Aristippe, ou De la Cour/Discours premier

Augustin Courbé (p. 17-38).

DISCOURS

PREMIER


CEst une opinion ſinguliere de certains Philoſophes affirmatifs, Que le Sage n’a beſoin de perſonne, & que tout ce qui eſt ſeparé de luy, ne luy ſert de rien. Par là ils oſtent l’Amitié du nombre des choſes neceſſaires, & luy donnent rang ſimplement, parmi celles qui sont agreables. Et neantmoins de plus honneſtes gens qu’eux, ie veux dire les Philoſophes de la Famille de Platon & de celle d’Ariſtote, ont crû que ſans l’Amitié, la Felicité eſtoit imparfaite & defectueuſe, & la Vertu foible & impuiſſante. Ils ont dit que les Amis eſtoient les plus vtiles, & les plus deſirables des Biens eſtrangers. Ils les ont conſiderez, non pas comme les ioüets & les amuſemens d’vn Sage en peinture, mais comme les aides & les appuis d’vn homme du Monde.

Il n’y a que Dieu ſeul, qui ſoit pleinement content de ſoy-meſme, & de qui il faille parler en termes ſi hauts & ſi magnifiques : Il n’y a que luy, qui, eſtant riche de ſa propre eſſence, iouïſſe d’vne Solitude bienheureuſe, & abondante en toutes ſortes de biens ; luy qui puiſſe operer ſans inſtrumens, comme il agit ſans trauail ; luy qui tire tout du dedans de ſa nature, parce que les choſes en ſont ſorties de telle façon, qu’elles ne laiſſent pas d’y demeurer. Les Hommes au contraire ne peuuent, ni viure, ni bien viure ; ni eſtre hommes, ni eſtre heureux, les vns ſans les autres. Ils ſont attachez enſemble, par vne commune neceſſité de commerce. Chaque Particulier n’eſt pas aſſez de n’eſtre qu’vn, s’il n’eſſaye de ſe multiplier en quelque ſorte, par le ſecours de pluſieurs ; Et à nous conſiderer tous en general, il ſemble que nous ne ſoyons pas tant des Corps entiers, que des Parties couppées que la Societé reünit.

Les Offenſez demandent iuſtice ; les Foibles ont beſoin de ſupport, les affligez de conſolation ; mais tous ont vniuerſellement beſoin de conſeil. C’est le grand Element de la Vie ciuile : Il n’est gueres moins neceſſaire que l’eau & le feu : & les deux moyens d’agir, que la Nature nous a fournis, ſe rapportent à cette fin ; la raison et la parole nous ayant eſté données principalement, pour le conseil. Les beſtes ſont emportées, par la ſubite impetuoſité de leur naturel, & par la preſence du premier objet. Les Hommes ſe conduiſent par la deliberation, & par le diſcours. Ayant le don de chercher, & de choiſir, ils peuuent paſſer d’abord du Preſent à l’Auenir, & du Premier au Second, pour s’y arreſter, s’ils s’y trouuent bien.

Les Pyrates ſe ſeruent de Conſeil : Le Conſeil eſt en vsage parmi les Sauuages ; À plus forte raiſon parmi les Peuples ciuiliſez. Mais par tout, il faut que les Sages l’empruntent d’autruy, parce que leur Sageſſe leur doit eſtre ſuſpecte, aux choſes qui les regardent. L’Homme eſt ſi proche de ſoy-mesme, qu’il ne peut trouuer d’entre-deux, ni d’eſpace libre, pour le debit du conſeil qu’il ſe veut donner : il ne ſçauroit empeſcher que les deux Raiſons, qui deliberent en luy, ne ſe confondent dans la communication, celle qui propoſe eſtant trop meslée, auec celle qui conclut.

Il faut donc que celuy qui conſeille, soit vne perſonne à part, & diſtincte de celuy qui eſt conseillé. Il faut qu’il y ait vne diſtance proportionnée, entre les objets, & les facultez qui en iugent ; Et comme les yeux les plus aigus ne ſe peuuent voir eux-mesmes, auſſi les jugemens les plus vifs manquent de clarté, en leurs propres intereſts. Quelque connoiſſance naturelle que nous ayons, & quelque lumiere qui nous vienne de plus haut, nous ne deuons point reietter les moyens humains, ni meſpriſer ce ſurcroiſt de raiſon, & ce plus grand eſclairciſſement de verité, qui ſe tire de la Conference.

Reconnoiſſons l’imperfection de l’Homme, ſeparé de l’Homme, & l’auantage qu’a la Societé, ſur la Solitude. Puis que l’Amy de Dieu, & le Conducteur du Peuple de Dieu, bien qu’vne Nuée miraculeuſe marchaſt le iour deuant luy ; bien que la nuit vne Colonne de feu fiſt la meſme chose, & qu’elles ſe posaſſent au lieu où il falloit camper, ne laiſſa pas de prendre vn Guide, pour s’en ſeruir aux autres difficultez qui pouuoient ſuruenir en ſon voyage ; y aura-t’il quelqu’vn, apres cela, qui ne demande des guides, & qui ne cherche des aides ? Qui ſe fiera de telle ſorte aux auantages de ſa naiſſance ? qui s’endormira ſi negligemment ſur les faueurs qu’il attend du Ciel, que de s’imaginer que l’aſſistance d’autruy luy soit inutile, que de croire que ſa ſeule fortune, & ſa ſeule ſageſſe luy ſuffiſent, pour bien gouuerner, & pour bien conduire ?

Ceux qui ſe ſont eſleuez au delà de la commune condition des hommes, y ſont montez par quelques degrez : Ce n’est pas le Hazard qui les a iettez, au deſſus des autres ; Ce n’est pas auſſi leur Vertu qui a tout fait ; Les Seruices de quelqu’un ſe rencontrent ordinairement, parmi les Merueilles de leur vie ; & il eſt visible par la ſuite de tous les temps, que les Princes qui ont le plus gaigné, ſont ceux qui ont eſté le mieux ſecondez. De tant d’exemples, dont il y a foule dans les Hiſtoires, ie ne veux que celuy, ſur lequel nous nous arreſtaſmes hier, & qui obligea ſon Alteſſe à me faire parler auiourd’huy.


VEſpaſien avoit veſcu ſous la Tyrannie, & s’eſtoit ſauué par miracle des mains de Neron. Mais il ne ſe contenta pas de ſon propre ſalut, apres la mort de ce Monſtre : Il prit du cœur, & entreprit dauantage, pour le Bien Public. Voyant que d’autres Nerons menaçoient le Monde, & que de nouueaux Monſtres ſe deschaiſnoient, il ſe hazarda de conſeruer le Monde, en ſe ſaiſiſſant de l’Empire. Il embraſſa la protection du Peuple Romain, dont la fleur eſtoit presque toute tombée, par le glaiue, ou par le poiſon ; & le demeurant s’eſpuiſoit chaque jour, à remplir les Iſles et les Cachots. Il en fuſt pourtant demeuré à ſa bonne volonté, & à ſes bonnes intentions : Il euſt veû acheuer d’eſteindre toutes les lumieres du Senat, & perir la Republique deuant ſes yeux, ſans les puiſſantes ſollicitations, & les viues pourſuites de Mucien, qui luy mit, comme par force, la Couronne sur la teſte, et le fit Empereur, en deſpit de luy.

Il eſbranla premierement l’eſprit de Veſpaſien, qui ſe tenoit aux choſes preſentes, bien qu’il ne les approuuaſt pas, & n’oſoit eſtre autheur du changement qu’il deſiroit. Et apres l’auoir ietté dans l’irreſolution, il le preſſa de tant de raiſons, & le combatit de tant d’eloquence, qu’il fut à la fin contraint de faire le reſte du chemin, & de s’engager, dans la Cauſe Publique, par vne ouuerte declaration.

Or il est beſoin de ſçauoir, que ce Mucien n’eſtoit pas homme à n’apporter dans vn Parti, que de belles paroles, & de bons deſirs. D’abord il fortifia Veſpaſien d’hommes & d’argent ; Il luy acquit des Prouinces, & luy amena des Legions. Il n’eſpargna point ſa perſonne, quand il crut qu’il faloit payer de la vie, & voulut eſtre l’Executeur de la pluſpart des choſes, dont il avoit eſté le Conseiller.

Les Princes à faire ne peuuent ſe passer de ces gens-là, & les Princes faits en ont grand beſoin. Il n’y en a iamais eu de ſi fort, qui de ſa ſeule force ait pû porter le faix de tout le Gouuernement ; Iamais eu de ſi jaloux de ſon authorité, qui ait pû regner tout ſeul, & eſtre veritablement Monarque, à prendre le mot, dans la rigueur de ſa ſignification. Auſſi eſt-ce vn ieu & vne inuention des Platoniciens, pour flater la Royauté, & la mettre au deſſus de la condition humaine, de dire que Dieu donnoit deux eſprits aux Rois, pour bien gouuerner. Platon ſe iouë souvent de la sorte : Il philoſophe poëtiquement, & meſle la Fable dans la Theologie. Ce double Eſprit eſt de ſa façon ; Et il vaut encore mieux l’expliquer de l’Eſprit du Roy, & de celuy de ſon Confident, que d’auoir recours aux Miracles, qu’il ne faut employer qu’en cas de neceſſité, non pas meſme pour l’honneur & pour la gloire des Rois.

Il eſt certain qu’ils ont vn fardeau ſi diſproportionné à la foibleſſe d’vn Seul, que s’ils ne s’appuyoient sur pluſieurs, ils feroient vne cheute, des le premier pas qu’ils voudroient faire. S’ils n’appelloient leurs Amis à leur secours, & s’ils ne diuiſoient la maſſe du Monde, ils seroient bien-toſt punis de la temerité de leur ambition, & accablez de la peſanteur de leur fortune. La multitude des ſoins qui leur viennent de toutes parts, ne leur laiſſeroit pas la respiration libre : la foule des affaires les eſtoufferoit, à la premiere audience qu’ils voudroient donner.

Il y a diuers degrez de Seruiteurs, qui trouuent tous leur place, dans l’adminiſtration de l’Eſtat. Il y a des Eſprits d’vne mediocre capacité, qui defrichent, qui preparent, qui entament les affaires. Ils sont bons à commencer la beſogne. Ils font les chemins, & oſtent les difficultez, qui ſont à l’entour des choſes. Le Prince met ces Eſprits à tous les iours, & ſe deſcharge ſur eux, des plus groſſieres fonctions de la Royauté.

Il y a d’autres eſprits d’vne plus haute elevation, à qui il peut fier de plus importans emplois, & donner vne plus noble part en ſes deſſeins. Ceux-cy gouuernent ſous luy, & aueque luy, & ne ſont pas mauuais Pilotes, dans les Saiſons douces, & ſur les Mers peu agitées.

Mais que le Prince eſt heureux & que le Ciel l’aime, s’il ſe rencontre, en ſon temps, des Esprits du premier Ordre ; des Âmes egales aux Intelligences, en lumiere, en force, en ſublimité ; des Hommes que Dieu crée expres, & qu’il enuoye extraordinairement, pour preuenir, ou pour forcer les maux de leur Siecle ; pour empeſcher ou pour calmer les orages de leur patrie.

Ce ſont les Anges tutelaires des Royaumes, & les Eſprits familiers des Rois. Ce ſont les ſeconds des Alexandres & des Ceſars. Ils ſoulagent le Prince, dans ſes grands trauaux : Ils partagent aueque luy les ſalutaires inquietudes, ſans leſquelles le Monde n’auroit point de tranquillité. Si dans les Eſtats où nous viuons, nous auons de ces gens là, beniſſons leurs Veilles, qui sont ſi neceſſaires au Repos public, & ſous la protection deſquelles nous dormons ſeurement, & à noſtre aiſe. Ces excellentes Veilles ne ſeroient-elles point cause, Monseigneur, que les Poëtes Grecs ont donné à la Nuit le nom de sage et de conseillere ? Ie viens de me l’imaginer ; & les Grammairiens donnent bien quelques fois aux Poëtes des explications plus eloignées.

Les Poëtes, Vostre Altesse le ſçait mieux que moy, ont eſté les plus anciens Precepteurs du genre humain. Ils luy ont enſeigné les premiers principes de la Politique & de la Morale. Icy donc, comme ailleurs, ils ont deſcouuert & marqué du doigt la Verité : Les Philoſophes l’ont depuis eſtalée & miſe en ſon iour. Ayant reconnu cette neceſſité de Societé, & ce defaut qui ſe trouve dans la Solitude, outre leur Jupiter Conſeiller, & leur Minerve Conſeillere ; outre les Dieux & les Demons, dont ils ont accompagné leurs Heros, ils leur ont encore donné des Hommes, pour les aſſister en leurs entrepriſes, ou d’autres Heros, pour entreprendre & pour agir auec eux.

À mesure qu’Hercule coupe les teſtes de l’Hydre, Iolas y applique le feu, afin de les empeſcher de renaiſtre. Diomede ne fait rien, ſans Vlysse. Les actions d’Agamemnon naiſſent des conseils de Neſtor : Et ce Prince, ayant à faire vn souhait, qui comprenne tous les autres, ne deſire, ni de plus puiſſantes forces que les ſiennes, ni des richeſſes qu’il n’auoit pas, ni la deſtruction de l’Empire d’Aſie, ni l’accroiſſement de celuy de Grece, mais ſeulement dix hommes qui fuſſent ſemblables à Neſtor : Agamemnon nous monſtrant, par là, que dans la crainte qu’il auoit de perdre Neſtor, veû l’extreme vieilleſſe où il eſtoit, il apprehendoit de manquer de gens, pour mettre en ſa place ; & Homere nous faiſant voir, qu’vn Neſtor ſe peut quelquesfois trouuer en un Siecle, mais que dix Neſtors ne ſe peuuent que ſouhaiter.

Ce ſouhait n’a point fait de tort à la bonne renommée d’Agamemnon : La Grece ne luy a point reproché de s’eſtre laissé gouuerner à Neſtor : Pour cela le Roy des Rois n’a pas eſté eſtimé moins ſage, ni moins digne de la souueraine Authorité. Au contraire, c’eſt vn Axiome dans la Politique, qui paſſe pour une propoſition d’eternelle verité, & qui est auſſi vieux que la Politique meſme, Qu’un Prince mal-habile ne sçavroit estre, ni bien conseilleˈ, ni bien servi.

Que ſi receuoir conseil, preſuppoſe quelque auantage du coſté de celuy qui le donne ; l’inferiorité de la part de celuy qui le reçoit, ne laiſſe pas d’auoir ſon merite. Il eſt à ſon tour le Superieur : Il reprend la premiere place, quand il met la main à l’œuvre, & que, par l’execution des choſes deliberées, il change les regles en exemples, & les belles paroles en bons effets. Car quoy qu’on ait dit autrefois à Rome, que Laelius eſtoit le Poëte, & que Scipion eſtoit l’Acteur, & qu’il ſoit vray que celuy qui compoſe les vers agit plus noblement que celuy qui les recite ; il n’est pas pourtant vray que la Perſonne, qui execute les entrepriſes glorieuſes, produiſe vne operation moins releuée que celle, qui ſeulement les conſeille. Le Conſeiller ne conserue ſon auantage, que dans les commencemens des Choſes, mais il le perd dans l’euenement : Et, dans les commencemens meſmes, il ne l’a pas tout entier ; celuy qui est conseillé, ne demeurant pas inutile & ſans mouuement, tandis que dure l’action de celuy qui le conſeille.

La Nature ſemble nous monſtrer ce que nous diſons, & en a formé ie ne ſçay quel crayon dans l’ame de l’Homme, où l’Intellect, qu’on nomme patient, & qui eſt le siege de la doctrine, quoy qu’il ſoit eclairé, par la lumiere de l’Intellect qui agit, ne ſouffre pas neantmoins de telle ſorte, que de ſon chef aussi il n’agisse. Il juge de la connoiſſance qu’il a reçeuë : Il tourne, il remuë, il deſplie, il estale en luy-meſme cette connoiſſance. Apres l’auoir comparée aux autres, il en recueille des conſequences & des concluſions. Et ainſi on peut dire, qu’il trauaille en compagnie : Et s’il pâtit, c’eſt de la plus belle eſpece de paſſion, qui ne gaſte & ne corrompt pas, comme celle d’vne playe, ou d’une bruſlure, mais qui acheue & qui perfectionne, comme celle de l’illumination en l’Air, & de la reception des images dans les yeux.

Parlons moins ſubtilement, & d’vne maniere plus populaire. Concluons qu’il est neceſſaire d’auoir des mains, pour s’aider vtilement des outils ; & d’auoir de la prudence, pour vser comme il faut de celle d’autruy. La Sageſſe elle-meſme eſt irreſoluë & peu aſſeurée, quand elle manque d’approbation, & qu’elle eſt reduitte à ſon propre teſmoignage. Le raisonnement concerté ne nuit point à la premiere apprehenſion que nous auons de la verité des choſes ; & nostre Ariſtote dit là deſſus, que le ſel ne fait point de mal au poiſſon de mer, & que l’huile aſſaiſonne les olives. Le Courtiſan eſtourdi & intereſſé, met toutes les affaires en deſordre, & ruïne au lieu d’edifier : Mais le Miniſtre ſage & fidele, qui diuise egalement son affection, entre le Roy & l’Eſtat, rend de tres-grands ſeruices à l’vn & à l’autre, & se peut dire, à mon auis, aueque raiſon, le temperament de la pvissance d’vn sevl, & le bien commvn de la Repvblique.

Mais mon opinion particuliere ſeroit peu de choſe, & n’auroit pas aſſez de force, pour former & conclure ce Diſcours, ſi ie ne la confirmois par la reconnoiſſance publique, enuers des personnes ſi vtiles au bien general du Monde, & par les preuues eclatantes d’affection & d’eſtime, que les Princes ont renduës eux-mesmes, à la ſageſſe, & à la fidelité de leurs Miniſtres.

Ie laiſſe la Grece, où ils ont regné aueque les Rois ; Ie laiſſe la Perſe, où les Rois ont regné par eux, & où ils eſtoient nommez les yeux du Roy ; c’est-à-dire, comme l’explique vn excellent homme, les yeux du Roy, touſiours ouuers & touſiours veillans, pour le ſalut du Royaume ; qui regardent en meſme temps, deuant, derriere, à droit, & à gauche.

Ie m’arreste à Rome, où les Empereurs voulant corriger l’amertume qui ſe trouue dans les mots de ſeruitude & de ſuietion, ont honnoré pareils Seruiteurs du titre d’Amis. Ils les ont appellez leurs Compagnons ; quelquesfois les Compagnons de leurs peines, les Compagnons de leurs guerres, & de leurs victoires, & ont meſme trouué bon que le Peuple les appellaſt ainſi.

Ils leur ont fait eriger des Statuës, vis à vis des leurs. Ils les ont fait depoſitaires de leur Eſpée, avec permission de s’en servir contre eux-meſmes, si le bien de l’Eſtat le requeroit, & s’ils ſe rendoient indignes de leur puissance. Ils ont fait battre de la monnoye, où eſtoit l’Image d’vn General de leurs Armées, & ces paroles à l’entour, Belizaire la gloire des Romains : & on voit encore auiourd’huy vne Medaille d’argent, d’vn coſté de laquelle est repreſentée la figure de Valentinien, & de l’autre coſté celle d’vn de ses Suiets, aſſis dans la Chaire Consulaire, tenant des papiers en la main droitte, & en la gauche vn baſton, avec vn Aigle perché deſſus. On peut voir aussi dans l’Histoire Auguſte, ce ſuperbe Monument, consacré à la memoire d’vn grand Ministre, à Misitheˈe le Pere des Princes, & le Tvteur de la Repvblique.

L’Inſcription est ſinguliere, & la qualité de Pere du Prince n’eſt pas commune, pour ce temps-là, le ſiege de l’Empire n’ayant pas encore eſté transferé de Rome à Conſtantinople ; car apres que cela fut, cette qualité fut comme erigée en titre d’office, & on appelloit vulgairement ceux qui auoient la principale direction des affaires, les Peres de l’Empire, et de l’Emperevr.

L’Histoire eſcritte, depuis Constantin, ne parle d’autre choſe que de cette Dignité du Patriciat. La Poësie meſme ne s’en eſt pas teuë ; & il y a encore des Vers moqueurs, que fit le Poëte Claudien, contre l’Eunuque Eutropius, Consul & Patrice de l’Empire. Sa cheute eſt celebre dans les Liures de ce Siecle-là, & Saint Iean Chryſoſtome en a fait un Homilie preſque toute entiere. Les Vers moqueurs marquent particulierement la confiscation de ſon bien, & en voicy le ſens à peu pres, si ma memoire ne me trompe. Pourquoy pleures-tu la perte de tes richeſſes, qui tomberont entre les mains de ton Fils ? L’Empereur ſera ton Heritier, & ce n’eſt que de cette ſorte qu’il faloit que tu fuſſes le Pere de l’Empereur. Mais ma memoire m’eſt reuenuë, & le François m’a fait trouuer le Latin ;


Direptas quid plangis opes, quas Natus habebis ?
Non aliter poteras Principis eſſe Pater

Surquoy me reſſouuenant que la Croix de Iesvs-Christ avoit pris la place des Aigles Romaines, & qu’alors les Empereurs eſtoient deuenus domeſtiques de la Foy, & membres de l’Egliſe, d’Eſtrangers & de Persecuteurs qu’ils eſtoient auparavant ; i’ay pensé qu’ils pouuoient auoir emprunté ce terme des Lettres Saintes, & du Diſcours du Patriarche Ioseph.

Ce grand Ministre ſe glorifie, dans la Geneſe, que Dieu l’a donne′ pour Pere à Pharaon, (quoy que peut eſtre il fuſt plus ieune que luy) qu’il a eſte′ eſtabli Prince de tovte la Maison Royale, et Seignevr de tout le païs d’Egypte : Et les meſmes Lettres Saintes nous apprennent, vn peu deuant, que Pharaon tira ſa bague de ſon doigt, & la mit en celuy de Ioſeph ; qu’il le fit monter sur vn Chariot de triomphe ; qu’il fit faire commandement par vn cri public, que tout le monde se prosternaſt devant luy ; qu’il luy dit en pleine & generale assemblée, tu es, ne plvs, ne moins qve Pharaon, et ie n’ay rien qve mon Nom, et mon Throsne plvs que toy.

Il ne se peut rien adiouſter à vn si illustre teſmoignage du reſſentiment d’vn Prince bien conseillé : Et ie vous prie, qu’y a-t’il à dire & à s’imaginer, apres cela ? Vous voyez que la plus haute idée, que i’avois pû conceuoir de la dignité du Miniſtere, eſt authoriſée par le plus ancien de tous les exemples de cette nature. Il n’y a pas moyen d’aller plus loin, dans l’Hiſtoire ; & ie vous auouë, Monseigneur, que ie ſens quelque tentation de vaine-gloire, de ce qu’vn grand Prophete m’explique par la bouche d’vn grand Roy.