II

LA VISITE


Après le dîner, M. Dormère se retira au salon et se mit à lire ses journaux qu’il n’avait pas achevés ; les enfants restèrent dehors pour jouer. Mais Geneviève était triste ; elle restait assise sur un banc et ne disait rien. Georges allait et venait en chantonnant ; il avait envie de parler à Geneviève, mais il sentait qu’il avait été lâche et cruel à son égard.

Pourtant, comme il s’ennuyait, il prit courage et s’approcha de sa cousine.

« Veux-tu jouer, Geneviève ? »

Geneviève

Non, Georges, je ne jouerai pas avec toi : tu me fais toujours gronder.

Georges

Je ne t’ai pas fait gronder : je n’ai rien dit.

Geneviève

C’est précisément pour cela que je suis fâchée contre toi. Tu aurais dû dire à mon oncle que c’était toi qui étais cause de tout, et tu m’as laissé accuser et gronder sans rien dire. C’est très mal à toi.

Georges

C’est que,… vois-tu, Geneviève,… j’avais peur d’être grondé aussi ; j’ai peur de papa.

Geneviève

Et moi donc ? J’en ai bien plus peur que toi. Toi, tu es son fils, et il t’aime. Moi, il ne m’aime pas, et je ne suis que sa nièce.

Georges

Oh ! Geneviève, je t’en prie, pardonne-moi ; une autre fois je parlerai ; je t’assure que je dirais tout.

Geneviève

Tu dis cela maintenant ! tu as dit la même chose le jour où le renard a déchiré ma robe avec ses dents. Je ne te crois plus.

Georges

Ma petite Geneviève, je t’en prie, crois-moi et viens jouer. »

Geneviève, un peu attendrie, était sur le point de céder, quand une voiture parut dans l’avenue et, arrivant au grand trot, s’arrêta devant le perron.

Une jeune dame élégante descendit de la calèche, suivie d’une petite fille de huit ans, de l’âge de Geneviève, d’un petit garçon de douze ans, de l’âge de Georges, et d’une grosse petite dame d’environ trente ans, laide, couturée de petite vérole, mais avec une physionomie aimable et bonne qui la rendait agréable.

Ce fut elle qui s’approcha la première de Geneviève.

« Bonjour, ma petite ; comme vous êtes gentille ? Où est donc votre oncle ? Bonjour, Georges. Ah ! comme vous voilà vert ! Une vraie perruche ! Vert de la tête aux pieds. Comment vous laisse-t-on habillé si drôlement ? Ha, ha, ha ! Viens donc voir, Cornélie. Un vrai gresset. Vois donc, Hélène ; ne va pas te mettre comme cela, au moins. »

Mme de Saint-Aimar s’approcha à son tour, embrassa Georges très affectueusement et dit :

« Mais il est très gentil comme cela ! À la campagne, est-ce qu’on fait dix toilettes par jour ? C’est très bien de ne pas avoir de prétentions ; il sera tombé dans l’herbe probablement.

Geneviève

Non, madame, c’est en m’aidant à me tirer des ronces qui me déchiraient, que le pauvre Georges s’est sali et un peu écorché.

Madame de Saint-Aimar

Comme c’est gentil ce que vous dites là, Geneviève. Vois, Louis, comme elle est généreuse ; comme elle excuse gentiment ceux qu’elle aime ! Charmante enfant ! »

Elle embrassa encore Geneviève et entra avec sa grosse cousine dans le salon.

« Bonjour, cher monsieur, dit-elle en tendant la main à M. Dormère. Nous venons d’embrasser vos enfants ; ils sont charmants. »

Mademoiselle Primerose

Bonjour, mon cousin. Quelle drôle de mine a votre garçon ! Comment la bonne le laisse-t-elle arrangé en gresset ? Voulez-vous que j’aille la chercher pour le rhabiller ?

Madame de Saint-Aimar

Qu’est-ce que cela fait, Cunégonde, que l’enfant ait un peu verdi sa veste et son pantalon ? Laisse-le donc tranquille.

M. Dormère

Je vous demande pardon de sa tenue, chère madame ; je crois que ma cousine a raison de vouloir lui faire changer de vêtements…

Madame de Saint-Aimar

Mais non, mais non, cher voisin ; Geneviève nous a bien gentiment expliqué que c’était par bonté pour elle, pour la tirer d’un fourré de ronces, qu’il avait mis du désordre dans ses vêtements ; c’est très honorable.

Mademoiselle Primerose

Laissez-moi faire, mon cher cousin. Je vais arranger tout cela. »

La cousine Primerose, sans attendre la réponse de M. Dormère, sortit du salon et monta lestement chez la bonne.

Mademoiselle Primerose

Bonjour, ma chère Pélagie ; je viens vous avertir que Georges n’est pas tolérable avec ses habits tout verts. Il faut que vous le fassiez changer de tout ; la petite est très propre ; vous la soignez celle-là, c’est bien ; mais vous négligez trop le garçon ; il est tout honteux de sa verdure ; il ne lui manque que des plumes pour être perruche ou perroquet.

Pélagie

Je ne savais pas, mademoiselle, que Georges eût besoin d’être changé. La petite était rentrée avec sa robe en lambeaux, mais Georges n’est pas venu.

Mademoiselle Primerose

Ah ! pourquoi cela ?

Pélagie

Je n’en sais rien, mais je vais le chercher.

Mademoiselle Primerose

J’y vais avec vous, ma bonne Pélagie ; nous lui ferons raconter la chose. »

Mlle Primerose, enchantée d’apprendre du nouveau pour en faire quelque commérage, descendit l’escalier plus vite que la bonne et parut au milieu des enfants, qui jouaient au croquet.

« Venez vite, cria-t-elle à Georges ; votre bonne vous cherche pour vous habiller. Mais venez donc ; vous nous raconterez ce qui vous est arrivé.

Georges

Il ne m’est rien arrivé du tout ; je n’ai rien à raconter, ma cousine.

Mademoiselle Primerose

Si j’en crois un mot, je veux bien être pendue. Va, va t’habiller ; nous nous passerons bien de toi, mon garçon. Je vais prendre ton jeu au croquet ; et sois tranquille, je te gagnerai ta partie. »

Georges, étonné et ennuyé, obéit pourtant à la bonne, qui l’appelait. Pendant sa courte absence, Mlle Primerose ne perdit pas son temps ; en jouant au croquet aussi lourdement et maladroitement que le faisait supposer sa grosse taille, elle questionna habilement Geneviève et apprit ainsi ce qui s’était passé, excepté le mécontentement de M. Dormère et le vilain rôle qu’avait joué Georges en présence de son père.

Quand Georges revint, elle lui remit son maillet du croquet.

Mademoiselle Primerose

Je n’ai pas eu de bonheur, mon ami ; j’ai perdu votre partie. Mais j’ai gagné à votre absence de savoir toute votre aventure du bois et des fraises. »

Georges devint très rouge ; il lança un regard furieux à la pauvre Geneviève. Mlle Primerose retourna au salon, pendant que les enfants recommençaient une partie de croquet.

« Mon cher cousin, dit-elle en entrant au salon, je viens justifier le pauvre Georges ; je sais toute l’histoire : il ne mérite pas d’être grondé pour avoir sali ses habits ; au contraire, il mérite des éloges, car c’est en secourant Geneviève, qui ne pouvait sortir des ronces où elle était imprudemment entrée, qu’il s’est verdi à l’état de gresset.

M. Dormère

Je le sais, ma cousine, et je n’ai pas grondé Georges.

Mademoiselle Primerose

Mais… qui avez-vous donc grondé, car vous avez grondé quelqu’un ?

M. Dormère

J’ai grondé Geneviève, qui méritait d’être grondée.

Mlle Primerose jouant au croquet.
Mademoiselle Primerose

Qu’a-t-elle donc fait, la pauvre fille ?

M. Dormère

C’est elle qui a poussé, presque obligé Georges à entrer dans le bois pour manger des fraises, comme si elle n’en avait pas assez dans le jardin, et plus tard c’est elle qui a voulu revenir au travers des ronces.

Mademoiselle Primerose

Ta, ta, ta. Qu’est-ce que vous dites donc, mon pauvre cousin ; c’est au contraire elle qui ne voulait pas, et c’est Georges qui l’a voulu. Je vois que vous n’êtes pas bien informé de ce qui se passe chez vous. Moi qui suis ici depuis une demi-heure, je suis plus au courant que vous.

M. Dormère

Me permettez-vous de vous demander, ma cousine, par qui vous avez été si bien informée ?

Mademoiselle Primerose

Par Geneviève elle-même.

M. Dormère

Je ne m’étonne pas alors que l’histoire vous ait été contée de cette manière ; Geneviève a toujours le triste talent de tout rejeter sur Georges.

Mademoiselle Primerose

Mais, au contraire ; elle a parlé de Georges avec éloge, avec grand éloge, et si je vous en ai parlé, c’est qu’elle m’avait avoué que vous n’étiez pas content et je croyais que c’était Georges que vous aviez grondé. Et par le fait il le méritait un peu, quoi qu’en dise Geneviève. »

M. Dormère, un peu surpris, ne répondit pas, pour ne pas accuser Georges, dont il comprit enfin le silence. Mlle Primerose retourna près des enfants pour tâcher de mieux éclaircir l’affaire, qui lui semblait un peu brouillée du côté de Georges.

Elle trouva Geneviève en larmes ; Georges boudait dans un coin ; Louis et Hélène cherchaient à consoler Geneviève.

Mademoiselle Primerose

Eh bien ! eh bien ! qu’y a-t-il encore ? qu’est-ce que c’est ?

— Ce n’est rien, ma cousine ; je me suis fait mal à la jambe, répondit Geneviève en essuyant ses larmes.

Mademoiselle Primerose

Et pourquoi Georges boude-t-il tout seul près du mur ?

Hélène

Parce que, Louis et moi, nous lui avons dit qu’il était méchant et que nous ne voulions plus jouer avec lui.

Mademoiselle Primerose

Pourquoi lui avez-vous dit cela ?

Louis

Parce qu’après avoir dit beaucoup de choses désagréables à la pauvre Geneviève, qui ne lui répondait rien, il lui a donné un grand coup de maillet dans les jambes. Hélène et moi, nous nous sommes fâchés ; nous avons chassé Georges et nous sommes revenus consoler la pauvre Geneviève qui pleurait.

Mademoiselle Primerose

Méchant garçon, va ! Tu mériterais que j’aille raconter tout cela à ton père, qui te croit si bon.

Geneviève, effrayée.

Non, non, ma cousine, ne dites rien à mon oncle : il punirait le pauvre Georges.

Mademoiselle Primerose

Punir Georges ! ton oncle ! Laisse donc ! il gronderait à peine.

Geneviève

Et puis, ma cousine, Georges n’a pas fait exprès de me taper. J’étais trop près de sa boule, et il m’a attrapé la jambe au lieu de la boule.

Mademoiselle Primerose

Ça m’a l’air d’une mauvaise excuse. Voyons, Georges, parle ; est-ce vrai ce que dit Geneviève ?

Georges, très bas.

Oui, ma cousine.

Mademoiselle Primerose

Alors pourquoi n’es-tu pas venu l’embrasser et lui demander pardon ?

Georges

Je n’ai pas eu le temps ; Louis et Hélène se sont jetés sur moi en me disant : « Méchant, vilain, va-t’en ! » Et ils m’ont chassé.

Mademoiselle Primerose

Tant mieux pour toi si tu dis vrai. Et si tu mens, tu es encore plus méchant que ne le croient Louis et Hélène. Allons, embrassez-vous et que tout soit fini. »

Geneviève alla au-devant de Georges qui s’approchait d’elle pour l’embrasser ; et la cousine, au lieu de retourner au salon, monta chez la bonne pour la questionner sur Georges, dont elle commençait à n’avoir pas très bonne opinion.

Les enfants recommencèrent à jouer au croquet, mais le jeu fut moins gai. Georges comprenait qu’on n’avait pas cru ce qu’il disait : il se sentait mal à l’aise. Louis et Hélène conservaient leur humeur contre Georges ; et Geneviève était triste de le voir méchant et menteur. Louis et Hélène la vengeaient en donnant tort à Georges dans tous les coups incertains du jeu.

Une heure après, Mme de Saint-Aimar demanda sa voiture et partit avec Mlle Primerose, Louis et Hélène. M. Dormère accompagnait ces dames.

Madame de Saint-Aimar

Ainsi donc, à après-demain, nous vous attendons à déjeuner avec vos enfants ; soyez exact : à onze heures et demie.

M. Dormère

Je n’y manquerai pas, chère madame. Adieu, ma cousine.

Mademoiselle Primerose

Adieu, mon cousin ; et soyez de plus belle humeur : aujourd’hui vous avez l’air d’un pacha qui va faire couper des têtes.

Madame de Saint-Aimar

Quelles idées vous avez, Cunégonde. M. Dormère a, comme toujours, l’air aimable et bon.

Mademoiselle Primerose

Surtout dans ce moment-ci, où il fronce le sourcil comme un sultan. »

La voiture partit, et mademoiselle Primerose raconta à son amie la méchanceté de Georges et ce qu’elle croyait être une excuse mensongère. Mme de Saint-Aimar prit parti pour Georges, tout en se gardant d’accuser Geneviève.

Une discussion un peu vive s’engagea entre les deux amies : toutes deux commençaient à se fâcher.

Madame de Saint-Aimar, vivement.

Je persiste à croire Georges aussi bon que sa cousine.

Mademoiselle Primerose

Et moi, ma chère, mon opinion est que Geneviève est un ange de bonté et de douceur, et que Georges est méchant et ne perd pas une occasion de lui faire du tort et de dire du mal de cette pauvre enfant à mon cousin, qui est injuste et trop sévère pour elle.

Louis

Moi aussi, je crois cela.

Hélène

Et moi aussi ; et je n’aime pas Georges.

Madame de Saint-Aimar

Taisez-vous, petits nigauds ; je ne veux pas que vous parliez ainsi d’un voisin que j’estime et de son fils que j’aime.

Louis

Je n’ai pas dit de mal, maman ; j’ai seulement dit : « Moi aussi. »

Madame de Saint-Aimar

C’est comme si tu avais répété tout ce qu’a dit Cunégonde.

Hélène

Mais si Mlle Primerose…

Madame de Saint-Aimar

Tais-toi, je te dis. Je ne veux pas que vous disiez ni répétiez des choses qui peuvent me brouiller avec M. Dormère. Se terres touchent aux miennes ; c’est commode pour se voir, et j’y tiens. »

Personne ne répondit ; Mlle Primerose lança aux enfants des regards qui semblaient dire : « Continuez à penser comme moi, mes enfants ; Georges est méchant et M. Dormère est injuste. »