Aristippe, ou De la Cour/Discours deuxiesme

Augustin Courbé (p. 39-64).

DISCOURS DEUXIESME.



CEtte Verité establie, que les Rois ne sçauroient regner sans Ministres ; il est presque aussi vray, qu’ils ne sçauroient vivre, sans Favoris. Le Bien ne s’arreste pas au lieu de sa source : il veut couler & s’espandre ; Et ce n’est qu’un Bien commencé, s’il ne croist par la communication, & s’il ne s’acheve, en se dilatant. Mais adjoustons quelque chose de plus estrange & d’aussi certain. On nous a assuré il y a longtemps, de la part de la Raison, que si un Homme estoit tout seul dans le Ciel, & qu’il ne fust pas en sa puissance d’en faire part à un autre, il s’ennuyeroit de sa propre felicité, & voudroit descendre du Ciel en Terre.

Je dis donc sur ce fondement, que les plus sages Princes qui soient au Monde ; que les Augustes & les Antonins, s’ils y revenoient ; que les Constantins & les Theodoses, peuvent avoir de legitimes affections, & aimer raisonnablement celuy-cy plus que celuy-là.

Que ce soit vostre peuple, qui soit vostre Favori : Cet avis fut donné autresfois à un grand Prince, mais par un Philosophe un peu trop severe. De deffendre aux Rois le plus doux usage de la volonté, & de les despoüiller de la plus humaine des passions, ce seroit estre Tyran des Rois, & ne leur permettre pas qu’ils fussent hommes : ce seroit les lier à la grandeur de leur condition, & les cloüer sur le Throsne. Quelle rigueur, de vouloir qu’ils n’apparoissent jamais, sous une forme semblable à la nostre ? qu’ils ne puissent jamais se desfaire d’une gravité qui les incommode ? Est-ce un crime d’avoir un Confident, dans la compagnie duquel on vienne chercher du repos apres le travail, & des divertissemens apres les affaires ?

La Vertu n’a garde d’estre austere & farouche à ce point là : Elle ne destruit pas la Nature ; Elle en corrige seulement l’imperfection ; Elle sçait rendre justice ; mais elle sçait aussi faire grace : Elle donne rang dans la Charité à qui que ce soit ; L’Estranger y est receu comme l’Hoste, & le Barbare comme le Grec ; Mais elle reserve l’Amitié pour le petit nombre : Elle n’espouse pas tout ce qu’elle embrasse.

Dans le Ciel, où se trouvent les Idées & les premieres formes des choses, n’y a-t’il pas des regards bien-faisans, & des inclinations favorables, plustost pour ceux-cy, que pour ceux-là, d’où naissent sur la Terre les Predestinez & les Eleus ? N’y a-t’il pas eu une Nation choisie, qui a esté preferée à toutes les autres Nations ? Elle a esté nommée la part & l’heritage du Seigneur : le Seigneur luy a dit, je seray ton Dieu, et tu seras mon Peuple. Dans la Maison des Patriarches, cette preference est tousjours tombée d’un costé, à l’exclusion de tout le reste. Les Cadets ont emporté le droit d’Aisnesse, & les avantages de la Nature ont fait place aux ordres de Dieu.

Et quand le Fils de Dieu luy-mesme est venu au Monde ; outre les soixante & douze Disciples qui estoient de sa suite, & qui s’avoüoient à luy, il a appellé douze Apostres, pour luy rendre une plus particuliere sujetion, & estre plus proches de sa Personne. Entre ceux-là mesme, il y en a eu trois, à qui il s’est ouvert plus familierement qu’aux autres : Il leur a montré des marques de sa Divinité, qu’il avoit cachées à leurs Compagnons : Il leur communiqua beaucoup de secrets de l’Avenir, dans l’agitation de sa prochaine mort, & parmi les inquietudes de ses dernieres pensées.

Encore a-t’il tesmoigné plus de tendresse pour l’un des trois, que pour les deux autres. Saint Jean ne fait point de difficulté de se nommer le Cher & le Favori de son Maistre. Il se glorifie par tout de cette faveur ; & il me semble qu’il en usa avec assez de liberté, lors qu’il s’endormit, dans le sein d’un Maistre si grand & si redoutable. Considerez-le dans le Tableau de la sainte Cene, & voyez comme il repose sa teste negligemment, sur un lieu, où les Seraphins portent leurs regards, avec reverence.

Puis, donc, que l’Autheur et le Consommateur de la Vertu, aussi bien que de la Foy, a eu ses inclinations & ses amitiez, & n’a pas tousjours voulu commander à la Nature ; le Prince ne doit point craindre d’aimer, apres un Exemple de telle authorité, qui luy en donne toute permission ; & par les principes d’une plus sage Philosophie, que n’est celle de Zenon & de Chrysippe, il peut estre sensible, sans qu’on le puisse dire Intemperant.

Il faut seulement que les mouvemens de son ame soient justes & bien reglez. Qu’il face du bien ; mais qu’il garde de la proportion & de la mesure, en la distribution du bien qu’il fait ; Qu’il ne pousse pas incontinent, dans le Conseil, ceux qui luy auront esté agreables, dans la Conversation. Il doit faire difference, entre les personnes qui plaisent, & celles qui sont utiles ; entre les recreations de son Esprit, & les necessitez de son Estat ; Et s’il n’apporte une grande attention, dans l’examen des differens sujets qu’il employe, il fera des Equivoques, dont son Siecle pâtira, & qui luy seront reprochez, par les Siecles à venir.

Les Courtisans sont la matiere, & le Prince est l’Artisan, qui peut bien rendre cette matiere plus belle, mais non pas meilleure qu’elle n’est : Il peut y ajouster des couleurs & de la façon, par le dessus ; mais non pas luy donner aucune bonté interieure : Il en peut faire une Idole, & un faux Dieu ; mais il n’en peut pas faire un Esprit, ni un habile homme.

Il se voit de ces Idoles, en païs mesme de Chrestienté. Il y a tousjours eu d’indignes Heureux ; tousjours des Guenuches caressées dans le Cabinet des Rois, & vestuës de toile d’or. Il y a eu en Égypte des bestes sur les Autels : Il y a eu par tout des defauts & des vices adorez. Ce que je m’en vais dire à vostre Altesse, je l’ay appris d’elle, & je le trouve digne de l’esprit de Marc Antonin le Philosophe. Il y a une Authorité aveugle & müete, qui ne connoist, ni n’entend ; qui paroist seulement & qui ebloüit ; qui est toute pure authorité ; sans aucun meslange de Vertu, ni de Raison. Il y a des Grands qui ne sont remarquables, que par leur Grandeur, & leur Grandeur est toute au dehors, & toute separée de leur personne.

Ces Grands, Monseigneur, me font souvenir de certaines Montagnes infructueuses, que j’ay veuës autrefois, allant par le Monde. Elles ne produisent, ni herbe, ni plante : Elles touchent le Ciel, & ne servent de rien à la Terre : leur sterilité fait maudire leur elevation. Ceux-cy, de mesme, ne sont pas moins inutiles, qu’ils sont grands ; Et je les regarde, comme de vaines monstres du pouvoir & de la magnificence des Rois ; comme des Colosses qu’ils ont elevez, & des Pyramides qu’ils ont basties. Ce sont des fardeaux, & des empeschemens de leurs Royaumes, qui pesent à toutes les parties de l’Estat. Ce sont des superfluïtez, qui occupent plus de place que toutes les choses necessaires. Cela s’entend à les considerer, dans une foiblesse encore innocente, & avant qu’ils ayent adjousté l’injustice de leurs actions, à l’indignité de leur personne.

Voilà les beaux ouvrages de la Fortune ; Voilà les mesprises & les extravagances de cette Deesse, sans yeux & sans jugement, à qui Rome a donné tant de Noms, & a dedié tant d’Autels. Vous avez bien ouï parler de quelques Reines hipocondriaques, qui ont eu de l’amour, pour un Nain, & pour un Maure, voire pour un Taureau, & pour un Cheval : La Fortune est à peu pres de l’humeur de ces Princesses mal-sages ; Elle choisit d’ordinaire le plus laid & le plus mal-fait : En la demande de la Preture, elle prefere les escrouëlles de Vatinius à la Vertu de Caton : Pour ne rien dire de pis, elle fait des profusions, & ne paye pas ses debtes.

Mais nous parlons d’un Fantosme, lors que nous parlons de la Fortune : La force des Astres, & la necessité du Destin sont encore d’autres Fantosmes, que l’opinion des Hommes se forme, & apres lesquels je ne suis pas d’avis de courir. Cherchons quelque cause plus apparente de cette faveur qui semble n’avoir point de cause, & voyons à peu pres quelle est la naissance de cette mauvaise Authorité.

Ce que nous cherchons seroit-ce point un transport de passion, qui sort sans raisonnement, de la partie animale, & s’arreste au premier objet qui plaist, & à la premiere satisfaction de la volonté.

Seroit-ce point un jeu, & une fantaisie de la Puissance ; un exercice, & une occupation de la Royauté, qui prend plaisir à faire des choses estranges ; à estonner le Monde par des Prodiges ; à changer le destin des Petits & des Miserables ; à peindre & à dorer de la bouë ?

N’est-ce point, au contraire, une erreur serieuse & deliberée, une tromperie de bonne foy, faitte à soy-mesme par soy-mesme ; aidée par l’imposture de l’apparence, qui desguise quelquefois les hommes de telle sorte, qu’ils ne sont reconnoissables qu’à Dieu ? Il est certain que le plus souvent ils portent des marques si douteuses, & ce qui paroist d’eux est si faux, qu’il n’y a que Celuy qui les a faits, qui sçache leur veritable prix.

Mais l’Effet, que nous avons tant de peine à tirer de l’obscurité des Causes, ne seroit-ce point un present de l’Occasion ? Car d’ordinaire elle offre aux Princes des Serviteurs ; Elle les oblige à prendre ce qu’ils trouvent à leur main, & ce qui leur passe devant les yeux. Leur impatience ne pouvant souffrir de retardement, & leur mollesse estant ennemie de toute sorte de peine ; pour s’espargner les longueurs de la recherche, & les difficultez du choix, ils mettent en œuvre les instrumens les plus proches, & gardent, par coustume, ceux qu’ils n’avoient pris que, par rencontre.

Pour conclusion, cette Faveur qui s’esleve si haut, sans avoir de fondement, ne seroit-ce point plustost un effet de l’amour propre, & une complaisance, que personne ne refuse à ses opinions ? Ne seroit-ce point nostre honneur, que nous croyons engagé, dans la perfection de nostre Ouvrage ? Ne seroit-ce point un levain de cét orgueil naturel, caché dans l’esprit des hommes, & qui enfle particulierement le cœur des Rois, quand il est question de maintenir une faute qu’ils ont faitte, & de ne pas avouër qu’ils peuvent faillir ?

Quoy que puisse estre cette Faveur, ce n’est point une creature de la Vertu ; non pas mesme de la Vertu du Sang : Le merite n’y a point de part ; non pas mesme le merite de la Race. Les Affranchis de Claudius, les Valets des Enfans de Constantin, les Gouverneurs des Enfans de Theodose, les Eusebes & les Eutropes ne sont point de legitimes Favoris, & beaucoup moins de legitimes Ministres. Et certes, j’ay pitié de l’Empire, & j’ay honte pour l’Empereur, quand je voy l’Empire & l’Empereur, dans ces mains serviles & mercenaires.

Je voy, avec horreur, ces vilains spectacles des Regnes infortunez, ces productions monstrüeuses des mauvais Temps. Temps aveugles, & pleins de tenebres ; Malheureux en Princes, & steriles d’Hommes. Et, à vostre avis, y a-t’il eu de Solitaire si eloigné de la Cour, & prenant si peu de part aux choses du Monde, qui ait pû regarder, sans despit, les choses tellement hors de leur place, & le Monde renversé de cette sorte ? Y a-t’il eu de si tranquille Contemplatif, qui ait pû voir sans emotion, des gens de neant s’emparer de la conduite des grands Estats, & s’asseoir au Timon ; bien qu’ils ne deussent estre qu’à la Rame ? Cela s’est veû neantmoins, & assez souvent. Le Consulat a esté profané plus d’une fois, par des personnes infames : Et tel, qui sous un autre Regne eust esté caché parmi le Bagage, a eu le commandement de l’Armée.

Mais outre les Eusebes, & les Eutropes, l’Histoire de l’Empire d’Orient ne manque pas de ces Exemples honteux. Elle nous monstre de miserables Eunuques, qui n’avoient appris qu’à peigner des femmes, & à filer, erigez tout d’un coup en Chefs du Conseil, & en Capitaines Generaux. Et d’autres Histoires plus recentes nous produisent des Barbiers, des Tailleurs, des Valets de chambre, changez du soir au matin en Chambellans, en Ambassadeurs, &c. employez aux plus importantes negociations & aux plus illustres Charges de leur Païs. Ainsi quoy que puisse dire nostre Homme, qui admire tant la Cour, & l’Art de la Cour, l’Ignorance audacieuse a souvent presidé à la conduite des choses humaines : Quoy qu’il jure qu’il a veû des rayons sur le visage de Monsieur le Duc de ***, cette fausse lumiere est une beveuë de ses yeux, & une illusion de son esprit. Les Sots ont souvent tenu la place des Sages, & un temps a esté, où ceux qui devoient dicter les Loix, & prononcer les Oracles, ne sçavoient, ni lire, ni écrire.

Ce n’est pas que leur sens commun fust plus net, pour n’estre enveloppé d’aucune connoissance estrangere. Ils n’avoient, ni les biens naturels, ni les biens acquis : Ils avoient seulement ce qui suit d’ordinaire les biens naturels & les biens acquis ; je veux dire la bonne opinion de soy-mesme, accompagnée du mespris d’autruy. Quoy que ce ne soit pas la coustume de sçavoir les affaires, par revelation, & qu’il faille les apprendre, par experience, ou devancer l’experience, par la force du raisonnement ; ils se persuadoient que l’Authorité suppleoit à tout cela, & qu’immediatement apres leur Promotion, Dieu estoit obligé de leur envoyer de l’esprit, pour bien gouverner, & de faire valoir l’election du prince, par la subite illumination de ses Ministres.

Il n’en va pas toutefois ainsi : C’est tout ce que Dieu a voulu faire, pour les Ministres de son Fils unique, desquels nous avons dit quelque chose, au commencement de ce Discours. Par là il s’est moqué de la superbe Philosophie. Il a confondu la Prudence humaine ; prenant ces Ames neuves & grossieres, pour estre les Confidentes de ses secrets ; les remplissant beaucoup, comme dit un Ancien Chrestien, parce qu’il y trouva beaucoup de vuide. Il a tiré des cabanes & des boutiques, ceux qu’il vouloit faire Rois & Docteurs des Nations. Il ne faut pas que les autres Ignorans pretendent d’estre esclairez de la sorte ; ni qu’au lieu de l’esprit de Prophetie, de l’explication des Escritures, & du don des Langues, ils attendent du Ciel, la connoissance des choses passées, la penetration dans celles de l’Avenir, la lumiere qui débroüille les intrigues de la Cour, la science de faire la Guerre, & la dexterité de traiter la Paix.

Aussi d’ordinaire ils reüsissent tres-mal, en une profession qu’ils n’ont point apprise, & dans l’exercice de laquelle ils se sont jettez indiscrettement, sans y apporter aucune preparation de discipline ; sans faire aucun fonds d’experience ; sans connoistre les premiers elemens de la Sagesse civile. Il faut de l’adresse & de la methode, pour conduire un Batteau, & pour mener un Chariot. Il faut avoir appris les chemins, pour pouvoir servir de Guide. J’ay veû des regles & des preceptes, pour se bien acquiter de la charge de Portier, & de celle de Concierge, quoy que ce soient deux mestiers, qui ne sont pas extremement difficiles. Il faut donc apprendre tous les Mestiers, & estudier tous les Arts, jusques aux moindres, & aux plus aisez ; Et celuy, de conduire le genre humain, n’aura point besoin d’instruction ? On gouvernera le Monde, au hazard & à l’avanture ? On jouëra, à trois dez, le salut des Peuples & des Royaumes ?

C’est bien tenir indignement la place de Dieu : C’est bien faire le Phaëton en ce Monde, & dispenser inegalement la lumiere & la chaleur, sur la face de la Terre : C’est courir fortune d’en brûler une partie, & de laisser geler l’autre. Les Favoris ignorans courent chaque jour cette fortune, & sont en ce perpetüel danger ; je dis de se perdre, & de perdre leur Païs, lors mesme qu’ils ont rafiné leur ignorance, par l’usage de la Cour, & que deux ou trois bons succez, qui viennent de la pure liberalité de Dieu, leur donnent bonne opinion d’eux-mesmes, & leur font accroire, qu’ils ont fait le bien qu’ils ont receu.

Toutes leurs actions sont alors des Contre-temps ; sont de fausses mesures d’une fausse regle. Au lieu de se sçavoir arrester à ce Poinct de l’Occasion, si recherché par les Sages, & si necessaire pour la perfection des affaires, ils vont tousjours devant ou apres : Ou ils le passent, ou ils n’y arrivent pas. Aujourd’huy ils declarent la Guerre, par colere ; demain ils demandent la Paix, par lascheté. Ils flattent les Ennemis naturels de la Patrie, & offensent les anciens Alliez de la Couronne. En Espagne ils voudroient donner liberté de conscience ; en France ils voudroient introduire l’Inquisition. La Frontiere est nuë, & desarmée ; & ils fortifient le cœur de l’Estat : Il leur prend envie de raser la Citadelle d’Amiens, & d’en bastir une à Orleans.

Mais les Elections qu’ils font des autres, sont bien dignes de celle qui a esté faite d’eux. Pour l’Ambassade de Rome, ils proposent au Prince un bon Capitaine de chevaux legers, & qui s’est signalé en plusieurs combats. A leur recommandation, on met dans les Finances un vieux Prodigue, qui en sa jeunesse a fait cession de biens, mais qui parle admirablement de l’œconomie. Ils demandent la premiere Charge de la Justice, pour un homme veritablement de robbe longue, mais celebre, par le peu de connoissance qu’il a des Lettres ; mais de la Classe de celuy que nos Peres virent à Paris, quand les Ambassadeurs de Pologne y arriverent. Ils firent à cet Homme leur compliment en Latin, & il les pria de l’excuser, s’il ne leur respondoit pas, parce qu’il n’avoit jamais eu la curiosité d’apprendre le Polonnois.

Vous sousriez, Monseigneur, & vous vous estonnez de la grande Litterature de cet homme de robbe longue. Il faisoit bien d’autres equivoques, & on en conte quelques uns, qui ne me semblent pas mal-plaisans. Ce fut luy qui crût que Seneque estoit un Docteur de Droit Canon, & que, dans ses Livres des Benefices, il avoit traitté, à plein fonds, des Matieres Beneficiales. Un *** de ce temps-là luy fit accroire, que la Morée estoit le Païs des Mores ; & il n’est rien de si vray, qu’il chercha, dans la Carte, un jour tout entier la Democratie, & l’Aristocratie, pensant les y trouver, comme la Dalmatie, & la Croatie.

Il fait bon estre sçavant, sous ces Regnes-là, & les Muses ont beaucoup à esperer de la protection de pareils Ministres. Mais passons outre, & ne considerons point l’interest des Muses, dont le destin est d’estre pauvres & mal-traitées, sous toutes sortes de Regnes, & par toutes sortes de Ministres.

Ceux-cy se connoissent en hommes & en affaires, comme vous voyez. Apres avoir dissipé le revenu de l’Estat, en des despenses mauvaises, ou ridicules ; afin de paroistre bons Menagers, ils laissent perdre une occasion importante, faute de cinquante escus, qu’ils ne veulent pas qu’on baille, pour faire partir un Courrier expres. Ils attendent le jour de l’Ordinaire, & s’imaginent que l’Occasion l’attendra, aussi bien qu’eux. Un Docteur Politique qui les a sifflez, & qui leur a mis, dans la teste, cinq ou six mots de nostre Tacite, pour les alleguer cent fois le jour ; sur toutes choses, leur a recommandé le Secret, & la Dissimulation. Cette leçon faitte, ils font mystere de tout ; ils ne s’expliquent que par des clins d’œil, & par des mouvemens de teste. Au moins ils ne parlent plus qu’à l’oreille, non pas mesme quand ils loüent leur Maistre, & qu’ils disent, que c’est le plus grand Prince de la Terre.

Cette religion du Silence est passée dans leur esprit, jusqu’à une telle superstition, qu’ils font scrupule de donner les ordres necessaires, à ceux qui les doivent executer ; tant ils ont peur de descouvrir ce qui a esté resolu au Conseil. Ils escoutent attentivement un Alchimiste, qui leur promet des montagnes d’or : Ils reçoivent à bras ouverts un Banni, qui leur fait aisée la conqueste de son Païs : Et, se reposant sur la foy de l’un et de l’autre, ils s’embarquent, dans une grande Entreprise, & commencent une grosse Guerre, dont ils sont las, des le second jour. Ils font mille autres choses semblables. Et si ces exemples ne sont de ce Siecle, ils sont des Siecles passez : S’il n’y a pas eu en France, & en Allemagne, de ces Ignorans presomptueux, de ces ridicules Tout-puissans, il y en a eu en Espagne, & en Italie.

La misere du Temps (il vaut mieux accuser le Temps que le Prince) Cette misere publique, qui a fait faire de la monnoye de fer & de cuir ; qui a donné du prix aux plus viles choses, a mis aussi en usage ces gens-là, & les a introduits dans le Cabinet des Rois, où ils ont traisné avec eux, toutes les ordures de leur naissance, & toutes les habitudes vicieuses, dont les ames serviles sont capables. Car c’est icy un Chapitre de leur Histoire, que nous ne devons pas oublier ; & il est certain que leur innocence n’a gueres plus duré à la Cour, que celle du premier Homme, dans le Paradis terrestre.

D’abord, quoy que peut-estre ils ne fussent pas nez meschans, ils ont crû qu’il falloit le devenir, & se sont desfaits de leur conscience, pour travailler, avec moins d’empeschement, aux affaires de l’Estat. Ils ont pensé d’ailleurs, que l’orgueil estoit bienseant à la dignité, que, s’ils paroissoient les mesmes qu’auparavant, leur condition ne seroit pas tout à fait changée, & que la courtoisie les remettroit, dans l’egalité, de laquelle ils s’estoient tirez, avec tant de peine. Ainsi ils n’ont point apprehendé de tomber, dans la haine, pour eviter le mespris. Ils se sont fait craindre, ne pouvant se faire respecter. Ils ont estimé, qu’il n’y avoit point de moyen d’effacer la memoire de leur ancienne bassesse, que par l’objet present de leur tyrannie ; ni d’empescher le Peuple de rire de leurs infirmitez, qu’en l’occupant à pleurer ses propres maux, & à se plaindre de leur cruauté.

Avec ces belles Maximes, & cette Antipolitique, que je vous ay un peu esbauchée, ils ont gouverné le Monde ; mais ils l’ont gouverné d’une estrange sorte. Ils ont renversé ce qu’ils vouloient soustenir ; Ils ont rompu ce qu’ils avoient dessein de noüer ; Ils ont fait autant de ruïnes, qu’ils desiroient faire d’establissemens ; Ils ont gasté autant de choses, qu’ils en ont maniées. Les cheutes des Princes, & les pertes des Estats ont esté le succez de leur Administration. S’estant saisis de la Puissance souveraine, (je les considere derechef, dans leur innocente infirmité) ils en ont usé, comme les Enfans se servent de leurs couteaux, qui s’en blessent le plus souvent, & en offensent leurs Meres, & leurs Nourrices.


QUe si la temerité de ces gens-là n’a pas tousjours esté malheureuse : S’ils sont arrivez au port, tenant une route, qui apparemment les en eloignoit ; (car il est certain qu’il se voit de ces Miracles, & j’en connois quelques uns qui se sont sauvez, par des actions qui les devoient perdre.) Il ne faut pas se fier pourtant à cette Felicité aveugle, qui les a guidez : Il faut les regarder, comme des Personnes transportées d’une violente imagination, qui passent les rivieres en dormant, sans sçavoir nager, & courent par les precipices, sans faire un faux pas. Il faut les admirer, Comme des bestes divines, & ne les pas imiter, comme des personnes raisonnables. Je tiens ce mot du bon-homme Alexandre Picolomini, lors que je le fus voir, passant à Siene, & que je le trouvay sur le lit verd, dont parle Monsieur De Thou.

Si vous estes jamais Favoris (avec la permission de son Altesse, j’adresseray ma parole à ces deux jeunes Gentilshommes qui m’escoutent) ne vous proposez point de pareils exemples : Ils sont tres-dangereux, quoy qu’ils soient tres-eclatans. Ce sont des Flambeaux allumez sur les Escueils : Ils font faire naufrage aux nouveaux Pilotes. Ce sont des Adresses, qui meinent à la mort ceux qui les suivent ; qui ne servent qu’à piper la Posterité ; qu’à apprendre aux hommes à faillir ; qu’à donner du credit & de la reputation à l’Imprudence.