Arles et le tyran Constantin, une page de l’histoire de nos pères/01

ARLES


ET


LE TYRAN CONSTANTIN


UNE PAGE DE L'HISTOIRE DE NOS PERES.




PREMIERE PARTIE.





Si come ad Arli, ove’l Rodano stagnia,
Fanno I sepolcri tutto ’l loco varo…
(Infern. IX, V. 112)


Ces vers se sont présentés à ma mémoire, toutes les fois que j’ai traversé les champs de la Crau. Dante a raison : Arles et sa campagne sont un vaste sépulcre où gisent les décris d’une des plus grâces époques qui ait passé sur le monde. C’est là, entre ces rochers et le Rhône, entre cet amphithéâtre qui semble défier les âges et cette nécropole hérissée de tombes, dont l’image poursuivait Dante à travers les cercles de son enfer, — c’est là qu’au Ve siècle s’éteignit la domination romaine, déjà disparue de l’Italie. Elle avait pris naissance en Gaule, non loin de là, dans les murs de Narbonne et d’Aix. Comme le sang reflue au cœur d’un mourant, elle revenait finir près de son berceau.

Ce n’est point à Rome qu’il faut aller méditer sur la destinée des empires. La ville éternelle ne sait point mourir. À la Rome de Mars a succédé la Rome de saint Pierre, à la cité des consuls et des empereurs celle des papes, au siècle d’Auguste et des Antonins celui de Léon X. Chaque époque brillante y a laissé son empreinte, chaque grandeur sa ruine, et dans cette confusion de monumens et de souvenirs la pensée s’égare, l’émotion nuit à l’émotion. Rome n’est point un tombeau, elle ressemblerait plutôt à un musée de la mort.

J’aime mieux Arles, la petite Rome gauloise, gallula Roma Arelas, comme disaient nos pères. Un pieux silence l’environne. Elle s’élève mélancoliquement au-dessus du delta du Rhône, comme le cippe funéraire d’un seul peuple et d’une seule époque. Dernière métropole d’une puissance qui embrassa tout l’Occident, elle clôt dans notre monde les temps romains : voilà sa gloire, et aucune autre n’est venue se mêler a celle-là. Il y a dans cet isolement d’un grand souvenir je ne sais quelle majesté sombre, qui le grandit encore, et lui imprime une consécration religieuse.

De même que la Rome des bords du Tibre, celle du Rhône peut raconter ses guerres, ses révolutions, ses jours malheureux ou prospères et ses aventures héroïques. Elle peut évoquer de son sein d’illustres ombres, et d’abord Maximien Hercule, Fausta, le grand Constantin et ses enfans, Crispus, Constance, Constantin II. Constantin aima le séjour d’Arles, qu’il reconstruisit en partie, qu’il couvrit de monumens, et à qui il donna son nom, qu’elle n’a point gardé. Cette tour ruinée, en saillie sur le Rhône, est un reste du palais de Fausta : là s’accomplit le prologue des tragédies domestiques qui firent de la famille du premier empereur chrétien une nouvelle famille des Atrides. Constance y naquit : là-bas se trouvait la porte triomphale, maintenant détruite, sous laquelle le triste successeur de Constantin ne passait jamais sans baisser la tête, tant il se supposait grandi Ce port renferma les flottes de Jules-César armées pour la punition de Marseille, et cet amphithéâtre entendit la voix de Majorien proclamant l’amnistie des Gaules.

Je me suis adressé à des ombres plus modestes, et les souvenirs dont j’ai recherché la trace parmi ces décombres n’ont pas fait tant de fracas à travers les siècles. Qui connaît aujourd’hui le tyran Constantin et le moine Constant, son fils, et le terrible Breton Gérontius, leur ami, leur soldat et leur assassin, et les deux Espagnols Didyme et Vérinien, neveux de Théodose, dont la tête servit d’enjeu aux calculs d’un tyran qui voulait se faire légitime ? Personne ou presque personne assurément. Pourtant l’histoire de ces hommes est la nôtre. Ils furent les acteurs d’un drame sanglant représenté au Ve siècle dans les murs d’Arles, sous les yeux et avec le concours de nos pères, au milieu des plus rudes secousses qui aient jamais ébranlé une société. Ace seul titre, leur histoire mériterait quelque intérêt. Peut-être aussi y trouvera-t-on des leçons utiles dont nous ferions bien de profiter, tous tant que nous sommes, soldats ou citoyens, gouvernans ou gouvernés.


I

Le monde romain, si laborieusement reconstruit par l’épée et les lois de Théodose, retombait en poussière sous la main de ses fils. Enfans débiles d’esprit et de corps, qui n’étaient pas destinés à devenir jamais hommes, Arcadius et Honorius avaient porté sur les trônes d’Orient et d’Occident des caractères, des goûts, des procédés de gouvernement exactement pareils : même impatience avec même incapacité de régner, même aversion secrète pour les tuteurs qu’ils avaient reçus de leur père, et dont ils contrariaient l’administration par des complots de palais, même soumission enfin pour les eunuques auxquels ils obéissaient en croyant leur commander. Avec tant de points de ressemblance, ces frères se haïssaient cordialement. Tout devenait entre eux sujet de convoitise et d’envie : leur lot dans le partage de l’empire, l’éclat de leurs capitales, la grandeur et le nombre de leurs provinces, la force de leurs armées, le chiffre de leurs revenus ; et comme ce sentiment misérable était le seul qui donnât quelque prise aux tuteurs sur des caractères si rétifs, les tuteurs se gardèrent bien de le combattre, et ils en vinrent à se détester eux-mêmes plus encore que leurs pupilles. L’antagonisme de Rufin et de Stilicon fut pour le monde romain une source inépuisable de maux. Sous l’excitation de ces haines de ministres et de princes, la vieille rivalité de Rome et de Constantinople se ranima. L’Occident fit une guerre de vexations commerciales, de prohibitions, de confiscations à l’Orient, qui la lui rendit. On passa de là à la guerre des armes, et les trésors ainsi que le sang des Romains s’épuisèrent en pure perte sur la frontière des deux empires. Enfin on se jeta, d’une rive à l’autre de l’Adriatique, Alaric et les Goths, comme dans une lutte à mort deux ennemis désespérés invoquent à leur aide la peste et le poison.

Les nécessités de cette querelle parricide obligèrent Stilicon à dégarnir la Gaule de ses meilleures troupes, pour mettre l’Italie à l’abri d’une attaque des nations barbares, tandis que ses propres armées seraient en Illyrie. Il y avait dans cette mesure, sous quelques couleurs qu’on la présentât, un côté si blessant pour l’orgueil de la Gaule, si compromettant pour sa sûreté, que le tuteur d’Honorius n’osa en confier l’exécution qu’à lui-même. Parti de Milan en plein hiver par les Alpes rhétiennes pour gagner les sources du Rhin, il descendit le cours du fleuve jusqu’à la mer, visitant sur la rive gauche les grands établissemens militaires fondés jadis par Auguste, ces camps permanens considérés depuis quatre siècles comme le boulevard de l’extrême Occident. Le boulevard fut démantelé. Tout ce que les camps du Rhin et les garnisons du nord des Gaules renfermaient de soldats vigoureux et aguerris en fut retiré et dirigé sur l’Italie ; Stilicon rappela aussi de la Bretagne une des légions qui protégeaient cette île contre les irruptions périodiques des Pictes et des Scots. Tout cela ne se fit point sans récriminations et sans plaintes de la part des provinces gauloises, inquiètes et humiliées ; mais le ministre d’Honorius, tout entier aux entraînemens de sa passion, ne voyait plus rien que sa guerre d’Iluyrie : il lui sembla même que la diminution des forces romaines sur la rive gauche du Rhin allait se trouver plus que compensée sur la rive droite par de nouvelles alliances, formées, sous ses auspices, entre l’empire romain et les deux peuples germains de qui dépendaient surtout la sûreté de la Gaule et la paix de l’Europe occidentale.

Ces deux peuples, qui tenaient la Gaule sous leur main, étaient les Mamans et les Franks, dont les redoutables confédérations avoisinaient le Rhin dans tout son cours : les Alamans, depuis sa sortie des Alpes jusqu’au confluent du Mein ; les Franks, depuis ce point jusqu’à la mer. Ils étaient le grand épouvantail de l’Occident, l’avant-garde de toutes les invasions, les instigateurs de tous les pillages. Les dernières guerres civiles de Rome les ayant introduits dans les affaires intérieures du gouvernement romain, on les avait vus figurer en grand nombre et avec beaucoup d’ardeur sous le drapeau du tyran Eugène, principalement les Franks, qui semblaient partager la haine de leur compatriote Arbogaste contre Théodose. Stilicon lui-même, à son départ d’Italie, n’était point sans inquiétude sur les dispositions de ces peuples turbulens ; mais il fut bientôt rassuré. Non-seulement les Franks et les Alamans mirent à demander le renouvellement de leurs traités d’alliance avec l’empire (traités qui, étant personnels aux empereurs, se renouvelaient à chaque changement de règne) un empressement qu’ils n’avaient jamais montré ; mais la présence de Stilicon parut exciter dans toutes leurs tribus une admiration enthousiaste. Son voyage sur le Rhin ressemblait à une marche triomphale. Le fleuve était couvert de barques d’où partaient des.acclamations et des cris de bienvenue que la rive germanique répétait au loin. Les rois barbares briguaient l’honneur de le saluer à son passage comme des cliens, « Nous avons vu, disait Claudien, le Sicambre, prosterné devant notre général, étaler sur la poudre sa fauve crinière… Ces terribles, qui faisaient métier de nous vendre nos loisirs, et nous marchandaient à prix d’or une paix honteuse, l’attendent de nous maintenant, et nous livrent pour otages leurs enfans. » Ces démonstrations inaccoutumées tournèrent à la gloire personnelle de Stilicon, et servirent à l’aveugler sur les suites heureuses de ce voyage, A en croire ses flatteurs et ses partisans politiques, c’était une vraie conquête de la Germanie, accomplie par sa seule présence, « Il a fallu aux Drusus et aux Germanicus, disaient-ils, de longues années de combat pour dompter les Germains ; Stilicon n’a eu besoin que de paraître. Il se montre, et déjà le Rhin ne sépare plus deux terres ennemies ; le voyageur indécis demande, en parcourant ses bords, quelle est la rive romaine. »

Sans doute la personne même de Stilicon était pour beaucoup dans l’accueil qu’on lui faisait. Le nom justement célèbre de l’ami de Théodose, du tuteur d’Honorius, du Vandale, vice-empereur de Rome, avait dû piquer vivement la curiosité des Germains, et ainsi s’expliquait leur empressement à le voir ; mais l’ardeur qu’ils montraient à confirmer leurs anciennes capitulations et à se lier plus étroitement avec l’empire tenait à des causes plus sérieuses, plus profondes, une situation particulière de la Germanie dans les dernières années du IVe siècle. L’arrivée des Huns à l’ouest des Palus-Méotides et leurs progrès, incessans vers le Danube mettaient en émoi depuis vingt-cinq ans tout le nord de l’Europe. Des races slave et gothique, les premières frappées dans les contrées voisines de la Mer-Noire, l’inquiétude et le trouble avaient gagné de proche en proche jusqu’aux peuples germains les plus reculés vers l’Océan. L’instinct barbare leur faisait reconnaître dans ces nomades irrésistibles, devant qui les Visigoths avaient fui comme un troupeau de daims, et que les fiers Ostrogoths reconnaissaient pour maîtres, les futurs dominateurs de la barbarie. Sous l’impression vague de ces terreurs, la Germanie occidentale se préparait à une lutte dont l’époque ne semblait pas bien éloignée. Les peuples se groupaient par masses suivant leurs intérêts ou leurs affections ; ou refaisait ou défaisait les anciennes alliances, ou en contractait de nouvelles ; ce fut alors que l’intérêt, sinon l’affection, porta les Alamans et les Franks à se ranger du côté de l’empire. Comme aux annonces d’un grand cataclysme de la nature on voit les animaux les plus sauvages, chassés de leurs forêts par la peur, se rapprocher de l’homme, et chercher protection jusque dans les villes, ainsi ces peuples farouches venaient s’appuyer à ce corps organisé des nations romaines qu’ils avaient si souvent tenté de détruire. La suite prouva bien que leur désir d’alliance, était sincère et médité. Deux frères, rois ou princes des Franks, Marcomir et Sunnon, ayant voulu rompre la paix jurée avec l’empire et agiter leurs tribus, les Franks se chargèrent eux-mêmes de les châtier. L’un d’eux, livré aux gouverneurs romains de la frontière, fut retenu quelque temps eh prison, puis relégué en Étrurie, où il mourut ; l’autre essaya, de venger l’injure de son frère, mais sans succès, et périt par la main des siens.

Cependant les Huns, dans leur extension progressive vers le midi, avaient atteint le Bas-Danube, et, campés dans les plaines voisines du fleuve, pesaient sans intermédiaire sur le monde romain. Les masses de population européenne qu’ils avaient déplacées et refoulées dans leur marche encombraient maintenant la moyenne vallée entre le lit du fleuve et les Carpathes. C’était un pêle-mêle de tribus slaves et teutoniques, principalement de Goths, qui se croisaient, se heurtaient, s’agitaient en tous sens, comparables à une fourmilière en désordre. Les postes romains établis tout le long de la rive droite avaient peine à contenir dans ses limites cette foule incertaine, tumultueuse, incapable de se rasseoir, et que la moindre impulsion devait faire déborder au dehors. Deux débouchés, le cas échéant, s’ouvraient à elle, l’un au sud, et par-delà le Danube, vers les Alpes juliennes et l’Italie, l’autre à l’ouest, en remontant le cours du fleuve, vers la Germanie et les Gaules. L’événement qu’il était aisé de prévoir ne se fit pas attendre longtemps.

Les Huns avaient amené avec eux en Europe des nations de différentes races, déjà leurs sujettes en Asie, ou que, rencontrant sur leur route, ils avaient entraînées de gré ou de force dans leur tourbillon. Au nombre de ces dernières figuraient les Alains, qui habitaient le grand steppe du Caucase, promenant leurs maisons roulantes et leurs troupeaux du Palus-Méotide à la Mer-Caspienne : plusieurs tribus de ce peuple, enlevées par les Huns à leur passage dans le steppe, suivaient la horde conquérante plutôt comme vassales que comme alliées. L’Alain, à la taille élancée, aux cheveux blonds, aux yeux bleus, aux traits réguliers et droits, n’avait ni la laideur repoussante ni l’horrible férocité du Hun ; il passait même pour doux et sociable, réputation qui ne s’accordait guère avec la rudesse sauvage de ses mœurs. Transplanté du Caucase au pied oriental des Carpathes, il parcourait maintenant les prairies du Pruth et du Danube, armé d’une énorme lance et d’un plastron de grosse toile revêtu d’écailles de corne, et étalant sur ses épaules une casaque de cuir humain : décoration étrange qui était chez cette nation un privilège de la bravoure, car tout guerrier qui avait tué un ennemi avait le droit de l’écorcher et d’en tanner la peau, pour en faire, suivant le cas, un manteau d’honneur pour lui-même ou une housse pour son cheval. Ce digne vassal des Huns ne vivait pas toujours en bonne intelligence avec ses maîtres, et parfois il s’élevait entre eux des discussions dans lesquelles l’Alain courait à sa lance, et le Hun à ses flèches. Par suite d’un dissentiment de ce genre survenu en l’année 405, deux grandes tribus alaines résolurent de quitter secrètement le camp des Huns. Une belle nuit, sous la conduite de leurs chefs ou rois Goar et Rispendial, elles s’esquivèrent, et, tournant le coude que forment les Carpathes à leur extrémité orientale, elles arrivèrent dans la moyenne vallée du Danube, avec l’impétuosité d’esclaves fugitifs qui viennent de briser leurs fers.

Le choc fut si violent contre cette fourmilière humaine qui remplissait la vallée, et la terreur si grande des deux côtés, qu’une partie des tribus força la rive droite du Danube et se jeta en Pannonie, se croyant poursuivie par les Huns ; l’autre partie s’enfuit en remontant la rive gauche du fleuve, de sorte qu’il s’établit deux courans d’émigration dans les directions que j’indiquais tout à l’heure, l’un vers les Alpes et l’Italie, l’autre vers le Haut-Danube et le Rhin. Je n’ai point à m’occuper de la colonne qui alla se verser sur l’Italie, je dirai seulement que, depuis le temps des Cimbres et des Teutons, pareil danger n’avait pas menacé la péninsule romaine. C’était un ramas de toutes les races du Nord, conduit par Rhadagaise, prêtre et roi de sa horde, païen féroce qui avait voué solennellement toute la population de Rome en sacrifice à ses dieux. Stilicon fut le Marius des nouveaux Cimbres. Ayant attendu Rhadagaise dans les défilés de l’Étrurie, il l’enferma près de Fésules, sur une colline où celui-ci s’était retranché, fit périr toute son armée par la famine ou par le fer, et l’obligea lui-même à se tuer. C’était la seconde fois que Stilicon couvrait les approches de Rome : deux ans auparavant, il avait vaincu, à la bataille de Pollentia, Alaric, qui menaçait aussi la ville éternelle, et il lui avait imposé la paix. Une grande part revint dans ces deux victoires aux légions que Stilicon avait tirées des camps du Rhin : elles sauvaient Rome aux dépens de la Gaule.

La colonne que le mouvement d’impulsion avait portée vers l’Occident, et qui remontait le Danube, renfermait dans ses rangs des tribus sarmates ou slaves, mais surtout des Germains orientaux, restes des anciennes confédérations des Marcomans et des Quades, désignés sous le nom générique de Suèves. Cédant eux-mêmes au courant qu’ils avaient décidé, les Alains marchaient à quelque distance. Les émigrans, chemin faisant, s’incorporaient, bon gré, mal gré, tous les Barbares qui se trouvaient à leur portée, soit Slaves, soit Germains ; ils entraînèrent aussi quelques Illyriens sujets de Rome. Quoique placée hors de leur passage, et de force d’ailleurs à résister s’ils eussent voulu user de violence, la nation des Vandales-Astinges, qui habitait près des sources du Marosch, se laissa gagner par l’exemple et se leva tout entière pour émigrer ; mais au lieu de suivre sur la rive gauche du Danube la route des Alains et des Suèves, elle passa le fleuve et se dirigea vers le lac Pelsod, dans le voisinage duquel campait un autre rameau de la même famille, les Vandales-Silinges, cantonnés en ce lieu par le grand Constantin en 335. Or les Astinges, en quittant les sources du Marosch, avaient eu la fantaisie d’emmener avec eux des frères dont ils étaient séparés depuis si longtemps, et ils venaient les chercher dans leur domicile. On eût pu croire que les Silinges, fédérés de l’empire et mêlés aux habitudes de la vie romaine pendant trois quarts de siècle, étaient tant soit peu conquis à la civilisation : il n’en était rien, et au premier mot de leurs frères ils partirent sans balancer, tant l’esprit de vagabondage et le goût des aventures étaient innés chez cette race des Vandales ! Astinges et Silinges formèrent une division à part et comme une troisième horde dans l’émigration. Ces bandes, qui s’en allaient chercher ensemble une patrie vers le soleil couchant, se furent bientôt liées et concertées pour une expédition commune. La Gaule et la Germanie se rencontraient toutes deux au bout de leur course. Entre ces deux pays, l’un riche et l’autre pauvre, leur choix ne fut pas douteux : ils décidèrent que la Gaule serait attaquée de deux côtés à la fois, afin de diviser les garnisons romaines de la frontière qu’ils savaient d’ailleurs presque réduites à rien. Les Alains et les Suèyes se chargèrent d’attaquer par le Rhin supérieur, entre le lac de Constance et les Vosges ; les Vandales, par le Rhin moyen, à l’endroit où le Mein se jette dans ce fleuve, et en face des remparts de Mayence. Ils ne doutaient point que les Germains de la rive droite, Alamans et Franks, ne vinssent avec empressement se joindre à eux et ne leur facilitassent le passage du fleuve. Les rôles ainsi distribués, chacun prit la direction convenue, et tandis que les hordes suève et alaine se rapprochaient des Vosges, les Vandales, repassant le Danube, entrèrent dans les montagnes de la Thuringe et gagnèrent la vallée du Mein.

Leur étonnement fut grand au débouché de cette vallée, lorsqu’ils virent en face d’eux les Franks, qui, bien armés et en bon ordre, étaient venus leur barrer le chemin. Les habitudes connues des Franks rendaient la surprise naturelle, et les Vandales avaient bien pu se tromper dans leurs calculs. Quand ils se furent assurés que l’opposition était sérieuse, et que les Franks se portaient réellement pour champions de la Gaule, ils n’hésitèrent pas à les attaquer ; mais ils furent battus et mis en fuite avec une perte que les historiens évaluent à plus de vingt mille guerriers : leur roi Godégisile resta parmi les morts. Hors d’état de reprendre l’offensive après un tel désastre, la horde vandale rebroussa chemin et regagna toute découragée le pied des montagnes de la Thuringe, Tandis que ces choses se passaient, les hordes combinées des Alains et des Suèves s’approchaient du Rhin supérieur, où le même spectacle frappa leurs yeux ; seulement c’étaient les Alamans qui fermaient ici l’accès du fleuve et se proclamaient champions de l’empire romain. Moins ardentes ou moins présomptueuses que la horde vandale, celles-ci s’arrêtèrent à distance pour observer et délibérer en commun. Le conseil des chefs dans cette délibération se trouva fort divisé : les uns voulaient qu’on se battît, les autres qu’on ne se battît pas. Suèves et Alains ne s’entendaient guère, et les Alains eux-mêmes se partagèrent en deux camps. Le roi Goar trancha la question en passant avec tout son peuple du côté des Mamans, en devenant, par la plus imprévue des péripéties, l’ennemi de ses compagnons et le compagnon de ses ennemis. Il ne restait à l’autre roi alain, Rispendial, et aux rois suèves qu’un parti à prendre, celui de rejoindre les débris de la borde vandale, et c’est ce qu’ils firent. Ayant reconstitué par leur union une force capable de prendre l’offensive, les confédérés revinrent au confluent du Mein, battirent les Franks, les balayèrent de la rive et franchirent le Rhin en face de Mayence : leur passage s’opéra le dernier jour de l’année 406, date funèbre écrite en traits de sang dans les annales de la Gaule.

Mayence, prise d’assaut et saccagée, éprouva toutes les horreurs d’une guerre barbare. En vain les habitans crurent trouver un refuge dans l’église, sous la sauvegarde de la religion : ils y furent égorgés par milliers ; le sang ruisselait comme une rivière sur le pavé, et l’autel fut souillé de cadavres. C’était là le traitement annoncé à toute ville des Gaules qui oserait et ne saurait pas se défendre. Maîtresses de cette clé du Rhin, les hordes se répandirent sur toute la zone riveraine, pillant, incendiant, massacrant ; rien n’échappait aux convoitises de ce dénûment sauvage pour qui tout était nouveauté et richesse, et les dépouilles des chaumières allaient s’entasser pêle-mêle, avec celles des palais, dans les chariots de bagages. Les pillages se succédaient jusqu’à ce que tout fût enlevé ou détruit, et ce qui avait pu échapper au fantassin vandale ou suève, la légère cavalerie alaine était là pour le reprendre. Aucune force romaine organisée ne tenait la campagne et n’arrêtait ces dévastations, car sitôt que les légions, ou plutôt les cadres vides qui depuis dix ans portaient ce nom sur la rive gauche du Rhin, avaient vu le fleuve franchi et Mayence aux mains des Barbares, elles avaient déserté des camps où elles ne pouvaient point se défendre. Une partie se dissémina dans les châteaux-forts et les villes garnies de bonnes murailles, l’autre alla se rallier au maître des milices Chariobaude et au préfet du prétoire Liménius, dans leur résidence de Trêves.

Sans doute cette métropole de la préfecture des Gaules, défendue par les eaux de la Moselle et solidement fortifiée, aurait pu résister longtemps à des Barbares inexperts dans l’art des sièges ; mais que serait devenue, pendant ce blocus du préfet, l’administration de la Gaule et de ses deux diocèses, la Bretagne et l’Espagne, ainsi que les relations de ces grandes provinces avec l’Italie ? Liménius et Chariobaude jugèrent que le parti le plus sage était de faire retraite vers la Loire ou le Rhône, sous la protection de leur petite armée, qui se grossirait en chemin, et ils évacuèrent Trêves avec la caisse publique, les archives de la préfecture et le corps des employés de l’office prétorien. Il paraît que la préfecture ambulante fit halte en divers lieux avant de se fixer, et qu’Autun, l’antique et illustre capitale des Eduens, la posséda pendant quelque temps ; mais elle n’y resta point, Liménius l’y trouvant encore trop exposée aux surprises des Barbares. Lyon même ne lui parut pas assez sûr, et il ne s’arrêta que dans les murs d’Arles. Au reste, nulle autre ville, dans ce désarroi général des Gaules, ne semblait plus propre à devenir le siège du gouvernement romain. — Résidence du grand Constantin et de quelques-uns de ses successeurs, décorée, agrandie par leurs soins, Arles était devenue pour les provinces gauloises du midi une métropole de fait, sinon de droit. Voisine de la mer et protégée non-seulement par le Rhône, mais aussi par la nature même du pays, entrecoupé d’étangs et de canaux, elle offrait de faciles moyens de défense et de ravitaillement, et une flotte de galères perpétuellement à l’ancre sous les terrasses du prétoire impérial pouvait mettre à couvert, en cas de danger, la vie du préfet avec l’honneur de la préfecture. Ainsi Rome, en retraite devant la barbarie, se repliait sur elle-même, et ce n’était pourtant pas en Gaule qu’elle devait ressentir les premiers symptômes de mort.

Pendant ces évolutions de la préfecture des Gaules, les Barbares pillaient de fond en comble la zone territoriale riveraine du Rhin. Des haute et basse Germanies, ils passèrent dans la Belgique, qu’ils commençaient à traiter de la même façon, lorsque, par une inspiration soudaine, ils s’arrêtèrent, rallièrent leurs détachemens épars, et la horde, concentrée de nouveau, partit tout d’un trait dans la direction du nord-est au sud-ouest, traversant la Gaule en diagonale jusqu’au pied des Pyrénées. Elle voulut passer en Espagne, mais elle trouva les défiles, les ports, comme nous disons encore aujourd’hui d’un vieux mot ibérien, qui signifie passage, bien fortifiés et vaillamment défendus. C’était le peuple de ces montagnes qui en avait seul la garde en vertu d’une ancienne coutume respectée par le gouvernement romain, et que l’Espagne regardait comme un droit. Les braves et agiles montagnards, embusqués dans des lieux inaccessibles, repoussèrent si bien toutes les tentatives des Barbares, que ceux-ci, découragés et prompts d’ailleurs à changer d’avis, renoncèrent à leur entreprise. L’histoire ne nous dit pas quelles raisons les y avaient poussés si soudainement. Trouvèrent-ils trop de mécomptes dans le pillage des Gaules, et cette province si souvent ravagée avait-elle paru à de misérables sauvages une trop chétive proie ? Craignirent-ils que les Germains, qui commençaient à pénétrer par la brèche qu’eux-mêmes avaient faite, ne vinssent les troubler dans leur conquête et leur en disputer le butin ? Enfin les Gaulois, intéressés à les éloigner, leur avaient-ils dépeint l’Espagne, vierge encore de toute guerre barbare, comme une contrée bien autrement riche et fertile que la Gaule, et dans laquelle Alains, Suèves et Vandales pourraient s’établir à l’aise et vivre grassement sans appréhender ni Germains, ni Romains ? Tous ces motifs concoururent vraisemblablement à leur faire adopter cette résolution, que l’intrépidité des montagnards avait fait échouer. Quoi qu’il en soit, les Barbares, irrités de leur défaite et de la perte de leurs espérances, se rejetèrent sur la Gaule avec une sorte de fureur.

Toutes les calamités qui désolaient naguère les provinces du nord s’apesantirent sur le midi : la Novempopulanie, l’Aquitaine, la Lyonnaise, provinces si privilégiées entre toutes par leur éloignement de la frontière, connurent à leur tour les angoisses d’une invasion barbare. L’Aquitaine, « cette moelle des Gaules, ce paradis de l’Occident, » comme on aimait à l’appeler, ne fut bientôt plus qu’un lieu de désolation, d’autant plus déplorable que ses habitans ne savaient ni se protéger eux-mêmes ni souffrir. Les uns cherchaient leur sûreté dans les villes, d’autres les désertaient. Les richesse construisaient dans les lieux écartés, parmi les rochers et les marais, des retraites faciles à défendre, où ils se transportaient avec leur famille, leurs meubles et leurs cliens ; mais la faim venait les y forcer au défaut de l’ennemi. Comme on ne labourait guère et que les Barbares se chargeaient de moissonner, la disette marcha bientôt de pair avec l’incendie et le massacre. Toulouse, longtemps assiégée, dut son salut à l’héroïque énergie de son évêque, Exupérius, qui vendit tout ce qu’il possédait et jusqu’aux vases sacrés de son église pour nourrir les pauvres qui défendaient la ville. Il sortit de ce siège si pauvre lui-même et son église si dénuée, qu’il était réduit à porter le vin de l’eucharistie dans un pot de verre et le pain dans une corbeille d’osier. On raconte qu’il resta pâle toute sa vie par suite des privations qu’il s’imposait à lui-même en nourrissant les autres. « Exupérius, dit à ce sujet un contemporain, ne souffrit jamais que de la faim d’autrui. »

On aurait pu croire que la tempête, en se transportant dû nord au midi, laisserait respirer les provinces du Rhin, et que le malheur des secondes servirait au soulagement des premières : il n’en fut point ainsi. La frontière une fois ouverte et la Gaule en plein pillage, les peuples germains s’y précipitèrent de tous côtés. Ce furent d’abord des Gépides et des Hérules, bandes terribles, mais passagères, qui se fondirent avec le temps et disparurent du pays, puis les Burgondes, qui y restèrent. Sortis en grand nombre de la forêt hercynienne, ils se jetèrent sur l’Helvétie et s’y établirent par violence. L’empire n’avait eu jusqu’alors avec ces barbares que des relations de bon voisinage ; mais la rapine exerçait de trop fortes séductions sur l’esprit du Germain. Les Franks, ces braves champions qui avaient défendu la Gaule au prix de leur sang, ne résistèrent pas à la tentation de la piller eux-mêmes, quand ils la virent pillée par les autres. Les Mamans en firent autant : ceux-ci entrèrent dans la première Germanie, ceux-là dans la seconde, et saccagèrent Cologne et Trêves. Les tribus saliennes cantonnées sur le Bas-Escaut, qui étaient fédérées de l’empire depuis un demi-siècle, n’en saccagèrent pas moins les villes de la seconde Belgique : tout le monde voulait prendre part à la curée. Saint Jérôme, dans une lettre plusieurs fois interrompue par ses larmes (c’est lui-même qui nous le dit), retraçait ainsi le tableau de cette Gaule où il avait passé sa jeunesse, et qu’il aimait comme sa seconde patrie : « O déplorable république, s’écriait-il, la barbarie tout entière s’est donc conjurée contre toi ! Entre l’Océan et le Rhin, entre les Pyrénées et les Alpes, rien n’a été exempt de ses ravages. Mayence, cette noble ville, n’est plus qu’une ruine ; Worms a péri après un long siége à Reims, Amiens, Arras, la cité des Morins, où finit notre monde, Tournay, Spire, Strasbourg, de villes romaines sont devenues germaines. L’Aquitaine et les provinces qui l’entourent sont dévastées, sauf quelques lieux fortifiés que la faim dépeuple au dedans, tandis que le glaive les presse au dehors. Est riche qui peut avoir du pain, est puissant qui ne traîne pas une chaîne à son pied… »

Nous trouvons dans les vers d’un poète gaulois témoin et victime de l’invasion un autre écho lointain et douloureux des souffrances de nos pères : « Hélas ! nous dit-il, quand la masse entière de l’océan sorti de son lit serait venue fondre sur nos campagnes, tout n’eût pas été englouti ; quelques points auraient surnagé au-dessus des vastes eaux : ici tout a péri. Nos récoltes sont perdues jusqu’à la semence. Nos troupeaux ? nous n’en avons plus, et nous cherchons la place où furent nos oliviers et nos vignes. Nos villas à demi dévorées par la flamme, la pluie les achève, et celles qui restent debout, en si petit nombre, sont vides et abandonnées : spectacle plus triste ! que la ruine ! Ni les châteaux assis sur les rocs à pic, ni les villes fortifiées sur de hautes montagnes, ni la ceinture profonde des fleuves autour de nos murailles, rien n’a pu nous protéger. La rusé a pénétré là où s’arrêtait la force, et nous avons souffert, tous tant que nous sommes, tout ce que des hommes peuvent souffrir. »


II

Le contre-coup des événemens de la Gaule se fit sentir d’abord dans l’île de Bretagne. Ce diocèse de la grande préfecture du prétoire des Gaules, séparé de sa métropole par un étroit bras de mer, comme le diocèse d’Espagne par la chaîne des Pyrénées, gardait avec le continent voisin des relations plus étroites fondées sur la confraternité des races et la ressemblance des idiomes, de sorte que tout mouvement qui éclatait en Gaule se propageait aussitôt en Bretagne ; à charge de réciprocité. La turbulence des nations bretonnes était alors célèbre en Occident, Pendant le siècle qui venait de s’écouler, on les avait vues disputer aux Gaulois le triste privilège de se révolter périodiquement, et d’embarrasser le gouvernement romain par la création de ces empereurs tumultuaires qu’en langage politique on nommait tyrans. Une certaine licence habituelle aux garnisons de la Bretagne, que leur isolement aux confins de l’Occident rendait très difficiles à surveiller, et le relâchement de la vigilance administrative, dû à la même cause, favorisaient merveilleusement la disposition naturelle des insulaires, bourgeois et soldats s’excitaient, se secondaient à qui mieux mieux, et une idée de révolte avait toujours chance de réussir, qu’elle partît d’une ville ou d’un camp.

Le motif ou le prétexte ordinaire des provinciaux dans leurs rébellions contre le gouvernement romain était sa partialité, vraie ou fausse, pour l’Italie, car les provinces se prétendaient toujours sacrifiées aux intérêts de la vieille métropole de l’empire, surtout quand l’Italie possédait le siège de l’administration impériale. Dans la circonstance présente, l’accusation banale était devenue un fait malheureusement trop réel. Un concert de malédictions s’éleva donc contre Honorius et son tuteur dans tout l’extrême Occident, et plus avaient été grands les services rendus par les légions gauloises à Fésules et à Polientia, plus les regrets étaient amers, plus la Gaule était en droit de se plaindre qu’on l’eût volontairement sacrifiée. L’origine de Stilicom, fils d’un père vandale, venait donner aux accusations une singulière gravité, toute personnelle au ministre. Comme les Vandales figuraient au premier rang des envahisseurs de la Gaule, on ne manqua pas de dire que l’invasion était son ouvrage ; qu’il l’avait conçue, méditée, préparée, en dégarnissant la frontière du Rhin, tandis qu’il excitait les Barbares ses frères à prendre les armes ; que pour prix de cette trahison ceux-ci devaient le placer, lui ou son fils Eucher, sur le trône impérial, après en avoir renversé Honorius. Le marché était conclu, le gage livré, et après la Gaule ce serait le tour de la Bretagne et de l’Espagne. Ces absurdes calomnies ne se répétaient pas seulement en Gaule, où la vivacité des souffrances justifiait en quelque façon l’exagération des plaintes ; elles avaient cours en Italie, où les ennemis du ministre s’en faisaient une arme pour le perdre, et on entendait répéter, comme une vérité, dans la lâche cour de Ravenne, que le sauveur de Rome avait livré l’empire aux Vandales.

Sous l’ardeur de ces excitations, les Bretons se soulevèrent. La révolte cette fois commença par les soldats ; des bourgeois s’y mêlèrent, et bientôt elle devint générale. On fit main-basse sur les fonctionnaires romains. Le vicaire du préfet du prétoire, représentant du gouvernement impérial au-delà du détroit, fut assailli dans sa résidence d’Eboracum, aujourd’hui York, obligé de fuir ou peut-être tué. Après de tels excès, il n’y avait plus qu’à changer d’empereur ; on brisa, on traîna dans la boue les images d’Honorius, et un manteau de pourpre, pillé vraisemblablement dans la garde-robe du vicaire, alla, par la main d’un séditieux, couvrir les épaules d’un autre séditieux, nommé Marcus, que les soldats proclamèrent en l’élevant selon l’usage sur un bouclier. Ce qu’était ce successeur improvisé des Jules et des Claude, l’histoire semble l’avoir ignoré ; elle nous dit seulement que les mêmes soldats qui l’avaient proclamé le tuèrent au bout de quelques jours, parce qu’il ne sut pas s’accommoder à leur humeur, ce qui ferait supposer que Marcus était de condition civile, et au fond assez honnête homme. Un premier interrègne suivit ce premier meurtre ; puis soldats et bourgeois se réconcilièrent, et d’un commun accord ils désignèrent pour remplacer Marcus un natif breton, nommé Gratianus, « un municipal de l’île, » comme s’expriment les historiens. Sorti des rangs de la société britanno-romaine, Gratianus voulut, à ce qu’il paraît, établir un gouvernement régulier, faire cesser le désordre dans les villes, la licence dans l’armée, mais il ne régna que quatre mois, et l’épée d’un soldat l’envoya rejoindre son prédécesseur dans les gémonies d’Eboracum.

L’épreuve n’était pas faite pour encourager les candidats bourgeois, et, aucun des chefs militaires ne se présentant, survint un second interrègne dont l’anarchie se serait prolongée indéfiniment sans une faveur du hasard. Les manipulaires d’une cohorte découvrirent dans leurs rangs un autre manipulaire parfaitement obscur, qui n’avait pas même eu dans les derniers événemens le mérite de la turbulence, mais qui s’appelait Constantin. Ce nom leur parut de bon augure. C’était en effet dans l’île de Bretagne que le célèbre fils de Constance Chlore avait reçu la pourpre d’une troupe de soldats en révolte ; c’était de là qu’il était parti pour soumettre la Gaule, l’Espagne, l’Italie, tout le monde romain enfin à son obéissance. Moitié par lassitude de l’interrègne, moitié par raillerie, ils présentèrent leur camarade à la cohorte, puis à la légion : bientôt le nouveau Constantin fut agréé et proclamé par toute l’armée, tant ridée parut plaisante. Le peuple imita les soldats, et il ne manqua pas de gens qui se rangèrent à ce choix par une inspiration superstitieuse, une sorte de foi dans les concordances de l’histoire. Le simple soldat accepta sérieusement le rôle qu’on lui offrait par dérision et se promit d’être pour tout de bon empereur et maître. Le plus pressé était d’enlever les soldats à l’oisiveté qui perpétuait leur indiscipline et de les empêcher de trop réfléchir à ce qu’ils venaient de faire ; Constantin le comprit, et il signifia à l’armée son prochain départ pour la Gaule, d’où il fallait, disait-il, chasser au plus tôt les Barbares.

Ce début, qui dénotait de la hardiesse et du patriotisme, ferma la bouche aux plus malveillans. On se mit sans retard aux préparatifs de l’expédition : l’armée fut partagée en deux corps, sous le commandement de deux officiers de mérite, Justinus et Néviogaste, celui-là romain, l’autre frank. Lui-même choisit ou plutôt on lui donna pour conseiller et tuteur un Breton nommé Gérontius, qui avait acquis une certaine importance durant les troubles. C’était un homme d’humeur ombrageuse et violente, plein de son propre mérite et capable de tout quand sa vanité était blessée, mais expérimenté à la guerre, et dans lequel les événemens révélèrent le génie d’un vrai général. Soit qu’il eût manqué de décision pour s’emparer du pouvoir au moment favorable, soit plutôt que sa rudesse et sa sévérité lui eussent aliéné le cœur du soldat, Gérontius n’était pas empereur de droit, mais il crut bien l’être de fait quand il se vit le directeur ou le surveillant de ce ridicule césar auquel il n’accordait que du mépris. Lorsque tout se trouva prêt pour l’entrée en campagne, la flotte appareilla, et Constantin alla débarquer à Gessoriacum, dans le même port où le fils de Constance, en l’année 306, avait pris terre avec les légions de Bretagne.

L’armée dut bientôt reconnaître qu’au fond son choix n’était pas aussi mauvais qu’elle avait peut-être pensé le faire. Sans être assurément un homme de génie, Constantin ne manquait pas d’intelligence ; doué de fermeté et de finesse, il sut déconcerter les prétentions insolentes des hommes qui voulaient le traiter en soldat grossier et ignorant, tandis qu’il gagnait l’affection de ses anciens camarades par une affabilité qui n&manquait point de grandeur. De Gessoriacum, où il plaça son quartier-général, ses émissaires se répandirent dans tout le nord des Gaules ; il entra en relation d’un côté avec les décurions des villes et avec les garnisons romaines qui s’étaient maintenues sur divers points des provinces du nord, de l’autre avec les Alamans et les Franks. Justinus lui servait de lien avec les Romains, Néviogaste avec les Barbares. Toutes ses négociations réussirent. Les villes lui ouvraient leurs portes, les campagnes lui fournissaient des recrues, les garnisons romaines s’entendaient avec lui pour balayer la zone du Rhin des brigands qui l’infestaient ; enfin les Franks et les Alamans déposèrent les armes. De sages mesurés achevèrent la pacification de ces provinces si cruellement déchirées depuis bientôt un an ; il fit alliance avec les Burgondes, qui entrèrent dans la fédération de l’empire, et il laissa aux Alamans, sous certaines conditions, une partie des terres dont ceux-ci s’étaient emparés dans la première Germanie.

Quand l’œuvre de délivrance fut assez avancée du côté du nord, Constantin se tourna vers le centre et l’ouest des Gaules, que les Alains, les Vandales et les Suèves ne craignaient pas de venir piller presque sous ses yeux, tant Liménius leur avait fait croire à l’impunité, Il eut le bonheur de dégager l’Armorique comme il avait dégagé des contrées rhénanes, et l’Armorique, on peut le supposer sans invraisemblance, reconnut ce service en se déclarant pour lui. Restaient encore les provinces du midi, qui, placées sous la main du préfet du prétoire, semblaient des victimes vouées à l’impuissance ou à la lâcheté de ce représentant du gouvernement romain. Uniquement occupé à garantir sa résidence, il avait concentré aux environs d’Arles tout ce qu’il possédait de troupes, et ce qui s’étendait ’hors de ce rayon était livré impitoyablement à la merci des Barbares. Ces malheureuses contrées enviaient le destin des provinces du nord ; elles appelaient à grands cris le tyran, qui ne demandait pas mieux que de leur obéir, mais qui ne se dissimulait pas la gravité d’une guerre dans laquelle il irait engager sa personne et son armée entre deux adversaires capables de se réunir contre lui, les Barbares et Liménius. Les derniers mois de l’année 407 et les premiers de l’année 408 se passèrent, suivant toutes probabilités, en instances d’un côté, en hésitations de l’autre. Au printemps suivant, Constantin se décida enfin à marcher directement sur Arles.

Depuis plus d’un an que l’invasion de la Gaule était consommée, cette province n’avait reçu de l’Italie, malgré ses incessantes supplications, ni un homme ni un deniers Honorius, tout entier aux intrigues de la cour de Ravenne et aux trames qu’il ourdissait lui-même pour perdre Stilicon, la laissait se débattre, comme elle pourrait, sous le poids de ses maux. Liménius avait beau écrire lettres sur lettres, ses dépêches restaient sans réponse, ou pour tout réconfort la chancellerie impériale lui conseillait la patience ; mais sitôt que le fils de Théodose eût commencé à comprendre que l’obscur soldat, le ridicule tyran qui prétendait prendre sa place, était un homme de sens et d’énergie, qu’une moitié de la Gaule lui devait déjà son salut, et que l’autre voulait le lui devoir, il sortit brusquement de sa torpeur, et une anxiété fébrile succéda à sa trop longue quiétude. Il se trouvait à Rome au moment où lui parvint la dépêche par laquelle Liménius lui annonçait les préparatifs de guerre et le prochain départ du tyran. Mandant aussitôt près de lui Stilicon, qui était à Ravenne, il lui enjoignit d’envoyer, toute affaire cessante, une armée au-delà des Alpes, quelques difficultés que présentassent les circonstances, car Alaric, campé sur la frontière illyrienne, venait de rompre la paix, et d’un jour à l’autre les Goths pouvaient être au cœur de l’Italie. Stilicon se soumit à un ordre qui ne souffrait point de réplique ; il ne s’agissait d’ailleurs que d’une très courte expédition, non assurément pour chasser les Alains, les Vandales et les Suèves, Honorius et sa cour ne s’inquiétaient pas de si peu, mais pour fermer au tyran l’accès d’Arles et de la préfecture du prétoire.

Stilicon se mit à l’œuvre, et en quelques jours, grâce à son activité ordinaire, une petite armée d’hommes agiles et déterminés se trouva prête : il l’équipa comme pour une course. Elle se composa principalement des Barbares de la bande de Sâr, chef visigoth qui, après avoir déserté sa nation par suite d’une querelle avec Ataülf, beau-frère d’Alaric, était venu se mettre à la solde d’Honorius. Il servait dans l’armée romaine, avec ses hommes et ses idées à lui, sur un pied d’indépendance presque absolu, prenant à forfait une expédition comme on prend un marché, la menant à sa guise, et figurant sous le drapeau de l’empereur moins en ami de Rome qu’en ennemi des Goths, C’était d’ailleurs un soldat intrépide, doué d’une force et d’une taille de géant, et qui n’avait pas son pareil pour les coups de main. Aussi les généraux romains ne l’employaient guère qu’à cet usage. Stilicon le chargea d’enlever Constantin au moment où celui-ci, dans sa marche sur Arles, traverserait la vallée du Rhône. Sâr accepta la commission, et se fit fort d’amener le tyran mort ou vif aux pieds de l’empereur. Gagnant alors à petit bruit le versant occidental des Alpes et sans rencontrer d’obstacles de la part des montagnards, il se tint blotti avec sa troupe dans une des vallées qui débouchent sur le Rhône, observant ce qui se passait et guettant l’apparition de l’armée gallo-bretonne. Sa marche s’effectua avec tant de promptitude et de secret, que personne en Gaule ne la connut, sauf Liménius et le maître des milices Chariobaude. Quand il fut averti soit par ses éclaireurs, soit par des espions gaulois, que le tyran avait dépassé Lyon et Vienne, puis entrait à Valence, il descendit précipitamment vers le Rhône et alla se poster sur la route au-dessous de cette dernière ville, dans un lieu qui lui parut convenir à une embuscade.

L’armée de Constantin ne tarda pas à se montrer au-delà de Valence. Elle était divisée en deux corps marchant séparément, et que suivait à quelques journées de distance la réserve composée en majeure partie d’auxiliaires germains. Constantin et son quartier-général se trouvaient à la queue du premier corps, commandé par Justinus ; Néviogaste conduisait le second, et la réserve avait à sa tête Gérontius et un général frank nommé Édowig. Ces troupes s’avançaient sans trop de précaution, comme dans un pays dont la population leur était favorable, car Lyon les avait accueillies en libératrices, et Vienne, ainsi que Valence, s’était empressée de leur ouvrir ses portes. Justinus, placé à l’avant-garde du premier corps, vint donc donner en plein dans l’embuscade de Sâr. Attaqué à l’improviste, il se laissa troubler, sa troupe voulut fuir ; mais, embarrassée par les obstacles du terrain, elle fut coupée, culbutée dans le Rhône ou massacrée. Justinus périt en combattant. Constantin, qui réussit à s’échapper, regagna Valence, où il se renferma avec ce qu’il put rallier de fuyards. Sur ces entrefaites arriva le second corps d’armée commandé par Néviogaste, qui, avant d’en venir aux mains, voulut s’expliquer avec le général de l’empereur, et lui fit proposer une conférence que celui-ci accepta. Un lieu assez voisin du camp romain fut choisi pour l’entrevue ; on convint de l’heure, et les garanties et sermens d’usage furent échangés mutuellement ; mais lorsque, sous la sauvegarde de la foi jurée, Néviogaste s’y rendait avec confiance, des hommes apostés par Sâr fondirent sur lui et le tuèrent. La division gauloise, privée de son chef, fit retraite dans le plus grand désordre jusqu’au-delà de Valence, et le général d’Honorius vint mettre le siège devant cette ville, persuadé qu’il tenait déjà Constantin. Celui-ci ne perdit point courage, et, par une défense vigoureuse, laissa à la division de Néviogaste le temps de se reformer et à la réserve celui d’arriver.

Le siège durait depuis sept jours sans, beaucoup de progrès de la part des assiégeans, lorsqu’on apprit que la réserve approchait. La présence de Gérontius, esprit plein de ressource et de décision, sembla changer subitement la face des choses, en inspirant autant de découragement à l’ennemi que de confiance aux assiégés. Sâr, qui n’était venu en Gaule que pour un coup de main, pour surprendre, tuer ou enlever le tyran, et non pour faire une guerre en règle contre des forces supérieures, jugea sa mission terminée. Comme le temps pressait, il se mit à piller les campagnes voisines, entassant dans ses chariots tout ce qui tomba sous sa main ; puis il leva le siège et reprit le chemin de la montagne avec autant de promptitude que le permettait l’énorme quantité de butin qu’il traînait après lui. Sa richesse faillit le perdre. Les mêmes montagnards qui l’avaient laissé entrer sans opposition, lorsqu’il était à peu près nu, l’attaquèrent au retour quand ils le virent si riche ; ils se mirent en bagaudie, suivant le mot des historiens, c’est-à-dire en état de brigandage, et tous, alertes, acharnés à leur proie, faisant pleuvoir sur sa troupe perpétuellement rompue des avalanches de rochers, enlevant ses bagages, égorgeant ses traînards, ils finirent par l’emprisonner dans un vallon sans issue. Pendant ce temps, Gérontius le suivait à la piste et allait bientôt l’atteindre. Il était perdu, lui et les siens, si les montagnards n’eussent consenti à les laisser partir au prix de tout leur butin. C’est dans cet équipage que Sâr regagna l’Italie, ridiculement dévalisé et battu après tant de fanfaronnades et de promesses sans effet.

Constantin, sorti de Valence, reprit sa marche le long du Rhône. Il croyait avoir au moins une bataille à livrer avant d’arriver devant Arles, car l’armée qui gardait cette métropole était assez nombreuse pour en défendre les approches ; mais il se trompait : Liménius et Chariobaude ne l’attendirent point. Soit qu’une terreur panique se fût emparée d’eux après la déconvenue de Sâr, soit qu’ils ne se fiassent qu’à demi à la fidélité de leurs soldats, les deux représentans d’Honorius jugèrent à propos de mettre à couvert en leurs personnes la dignité de l’administration romaine : ils s’embarquèrent inopinément pour l’Italie. Ce départ, trop semblable à une fuite, devint le signal de grands excès dans les murs d’Arles et de plusieurs autres villes de la province. Les familiers du préfet, les partisans déclarés du gouvernement central, les serviteurs dévoués de l’empereur Honorius, furent chassés et pillés, quelques-uns même perdirent la vie. L’évêque d’Arles eut peine à sauver la sienne. Signalé à la défaveur publique pour son attachement à la maison de Théodose, il se vit expulsé de son siège par une émeute des habitans et banni de la ville. Celui d’Aix, plus malheureux encore, fut assailli dans son église et massacré. L’effervescence gagnait de proche en proche, et la province aurait eu à déplorer les plus grands maux, si les troupes prétoriennes, privées de leurs chefs, n’eussent mis fin à l’anarchie en faisant leur soumission au tyran. Entré dans la métropole des Gaules au milieu d’acclamations universelles, l’ancien manipulaire des légions de Bretagne alla s’installer au palais des césars, sous ces voûtes fatales qui avaient abrité jadis Maximien Hercule et Fausta.


III

Arles, bâtie au-dessous de la bifurcation du Rhône, était alors une ville riche et populeuse. Le principal bras du fleuve la coupait en deux parties, du nord au midi, ou plutôt elle formait deux villes distinctes, l’une s’élevant en pente douce sur les rochers de la rive gauche, l’autre s’étendant à plat dans la grande île créée par les atterrissemens du Rhône. Celle-là était la cité gauloise et gallo-romaine, colonie de la sixième légion de Jules-César et embellie par les monumens des empereurs païens ; celle-ci devait sa fondation au premier empereur chrétien. Un pont de bateaux les reliait l’une à l’autre à travers le fleuve. Vers l’extrémité occidentale de la vieille ville, un château fortifié dressait sa masse imposante de briques et de pierres et ses tours en saillie sur le lit du Rhône : c’était le palais impérial, ouvrage de Constantin, que surmontait une coupole ou trulle, qui lui donna son nom au moyen âge[1]. Des terrasses qui le dominaient, l’œil embrassait au loin la double cité) sa double enceinte de murs crénelés et de tours, et dans la campagne au nord, les files longues et pressées de tombeaux qui composaient comme une troisième cité, la cité des morts, Au centre des habitations, à l’orient du palais, on apercevait le forum quadrangulaire entouré d’arcades et décoré de colonnes et de statues, puis l’église métropolitaine, un des premiers sanctuaires du culte chrétien dans les Gaules, les thermes, le théâtre, et près de l’enceinte méridionale, sur le point culminant du rocher, l’amphithéâtre couronnant la ville comme un diadème. Plus bas, en descendant vers le fleuve, on apercevait le port et ses flottes marchandes, qui venaient échanger les trésors de la Grèce et de l’Asie contre les denrées de l’Occident, puis, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, les mille canaux qui sillonnaient la campagne, la fosse de Marins et les étangs où le Rhône se décharge avant d’arriver à la mer.

L’hôte nouveau qui ramenait sous les voûtes du Trulle le nom de Constantin était Gaulois de naissance » et sa famille résidait en Gaule. Elle se composait de deux fils. L’aîné, qui était moine, s’appelait Constant ; l’autre, encore adolescent, se nommait Julien : il semble que cette obscure famille des Gaules, par une sorte d’instinct prophétique, avait pris à tâche de se modeler en tout sur la maison du premier empereur chrétien. On ignore quelles circonstances avaient conduit Constant dans un cloître ; mais il y vivait paisiblement, quand la prodigieuse fortune de son père l’en vint tirer Constantin, qui avait besoin d’un lieutenant et d’un successeur, appela à lui ce fils aîné, lui fit mettre bas le froc, le nomma césar et le maria ; Julien, trop jeune pour figurer encore dans le gouvernement, reçut le titre de nobilissime, suivant l’usage des maisons impériales. Quand il eut ainsi organisé la sienne, Constantin fit appelé tout ce que la Gaule renfermait d’hommes considérables afin de se constituer par leur moyen une administration. Un grand nombre accoururent, principalement des provinces du centre et du sud-est, les uns mus par le désir patriotique d’assister un pouvoir qui avait commencé la délivrance du pays et pouvait seul la mener à bonne fin, d’autres dans une vue plus systématique, celle de fonder, sous un empereur national, un empire gaulois séparé de l’Italie, sans cesser d’être romain, ce qui avait été à toutes les époques le rêve de la Gaule. Je passe sous silence les ambitieux et les intrigans, qui se présentèrent d’eux-mêmes. Parmi ceux que leur nom, leur condition, leur vie passée, signalaient particulièrement à l’attention du nouveau césar, se trouvèrent trois personnages dont je dois parler avec quelque détail : le Lyonnais Apollinaris, l’Arverne Decimus Rusticus, et un ancien moine, nommé Héros, que la voix publique désignait pour succéder au métropolitain d’Arles, chassé de son église, ainsi que je l’ai raconté plus haut.

Il n’y avait pas dans toute la province lyonnaise de nom plus ancien et plus considéré que ce nom des Apollinaires, auquel le poète évêque de Clermont, petit-fils de celui dont nous parlons ici, donna sa plus haute consécration historique. Les dignités publiques, et non-seulement les charges provinciales et municipales qu’on appelait petites, mais les charges de l’état, les grandes, telles que les préfectures du prétoire et les vicariats, les maîtrises des milices, la préfecture de Rome, semblaient être le patrimoine de cette famille, qui compta plus d’un patrice parmi ses membres. L’aïeul de Sidoine avait servi utilement la Gaule dans sa cité » au barreau et sous les drapeaux de l’empiré, pendant les règnes de Valentinien et de Gratien, et il y avait acquis la réputation d’un homme honnête, modéré, de bon conseil. En s’attachant à Constantin, il vit surtout l’homme qui tirait son pays de la ruine. Une particularité le distingua dans la longue succession des Apollinaires : c’est qu’il fut le premier chrétien de sa race, restée jusqu’alors obstinément païenne, soit par respect pour la tradition, soit par prétention aristocratique et affectation de vieille noblesse, car la noblesse provinciale, s’attachant à singer en toutes choses le patriciat romain, restait souvent païenne pour se vieillir. Sidoine, de qui nous tenons ces détails, nous vantas d’ailleurs dans son aïeul l’indépendance du caractère et la franchise de la parole : « Il sut, nous dit-il, donner, sans danger pour lui-même, un exemple ordinairement bien périlleux, celui de la liberté sous les tyrans. »

Constantin le chargea de la préfecture des Gaules, tandis qu’il prenait Decimus Rusticus pour son maître des offices. Quoique lié avec Apollinaire d’une affection qui datait de l’enfance, son camarade sur les bancs de l’école, son frère sous la tente et son collègue dans les charges publiques, Rusticus était d’une tout autre humeur que son ami. Né en Auvergne, il appartenait à cette race de montagnards durs, opiniâtres et quelquefois cruels, qui furent les héros de la Gaule indépendante contre les Romains, et devaient être encore ceux de la Gaule civilisée contre les Barbares. L’Arverne Decimus nous apparaît dans l’histoire comme un esprit systématique et absolu. Il semble avoir été un des types de ce parti gallo-romain qui voulait briser l’unité entre l’Italie et la Gaule, avoir son empire, avoir son empereur sous la fédération romaine, tout en conservant les lois, la civilisation, la religion de Rome. C’était ce parti actif et remuant qui entretenait une agitation perpétuelle dans les Gaules toutes les fois que ce grand pays n’était pas le siège de l’empire occidental, c’était lui qui suscitait des tyrans, et il portait à la maison de Théodose une inimitié implacable. Si Apollinaire aimait dans Constantin le libérateur de la Gaule, Rusticus estimait surtout le tyran. Constantin, en le nommant son maître des offices, lui confiait la surveillance des autres fonctionnaires et la police générale de l’état : chargé d’organiser la nouvelle administration, il y plaça vraisemblablement beaucoup d’hommes qui lui ressemblaient.

Quant à Héros, le troisième personnage dont j’avais à parler, C’était un homme savant et pieux, qui avait suivi la discipline monastique sous la direction même de saint Martin, et se fit plus tard un renom parmi les docteurs de l’église dans la querelle du pélagianisme. De grands saints, et en particulier saint Augustin, professaient pour lui une estime profonde. Avait-il connu Constant dans les monastères de Ligugé et de Marmoutier, à l’époque où tous deux portaient le froc ? ou le souvenir de leur commune profession suffit-il pour les rapprocher ? On ne saurait le dire ; mais ils se lièrent bientôt d’une amitié fidèle : Constantin fut pour Héros un protecteur, et celui-ci le paya d’un dévouement qui ne se démentit point dans le malheur. Le nom grec d’Héros paraît indiquer qu’il était né dans une des colonies grecques de la côte, peut-être dans Arles même, où les idiomes hellénique et latin se parlaient concurremment, et où la liturgie admettait encore au VIe siècle des chants alternatifs dans les deux langues. Quoi qu’il en soit de l’origine d’Héros, les habitans d’Arles le désirèrent pour évêque, et se trouvèrent en cela d’accord avec Constantin. Héros à son tour, par l’autorité du nouvel empereur et par sa propre influence, fit nommer à l’évêché d’Aix un autre disciple de saint Martin, appelé Lazare, son compagnon au cloître, son second dans les luttes théologiques contre la, doctrine de Pelage. Lazare, qui osa monter sur ce trône épiscopal encore sanglant, sut y rétablir la paix.

Tout en donnant ses soins aux affaires civiles, le tyran n’avait pas oublié ce qu’il devait à la Gaule et ce que la Gaule attendait d’abord de lui. À peine installé, il s’était mis en campagne contre la horde alano-vandale, qu’il balaya de la frontière narbonnaise, puis il l’attaqua résolument corps à corps, et la défit dans une grande bataille. Elle essaya de se rallier, mais il la poursuivit de proche en proche, jusque dans l’angle que forment à l’extrémité sud-ouest des Gaules les Pyrénées et l’Océan, et il l’y tint, comme assiégée. Les Barbares effrayés demandèrent la paix. On reprocha plus tard à Constantin de ne les avoir pas forcés dans leurs derniers retranchemens, où il eût pu les exterminer ; mais il craignit, avec raison sans doute, de pousser à bout, des peuples si féroces et de leur rendre par le désespoir le courage qu’ils avaient perdu. Il leur accorda donc ce qu’ils demandaient, la paix et des terres, et leur assigna pour cantonnement le territoire où il les avait acculés, leur imposant en retour la loi ordinaire des fédérés, savoir : l’obligation de rester dans leurs limites, de n’avoir d’amis que ses amis, d’ennemis que ses ennemis, de lui fournir des contingens auxiliaires, et de ne causer aucun trouble aux villes ni aux campagnes des Gallo-Romains. La convention fut jurée de part et d’autre, et la horde mit bas les armes. Elle avait été d’ailleurs menée si rudement, le nom de Constantin lui inspirait un tel respect, qu’elle le fit sans arrière-pensée. Quant à lui, après avoir mené à bonne fin la guerre barbare, il crut pouvoir songer à la guerre civile et se prémunir contre une nouvelle attaque d’Honorius. Il envoya des troupes dans les Alpes, fit occuper les passages et réparer les forts qui tombaient en ruine ; des travaux pareils, effectués sur la ligne du Rhin, complétèrent la défense des Gaules. Ainsi garanti contre les menaces du dehors et salué par les bénédictions du dedans, le nouveau pouvoir sembla dès-lors inébranlable.

Tout réussissait comme par enchantement à ce favori de la fortune, ce soldat d’hier qui tenait aujourd’hui sous sa main la Bretagne et la Gaule ; toutefois il lui manquait l’Espagne pour être l’égal des césars transalpins, ses prédécesseurs légitimes ou tyrans, Postume, Maximien Hercule, Constance Chlore et le grand Constantin lui-même à son début. Or cette infériorité lui pesait, et il ne rêva bientôt plus que la conquête de l’Espagne. Son ambition en cela se trouvait d’accord avec l’intérêt politique des partis qui voulaient l’indépendance de la Gaulé, et de plus avec l’orgueil gaulois, car la Gaule, centre et métropole de l’extrême Occident, regardait la péninsule ibérique comme une de ses dépendances naturelles. L’empire gaulois n’était complet qu’avec ses deux appendices, la Bretagne et l’Espagne, et comme pour le créer fort et durable, il fallait le créer complet, les amis de l’indépendance gauloise opinaient dans la circonstance pour qu’on fît sans délai la guerre à l’Espagne. L’intérêt politique disait la même chose. Il était dangereux en effet, quand on avait tout à redouter de l’Italie, de garder à sa porte une province romaine, théodosienne passionnée, qui était déjà un foyer d’intrigues et de complots contre l’ordre politique reconnu par la Bretagne et la Gaule. Deux armées romaines, descendant au même instant des Pyrénées et des Alpes, pourraient mettre fort mal à l’aise l’empire gaulois et son empereur. Voilà ce qu’on répétait de toutes parts. Enfin la haine contre Théodose et sa famille, très vive de ce côté des Alpes, y trouvait aussi de quoi se satisfaire : conquérir l’Espagne, c’était abaisser la patrie de Théodose et briser l’orgueil de sa maison.

Ce grand empereur, comme on sait, était né en Galice d’une famille indigène, qui prétendait remonter à Trajan, et s’étendait en rameaux nombreux sur tout l’occident de l’Espagne. Le pays était donc peuple de parens d’Honorius qui formaient dans l’aristocratie ibérienne une sorte de tribu royale à laquelle tout le monde voulait être affilié de près ou de loin. La constitution de la société espagnole, où la grande propriété existait plus vaste encore qu’en Italie, et presque autant qu’en Afrique, favorisait les prétentions de cette aristocratie, et donnait une base solide à sa puissance. En Galice, en Lusitanie, en Bétique, il n’était pas rare de voir une seule famille posséder la moitié d’une province, avoir assez de cliens pour en former une armée et de revenus pour faire la guerre à ses frais, Dans cette foule de parens plus ou moins directs, mais tous très ardens à soutenir le nom de Théodose, Honorius comptait quatre cousins germains, fils d’un frère de son père : on les appelait Didyme, Vérinien, Lagodius et Théodosiole. À d’immenses propriétés et à une clientèle non moins grande, ils joignaient la fierté de leur sang et la ferme volonté de ne point déchoir. Les deux aînés surtout, Didyme et Vérinien, étaient, connus pour des hommes entreprenans qui tenaient déjà une partie de l’Espagne sous leur influence, et avaient su se rattacher les garnisons romaines, peu nombreuses il est vrai, qui stationnaient dans cette province. Tout cela créait pour l’empereur et pour l’empire gaulois une sorte de nécessité de conquérir l’Espagne, tant pour se fortifier eux-mêmes que pour ravaler Honorius et affaiblir l’Italie.

Au reste, Didyme et Vérinien épargnèrent à Constantin le soin de chercher un prétexte en armant les premiers et en faisant occuper les passages des Pyrénées par leurs cliens : l’empereur gaulois y vit un défi, et se hâta de préparer une expédition, dont il remit le commandement à son fils Constant. C’était pour le césar une excellente occasion d’apprendre la guerre, et Constantin le plaça sous la direction de Gérontius, maître aussi habile que dur et impérieux. Il lui donna pour conseiller dans l’administration civile son préfet du prétoire Apollinaire. Comme on ne doutait point du succès de la campagne, Constant reçut une maison digne d’un césar et un office d’employés et d’agens préposés au gouvernement de l’Espagne ; il emmena même sa femme avec lui. Dès que tout fut prêt, la guerre commença. Les chefs espagnols avaient compté sur la difficulté des passages autant que sur la fidélité de leurs cliens ; mais ces mêmes ports des Pyrénées, qui avaient été pour les masses inorganisées des Alains et des Suèves une barrière insurmontable, cédèrent à la bravoure disciplinée des Gaulois. Les provinces orientales de la Péninsule furent bientôt à feu et à sang. Au reste, le moine défroqué ne se montra pas trop emprunté sous le manteau de général, les leçons de Gérontius lui profitèrent malgré leur rudesse, tandis que l’esprit conciliant et les sages mesures d’Apollinaire lui ménageaient d’autres succès près des populations espagnoles. Le ridicule de sa métamorphose fut en pairie effacé.

Des provinces de l’est, la guerre passa successivement dans celles du centre et de l’ouest, pour se resserrer enfin dans les montagnes de la Galice et dans la haute chaîne au pied de laquelle coule le Tage. C’était le boulevard de l’aristocratie ibérienne et le berceau, de la famille de Théodose ; on s’y battit donc avec acharnement, mais le génie militaire de Gérontius et l’intrépidité de ses troupes surmontèrent tous les obstacles. D’ailleurs la défense manqua d’unité par suite de la jalousie des deux frères, chefs principaux de la guerre, qui ne cessaient de se contrarier dans leurs opérations : il fallut la mauvaise fortune pour les réunir. Bientôt aussi le peuple espagnol se lassa de suivre des hommes qui se battaient pour leurs privilèges, et les parens de Théodose se virent réduits peu à peu aux laboureurs de leurs domaines. Dans cette situation désespérée, ils surent tenir encore longtemps. Constant les traquait de montagne en montagne, ardent à leur poursuite et désireux de les prendre vivans ; mais Didyme et Vérinien lui échappaient toujours pour reparaître bientôt, et ce jeu coûta cher à l’armée gauloise. Enfin un traître dévoila la retraite des deux fugitifs et les livra avec leurs femmes pour de l’argent. Théodosiole et Lagodius, mettant bas les armes, gagnèrent la côte orientale, où ils s’embarquèrent furtivement : l’un se rendit à Constantinople, l’autre en Italie. Ce fut la fin de la guerre : les garnisons romaines firent leur soumission comme le peuple, et l’Espagne reconnut le gouvernement de Constantin. Cæsar-Augusta, aujourd’hui Saragosse, devint la résidence du césar, qui y fixa sa cour et le siège de son administration. Quant à Gérontius, il conserva le commandement supérieur de l’armée. De concert avec lui, le césar prit une mesure que justifiaient peut-être les droits de la conquête et le besoin pour la Gaule de rester maîtresse des communications avec son diocèse à peine pacifié, mais qui eut le tort de blesser au vif les Espagnols. Elle consistait à retirer des mains des habitans les ports des Pyrénées pour en remettre la garde à des soldats de l’armée gauloise. Constant le fit et choisit pour ce service de confiance un corps de Barbares auxiliaires, organisés jadis sous les auspices d’Honorius, et appelés de son nom honoriaques, braves soldats, propres à tout, sauf a garder de riches cités et des campagnes opulentes.

L’ancien disciple de saint Martin, devenu de moine soldat et conquérant au rebours de son maître, n’avait pas, malgré tant de succès, l’âme pleinement satisfaite. Il lui fallait encore montrer sa gloire à la Gaule qui peut-être en avait douté, entrer dans Arles triomphalement, passer sous les portes monumentales et traîner lui-même aux pieds de l’empereur ses deux captifs chargés de chaînes ; tel était le rêve de son orgueil. Il reçut donc avec joie l’ordre de partir pour la Gaule, où son père avait à l’entretenir d’affaires importantes, et mit à son départ une telle précipitation, qu’il n’emmena point sa femme, laquelle, nous dit un vieil auteur, resta au palais de Saragosse avec tout l’attirail de la dignité impériale. L’histoire nous a envié le récit des pompes qui accompagnèrent la réception du césar dans la métropole de l’empire gaulois ; mais elle dépassait, à ce qu’il paraît, tout ce qu’il avait lui-même désiré. Son père, au milieu des acclamations publiques, lui plaça sur le front le diadème des augustes, se l’associant pour collègue dans la plénitude du pouvoir souverain. Quant aux deux Espagnols, Constantin les fit conduire en prison et mettre sous bonne garde jusqu’à ce que certains événemens dont nous allons rendre compte eussent décidé s’ils devaient vivre ou mourir. Le tyran des Gaules voyait en effet dans ces parens d’Honorius, dans ces neveux du grand Théodose, tombés vivans entre ses mains, un nouvel instrument de fortune, des otages précieux dont la conservation ou la perte devait servir à de nouveaux projets d’ambition : c’était là l’affaire pressante pour laquelle il avait mandé son fils. Pour bien faire comprendre les projets du tyran des Gaules et cette nouvelle fortune à laquelle il aspirait, j’ai besoin de donner quelques explications théoriques sur la nature même et sur les conditions nécessaires du pouvoir, impérial d’après la constitution romaine.

D’après le droit politique romain, l’empire était un ; ses divisions, ses partages n’étaient pas autre chose que des séparations administratives, des limites de juridiction établies pour les besoins du gouvernement. Quels qu’en fussent le nom et le nombre, on n’y voyait point un morcellement de territoire, et l’intégrité du monde romain ne s’en trouvait point affectée. Tel était le principe fondamental de la constitution, qui ne périt qu’avec elle.

De même que l’empire, la puissance qui le gouvernait était une, quels que fussent le nombre et les titres des gouvernans ; qu’il y eût un auguste, ou deux, ou trois, ou bien deux augustes et deux césars, comme dans la tétrarchie de Dioclétien, peu importait. Les gouvernans, césar ou auguste, ne faisaient qu’exercer en commun un pouvoir unique, chacun dans la sphère que la volonté de tous lui assignait : le césar avec une action limitée, l’auguste avec la plénitude de l’autorité souveraine, l’un et l’autre sur les territoires qui leur étaient confiés. Unité et indivisibilité, c’était là, pour la puissance impériale, une condition tellement absolue, qu’une loi faite par un empereur devenait à l’instant même obligatoire pour les autres et applicable par tout le monde romain, au moins quant à ses dispositions générales, les dispositions particulières gardant seules un caractère administratif purement local. La loi était en effet considérée comme l’émanation de la puissance impériale elle-même, résultat d’une même volonté, exprimée par un au nom de tous. Cette théorie de l’unité et de l’indivisibilité du pouvoir impérial reposait sur l’axiome juridique que le prince était le peuple lui-même, volontairement, légalement transformé. Or, le peuple étant de sa nature un et multiple, le prince conservait virtuellement son unité dans la multiplicité. Ceci est bien subtil assurément ; mais quiconque a étudié les jurisconsultes romains sait que tout s’enchaînait dans leur système avec une rigueur de logique qui ne reculait devant aucune conclusion.

Une conséquence pratique de la théorie dont je viens de parler était celle-ci : qu’aucun empereur ne régnait légitimement, s’il n’était reconnu, agréé par les autres, admis par eux dans la jouissance du pouvoir commun, et cette reconnaissance mutuelle, cette participation consentie à un même droit, s’appelait, en langage juridique, unanimitas. Unanimité et légitimité étaient synonymes. L’unanimité avait pour formule l’adoption : l’empereur agréé par les autres passait dans leur famille à titre de fils ou de frère, et prenait leur nom. Hors de là, il n’y avait plus que des tyrans, produits illégitimes de la révolte, dont les actes étaient nuls et les lois exclues du reste de l’empire, rescindées, rayées des codes après leur mort. La poursuite de l’unanimité avait ses règles et ses formules. Le poursuivant par droit d’usurpation (je ne parle ici que de ce cas), expliquant à sa manière les circonstances de sa révolte (car il avait toujours accepté l’empire malgré lui), s’excusait près de ses collègues et sollicitait leur consentement tardif. Si la demande était repoussée, le poursuivant faisait ordinairement la guerre. Si elle était admise, il recevait de l’auguste régnant une lettre dans laquelle celui-ci le traitait de frère ou de fils, et le déclarait césar en signe d’adoption. Bientôt arrivait un délégué porteur du manteau impérial et d’un rescrit qui élevait le césar au rang d’auguste et de collègue de l’empereur régnant. L’investiture opérait sa transformation légale, et le faisait passer de la condition de tyran à celle de successeur légitime des césars.

Le principe de l’unanimité, excellent au point de vue de la conservation de l’empire, n’était pas moins favorable à la tranquillité des provinces. S’il ne suffit pas à les garantir de la guerre civile, qui éclata trop souvent, même entre des empereurs unanimes, il les prémunit du moins contre l’état de guerre permanent et la création de nouvelles sociétés politiques, qui eussent été la conséquence inévitable du morcellement. La société romaine y trouva une sauvegarde plus encore que le territoire romain. Il se présenta cependant des circonstances assez fréquentes, surtout au déclin de l’empire, où certaines provinces, ayant plus d’intérêt à l’isolement qu’à l’union, soit parce que le gouvernement central était faible, soit parce qu’il était oppressif, se donnèrent des empereurs particuliers. Dans ce cas, elles préféraient d’ordinaire les tyrans aux princes légitimes, parce que l’unanimité ramenait tôt ou tard les provinces séparées sous l’ascendant de Rome, si elles étaient situées en Occident, sous celui de Constantinople, si elles appartenaient à l’Orient. Chaque fois qu’une scission s’opérait dans l’empire, cette question vitale était agitée : elle le fut souvent en Gaule, et presque toujours elle y aboutit à l’établissement de tyrannies, c’est-à-dire à la complète séparation. Dans cette occurrence, la Gaule commençait par associer à son mouvement l’île de Bretagne et l’Espagne, ses appendices, puis elle s’organisait un gouvernement à la manière romaine et suivant les lois romaines, car nul ne songeait à abdiquer ce beau titre de Romain, l’opposé de Barbare et le synonyme de civilisé. Plusieurs de ces empereurs gaulois, qualifiés de tyrans en Italie, furent de grands princes, justes et sages au dedans, redoutés au dehors. Il existait donc en Gaule un parti dont les tendances étaient pour la rupture de l’unité politique sans aller jusqu’à celle de l’unité sociale. Tant que les empereurs d’Occident avaient résidé à Trêves, ce parti, n’ayant plus de raison d’être, s’était dissous, ou ne s’était montré que par sa persistance à vouloir imposer à tout l’empire d’Occident des choix faits en Gaule et en Bretagne ; mais lorsque Théodose eut ramené en Italie le siège du gouvernement occidental, le parti de la séparation se releva plus ardent, plus exclusif que jamais. Il embrassa de prime abord la cause du tyran Constantin, il travailla à son succès, il se rallia à son gouvernement, il vit dans ce soldat favorisé de la fortune un instrument pour son propre triomphe, et, ainsi que je l’ai dit, tout nous fait supposer que le maître des offices, Decimus Rusticus, était un des chefs de ce parti.

Mais si les provinces se trouvaient quelquefois appelées par leur intérêt à se donner un tyran plutôt qu’un prince légitime, ce n’était pas le compte des tyrans eux-mêmes, à qui ce titre bâtard pesait, et qui n’avaient rien de plus à cœur que d’obtenir l’unanimité dès que leur puissance paraissait bien établie. Cette fantaisie avait passé par la tête du soldat gaulois, dont l’ambition croissait en proportion de sa fortune. Maître de la Bretagne, il avait désiré la Gaule ; maître de la Bretagne et de la Gaule, il avait convoité l’Espagne ; maintenant il voulait être empereur de plein droit, et se voir inscrit dans les fastes consulaires en compagnie des fils de Théodose. La capture de Didyme et de Vérinien le mettait sur la voie d’un arrangement, si Honorius tenait le moins du monde à la vie de ses parens et à l’honneur de sa maison. Résolu à tenter l’aventure, et sans attendre même l’arrivée de son fils et la remise des prisonniers entre ses mains, il avait fait partir secrètement pour Ravenne quelques affidés chargés de sonder Honorius et de lui faire au besoin les propositions suivantes : Constantin s’engageait à lui rendre ses parens sains et saufs immédiatement, et à lui envoyer en Italie une armée gauloise, dont il disposerait pour ses propres besoins, si Honorius le reconnaissait pour empereur légitime et pour frère. Une telle proposition pouvait à bon droit sembler étrange au lendemain de la guerre d’Espagne et de la part d’un homme qui venait d’abaisser, de dépouiller, d’anéantir autant qu’il était en lui la maison de Théodose, et l’on devait penser qu’elle n’obtiendrait rien qu’un refus humiliant ; mais Constantin connaissait Honorius et les affaires de l’Italie. Il savait bien qu’il s’adressait à un homme aux abois, qui s’était perdu à force de perfidie, d’imprévoyance et de lâcheté, à un malheureux capable de tout subir, comme il l’avait été de tout faire. Stilicon, le sauveur de Rome, l’effroi d’Alaric, venait d’être assassiné dans Ravenne par les ordres de l’empereur au mois d’août de cette même année 408 ; l’Italie n’avait plus ni chef ni armée, et bientôt Alaric s’était présenté aux portes de Rome. Constantin vit tout de suite ce que cette situation avait de favorable à son projet, et ses envoyés étaient déjà sur le chemin de Ravenne. Il les avait fait partir à l’insu de Decimus Rusticus, qu’il ne voulait mettre dans la confidence que plus tard, si l’ambassade réussissait ; au moins c’est ce qu’il est permis de supposer d’après les faits de l’histoire. Quant à ces prisonniers, ces gages du succès, ces précieux otages, au moyen desquels il croyait tenir Honorius, il recommanda probablement à son fils d’avoir pour eux dans leur prison tous les ménagemens que leur condition réclamait, et surtout de les bien garder.


AMEDEE THIERRY.

  1. Château de la Trouille. Le palais de Constantin à Byzance, surmonté aussi d’un dôme, portait vulgairement le nom de Trulle. On peut consulter là-dessus le Glossaire de Ducange.