il privait l’Italie de l’assistance des Gaulois, dont elle avait tant besoin, ne lui reprocherait-on point avec raison de sacrifier l’empire à un orgueil de famille ? Voilà ce que se dit vraisemblablement Honorius, et après s’être convaincu lui-même de générosité, il congédia les ambassadeurs avec un message verbal pour leur maître, dans lequel il en faisait pressentir un second, officiel et solennel cette fois, qui contiendrait la reconnaissance du tyran. Bientôt en effet un haut personnage de la cour de Ravenne se mit en route pour la Gaule chargé de la réponse favorable de l’empereur.

Les choses en étaient là, lorsqu’un matin les deux Espagnols furent trouvés morts dans leur prison, et l’on ne put douter, aux traces manifestes de violence, qu’ils n’eussent été victimes d’un assassinat. Qui en était coupable ? qui avait commis ce crime odieux contre des hommes sans défense ? L’histoire ne s’explique pas sur ce point, elle se borne à dire en termes généraux que Didyme et Vérinien furent tués dans leur prison ; mais nous essaierons de dissiper par quelques observations l’obscurité mystérieuse dont s’enveloppent les documens contemporains. Et d’abord est-ce Constantin qu’il faut accuser ? serait-il raisonnable d’attribuer au tyran des Gaules un meurtre qui venait compromettre des négociations commencées, qui tranchait peut-être à la racine toutes ses espérances ? Quand son intérêt évident était de conserver, au moins jusqu’à l’entière réalisation de ses vues, le gage qu’il avait entre les mains, par quelle aberration de calculs, par quelle folie de cruauté l’aurait-il fait disparaître ? On ne le comprend pas, et, en l’absence d’une affirmation de l’histoire, c’est une hypothèse qu’il faut absolument rejeter. Il est vrai que ses ennemis (et il en eut de cruels, comme on verra) élevèrent cette imputation contre lui ; mais il y répondit en protestant hautement de son innocence, soit en face d’Honorius, soit en face de la Gaule. Ajoutons que l’idée de traiter avec un homme de la vie de ses proches dans l’intention de les faire égorger ou étrangler dès qu’il aurait reçu le prix du marché, que cette idée abominable et honteuse ne s’accorde nullement avec ce que nous savons du caractère vaniteux, mais honnête de Constantin. Les argumens qui absolvent le père sont applicables au fils, dont le crime, s’il en eut un fut d’avoir mal gardé ses prisonniers. Mais, au défaut des deux tyrans, la pensée se reporte naturellement sur le maître des offices, à qui sa charge donnait l’intendance des prisons, et qui pouvait seul jouir d’un libre accès près de captifs de cette importance. Les mêmes considérations qui portaient le tyran des Gaules à les épargner purent conduire Rusticus à les perdre. En déjouant les projets de son maître et coupant la trame ourdie loin de lui et à son insu, mais dont il avait saisi les fils, le dur et fanatique Arverne crut peut-être servir la cause de l’empire gaulois. Aux yeux de ce politique cuirassé de raisons d’état, ce qu’il y avait de lâche et de cruel dans un pareil acte disparut sans doute pour ne laisser place qu’à ce qu’il y avait d’utile : Didyme et Vérinien avaient été pour Constantin l’enjeu d’une combinaison qui devait rapprocher la Gaule de l’Italie ; Rusticus fit de leur mort l’appoint d’un calcul contraire. Voilà ce qu’on peut légitimement supposer, et ce qui semble trouver sa justification dans les événemens qui suivirent. Si la prudence ne permit pas à Constantin de punir son ministre immédiatement, du moins l’éloigna-t-il de sa personne quelques mois après, tout en le ménageant, car il pouvait en avoir tout à la fois peur et besoin ; plus tard aussi Honorius le fit rechercher et mettre à mort comme s’il eût eu contre lui quelque sujet particulier de vengeance. Autant en un mot il répugnerait au bon sens d’admettre la culpabilité de Constantin, autant celle de son ministre paraît répondre aux faits de l’histoire.

On peut croire qu’à la nouvelle de cet acte hardi le tyran des Gaules ressentit un vicient accès de colère ; il sut pourtant se contenir et étouffer pour l’instant tout fâcheux éclat au dehors. Au reste, si Décimus en était réellement l’auteur, et si tel avait été son calcul, le profond politique s’était bien trompé. Soit que le bruit de l’événement n’arrivât pas à Ravenne assez tôt pour qu’Honorius pût contremander son ambassade, soit qu’il le jugeât assez indifférent en face des nécessités qui pesaient sur lui et d’heure en heure devenaient plus menaçantes, il ne changea rien à ses promesses verbales, et Constantin reçut la lettre tant souhaitée où le fils de Théodose l’appelait collègue et frère. Le haut fonctionnaire italien chargé de la dépêche apportait aussi le manteau de pourpre et les autres insignes impériaux dont Constantin devait recevoir par ses mains l’investiture. La mort de Didyme et de Vérinien, quelles que fussent les explications qu’on lui en donnât et avec quelque confiance qu’il les reçût, ne l’empêcha point de passer outre à l’accomplissement de sa mission. Toute la Gaule fut conviée à la cérémonie, qui se célébra dans les murs d’Arles avec un appareil extraordinaire de magnificence, et, en vertu de cette solennelle adoption, le simple soldat des légions de Bretagne se trouva empereur légitime, frère d’Honorius, oncle de Théodose II, et fils du grand Théodose, dont il avait si rudement traité la famille. C’était pour lui trop de bonheur et d’orgueil, et son bon sens, qui l’avait si bien conduit jusqu’alors, se laissa obscurcir par les fumées de la vanité. Sans attendre que le renouvellement de l’année lui permît d’inscrire régulièrement son nom dans les fastes consulaires, impatient d’un honneur qui le confondait avec tout ce que Rome républicaine et impériale avait compté de plus grand, il se fit lui-même consul, pour l’année courante 409, en compagnie de son frère Honorius. Ce consulat de fantaisie ne dépassa point les limites de la Gaule, mais il y fut généralement reconnu. Nous possédons encore une inscription trouvée à Trêves, dans laquelle il est relaté, et où l’empereur-consul prend le prénom de Flavius, signe de son admission dans la maison de Théodose.

Il y a pour tout gouvernement né d’une révolte un moment critique, celui où, définitivement établi et sûr du présent, il veut fonder l’avenir, se faire légitime, et passer du terrain du fait dans la sphère plus élevée du droit. Ce passage est pour lui plein de périls. Il y perd une partie de ses anciens amis, dont il blesse les sentimens ou les intérêts. Les amours-propres froissés crient à l’ingratitude, à la perfidie, à la trahison publique ; les partis qui l’appuyaient se retirent de lui, et il faut qu’il compte dès-lors avec ceux qui l’ont fondé comme avec ses plus dangereux ennemis : c’est ce qu’éprouva Constantin après sa métamorphose. Il négligea plusieurs de ses compagnons d’aventure par oubli, par préoccupation de sa nouvelle fortune ; il en écarta d’autres volontairement : tous devinrent ses ennemis. Il s’entoura d’hommes nouveaux, qui captèrent sa confiance. On voit paraître dans son intimité un général Justus, qui ne figure point dans les événemens antérieurs, et Jovius, noble Gaulois, ancien dignitaire d’Honorius et familier de la cour de Ravenne, qu’il prend pour son intermédiaire entre cette cour et lui. Décimus Rusticus était de trop désormais dans le palais d’Arles ; il l’envoya en Espagne comme préfet du prétoire de Constant, et rappela en Gaule, près de sa personne, le prudent et inoffensif Apollinaire. Gérontius eut sa part dans les mesures de méfiance. Soit qu’on pût lui reprocher quelques critiques trop acerbes sur ce qui venait de se passer, soit que Constant lui eût gardé rancune de la rudesse de ses leçons et voulût vivre désormais en empereur émancipé, Gérontius se vit enlever la maîtrise des milices d’Espagne, qui fut transférée à Justus ; on le dédommagea par un commandement encore très considérable, mais qui cachait mal une disgrâce. La plus grande faute en tout cela fut de laisser Gérontius à la tête de son armée quand on se disposait à le frapper.

La vengeance suivit de près l’injure. Le Breton, blessé au cœur, ne réclama point, ne se plaignit point, mais il employa le temps qui lui restait à corrompre son armée. Quand il fut prêt, il investit Saragosse, enleva l’impératrice femme de Constant et l’attirail de la représentation impériale, et transporta le tout à Tarragone, dont il fit sa place d’armes. Ce fut la proclamation de sa révolte. Il lui fallait un empereur pour servir de drapeau et de centre aux insurgés ; Gérontius dédaigna de l’être lui-même, et, après avoir cherché autour de lui, il mit la main sur un de ses plus obscurs cliens, de ses valets, comme dit l’histoire, qui, après avoir servi parmi les gardes du corps ou domestiques d’Honorius, ne pouvant se passer de maître, s’était attaché à celui-ci. Il se nommait Maxime. C’était d’ailleurs un homme sans ambition comme sans mérite, doux et timide de caractère, et qui n’aimait rien tant que le repos. Il n’accepta qu’en tremblant l’offre que lui faisait Gérontius, moins séduit par l’éclat de la pourpre qu’effrayé de la main qui la lui présentait. Après l’avoir affublé d’un manteau impérial, probablement de celui que Constant avait laissé au palais de Saragosse, on le proclama césar et auguste. Quand Gérontius se fut ainsi procuré le simulacre dont il avait besoin pour rallier les soldats, il appela les Espagnols aux armes ; il invita l’aristocratie ibérienne et le peuple à venir se joindre à lui pour punir le meurtrier de leurs compatriotes, l’infâme qui osait se dire fils de Théodose, quand il avait persécuté et presque anéanti sa famille, le fourbe qui reniait ses compagnons comme il avait trompé Honorius. Si ce n’étaient là les paroles exactes du Breton, c’en était le sens. Sous le feu de ces provocations, l’Espagne s’agita ; les chefs ibériens descendirent de leurs montagnes, les cliens reprirent les armes. Une marche hardie sur Tarragone pouvait seule arrêter le mal à son principe ; Constant l’essaya, mais il fut battu, et l’armée gauloise dut regagner précipitamment les Pyrénées après avoir éprouvé de grandes pertes. Constant revint à la charge ; il força de nouveau les passages de la montagne ; il attaqua Gérontius, le battit à son tour, et prouva au maître que l’élève avait profité de ses leçons. Les deux rivaux se disputèrent ainsi les provinces situées au pied méridional des Pyrénées ; la guerre se prolongea avec des succès balancés, et l’Espagne incertaine ne s’arma plus qu’avec lenteur.

L’humiliation de cette lutte à partie égale entre lui et le misérable moine dont il s’était tant moqué rendit Gérontius comme fou de colère. Il ne rêva plus que bouleversement et ruine, et une idée infernale lui traversa la tête. Pour créer de l’occupation aux troupes gauloises sur leur propre territoire, il imagina de lancer contre Constantin et contre sa métropole cette horde d’Alains, de Vandales et de Suèves qui vivait en paix depuis deux ans dans le cantonnement que l’empereur des Gaules lui avait concédé, et qui restait maintenant spectatrice indifférente de la guerre civile. Il écrivit aux chefs de ces Barbares ; il envoya des émissaires dans leurs campemens pour les exciter à reprendre les armes ; il leur promit enfin son concours s’ils voulaient attaquer la Narbonnaise. Dans ses espérances de destruction universelle et de vengeance, Gérontius voyait déjà Constantin aux abois, obligé de rappeler l’armée de Constant, et lui Gérontius chassant cette armée l’épée dans les reins, la traquant, l’étreignant entre les troupes d’Espagne et les Barbares comme dans un étau, et s’emparant de ses ennemis. Sa négociation près des Barbares ne réussit qu’à moitié : Vandales, Alains et Suèves, certains de l’impunité, sortirent bien de leur cantonnement ; mais, plus curieux de butin que de combats, ils laissèrent la Narbonnaise en repos pour se jeter sur l’Aquitaine, qui était sans défense. La dévastation s’étendit, donc encore une fois sur ce beau pays, et l’Armorique, que les pillages de 407 n’avaient fait qu’effleurer, comme nous l’avons dit, devint le rendez-vous de ces bandes affamées. Un cri d’effroi partit de toute la côte de l’Océan ; les lettres des municipalités, les députations des provinces, se succédaient sans interruption au palais d’Arles pour demander assistance, supplier ou plutôt sommer l’empereur d’envoyer au plus tôt des troupes sur les lieux.

Celui-ci, placé entre la guerre civile et la guerre barbare, ne savait que devenir lui-même ; il n’osait détacher un homme de peur de découvrir sa capitale. La seule ressource encore en son pouvoir était d’appeler de nouvelles troupes d’outre-Rhin, et il envoya le Frank Edowig, le meilleur des généraux qui lui restaient fidèles, négocier chez les Alamans et les Franks la levée d’une armée auxiliaire, mesure dangereuse, et peu faite pour rassurer les Gaules dans la circonstance présente, où le barbare ami n’était guère moins suspect que le barbare ennemi. D’autres soucis presque aussi cuisans venaient dans l’âme de Constantin se mêler à celui-là. Honorius réclamait instamment l’armée qui lui avait été promise, et dont il ne pouvait plus se passer, car Alaric, après avoir assiégé Rome et touché la rançon de la ville éternelle, venait assiéger Honorius lui-même. Y avait-il une rançon possible pour un empereur ? et l’homme qu’il avait consenti à nommer son frère le laisserait-il tomber sans la moindre assistance au pouvoir des Goths ? À chaque lettre venant de Ravenne, Constantin s’excusait et promettait pour gagner du temps, honteux de lui-même, et n’osant avouer son impuissance après tant de promesses et de sermens échangés à la face du monde. Ses tergiversations, mal interprétées, lui attirèrent chez les Italiens la réputation d’un aventurier sans foi et d’un homme de néant.

La popularité dont avait joui un instant ce favori de la fortune tombait pièce à pièce, au dedans comme au dehors. L’idole des Gaulois était devenue l’objet de leurs dénigremens et de leurs attaques. Son désir irréfléchi d’unanimité, quand les circonstances n’en faisaient pas un besoin public et qu’on n’y pouvait apercevoir que la satisfaction d’une vanité personnelle, sa conduite vis-à-vis de ses anciens compagnons d’armes, enfin les engagemens qu’il avait pris si imprudemment avec l’Italie, toutes ces fautes lui méritaient le blâme des gens sensés. On se plaignait, en jouant sur les mots, de « l’inconstance de Constantin[2]. » C’était la formule des plus modérés. Pour le peuple, qui oublie si facilement les services rendus et rabaisse avec tant de plaisir les grandeurs qu’il a faites, le libérateur des Gaules n’était plus que l’ancien manipulaire, un homme incapable et grossier, pour qui la puissance suprême n’avait été qu’une occasion de mener en grand la vie d’un goujat d’armée, un animal immonde qui passait sa vie dans l’ivresse, et changeait le palais des césars en un cabaret. On s’excitait mutuellement par des propos contre le chef qu’on s’était librement donné, et comme la Gaule ne pouvait plus s’en prendre à l’Italie de son administration actuelle, force lui fut de s’en prendre à elle-même. Arles, comme naguère Ravenne et Milan, se vit accusée, maudite par les provinces. « A quoi bon un gouvernement central ? disait-on de toutes parts ; chacun ne pouvait-il pas s’administrer à sa guise ? L’expérience prouvait que la métropole transalpine avait encore moins d’entrailles pour les provinces que la métropole italienne, puisqu’elle les voyait périr sous ses yeux sans daigner leur tendre la main. C’était aux provinces de pourvoir à leur propre salut. »

Cette manie de tout dissoudre, de tout briser à la moindre souffrance, de chercher toujours le remède dans l’aggravation du mal, avait son plus haut point d’exaltation dans l’île de Bretagne. Exempte des calamités qui donnaient à la Gaule le droit de se plaindre, la Bretagne se plaignit plus aigrement. La dernière entre toutes les provinces de l’empire gaulois qui eût dû attaquer ce gouvernement, puisqu’il était son ouvrage, elle fut la première à le renverser. On vit se renouveler dans les municipes bretons les tristes scènes dont ils avaient été le théâtre en 407 : le prétoire du Vicaire violé, les images de Constantin jetées dans la boue, les magistrats de l’empire gaulois destitués, poursuivis, assommés, comme l’avaient été trois ans auparavant ceux du gouvernement italien. On alla plus loin, car on ne voulut plus d’empereur. On crut qu’on se gouvernerait beaucoup mieux sans la Gaule comme sans l’Italie. Les curies des villes municipales, les conseils provinciaux devinrent des centres administratifs qui s’échelonnèrent et se lièrent les uns aux autres. Les anciens chefs nationaux qui s’étaient maintenus indépendans de la domination romaine dans les contrées montueuses de l’ouest reparurent à la tête de leurs clans : on se fédéra, et il se constitua une espèce de république aristocratique sous des chefs mi-partis indigènes purs, mi-partis britanno-romains. Quand l’île se fut ainsi organisée, elle déclara qu’elle se séparait du gouvernement de Rome, et ne reconnaissait plus d’autre pouvoir que celui qu’elle venait de se donner. Une députation fut nommée pour aller signifier cette déclaration au représentant de l’empire, et afin de donner à l’empereur des Gaules une marque suprême de son dédain, ce ne fut pas à lui, mais à Honorius que la Bretagne adressa le message. La députation qui le portait fit son entrée dans les murs de Ravenne à la fin de l’année 409 ou au commencement de l’année suivante, pendant la dernière campagne d’Alaric en Italie, celle qui aboutit à la prise de Rome. Au milieu de cet ébranlement du monde croulant de toutes parts, l’insolente signification des Bretons fut à peine remarquée : Rome ne pouvait rien pour eux, ils ne pouvaient rien pour elle, et Honorius accepta le message purement et simplement. Il y ajouta seulement un conseil qui, sous une apparence amicale, ne manquait point d’ironie : « C’est bon, dit-il aux députés ; mais je recommande à l’Ile de Bretagne de se bien garder contre les Pictes et les Scots. » Ce fut là tout, et la Bretagne fut détachée du grand corps de l’empire romain, dont elle avait fait partie pendant trois siècles et demi. La recommandation n’était pas inutile, car les Pictes et les Scots se hâtèrent d’accourir pour profiter du désordre qui régnait dans les affaires de l’île : ils furent repoussés, et les Bretons crièrent victoire. Malheureusement le triomphe ne fut pas long.

Ainsi s’opéra dans l’empire occidental le premier démembrement ; ainsi fut prononcée par une contrée romaine la première renonciation à ce qui était considéré jusque-là comme la vie des nations civilisées. L’erreur des Bretons fut d’avoir cru que dans la situation où la conquête romaine avait amené le monde, il pouvait se recréer des nationalités indépendantes entre l’empire et les Barbares : erreur non moins funeste aux Bretons eux-mêmes qu’à l’empire, dont elle accéléra la dissolution. Quoi qu’il en soit, l’exemple fut contagieux pour la Gaule. « A l’instar des provinces bretonnes, dit un historien du temps, les Armoriques et les autres cités maritimes se soulevèrent, et, après avoir chassé les magistrats romains, s’établirent en états indépendans. » Ce second déchirement, qui n’eut pas un caractère permanent comme le premier, s’étendit sur toute la zone riveraine de l’Océan sans pénétrer bien avant dans l’intérieur : néanmoins la Gaule entière en fut ébranlée. Au reste, la même ardeur fiévreuse qui s’était emparée des Bretons et leur avait fait remporter des succès passagers contre les Pictes et les Scots entraîna la Gaule maritime à la délivrance de son territoire. La population se trouva debout en un clin d’œil. Paysans et citadins, soldats romains, germains, taïfales, Saxons fédérés, en garnison ou en cantonnement dans le pays, tout le monde s’arma, tout le monde fit adhésion au nouveau gouvernement. On courut sus aux Barbares de la horde partout où on les rencontra, et on en fit un grand carnage. Réduite à la défensive, la horde dut bientôt se replier sur son territoire, où les Gaulois n’osèrent point la forcer.

Effrayés d’un état de choses si nouveau et dégoûtés de la Gaule à ce qu’il paraît, les Barbares suèves, alains et vandales, revinrent à leur ancien projet sur l’Espagne, et cette fois ils prirent mieux leurs mesures. Il se produisit alors un fait monstrueux, qui nous prouve à quel point tout sentiment du devoir, toute idée de la règle s’étaient obscurcis dans cette société en ruine, où la loi n’avait plus de sanction, ni la vie publique de lendemain. Les chefs de la horde, voulant passer en Espagne, sans être inquiétés, s’abouchèrent avec les officiers du corps des honoriaques, qui gardaient les défilés au nom de l’empire gaulois. J’ai dit ce qu’était ce corps d’élite organisé par Honorius avec des recrues barbares, et estimé dans l’armée romaine pour sa bravoure et sa fidélité. Tant que l’administration de l’Espagne avait été régulière, que la solde des garnisons s’était payée à jour dit, les honoriaques avaient rempli honnêtement leur mission, la frontière avait été bien défendue et les villes espagnoles garanties de toute entreprise partie de la Gaule ; mais lorsque par suite de la guerre civile qui embrasait la péninsule, l’argent et les vivres vinrent à leur faire défaut, ils se mirent à piller d’abord pour se nourrir, puis pour piller. Descendant de leurs postes dans la plaine, ils dépouillaient les campagnes, rançonnaient les villes, et celles qui se refusaient à ce tribut ignominieux, ils les traitaient comme ils eussent fait en pays ennemi. Palentia fut prise d’assaut et saccagée, et sa riche campagne transformée en désert. Dans le nombre des terres dévastées par ces brigands, il s’en trouva qui appartenaient au domaine impérial ; or toucher à celles-là, c’était se rendre coupable d’un crime que tout empereur, quel qu’il fût, Maxime, Honorius ou Constantin, ne manquerait pas de punir au moins pour l’exemple. En réfléchissant aux conséquences de leur action, les honoriaques eurent peur et songèrent à se garantir contre les sévices du gouvernement soit romain soit gaulois. Ils en étaient là quand des émissaires de la horde, qui n’ignoraient ni les méfaits des honoriaques, ni leurs appréhensions très fondées, vinrent s’aboucher avec eux. Ils leur demandaient le libre passage des ports moyennant certaines conditions, dont la principale était le partage du butin et celui des terres qu’ils pourraient conquérir en commun. Des pourparlers eurent lieu ; les propositions des rois de la horde, débattues par les honoriaques comme celles d’un marché ordinaire, finirent par être acceptées, et le traité fut conclu.

Le 28 septembre, d’autres disent le 13 octobre de l’année 409, les ports furent livrés aux Vandales et à leurs confédérés, qui les franchirent paisiblement. On vit alors un odieux spectacle, celui d’une garnison romaine écartant à grands coups de flèches et de javelots les malheureux Espagnols accourus du fond de leurs vallées pour prêter main-forte à ceux qui étaient chargés de les défendre. Grossie par l’adjonction des honoriaques, la horde vint fondre sur l’Espagne comme un torrent, évitant d’abord avec prudence les provinces du nord-est, qu’occupaient les armées de Gérontius et de Constant, et portant son effort principal sur l’ouest et le midi. On aurait pu croire que la Gaule, sous l’oppression de ces Barbares, avait atteint la limite des calamités imaginables ; l’Espagne prouva le contraire : elle eut la peste en même temps que la guerre et la famine. Les écrivains du temps veulent y joindre encore les agens du fisc, qui, levant des impôts, au nom tantôt de Gérontius, tantôt, de Constant, et impitoyables dans leurs recherches, faisaient main-basse sur tout ce qu’on croyait sauver en l’apportant dans les villes. La faim sévit avec une telle violence dans les enceintes fermées, que les hommes s’y mangèrent les uns les autres. Les contemporains nous racontent la lamentable histoire d’une femme, mère de quatre enfans, qui les tua l’un après l’autre, les fit cuire, et les mangea ; mais, dénoncée au peuple, elle fut prise elle-même et assommée à coups de pierres. Les bêtes, habituées à se repaître de cadavres, quittaient leurs forêts pour attaquer les vivans ; les plus forts avaient peine à s’en garantir, et quand ces animaux avaient une fois goûté le sang humain, ils tombaient dans une sorte de fureur et de rage, et on ne pouvait plus les éloigner. Cette guerre des bêtes contre les hommes, prédite autrefois par les prophètes comme le quatrième des fléaux dont Dieu frapperait la terre près de périr, sembla un indice de la fin du monde ; les populations épouvantées crurent voir se lever sur leurs têtes le dernier jour du genre humain.

La dévastation de l’Espagne se prolongea pendant l’année 410 tout entière ; enfin en 411 les Barbares, que ravageaient aussi la famine et la peste, venues à leur suite, voulurent laisser reposer le pays, : ils rappelèrent dans leurs villages les campagnards fugitifs, ils les invitèrent à reprendre les travaux des champs, eux-mêmes commencèrent, suivant le mot des historiens, à préférer le labourage à la guerre ; mais, ne pouvant s’entendre entre eux pour le partage amiable des provinces, ils en firent des lots qu’ils tirèrent au sort. Les Vandales astinges et les Suèves eurent pour leur part la Galice ; les Alains, la Lusitanie avec la province de Carthagène, et les Vandales silinges, la Bétiqqe, qui prit d’eux le nom de Vandalousie, changé depuis en celui d’Andalousie. Sauf quelques points, comme la Galice, où se formèrent de petits états qui maintinrent leur indépendance par les armes, oppresseurs et opprimés se rapprochèrent, et la lassitude produisit la paix. Ainsi dix-huit mois de la présence des Barbares en Espagne avaient suffi pour que cette belle contrée, dont la richesse avait allumé leur convoitise, devînt pour eux-mêmes un objet de pitié.


V

Le malheur de l’Espagne fut pour la Gaule une bonne fortune. À la vue du fléau que les Pyrénées versaient sur leur pays, les Espagnols réunis autour de Gérontius se dispersèrent, chacun se hâtant de courir à la défense de sa province, de sa ville, de son foyer, et Gérontius lui-même, réduit à la défensive, ne songea plus à attaquer les autres. La Gaule se trouvant ainsi dégagée de ses deux grands périls, Constantin put respirer un peu. Il profita de ce temps de relâche pour songer au devoir de conscience dont le retard lui pesait tant, à l’accomplissement de sa convention avec Honorius. Le vieux soldat n’était ni ingrat ni perfide, quoi qu’en pût dire l’Italie, et l’idée de passer pour tel aux yeux du monde, d’être réputé un homme de néant, lui semblait plus dure que la mort. Il lui tardait donc que les explications les plus catégoriques, tant sur ce sujet que sur le meurtre de Didyme et de Vérinien, dont la calomnie persistait à le charger malgré ses protestations, missent au grand jour son honnêteté, ainsi que son désir sincère d’être utile à Honorius. Il dépêcha dans cette intention à Ravenne, au mois de février ou de mars 410, l’homme qui était actuellement le plus avant dans sa confiance, ce Jovius dont j’ai parlé. On ne pouvait mieux choisir le négociateur d’une affaire si délicate. Noble entre les plus nobles des Gaules, esprit fin et lettré, courtisan aux manières élégantes, Jovius connaissait à fond la cour de Ravenne, où il avait vécu de longues années ; il était en relation avec tous les hommes, au fait de toutes les intrigues. On l’y reçut comme un vieil ami. Il venait d’ailleurs poser nettement la question vitale pour l’empereur, l’envoi d’une petite armée en Italie de la part de son maître, et s’entendre avec le gouvernement italien sur les moyens d’exécution. Jovius, grand partisan de l’unanimité en même temps qu’ami fidèle de Constantin, travailla à dissiper les méfiances des courtisans et à calmer les rancunes de l’empereur ; tout le monde au reste était désireux de le croire, car la face des choses s’assombrissait de plus en plus ; Alaric devenait plus pressant ; il semblait enfin prêter l’oreille à cette voix intérieure qui lui criait de prendre Rome. Comme à toutes les époques de grand danger, les généraux barbares dominaient ; Allowig, qui voulait à tout prix une armée, se montrait plus favorable que jamais à l’empereur des Gaules, dont il ne souffrait pas aisément qu’on attaquât la loyauté. Les eunuques se taisaient, et Honorius, toujours irréfléchi et léger, passait tour à tour d’un abattement puéril à une assurance plus puérile encore.

Les moyens d’exécution n’étaient point faciles à combiner, attendu que les Goths, qui tenaient toute l’Italie centrale, pouvaient, à la moindre information, se porter sur le Pô et surprendre la petite armée gauloise à la descente des Alpes. Il fallait guetter le moment, opportun où il serait possible que cette armée traversât l’Italie dans toute sa largeur, des Alpes à Ravenne, sans risquer d’être exterminée au passage. Le plan arrêté en commun était effectivement celui-ci : l’armée gauloise, descendant la vallée du Pô jusqu’à Ravenne, devait faire sa jonction avec l’armée italienne sous les murs de cette ville, débloquer l’empereur, et alors commencerait en Italie une campagne qui changerait sans doute la face des choses, on s’en flattait du moins ; mais pour l’exécution de ce plan, qui ne manquait pas d’habileté, il fallait que les routes fussent libres. L’empereur se mit donc à négocier une trêve avec les Goths, trêve qu’Alaric accorda sans se trop faire prier, parce que lui-même avait dessein de faire venir de la frontière illyrienne en Italie le dernier ban de la nation des Visigoths, sous la conduite d’Ataülfe, frère de sa femme. Chacun trouvant son intérêt secret à la conclusion d’un armistice, il fut convenu et juré de part et d’autre, et les choses prirent en Italie un aspect plus tranquille. Ce fut, suivant toute apparence, l’instant que choisit Jovius pour regagner la Gaule et presser le départ de cette armée sur laquelle reposaient tant d’illusions.

On eût dit que la destinée suscitait toujours comme à plaisir quelque nouvel obstacle contre les bonnes intentions de l’empereur des Gaules pour empêcher l’accord fraternel des deux collègues. Cette heureuse trêve, qui les accommodait si bien, fut rompue presque aussitôt que jurée : elle le fut par l’épée de Sâr, à l’insu et malgré le désir d’Honorius. Ce partisan indisciplinable n’avait pas tardé à se brouiller avec l’empereur des Romains, comme il l’avait fait avec ses compatriotes les rois visigoths, et il courait maintenant l’Italie sous son propre drapeau, roi de sa bande et ne reconnaissant de gouvernement que sa volonté. Lorsqu’il apprit qu’à la faveur de la trêve qui venait de se conclure, Alaric faisait entrer en Italie les dernières tribus de la nation des Goths sous la conduite d’Ataüfe, son ennemi mortel, l’idée d’une vengeance facile se présenta à son esprit, et il courut leur tendre une embuscade sur la route, espérant enlever ou tuer Ataülfe par surprise. Il n’y réussit point, mais il mit le désordre parmi ses compatriotes, dont un grand nombre perdirent la vie. Cette aventure jeta Alaric dans la plus violente colère : dédaignant d’abaisser ses récriminations jusqu’à un chef de bandits, le roi goth s’en prit à l’empereur. Il n’ignorait certainement point que Sâr n’était plus au service de Rome, que la trêve par conséquent ne le regardait en rien, que de plus cet homme était incapable de subordonner ses fantaisies à aucune règle ; toutefois, comme le roi goth, ayant opéré sa jonction avec Ataülfe, n’avait plus besoin de la trêve, il lui plut d’en attribuer la rupture aux Romains. Il trouva d’ailleurs expédient d’arrêter par un bon exemple les embauchages qu’on pratiquait journellement dans son armée et jusque sous ses yeux, en rendant l’empereur responsable de la conduite des déserteurs barbares, alors même que ceux-ci, comme dans la circonstance présente, auraient quitté le service romain. Pour toutes ces raisons, il fit grand bruit de la violation de la trêve, cria au parjure, prit le ciel à témoin de la nécessité où les Romains l’avaient mis de les punir, et alla assiéger Rome pour la dernière fois. On sait comment il y entra, et comment il la quitta après deux jours de pillage, l’âme toute troublée et comme poursuivi par une furie vengeresse. Le sac de la ville éternelle avait eu lieu le 24 août ; Alaric mourut environ deux mois après, à Gosenza, dans l’Abruzze, laissant le trône des Goths à cet Ataülfe, dont les démêlés avec un autre Goth avaient amené la plus grande catastrophe de l’ancien monde.

Constantin, du fond de la Gaule, avait assisté à ce terrible spectacle sans oser aventurer ses troupes en Italie. Quand il vit les Goths occupés dans le midi de la presqu’île à piller la Grande-Grèce et la Campanie, il jugea le moment favorable pour passer les Alpes, et avertit par un message Honorius de sa prochaine arrivée dans la vallée du Pô, à la tête d’une armée pleine d’ardeur. Sans doute qu’en prenant lui-même la conduite de ses troupes, l’empereur gaulois voulait donner à son collègue et frère un témoignage plus éclatant de son bon vouloir, et rendre plus efficace le secours qu’il lui portait ; peut-être aussi le vieux soldat, plein de confiance dans ses talens militaires, se voyait-il déjà le libérateur de l’Italie, comme il avait été un instant celui de la Gaule. Quoi qu’il en soit, sa présence, qui n’avait été ni discutée ni même prévue lors des conférences, alarma l’esprit ombrageux d’Honorius. Il s’était passé d’ailleurs à l’intérieur de la cour de Ravenne certains événemens qui avaient compromis la cause de l’empereur des Gaules. Jamais cette cour n’avait été en proie à plus de fluctuations. Si le siège et la prise de Rome élevèrent d’abord au comble l’influence d’Allowig, l’éloignement d’Alaric vers le midi, puis sa mort inopinée et presque fatale ne tardèrent pas à rendre le pouvoir aux eunuques en même temps que le courage à l’empereur. Eusebius profita de ce retour de fortune pour tâcher d’abattre son rival ; jamais il n’avait paru plus maître du prince, jamais il n’avait traité avec plus d’insolence le parti militaire et le comte des domestiques, son représentant. Celui-ci sentait s’allumer dans son cœur une colère sauvage. Un jour que le grand-chambellan l’avait blessé par on ne sait quelle parole injurieuse, il le fit prendre par des soldats, amener devant l’empereur, dépouiller de ses vêtemens, et battre de verges jusqu’à ce que le malheureux eût rendu l’âme. Ceci se passait sous les yeux de la cour : c’était une leçon que le comte des domestiques donnait à l’empereur, et dont l’empereur profita à sa manière. Il se tut, et bientôt il parut avoir tout oublié.

Cette petite exécution, comme on le pense bien, rétablit l’équilibre, et le pouvoir revint aux mains des généraux ; mais l’arrivée de Constantin en Italie fournit à leurs adversaires l’occasion d’une revanche. Exploitant de leur mieux les terreurs du prince, les eunuques les exagérèrent encore. Il ne fut plus question à la cour que de périls, de trahisons, de complots. « Que venait faire en Italie, disait-on tout bas, ce meurtrier de Didyme et de Vérinien, ce protégé du comte des domestiques, sinon attaquer l’empereur et le renverser du trône avec l’assistance d’Allowig ? Allowig avait tout préparé. » On plaignait Honorius, on l’engageait à se bien garder, on feignait de veiller avec un redoublement de sollicitude sur sa personne. Il n’y avait dans de telles imputations, on le devine assez, ni vérité ni apparence de bon sens. Constantin avait assez à faire en Gaule sans aller tenter une usurpation en Italie avec une poignée d’hommes entre les Italiens indignés de sa fourberie et les Visigoths, qui ne l’auraient pas ménagé. Toutefois les eunuques le répétèrent, et Honorius le crut. Il supposait d’ailleurs que ce brutal comte des domestiques, qui s’était porté tout récemment sous ses yeux à un acte d’insolence si effréné, ne pouvait être qu’un traître et un ennemi, et il résolut de s’en défaire au plus tôt. Un jour donc qu’il faisait sa promenade habituelle hors des murs de Ravenne, à cheval et accompagné de ses gardes, le comte des domestiques marchant devant à quelque distance, suivant l’étiquette de sa charge, il s’arrêta et fit signe aux soldats de frapper Allowig, par derrière. Celui-ci continuait à chevaucher, inattentif et préoccupé, lorsque les gardes tombèrent sur lui l’épée nue, le renversèrent de cheval et l’achevèrent sur la place. On raconte qu’à cette vue l’empereur, mettant pied à terre, s’agenouilla dévotement et rendit grâce à Dieu de l’avoir délivré du plus cruel de ses ennemis. Tel était ce vieil enfant, bien digne d’attacher son nom à l’humiliation de Rome et à l’agonie de l’empire romain.

Cette tragédie se jouait à Ravenne, tandis que Constantin et l’armée gauloise, après avoir franchi le pas de Suse, suivaient par Milan et Brixia la route qui conduisait à Vérone, et de Vérone se dirigeait par Mantoue sur Ravenne. Ils n’apprirent qu’à Vérone la révolution qui venait de s’opérer au palais impérial et la catastrophe d’Allowig. Les rêves de gloire, si Constantin en avait eu, se dissipèrent alors, et l’empereur gaulois réfléchit à loisir sur l’imprudence de sa conduite. Ravenne s’armait sans doute, et des dispositions se prenaient de toutes parts pour couvrir la résidence impériale contre son approche ; effrayé du péril où il avait si légèrement engagé sa personne et son armée, il rebroussa chemin, et regagna les Alpes cottiennes avec tant de précipitation, que sa marche eut toute l’apparence d’une fuite. Ce fut une seconde faute dont ses ennemis triomphèrent. Les courtisans qui voulaient avoir sauvé la vie de l’empereur, non-seulement en découvrant le complot, mais en prenant d’excellentes mesures stratégiques pour le déjouer, purent présenter ce brusque départ de Constantin comme un aveu de son crime.

Tandis que Constantin se détruisait ainsi lui-même par des démarches irréfléchies, Gérontius sortait victorieux de tous ses embarras. Cet homme inépuisable en ressources, non-seulement avait su se garantir des Barbares qui dévastaient l’Espagne, mais il avait tiré parti de leur présence ; il s’était accommodé avec eux, et les hordes suève, vandale et alaine étaient devenues pour lui une pépinière de soldats. Grâce à ces recrues, il se recomposa une armée, et au printemps de l’année 411 il était prêt à passer en Gaule, où le rappelait l’impopularité croissante de Constantin. Constant essaya la même manœuvre qu’en 409 : il prit l’offensive et pénétra hardiment en Espagne, mais il fut battu à plate couture, refoulé au-delà des Pyrénées et poursuivi jusqu’en Gaule l’épée dans les reins. Telle était la frayeur qui emportait son armée, qu’elle ne se rallia point sous les murs d’Arles, qu’elle ne s’arrêta pas même à Valence, et que Constant ne parvint à en réunir les débris que dans le voisinage de Vienne. Il se jeta dans cette ville, assez médiocrement fortifiée, et s’y renferma. La place était d’ailleurs bien choisie pour servir de point de ralliement aux milices que pouvaient envoyer le Lyonnais et l’Auvergne, et recevoir les auxiliaires alamans et franks qu’Edowig, non sans peine à ce qu’il paraissait par sa longue absence, avait enrôlés sur les bords du Rhin, et dont l’arrivée prochaine était annoncée. Constant croyait avoir tout le temps désirable pour refaire son armée, attendu que le siège d’Arles, suivant son calcul, devait retenir d’abord Gérontius ; mais il avait compté sans l’audace et l’indomptable activité du Breton. Celui-ci, laissant Arles derrière lui, remonta la vallée du Rhône, fut bientôt aux portes de Vienne, et avant que les habitans et la garnison revinssent de leur surprise, il donnait l’assaut, enlevait la place et faisait égorger sous ses yeux le moine défroqué, son élève. Retournant alors sur ses pas avec la même célérité, il mit le siège devant Arles.

Arles, bien plus forte que Vienne, se trouvait aussi mieux défendue : elle renfermait une armée pleine de résolution que l’empereur des Gaules animait encore de sa présence. Constantin, instruit par les revers et rentré en lui-même, avait laissé de côté les prétentions vaniteuses qui l’avaient conduit si rapidement à sa ruine. L’ancien tyran, redevenu ce qu’il était à son début, tâchait de faire oublier les fautes de l’empereur légitime : affectueux pour ses vieux compagnons de bonheur et de malheur, simple et doux avec le soldat, humain avec les habitans, il éprouva dans ces momens suprêmes un retour à la popularité qui l’avait abandonné. On le plaignait, et dans l’intétérieur de la ville tout le monde se dévoua à le servir. Quant à Gérontius, il ne s’abusait point sur les difficultés du siège ; mais il était décidé à réussir, à tout entreprendre pour tenir enfin sous sa main son chef devenu son ennemi, et dans le cœur de cet homme violent, les obstacles ne faisaient qu’irriter la passion. Ses travaux d’approche et de circonvallation, habilement dirigés, avançaient à coup sûr, quoique avec lenteur, et le temps s’écoulait dans ce travail opiniâtre, lorsqu’un ennemi qu’on n’aurait jamais deviné parut à l’improviste dans le voisinage de son camp : c’était une armée romaine commandée par un général romain nommé Constance.


VI

Rien dans les événemens de cette époque ne semble suivre une marche logique : tout y est brusque, inattendu, et l’on dirait que le monde ne marche plus que par soubresauts, comme va le pouls d’un mourant. L’Italie, tout à l’heure si bas, est maintenant pacifiée. Grâce à l’amour qu’une fille de Théodose, sœur utérine d’Honorius, Galla Placidia, prise par Alaric au siège de Rome, a su inspirer au roi barbare Ataülfe, les Italiens sont ménagés, les Goths se montrent disposés à la paix, et Honorius respire dans sa prison de Ravenne. Le gouvernement romain profita de ce temps de répit pour envoyer au-delà des Alpes une armée chargée d’observer ce qui se passait en Gaule, et de ramener, s’il était possible, ce malheureux pays sous l’unité italienne. L’expédition se prépara et s’exécuta sans bruit ; Honorius, contre son habitude, en avait confié le soin à un homme capable de la faire réussir, général expérimenté, administrateur conciliant, esprit prudent et mesuré, tel en un mot qu’il le fallait pour une mission qui réclamait plutôt un pacificateur qu’un vengeur.

Descendu des Alpes par la vallée de la Durance, à ce qu’on peut croire, Constance vint camper dans la plaine de Crau, à peu de distance du camp de Gérontius, sans démonstrations hostiles, sans sommations, sans menaces, se contentant d’examiner et d’attendre. Gérontius en fit autant. Dans cette attitude d’observation mutuelle, des pourparlers avaient lieu chaque jour aux avant-postes des deux armées. Les soldats se reconnaissaient, s’interrogeaient avec intérêt, avec curiosité, et les légions de Bretagne, d’Espagne et de Gaule ne voyaient pas sans émotion flotter les enseignes de Rome, de cette mère commune des peuples, profanée aujourd’hui par les Barbares, mais que son malheur semblait rendre plus respectable aux yeux de ses fils. Constance, attentif à provoquer ces sentimens, les encourageait par des promesses d’amnistie. Chaque jour, à chaque heure, des bandes de déserteurs s’esquivaient des retranchemens de Gérontius pour se rendre près de Constance, et l’armée bretonne, désorganisée, menaçait de se dissoudre sans coup férir. Dans cette nécessité pressante, Gérontius voulut jouer le tout pour le tout : il présenta la bataille à son rival, et sortit de ses lignes au bruit des trompettes, mais une partie de ses troupes passa, enseignes déployées, du côté des Romains ; le reste se débanda ; une poignée d’hommes fidèles resta seule auprès du général abandonné. Gérontius tombait aux mains de Constance, s’il ne s’était enfui de toute la vitesse de son cheval ; ce ne fut même qu’à grand’peine qu’il atteignit les passages orientaux des Pyrénées et le territoire espagnol. Après son départ, les deux armées se confondirent, et les assiégés, du haut de leurs murs, purent contempler un bizarre spectacle : les Romains et les Bretons occupant côte à côté les lignes de circonvallation élevées autour de la ville d’Arles, et Constance reprenant tranquillement les travaux du siège où Gérontius les avait quittés.

Cependant le Breton fugitif, rentré en Espagne dans le plus déplorable appareil, ne trouva sur sa route, depuis la frontière jusqu’à Tarragone, qu’un accueil froid et dédaigneux. À Tarragone, ce fut bien pis. L’armée de réserve, qu’il avait laissée dans cette place et dont il comptait se servir pour recommencer la guerre, le reçut avec des démonstrations d’une telle malveillance, que, ne se croyant pas en sûreté dans le camp, il en sortit précipitamment et se réfugia dans sa maison. Tombé de la haute estime que son génie lui avait acquise, Gérontius, humilié et vaincu, n’était plus pour la soldatesque de son armée que le général redouté de tous, le chef dur et hautain, l’impitoyable observateur de la discipline, toujours armé de la menace et du fouet. Fière d’être redoutée à son tour, cette tourbe sans vergogne le suivit à distance jusqu’à sa maison, qu’elle voulut forcer. Gérontius s’y barricada avec l’aide de ses domestiques, principalement d’un esclave alain qui s’était voué à sa personne. Tous, décidés à se bien défendre, repoussèrent vigoureusement les assauts qu’on leur livra du dehors. Le siège (car c’en était un véritable), commencé vers le soir, se prolongea toute la nuit avec un incroyable acharnement de la part des soldats, une égale opiniâtreté de la part des défenseurs. Tous les coups portaient du dedans au dehors, et le bras de Gérontius frappait si rudement, l’œil de l’Alain visait si juste, que pas une flèche, pas un javelot n’était perdu. Des monceaux de cadavres s’entassèrent bientôt devant la porte et sous les fenêtres de la maison ; Gérontius et son esclave étaient las de tuer : l’histoire dit qu’ils avaient mis hors de combat trois cents de leurs ennemis.

Au point du jour, les assiégeans, désespérant de forcer l’entrée, lancèrent sur le faîte et contre les portes des torches et des tisons enflammés : l’incendie éclata de toutes parts. Les serviteurs de Gérontius perdirent courage à ce spectacle, et s’enfuirent par une issue secrète et de difficile accès qui conduisait dans la campagne ; l’Alain toutefois refusa de les suivre, et Gérontius resta seul avec ce fidèle esclave et sa femme Nannychie. Il aurait pu s’échapper aussi : vigoureux comme il était, il avait l’espoir de se sauver, quand même les assiégeans l’eussent aperçu, mais il ne voulut point, quitter sa femme, qui l’aimait tendrement et le suppliait de ne la point abandonner vivante aux mains de ces misérables. Cependant les soldats pénétraient dans l’intérieur de la maison à la faveur de l’incendie, et la flamme et le combat resserrèrent de plus en plus les assiégés. Entouré d’un cercle de feu, Gérontius continuait à se battre. Nannychie, les cheveux épars, le visage baigné de larmes, embrassait ses genoux, le conjurant de la tuer sans plus attendre ; l’esclave alain réclamait la même grâce, et d’après les usages de sa nation, il suppliait son maître de lui couper la tête. Gérontius, hors de lui, l’épée levée, mais hésitant à frapper, mesurait les progrès du feu ; il frappe enfin sa femme d’abord, puis l’esclave, et se précipite lui-même sur le fer rougi de leur sang. Il tomba percé de part en part, mais, craignant que le coup qu’il venait de se porter ne fût pas mortel, il saisit d’une main encore ferme le poignard qui pendait à son côté, et se l’enfonça dans le cœur.

Avec Gérontius finit la révolte d’Espagne. Le ridicule empereur Maxime n’avait pas attendu la mort de son patron pour s’enfuir et aller se mettre sous la protection des Vandales. Il y vécut plusieurs années, supportant philosophiquement son retour à une vie obscure, garantie par sa bassesse. C’est ce que nous dit un contemporain qui l’a connu. Un jour pourtant, on ne sait à quel propos, et vraisemblablement dans un accès de folie, Maxime reprit ce chiffon de pourpre auquel il semblait n’avoir jamais tenu, et des gens encore plus insensés lui rendirent les titres de césar et d’auguste ; mais les Romains, qui étaient redevenus à cette époque les maîtres de l’Espagne, ou du moins de quelques-unes des provinces espagnoles, ne le jugèrent plus digne d’être épargné après un tel acte de démence : ils se le firent livrer et le tuèrent.

De tous les personnages que la révolte de l’île de Bretagne avait amenés au premier rang de la scène politique, il ne restait plus que Constantin et son plus jeune fils, le nobilissime Julien, renfermés dans les murs d’Arles, où ils se défendaient énergiquement. J’ai dit que l’ancien tyran des Gaules avait su, dans son infortune, ranimer autour de lui l’affection dont il avait été jadis l’objet ; du moins, dans l’enceinte de sa métropole assiégée, habitans et soldats, fidèles à sa cause, supportaient sans se plaindre les souffrances et les privations. L’espérance soutenait leur courage, car on attendait toujours Edowig malgré le retard que ce général mettait à paraître, soit qu’il eût été arrêté par des obstacles imprévus, soit que, effrayé du changement qui venait de s’opérer en Gaule, il eût pris du temps pour se consulter et observer le cours des choses. Enfin on annonça qu’il arrivait. Il entra en effet dans la vallée du Rhône, du côté de Lyon, mais avec les seuls auxiliaires barbares : aucun Gaulois n’était venu se joindre à lui. L’opinion nationale, qui avait accueilli avec tant de faveur, en 407, un empereur et un gouvernement séparé de l’Italie, se prononçait aujourd’hui dans un sens opposé. Un état de choses qui conduisait à de pareils désordres ne semblait pas mériter qu’on versât plus longtemps son sang pour lui ; au moins était-ce là le sentiment d’un grand nombre d’hommes, et leur opposition suffit pour paralyser tout mouvement efficace en faveur de Constantin. Déjà même plus d’un notable de la Lyonnaise et de l’Auvergne, compromis dans le parti du tyran, cherchait à se rapprocher de l’empereur légitime et marchandait son pardon. Grâce à ces bonnes dispositions, Constance ne manquait point d’avertissemens utiles, et il connut en temps opportun la marche d’Edowig sur Arles, ainsi que les lieux où l’on pouvait lui couper la route.

J’ai parlé de la prudence de Constance : au milieu de Barbares qui calculaient peu ou mal et pour qui la vivacité de l’attaque constituait presque toute la science militaire, la prudence était une véritable force ; mais Constance semblait la pousser à l’excès. À la nouvelle de la marche d’Edowig, il se laissa troubler. Craignant de s’exposer dans ses lignes entre une armée fraîche et nombreuse et cette garnison qui se défendait si vaillamment, et d’avoir lui-même un double siège à soutenir, comme Jules-César dans les lignes d’Alésia, il résolut, dit-on, de décamper et de regagner au plus tôt les Alpes. Les conseils de ses amis le rassurèrent, et il adopta définitivement le meilleur parti, celui d’aller au-devant d’Edowig, afin de le combattre seul à seul et à son avantage avec ce que son armée avait de meilleur en infanterie et cavalerie. Après avoir habilement masqué son départ, il passa le Rhône, et alla se poster dans un lieu qu’on croit être situé près de la ville de Beaucaire. La route romaine en cet endroit se resserrait entre des rochers et le fleuve, et un bois épais, étendu sur les coteaux voisins, permettait de dresser une embuscade à coup sûr. Constance y fit filer sa cavalerie sous la conduite du général goth Ulfila ; lui-même se tint avec l’infanterie dans une petite plaine où venait déboucher la route après son étranglement. Edowig, moins bien informé que son adversaire, donna tête baissée dans le piège. Constance le laissa s’engager jusqu’au bout dans le défilé, puis, à grand fracas de trompettes et de clairons, il le fit charger de front par son infanterie, sur le flanc par sa cavalerie. La troupe d’Edowig, rompue, écrasée, culbutée dans le Rhône, fut mise en pleine déroute : il y eut dans les rangs des Barbares un sauve-qui-peut général ; les uns voulaient passer le fleuve à la nage et furent entraînés par le courant, d’autres se portaient vers le coteau, où la cavalerie les intercepta et les tailla en pièces.

Edowig, parfaitement au fait des lieux, s’enfonça dans le bois par des sentiers détournés, et à la faveur du jour qui tombait gagna l’intérieur du pays. Il se dirigeait sur la villa d’un noble gaulois, nommé Ecdicius, à qui il avait rendu service dans plus d’une occasion, et qui l’appelait son ami. Il le trouve, l’aborde avec confiance, lui raconte son désastre, et lui demande, au nom de leur vieille connaissance, un abri sous son toit et du pain. Ecdicius l’accueille à bras ouverts, le reçoit à sa table, le cache ; mais le lendemain matin il se présentait au quartier-général de Constance avec la tête de son ami au fond d’un sac. C’était un cadeau que le noble gaulois venait offrir au représentant du gouvernement romain. Son infâme espérance fut trompée. Au lieu des félicitations qu’il cherchait et des honneurs sur lesquels il avait compté sans doute, il n’entendit de la bouche de Constance que ces paroles qui ne s’adressaient point à lui : « La république rend grâce à Ulfila de l’exploit d’Ecdicius. » On eût dit que l’honnête Romain craignait de se rendre lui-même complice d’un crime si odieux en en louant l’auteur. Le Gaulois, tout interdit, demanda qu’il lui fût permis du moins de demeurer dans le camp romain, seul endroit où il pût désormais vivre en sûreté : « Non, répondit fièrement Constance, l’homme qui comprend, comme toi, l’hospitalité ne sera jamais mon hôte. » Ecdicius s’éloigna, et nous ne savons point ce qu’il devint.

Le siège d’Arles reprit et se continua avec ardeur chez les uns, avec découragement chez les autres. Les habitans, pour qui tout espoir de secours était évanoui, parlèrent de se rendre à de bonnes conditions ; les soldats eux-mêmes se montraient disposés à traiter, et Constance promettait, dans ses proclamations et ses messages, l’amnistie la plus complète, si la ville ouvrait d’elle-même ses portes. Constantin ne cherchait point à combattre ces désirs d’arrangement, et d’un autre côté la sauvegarde de l’empereur des Gaules et du nobilissime son fils était aux yeux des assiégés la première condition, de toute capitulation acceptable. Néanmoins, pour rendre à la ville et à l’armée une entière liberté d’agir comme elles l’entendraient, sans se préoccuper de son sort, Constantin résolut d’abdiquer. Il déposa sa pourpre et son bandeau royal, et, quittant le palais pour n’y plus rentrer, il vint déclarer au peuple et aux soldats qu’il avait cessé d’être leur empereur ; cette scène eut lieu probablement au forum. Une grande résolution semblait l’animer, et tandis que des parlementaires sortaient de la ville pour aller au quartier-général romain débattre les clauses d’un arrangement définitif qui garantirait, avec la vie de l’ancien empereur, celle des assiégés et la conservation de leurs biens, Constantin prit avec son fils Julien le chemin de l’église métropolitaine, où une autre scène l’attendait. Les portes étaient ouvertes, et l’intérieur de la basilique présentait une sorte de pompe inaccoutumée. Des qu’il parut sur le seuil, l’évêque s’avança à la tête de son clergé et le reçut solennellement : il venait sur sa demande rendre, à cette heure suprême, un dernier service à celui qui avait été son empereur, un dernier témoignage d’attachement à celui qui avait été son ami. Quand il fut entré dans l’église, Héros le conduisit en silence au lieu fixé pour les ordinations, et lui fit signe de s’agenouiller. Un diacre était là portant sur un plat d’argent, suivant l’usage, les ciseaux qui servaient à la tonsure ecclésiastique ; l’évêque les saisit, coupa les cheveux de Constantin, et l’ordonna prêtre. Celui-ci l’avait ainsi voulu, soit qu’il crût sa tête plus à l’abri sous ce caractère sacré, soit qu’en proie à de si violens orages, il rêvât pour les jours que Dieu lui réservait encore cette paix du cloître dont il avait privé son fils pour leur malheur à tous deux. La cérémonie se terminait quand les portes de la ville s’ouvrirent aux Romains, qui entrèrent dans Arles, trompettes sonnantes et enseignes déployées ; la paix était faite.

L’ancien empereur et son fils se trouvèrent donc prisonniers de Constance en vertu d’une capitulation qui leur assurait solennellement la vie. Constance les traita avec ménagement ; mais, ne sachant que faire d’eux, il les envoya à Ravenne, sous une escorte de soldats, pour y être mis à la disposition d’Honorius. Constantin revit donc cette même route qu’il parcourait naguère dans un appareil si différent, lorsqu’il allait porter secours fraternellement à celui qui n’était plus aujourd’hui ni son frère, ni son collègue. À trente milles environ de la résidence impériale, d’autres soldats, conduits par un officier du palais, arrêtèrent les deux Gaulois et leur escorte ; l’officier, porteur d’un mandement signé d’Honorius, prit possession des prisonniers et les fit décapiter sur-le-champ. Il y avait dans cet acte un parjure flagrant et public, une violation d’un traité solennel, et le fils de Théodose sentit le besoin de se justifier à la face du monde. Il déclara donc « qu’en mettant à mort le brigand gaulois et son fils, il avait rempli le devoir d’un bon et fidèle parent, et puni lui-même un parjure, car ces hommes avaient tué traîtreusement ses deux cousins Didyme et Vérinien dans le même temps qu’ils traitaient avec lui de leur liberté. »

Chez les Romains, les supplices politiques ne se terminaient pas à la mort, et le crime d’usurpation n’était pas expié tant qu’il restait quelques lambeaux du malheureux tyran que le sort des armes avait trahi. Les têtes de Constantin et de Julien, fichées au bout de deux piques, furent promenées d’abord à Ravenne, où on les exposa le 18 septembre de l’année 411, puis dans les grandes villes d’Italie ; elles passèrent ensuite la mer pour aller figurer dans les murs de Carthage à ce charnier humain où le grand Théodose avait fait suspendre jadis les têtes des tyrans Maxime et Eugène, ces autres produits de l’impatience gauloise et de la turbulence britannique. L’Italie triompha de la victoire de son prince, qui n’était heureux que dans les guerres civiles, et les historiens répétèrent à qui mieux mieux l’adage inventé contre nos pères : « Gaulois, race inquiète et toujours empressée de se faire ou un prince ou un empire[3], » et cet autre, qui regardait nos voisins d’outre-Manche : « Bretagne féconde en tyrans, ferax tyrannis Britannia. »

Les vengeances ne s’arrêtèrent pas là, malgré l’humanité de Constance, qui s’interposa plus d’une fois entre la Gaule et les rigueurs de la cour de Ravenne. Décimus Rusticus fut traqué longtemps dans les montagnes d’Auvergne, où il s’était réfugié, pris enfin et mis à mort non pas seulement comme meurtrier probable de Didyme et de Vérinien, mais surtout comme chef du parti national gaulois. Quant à Apollinaire, qui ne s’était montré dans cette crise ni exclusif ni passionné, il revint à Lyon quand la tempête fut passée, et y termina paisiblement ses jours.

On peut étouffer une entreprise mal conçue, mais on n’étouffe pas la nécessité qui l’a produite. Rome eut beau rétablir l’unité, l’unité était frappée au cœur. La Gaule ne cessa point de vouloir un empire ou un empereur à elle, légitime ou tyran, et quand les révoltes ne suffisaient pas pour les constituer solidement, elle invoquait l’épée des Barbares. C’est ainsi qu’à l’aide des Visigoths elle imposa à tout l’empire d’Occident Avitus, beau-père de Sidoine Apollinaire et membre de cette noblesse arverne qui, avec l’aristocratie lyonnaise, fit longtemps la loi dans les Gaules. Plus l’Italie s’affaiblissait, plus le mouvement d’indépendance locale ou le désir de domination générale se fortifiait à l’ouest des Alpes. Quant à la ville d’Arles, elle conserva après la chute de Constantin, sous le gouvernement unanime, le rang que les événemens de 407 lui avaient donné. Elle continua d’être le siège de la préfecture des Gaules, diminuée désormais de l’île de Bretagne, et vit s’opérer sous ses yeux le passage du monde ancien au monde moderne ; elle vit Rome, déjà pillée par les Goths et prise par les Vandales, devenir sujette des Ruges, puis le nom même des césars aboli. Elle restait debout cependant, ombre solitaire du passé et métropole sans empire, lorsqu’un Barbare, roi d’Italie, la céda à un autre Barbare, roi de Toulouse.


AMEDEE THIERRY.

  1. Voir la livraison du 1er  mars.
  2. « In Constantino inconstantiam… » (Sidon. Apollin.)
  3. « Gens hominum inquietissima, et avida semper vel faciendi principis vel imperii. » Vopisc. in. Saturnin.