Aristippe, ou De la Cour/Discours deuxiesme

Augustin Courbé (p. 39-64).

DISCOURS

DEUXIESME


CEtte Verité eſtablie, que les Rois ne ſçauroient regner ſans Miniſtres ; il est presque auſſi vray, qu’ils ne ſçauroient viure, ſans Fauoris. Le Bien ne s’arreſte pas au lieu de ſa ſource : il veut couler & s’eſpandre ; Et ce n’eſt qu’vn Bien commencé, s’il ne croiſt par la communication, & s’il ne s’acheue, en ſe dilatant. Mais adiouſtons quelque choſe de plus eſtrange & d’auſſi certain. On nous a aſſuré il y a long temps, de la part de la Raiſon, que ſi vn Homme eſtoit tout ſeul dans le Ciel, & qu’il ne fuſt pas en sa puiſſance d’en faire part à vn autre, il s’ennuyeroit de ſa propre felicité, & voudroit deſcendre du Ciel en Terre.

Je dis donc ſur ce fondement, que les plus ſages Princes qui ſoient au Monde ; que les Augustes & les Antonins, s’ils y revenoient ; que les Constantins & les Theodoſes, peuuent auoir de legitimes affections, & aimer raiſonnablement celuy-cy plus que celuy-là.

Qve ce soit vostre pevple, qvi soit vostre Favori : Cet auis fut donné autresfois à vn grand Prince, mais par vn Philoſophe vn peu trop ſeuere. De deffendre aux Rois le plus doux vſage de la volonté, & de les deſpoüiller de la plus humaine des paſſions, ce ſeroit estre Tyran des Rois, & ne leur permettre pas qu’ils fuſſent hommes : ce seroit les lier à la grandeur de leur condition, & les cloüer sur le Throſne. Quelle rigueur, de vouloir qu’ils n’apparoiſſent iamais, ſous vne forme semblable à la noſtre ? qu’ils ne puiſſent jamais ſe deſfaire d’une grauité qui les incommode ? Eſt-ce vn crime d’auoir vn Confident, dans la compagnie duquel on vienne chercher du repos apres le trauail, & des diuertiſſemens apres les aſſaires ?

La Vertu n’a garde d’eſtre auſtere & farouche à ce point là : Elle ne deſtruit pas la Nature ; Elle en corrige ſeulement l’imperfection ; Elle ſçait rendre iuſtice ; mais elle ſçait auſſi faire grace : Elle donne rang dans la Charité à qui que ce ſoit ; L’Eſtranger y eſt receu comme l’Hoſte, & le Barbare comme le Grec ; Mais elle reserue l’Amitié pour le petit nombre : Elle n’eſpouſe pas tout ce qu’elle embraſſe.

Dans le Ciel, où ſe trouuent les Idées & les premieres formes des choſes, n’y a-t’il pas des regards bien-faiſans, & des inclinations fauorables, pluſtoſt pour ceux-cy, que pour ceux-là, d’où naiſſent sur la Terre les Predeſtinez & les Eleus ? N’y a-t’il pas eu vne Nation choiſie, qui a eſté preferée à toutes les autres Nations ? Elle a eſté nommée la part & l’heritage du Seigneur : le Seigneur luy a dit, ie seray ton Diev, et tv seras mon Pevple. Dans la Maison des Patriarches, cette preference eſt touſiours tombée d’vn coſté, à l’excluſion de tout le reſte. Les Cadets ont emporté le droit d’Aiſneſſe, & les auantages de la Nature ont fait place aux ordres de Dieu.

Et quand le Fils de Dieu luy-meſme eſt venu au Monde, outre les ſoixante & douze Diſciples qui eſtoient de ſa ſuite, & qui s’auoüoient à luy, il a appellé douze Apoſtres, pour luy rendre vne plus particuliere ſuietion, & eſtre plus proches de ſa Perſonne. Entre ceux-là meſme, il y en a eu trois, à qui il s’eſt ouuert plus familierement qu’aux autres : Il leur a montré des marques de ſa Diuinité, qu’il auoit cachées à leurs Compagnons : Il leur communiqua beaucoup de ſecrets de l’Auenir, dans l’agitation de ſa prochaine mort, & parmi les inquietudes de ſes dernieres pensées.

Encore a-t’il teſmoigné plus de tendreſſe pour l’vn des trois, que pour les deux autres. Saint Iean ne fait point de difficulté de ſe nommer le Cher & le Fauori de son Maiſtre. Il se glorifie par tout de cette faueur ; & il me semble qu’il en vsa auec aſſez de liberté, lors qu’il s’endormit, dans le ſein d’un Maiſtre ſi grand & ſi redoutable. Considerez-le dans le Tableau de la ſainte Cene, & voyez comme il repose ſa teſte negligemment, ſur vn lieu, où les Seraphins portent leurs regards, auec reuerence.

Puis, donc, que l’Autheur et le Consommateur de la Vertu, aussi bien que de la Foy, a eu ſes inclinations & ſes amitiez, & n’a pas touſiours voulu commander à la Nature ; le Prince ne doit point craindre d’aimer, apres vn Exemple de telle authorité, qui luy en donne toute permiſſion ; & par les principes d’vne plus ſage Philoſophie, que n’eſt celle de Zenon & de Chryſippe, il peut eſtre ſenſible, ſans qu’on le puiſſe dire Intemperant.

Il faut ſeulement que les mouuemens de ſon ame ſoient iustes & bien reglez. Qu’il face du bien ; mais qu’il garde de la proportion & de la meſure, en la diſtribution du bien qu’il fait ; Qu’il ne pouſſe pas incontinent, dans le Conſeil, ceux qui luy auront eſté agreables, dans la Conuerſation. Il doit faire difference, entre les personnes qui plaisent, & celles qui ſont vtiles ; entre les recreations de ſon Eſprit, & les neceſſitez de son Eſtat ; Et s’il n’apporte vne grande attention, dans l’examen des differens ſuiets qu’il employe, il fera des Equiuoques, dont ſon Siecle pâtira, & qui luy ſeront reprochez, par les Siecles à venir.

Les Courtiſans ſont la matiere, & le Prince eſt l’Artiſan, qui peut bien rendre cette matiere plus belle, mais non pas meilleure qu’elle n’eſt : Il peut y aiouſter des couleurs & de la façon, par le deſſus ; mais non pas luy donner aucune bonté interieure : Il en peut faire vne Idole, & vn faux Dieu ; mais il n’en peut pas faire vn Eſprit, ni vn habile homme.

Il ſe voit de ces Idoles, en païs meſme de Chreſtienté. Il y a touſiours eu d’indignes Heureux ; touſiours des Guenuches careſſées dans le Cabinet des Rois, & veſtuës de toile d’or. Il y a eu en Égypte des beſtes ſur les Autels : Il y a eu par tout des defauts & des vices adorez. Ce que ie m’en vais dire à voſtre Alteſſe, ie l’ay appris d’elle, & ie le trouue digne de l’eſprit de Marc Antonin le Philoſophe. Il y a vne Authorité aueugle & müete, qui ne connoiſt, ni n’entend ; qui paroiſt ſeulement & qui ebloüit ; qui eſt toute pure authorité ; ſans aucun meſlange de Vertu, ni de Raiſon. Il y a des Grands qui ne ſont remarquables, que par leur Grandeur, & leur Grandeur eſt toute au dehors, & toute ſeparée de leur perſonne.

Ces Grands, Monſeigneur, me font ſouuenir de certaines Montagnes infructueuſes, que i’ay veuës autrefois, allant par le Monde. Elles ne produiſent, ni herbe, ni plante : Elles touchent le Ciel, & ne ſeruent de rien à la Terre : leur ſterilité fait maudire leur eleuation. Ceux-cy, de meſme, ne sont pas moins inutiles, qu’ils sont grands ; Et ie les regarde, comme de vaines monſtres du pouuoir & de la magnificence des Rois ; comme des Coloſſes qu’ils ont eleuez, & des Pyramides qu’ils ont baſties. Ce sont des fardeaux, & des empeſchemens de leurs Royaumes, qui peſent à toutes les parties de l’Eſtat. Ce ſont des ſuperfluïtez, qui occupent plus de place que toutes les choſes neceſſaires. Cela s’entend à les conſiderer, dans vne foibleſſe encore innocente, & auant qu’ils ayent adiouſté l’iniuſtice de leurs actions, à l’indignité de leur perſonne.

Voilà les beaux ouurages de la Fortune ; Voilà les meſpriſes & les extrauagances de cette Deeſſe, sans yeux & ſans iugement, à qui Rome a donné tant de Noms, & a dedié tant d’Autels. Vous auez bien ouï parler de quelques Reines hipocondriaques, qui ont eu de l’amour, pour vn Nain, & pour vn Maure, voire pour vn Taureau, & pour vn Cheval : La Fortune est à peu pres de l’humeur de ces Princeſſes mal-ſages ; Elle choiſit d’ordinaire le plus laid & le plus mal-fait : En la demande de la Preture, elle prefere les eſcrouëlles de Vatinius à la Vertu de Caton : Pour ne rien dire de pis, elle fait des profuſions, & ne paye pas ſes debtes.

Mais nous parlons d’un Fantoſme, lors que nous parlons de la Fortune : La force des Aſtres, & la neceſſité du Deſtin sont encore d’autres Fantoſmes, que l’opinion des Hommes ſe forme, & apres leſquels ie ne ſuis pas d’auis de courir. Cherchons quelque cauſe plus apparente de cette faueur qui ſemble n’auoir point de cause, & voyons à peu pres quelle eſt la naiſſance de cette mauuaiſe Authorité.

Ce que nous cherchons ſeroit-ce point vn tranſport de paſſion, qui ſort ſans raiſonnement, de la partie animale, & s’arreſte au premier objet qui plaiſt, & à la premiere ſatisfaction de la volonté.

Seroit-ce point vn jeu, & vne fantaiſie de la Puiſſance ; vn exercice, & vne occupation de la Royauté, qui prend plaiſir à faire des choſes eſtranges ; à eſtonner le Monde par des Prodiges ; à changer le deſtin des Petits & des Miſerables ; à peindre & à dorer de la bouë ?

N’eſt-ce point, au contraire, vne erreur ſerieuse & deliberée, vne tromperie de bonne foy, faitte à ſoy-meſme par ſoy-meſme ; aidée par l’impoſture de l’apparence, qui desguiſe quelquefois les hommes de telle sorte, qu’ils ne ſont reconnoiſſables qu’à Dieu ? Il eſt certain que le plus ſouuent ils portent des marques ſi douteuſes, & ce qui paroiſt d’eux eſt ſi faux, qu’il n’y a que Celuy qui les a faits, qui ſçache leur veritable prix.

Mais l’Effet, que nous auons tant de peine à tirer de l’obſcurité des Cauſes, ne ſeroit-ce point vn preſent de l’Occaſion ? Car d’ordinaire elle offre aux Princes des Seruiteurs ; Elle les oblige à prendre ce qu’ils trouuent à leur main, & ce qui leur paſſe deuant les yeux. Leur impatience ne pouuant ſouffrir de retardement, & leur molleſſe eſtant ennemie de toute ſorte de peine ; pour s’eſpargner les longueurs de la recherche, & les difficultez du choix, ils mettent en œuure les inſtrumens les plus proches, & gardent, par couſtume, ceux qu’ils n’auoient pris que, par rencontre.

Pour concluſion, cette Faueur qui s’esleue ſi haut, ſans auoir de fondement, ne ſeroit-ce point pluſtoſt vn effet de l’amour propre, & vne complaiſance, que perſonne ne refuſe à ſes opinions ? Ne ſeroit-ce point noſtre honneur, que nous croyons engagé, dans la perfection de noſtre Ouurage ? Ne ſeroit-ce point vn leuain de cet orgueil naturel, caché dans l’eſprit des hommes, & qui enfle particulierement le cœur des Rois, quand il eſt queſtion de maintenir vne faute qu’ils ont faitte, & de ne pas auouër qu’ils peuuent faillir ?

Quoy que puiſſe eſtre cette Faueur, ce n’eſt point vne creature de la Vertu ; non pas meſme de la Vertu du Sang : Le merite n’y a point de part ; non pas meſme le merite de la Race. Les Affranchis de Claudius, les Valets des Enfans de Constantin, les Gouuerneurs des Enfans de Theodose, les Euſebes & les Eutropes ne ſont point de legitimes Fauoris, & beaucoup moins de legitimes Miniſtres. Et certes, i’ay pitié de l’Empire, & i’ay honte pour l’Empereur, quand je voy l’Empire & l’Empereur, dans ces mains ſeruiles & mercenaires.

Ie voy, auec horreur, ces vilains ſpectacles des Regnes infortunez, ces productions monſtrüeuſes des mauuais Temps. Temps aueugles, & pleins de tenebres ; Malheureux en Princes, & ſteriles d’Hommes. Et, à voſtre auis, y a-t’il eu de Solitaire ſi eloigné de la Cour, & prenant ſi peu de part aux choſes du Monde, qui ait pû regarder, ſans deſpit, les choſes tellement hors de leur place, & le Monde renuerſé de cette ſorte ? Y a-t’il eu de ſi tranquille Contemplatif, qui ait pû voir ſans emotion, des gens de neant s’emparer de la conduite des grands Eſtats, & s’asseoir au Timon ; bien qu’ils ne deuſſent eſtre qu’à la Rame ? Cela s’est veû neantmoins, & aſſez ſouuent. Le Consulat a eſté profané plus d’vne fois, par des perſonnes infames : Et tel, qui ſous vn autre Regne euſt eſté caché, parmi le Bagage, a eu le commandement de l’Armée.

Mais outre les Euſebes, & les Eutropes, l’Histoire de l’Empire d’Orient ne manque pas de ces Exemples honteux. Elle nous monſtre de miſerables Eunuques, qui n’auoient appris qu’à peigner des femmes, & à filer, erigez tout d’vn coup en Chefs du Conseil, & en Capitaines Generaux. Et d’autres Hiſtoires plus recentes nous produiſent des Barbiers, des Tailleurs, des Valets de chambre, changez du ſoir au matin en Chambellans, en Ambaſſadeurs, &c. employez aux plus importantes negociations & aux plus illuſtres Charges de leur Païs. Ainſi quoy que puiſſe dire noſtre Homme, qui admire tant la Cour, & l’Art de la Cour, l’Ignorance audacieuſe a ſouuent presidé à la conduite des choſes humaines : Quoy qu’il iure qu’il a veû des rayons ſur le viſage de Monſieur le Duc de * * *, cette fauſſe lumiere eſt vne beveuë de ſes yeux, & vne illusion de ſon esprit. Les Sots ont ſouuent tenu la place des Sages, & vn temps a eſté, où ceux qui deuoient dicter les Loix, & prononcer les Oracles, ne ſçauoient, ni lire, ni écrire.

Ce n’eſt pas que leur ſens commun fuſt plus net, pour n’eſtre enueloppé d’aucune connoiſſance eſtrangere. Ils n’auoient, ni les biens naturels, ni les biens acquis : Ils auoient ſeulement ce qui ſuit d’ordinaire les biens naturels & les biens acquis ; ie veux dire la bonne opinion de ſoy-meſme, accompagnée du meſpris d’autruy. Quoy que ce ne ſoit pas la couſtume de ſçauoir les affaires, par reuelation, & qu’il faille les apprendre, par experience, ou deuancer l’experience, par la force du raiſonnement ; ils ſe perſuadoient que l’Authorité ſuppleoit à tout cela, & qu’immediatement apres leur Promotion, Dieu eſtoit obligé de leur enuoyer de l’eſprit, pour bien gouuerner, & de faire valoir l’election du Prince, par la ſubite illumination de ſes Miniſtres.

Il n’en va pas toutefois ainſi : C’eſt tout ce que Dieu a voulu faire, pour les Miniſtres de son Fils vnique, deſquels nous auons dit quelque chose, au commencement de ce Diſcours. Par là il s’eſt moqué de la ſuperbe Philoſophie. Il a confondu la Prudence humaine ; prenant ces Ames neuues & groſſieres, pour eſtre les Confidentes de ſes ſecrets ; les rempliſſant beaucoup, comme dit vn Ancien Chreſtien, parce qu’il y trouua beaucoup de vuide. Il a tiré des cabanes & des boutiques, ceux qu’il vouloit faire Rois & Docteurs des Nations. Il ne faut pas que les autres Ignorans pretendent d’eſtre eſclairez de la ſorte ; ni qu’au lieu de l’eſprit de Prophetie, de l’explication des Eſcritures, & du don des Langues, ils attendent du Ciel, la connoiſſance des choſes paſſées, la penetration dans celles de l’Auenir, la lumiere qui débroüille les intrigues de la Cour, la ſcience de faire la Guerre, & la dexterité de traiter la Paix.

Auſſi d’ordinaire ils reüſiſſent tres-mal, en vne profeſſion qu’ils n’ont point appriſe, & dans l’exercice de laquelle ils ſe ſont iettez indiſcrettement, ſans y apporter aucune preparation de diſcipline ; ſans faire aucun fonds d’experience ; ſans connoiſtre les premiers elemens de la Sageſſe ciuile. Il faut de l’adreſſe & de la methode, pour conduire vn Batteau, & pour mener vn Chariot. Il faut auoir appris les chemins, pour pouuoir ſeruir de Guide. I’ay veû des regles & des preceptes, pour ſe bien acquiter de la charge de Portier, & de celle de Concierge, quoy que ce ſoient deux meſtiers, qui ne sont pas extremement difficiles. Il faut donc apprendre tous les Meſtiers, & eſtudier tous les Arts, iuſques aux moindres, & aux plus aisez ; Et celuy, de conduire le genre humain, n’aura point beſoin d’instruction ? On gouuernera le Monde, au hazard & à l’auanture ? On iouëra, à trois dez, le ſalut des Peuples & des Royaumes ?

C’eſt bien tenir indignement la place de Dieu : C’eſt bien faire le Phaëton en ce Monde, & diſpenſer inegalement la lumiere & la chaleur, ſur la face de la Terre : C’eſt courir fortune d’en brûler vne partie, & de laiſſer geler l’autre. Les Fauoris ignorans courent chaque iour cette fortune, & ſont en ce perpetüel danger ; ie dis de ſe perdre, & de perdre leur Païs, lors meſme qu’ils ont rafiné leur ignorance, par l’vsage de la Cour, & que deux ou trois bons ſuccez, qui viennent de la pure liberalité de Dieu, leur donnent bonne opinion d’eux meſmes, & leur font accroire, qu’ils ont fait le bien qu’ils ont receu.

Toutes leurs actions sont alors des Contre-temps ; ſont de fauſſes meſures d’vne fauſſe regle. Au lieu de ſe ſçauoir arreſter à ce Poinct de l’Occaſion, ſi recherché par les Sages, & ſi necessaire pour la perfection des affaires, ils vont touſiours deuant ou apres : Ou ils le paſſent, ou ils n’y arriuent pas. Aujourd’huy ils declarent la Guerre, par colere ; demain ils demandent la Paix, par laſcheté. Ils flattent les Ennemis naturels de la Patrie, & offensent les anciens Alliez de la Couronne. En Eſpagne ils voudroient donner liberté de conſcience ; en France ils voudroient introduire l’Inquiſition. La Frontiere est nuë, & deſarmée ; & ils fortifient le cœur de l’Eſtat : Il leur prend enuie de raser la Citadelle d’Amiens, & d’en baſtir vne à Orleans.

Mais les Elections qu’ils font des autres, ſont bien dignes de celle qui a eſté faite d’eux. Pour l’Ambaſſade de Rome, ils propoſent au Prince vn bon Capitaine de cheuaux legers, & qui s’eſt signalé en pluſieurs combats. À leur recommandation, on met dans les Finances vn vieux Prodigue, qui en sa ieuneſſe a fait ceſſion de biens, mais qui parle admirablement de l’œconomie. Ils demandent la premiere Charge de la Iuſtice, pour vn homme veritablement de robbe longue, mais celebre, par le peu de connoiſſance qu’il a des Lettres ; mais de la Claſſe de celuy que nos Peres virent à Paris, quand les Ambaſſadeurs de Pologne y arriuerent. Ils firent à cet Homme leur compliment en Latin, & il les pria de l’excuſer, s’il ne leur reſpondoit pas, parce qu’il n’auoit iamais eu la curioſité d’apprendre le Polonnois.

Vous ſouſriez, Monseigneur, & vous vous eſtonnez de la grande Litterature de cet homme de robbe longue. Il faiſoit bien d’autres equiuoques, & on en conte quelques vns, qui ne me ſemblent pas mal-plaisans. Ce fut luy qui crût que Seneque eſtoit vn Docteur de Droit Canon, & que, dans ſes Liures des Benefices, il auoit traitté, à plein fonds, des Matieres Beneficiales. Vn * * * de ce temps-là luy fit accroire, que la Morée eſtoit le Païs des Mores ; & il n’eſt rien de ſi vray, qu’il chercha, dans la Carte, vn iour tout entier la Democratie, & l’Ariſtocratie, penſant les y trouuer, comme la Dalmatie, & la Croatie.

Il fait bon eſtre ſçauant, sous ces Regnes-là, & les Muſes ont beaucoup à eſperer de la protection de pareils Miniſtres. Mais paſſons outre, & ne conſiderons point l’intereſt des Muses, dont le deſtin eſt d’eſtre pauures & mal-traitées, sous toutes ſortes de Regnes, & par toutes ſortes de Ministres.

Ceux-cy ſe connoiſſent en hommes & en affaires, comme vous voyez. Apres auoir diſſipé le revenu de l’Eſtat, en des deſpenses mauuaiſes, ou ridicules ; afin de paroiſtre bons Menagers, ils laiſſent perdre vne occasion importante, faute de cinquante eſcus, qu’ils ne veulent pas qu’on baille, pour faire partir vn Courrier expres. Ils attendent le iour de l’Ordinaire, & s’imaginent que l’Occaſion l’attendra, auſſi bien qu’eux. Vn Docteur Politique qui les a ſifflez, & qui leur a mis, dans la teſte, cinq ou ſix mots de noſtre Tacite, pour les alleguer cent fois le iour ; ſur toutes choses, leur a recommandé le Secret, & la Dissimulation. Cette leçon faitte, ils font myſtere de tout ; ils ne s’expliquent que par des clins d’œil, & par des mouuemens de teſte. Au moins ils ne parlent plus qu’à l’oreille, non pas meſme quand ils loüent leur Maiſtre, & qu’ils diſent, que c’eſt le plus grand Prince de la Terre.

Cette religion du Silence eſt paſſée dans leur eſprit, iuſqu’à vne telle ſuperſtition, qu’ils font ſcrupule de donner les ordres neceſſaires, à ceux qui les doiuent executer ; tant ils ont peur de deſcouurir ce qui a eſté reſolu au Conseil. Ils eſcoutent attentiuement vn Alchimiste, qui leur promet des montagnes d’or : Ils reçoiuent à bras ouuerts vn Banni, qui leur fait aiſée la conqueſte de ſon Païs : Et, ſe repoſant sur la foy de l’vn et de l’autre, ils s’embarquent, dans vne grande Entrepriſe, & commencent vne groſſe Guerre, dont ils ſont las, des le ſecond iour. Ils font mille autres choſes ſemblables. Et ſi ces exemples ne ſont de ce Siecle, ils ſont des Siecles paſſez : S’il n’y a pas eu en France, & en Allemagne, de ces Ignorans preſomptueux, de ces ridicules Tout-puiſſans, il y en a eu en Eſpagne, & en Italie.

La miſere du Temps (il vaut mieux accuſer le Temps que le Prince) Cette miſere publique, qui a fait faire de la monnoye de fer & de cuir ; qui a donné du prix aux plus viles choſes, a mis auſſi en vsage ces gens-là, & les a introduits dans le Cabinet des Rois, où ils ont traiſné auec eux, toutes les ordures de leur naiſſance, & toutes les habitudes vicieuſes, dont les ames seruiles ſont capables. Car c’eſt icy vn Chapitre de leur Hiſtoire, que nous ne deuons pas oublier ; & il eſt certain que leur innocence n’a gueres plus duré à la Cour, que celle du premier Homme, dans le Paradis terreſtre.

D’abord, quoy que peut-eſtre ils ne fuſſent pas nez meſchans, ils ont crû qu’il falloit le deuenir, & ſe ſont desfaits de leur conſcience, pour trauailler, auec moins d’empeſchement, aux affaires de l’Eſtat. Ils ont penſé d’ailleurs, que l’orgueil eſtoit bienſeant à la dignité, que, s’ils paroiſſoient les meſmes qu’auparauant, leur condition ne ſeroit pas tout à fait changée, & que la courtoiſie les remettroit, dans l’egalité, de laquelle ils s’eſtoient tirez, auec tant de peine. Ainſi ils n’ont point apprehendé de tomber, dans la haine, pour euiter le meſpris. Ils ſe ſont fait craindre, ne pouuant ſe faire reſpecter. Ils ont eſtimé, qu’il n’y auoit point de moyen d’effacer la memoire de leur ancienne baſſeſſe, que par l’objet preſent de leur tyrannie ; ni d’empeſcher le Peuple de rire de leurs infirmitez, qu’en l’occupant à pleurer ſes propres maux, & à ſe plaindre de leur cruauté.

Auec ces belles Maximes, & cette Antipolitique, que ie vous ay vn peu eſbauchée, ils ont gouuerné le Monde ; mais ils l’ont gouuerné d’une eſtrange ſorte. Ils ont renuerſé ce qu’ils vouloient ſouſtenir ; Ils ont rompu ce qu’ils auoient deſſein de noüer ; Ils ont fait autant de ruïnes, qu’ils deſiroient faire d’eſtablissemens ; Ils ont gaſté autant de choses, qu’ils en ont maniées. Les cheutes des Princes, & les pertes des Eſtats ont eſté le ſuccez de leur Adminiſtration. S’eſtant ſaiſis de la Puiſſance souueraine, (ie les conſidere derechef, dans leur innocente infirmité) ils en ont vſé, comme les Enfans ſe ſeruent de leurs couteaux, qui s’en bleſſent le plus ſouuent, & en offenſent leurs Meres, & leurs Nourrices.


QVe ſi la temerité de ces gens-là n’a pas touſjours eſté malheureuſe : S’ils ſont arriuez au port, tenant vne route, qui apparemment les en eloignoit ; (car il est certain qu’il ſe voit de ces Miracles, & i’en connois quelques vns qui ſe ſont ſauuez, par des actions qui les deuoient perdre.) Il ne faut pas ſe fier pourtant à cette Felicité aueugle, qui les a guidez : Il faut les regarder, comme des Perſonnes tranſportées d’vne violente imagination, qui paſſent les riuieres en dormant, ſans ſçauoir nager, & courent par les precipices, sans faire vn faux pas. Il faut les admirer, Comme des bestes divines, & ne les pas imiter, comme des personnes raisonnables. Ie tiens ce mot du bon-homme Alexandre Picolomini, lors que ie le fus voir, paſſant à Siene, & que ie le trouuay ſur le lit verd, dont parle Monſieur de Thou.

Si vous eſtes jamais Fauoris (auec la permission de son Alteſſe, i’adreſſeray ma parole à ces deux ieunes Gentilshommes qui m’eſcoutent) ne vous propoſez point de pareils exemples : Ils ſont tres-dangereux, quoy qu’ils ſoient tres-eclatans. Ce sont des Flambeaux allumez ſur les Eſcueils : Ils font faire naufrage aux nouueaux Pilotes. Ce sont des Adreſſes, qui meinent à la mort ceux qui les ſuiuent ; qui ne ſeruent qu’à piper la Poſterité ; qu’à apprendre aux hommes à faillir ; qu’à donner du credit & de la reputation à l’Imprudence.