Apologie à Guillaume de Saint-Thierry/Chapitre I


Traduction par Abbé Charpentier.
Librairie de Louis Vivès, éditeur (2p. 286-288).

Chapitre premier.

première partie. Saint Bernard proteste que lui et les siens sont très-éloignés de blâmer un ordre religieux quelconque.

Contre les critiques des Cisterciens.

Au vénérable Père Guillaume, le frère Bernard, serviteur inutile des frères de Clairvaux, salut en Notre-Seigneur.

1. Jusqu’à ce jour, ou je n’ai pas cédé à vos instances quand vous me pressiez d’écrire, ou bien je ne l’ai fait qu’à regret ; ce n’est pas que je ne tinsse aucun compte de vos ordres, mais c’est qu’il y eût eu présomption de ma part, ignorant comme je le suis, de m’y conformer. Mais aujourd’hui, pressé de le faire par de nouveaux motifs, je me sens enhardi par la nécessité, et, cédant au besoin de satisfaire tant bien que mal à ma douleur, je laisse de côté toutes mes anciennes appréhensions. Comment en effet pourrais-je vous entendre, en silence, vous plaindre de ce que, dit-on, nous qui sommes les plus misérables des hommes, semblables à ceux que l’Apôtre nous montre couverts de haillons, ceints d’une corde et vivant au fond des

cavernes, nous nous permettions de juger le monde et, qui pis est, de nous attaquer à votre glorieux ordre et aux saints personnages qui y mènent une vie digne de louanges, et, du fond de notre Il n’est pas bien à des religieux d’une stricte observance de dire du mal des autres religieux. obscurité, insultions aux lumières mêmes du monde ? Est-il possible que, sous la peau des brebis, nous cachions ainsi, je ne dis pas des loups ravissants, mais des puces piquantes, des insectes destructeurs pour ronger en secret la vie de saints personnages que nous n’osons point attaquer en face, quand, au lieu d’articuler nos blâmes à haute et intelligible voix, nous préférons recourir contre eux aux chuchotements de la détraction ? Si cela est, que nous sert-il d’être tous les jours comme livrés à une mort inutile et semblables à des brebis destinées à la boucherie (Ps. xliii, 22) ? Oui s’il nous arrive de nous élever, par un orgueil pharisaïque, contre le reste des hommes et, qui pis est, contre des gens bien meilleurs que nous, à quoi bon nos abstinences, nos jeûnes, nos veilles, le travail des mains, ces vêtements pauvres et différents de ceux des autres et toutes les austérités de notre vie ? Ne serait-ce donc que pour être vus des hommes que nous pratiquons tout cela ? En ce cas, c’est de nous que le Christ lui-même a dit : « En vérité, je vous le déclare, ces gens-là ont reçu leur récompense (Matth., vi, 5). » Si nous n’espérons en Jésus-Christ que pour cette vie, n’est-il pas vrai que nous sommes les plus malheureux des hommes (1 Corinth., xv, 19) ? Or n’est-ce pas seulement pour cette vie que nous mettons notre espérance en lui, si nous n’attendons à son service rien de plus qu’une gloire temporelle ?

2. Quelle triste chose ce serait que de voir un néant comme moi se donner tant de mal et prendre On est bien à plaindre quand on manque d’humilité. tant de peine afin de n’être pas, ou plutôt afin de ne point paraître semblable au reste des hommes pour arriver à recevoir la même récompense, disons mieux, pour finir par être plus sévèrement puni qu’eux. N’y a-t-il donc pas un chemin plus facile pour aller à l’enfer ? et, pour tant faire que d’y descendre, pourquoi ne pas prendre la voie que suit la foule, la voie large qui conduit à la mort ? Pourquoi ne pas commencer par se donner du bon temps, en ce monde, au lieu de se préparer, par une vie de privations, à une vie de douleur ? Combien moins à plaindre sont ceux qui ne songent même pas à la mort, que les maux présents touchent à peine, qui ignorent ce que c’est que la peine et les tourments que se donnent les autres hommes (Ps. lxxii, 4) ! Tout pécheurs qu’ils sont et quoique destinés aux supplices de l’éternité pour les joies qu’ils ont goûtées dans le temps, toujours est-il que, dans cette vie, ils ont nagé au milieu de l’abondance et des richesses. Je plains ceux qui portent, non leur propre croix, comme le Sauveur, mais la croix d’un autre, comme le Cyrénéen de l’Évangile (Matth., xxvii, 32). C’est un malheur de jouer de la guitare, non sur sa propre guitare, comme ceux dont il est parlé dans l’Apocalypse (Apoc., xiv, 2), mais comme les comédiens, sur des guitares étrangères. Pour moi, les pauvres orgueilleux sont bien des fois à plaindre, et je déclare deux et trois fois malheureux ceux qui portent la croix de Jésus-Christ, sans marcher à sa suite, et qui ne partagent point l’humilité de celui dont ils partagent les humiliations.

3. En effet, n’est-ce pas un double supplice que de se tourmenter pendant cette vie pour une gloire temporelle et de se préparer, dans l’autre, par un secret orgueil, d’éternels châtiments ? de souffrir avec Jésus-Christ et de ne point régner avec lui ? de suivre le Sauveur dans sa pauvreté et de ne pas le suivre dans sa gloire ? de boire au torrent pendant la route et de ne jamais lever la tête dans la patrie ? enfin de pleurer maintenant et de ne devoir jamais être consolé ? Mais il n’y a rien de plus juste qu’il en soit ainsi. Qu’est-ce, en effet, que l’orgueil vient faire sous les humbles livrées du Christ ? La malice des hommes n’a-t-elle pas de quoi se parer sans toucher aux langes dont l’enfance du Seigneur se revêtit ? Et puis, comment l’hypocrite arrogance peut-elle venir s’enfermer dans l’étable de Jésus et y remplacer les vagissements de l’innocence par les sourds murmures de la détraction ? Ne trouvez-vous pas que ces monstres d’orgueil, comme parle Feindre la pauvreté c’est commettre deux fautes à la fois. le Psalmiste (Ps. lxxii, 6 et 7), dont l’iniquité semble née de leur graisse, sont mieux cachés sous leurs crimes et leur perversité que nous ne le sommes nous-mêmes sous les dehors d’une sainteté mensongère ? Je ne sache rien de plus mal que de se donner des airs de sainteté quand on n’est qu’un impie ; n’est-ce point, en effet, deux impiétés pour une, que d’ajouter le mensonge à l’impiété ? Mais quoi ? J’ai bien peur d’être suspecté d’un pareil vice, sinon par vous, mon frère, par vous, dis-je, qui me connaissez aussi bien qu’il est donné à un homme, dans les ténèbres de ce monde, d’en connaître un autre, et qui savez parfaitement, je n’en puis douter, quelle est au fond ma pensée sur le sujet qui nous occupe, du moins par ceux qui ne me connaissent pas aussi bien que vous et qui n’ont jamais eu l’occasion de m’entendre comme vous m’avez entendu vous-même. Ne pouvant aller me justifier auprès de tout le monde, je prends le parti de vous écrire ce qui a été bien souvent le sujet de nos entretiens, afin de vous mettre entre les mains le moyen de convaincre ceux qui m’accusent, de la vérité des sentiments que vous me connaissez ; car je ne crains pas de mettre sous les yeux de tous, ce que je vous ai confié dans nos entretiens sur ce sujet.