Paul Ollendorff (Tome 2p. 57-68).
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Des bruits inquiétants commençaient à se répandre. On disait que le crédit de la banque était entamé. Le banquier avait beau affecter une grande assurance avec ses clients, certains plus soupçonneux redemandèrent leurs fonds, sous un prétexte ou sous un autre. M. Jeannin se sentit perdu ; il se défendit en désespéré, jouant de l’indignation, se plaignant avec hauteur, avec amertume, qu’on se défiât de lui ; il alla jusqu’à faire à d’anciens clients des scènes violentes, qui le coulèrent définitivement dans l’opinion. Les demandes de remboursement affluèrent. Acculé, aux abois, il perdit complètement la tête. Il fit un court voyage, alla jouer ses derniers billets de banque dans une ville d’eaux voisine, se fit tout rafler en un quart d’heure, et revint.

Son départ inopiné avait achevé de bouleverser la petite ville, où l’on disait déjà qu’il était en fuite ; et Mme Jeannin avait eu grand’peine à tenir tête à l’inquiétude furieuse des gens : elle les suppliait de prendre patience, elle leur jurait que son mari allait revenir. Ils n’y croyaient guère, bien que de toutes leurs forces ils voulussent y croire. Aussi, quand on sut qu’il était revenu, ce fut un soulagement général : beaucoup ne furent pas loin de croire qu’ils s’étaient inquiétés à tort, et que les Jeannin étaient bien trop malins pour ne pas se tirer toujours d’un mauvais pas, en admettant qu’ils y fussent tombés. L’attitude du banquier confirmait cette impression. Maintenant qu’il n’avait plus de doute sur ce qu’il lui restait à faire, il semblait fatigué, mais très calme. Sur l’avenue de la gare, en descendant du train, il causa tranquillement avec quelques amis qu’il rencontra, de la campagne qui manquait d’eau depuis des semaines, des vignes qui étaient superbes, et de la chute du ministère qu’annonçaient les journaux du soir.

Arrivé à la maison, il feignit de ne point tenir compte de l’agitation de sa femme, accourue auprès de lui, en l’entendant rentrer, et qui lui racontait avec une volubilité confuse ce qui s’était passé pendant son absence. Elle tâchait de lire sur ses traits s’il avait réussi à détourner le danger inconnu ; elle ne lui demanda pourtant rien, par orgueil : elle attendait qu’il lui en parlât le premier. Mais il ne dit pas un mot de ce qui les tourmentait tous deux. Il écarta silencieusement le désir qu’elle avait de se confier à lui, et d’attirer ses confidences. Il parla de la chaleur, de sa fatigue, il se plaignit d’un mal de tête fou ; et l’on se mit à table, comme à l’ordinaire.

Il causait peu, las, absorbé, le front plissé ; il tapotait des doigts sur la nappe ; il s’efforçait de manger, se sachant observé, et regardait avec des yeux vagues et lointains ses enfants intimidés par le silence, et sa femme raidie dans son amour-propre blessé, qui, sans le regarder, épiait tous ses gestes. Vers la fin du dîner, il sembla se réveiller ; il essaya de causer avec Antoinette et avec Olivier ; il leur demanda ce qu’ils avaient fait, pendant son voyage ; mais il n’écoutait pas leurs réponses, il n’écoutait que le son de leur voix ; et, bien qu’il eût les yeux fixés sur eux, son regard était ailleurs. Olivier le sentait : il s’arrêtait au milieu de ses petites histoires, et il n’avait pas envie de continuer. Mais chez Antoinette, après un moment de gêne, la gaieté avait pris le dessus : elle bavardait, comme une pie joyeuse, posant sa main sur la main de son père, ou lui touchant le bras, pour qu’il écoutât bien ce qu’elle lui racontait. M. Jeannin se taisait ; ses yeux allaient d’Antoinette à Olivier, et le pli de son front se creusait de plus en plus. Au milieu d’un récit de la fillette, il n’y tint plus, il se leva de table, et il alla vers la fenêtre, pour cacher son émotion. Les enfants plièrent leurs serviettes, et se levèrent aussi. Mme Jeannin les envoya jouer au jardin ; on les entendit aussitôt se poursuivre dans les allées, en poussant des cris aigus. Mme Jeannin regardait son mari, qui lui tournait le dos, et elle allait autour de la table, comme pour ranger quelque chose. Brusquement, elle se rapprocha de lui, et lui dit, d’une voix étouffée par la peur que les domestiques n’entendissent, et par sa propre angoisse :

— Enfin, Antoine, qu’est-ce que tu as ? Tu as quelque chose… Si ! tu caches quelque chose… Est-ce qu’il y a un malheur ? Est-ce que tu es souffrant ?

Mais M. Jeannin, encore une fois, l’écarta, en haussant les épaules avec impatience, et disant d’un ton dur :

— Non ! Non, je te dis ! Laisse-moi !

Elle s’éloigna, indignée ; elle se disait, dans sa colère aveugle, qu’il pouvait bien arriver n’importe quoi à son mari, qu’elle ne s’en inquiéterait plus.

M. Jeannin descendit au jardin. Antoinette continuait ses folies, et houspillait son frère, afin de le faire courir. Mais l’enfant déclara tout à coup qu’il ne voulait plus jouer ; et il s’accouda sur le mur de la terrasse, à quelques pas de son père. Antoinette essaya de le taquiner encore ; mais il la repoussa, en boudant : alors, elle lui dit quelques impertinences ; et, puisqu’il n’y avait plus rien à faire ici pour s’amuser, elle rentra à la maison, et se mit à son piano.

M. Jeannin et Olivier restaient seuls.

— Qu’est-ce que tu as, petit ? Pourquoi ne veux-tu plus jouer ? demanda le père, doucement.

— Je suis fatigué, papa.

— Bien. Alors, asseyons-nous un peu sur le banc, tous les deux.

Ils s’assirent. Une belle nuit de septembre. Le ciel limpide et obscur. L’odeur sucrée des pétunias se mêlait à l’odeur fade et un peu corrompue du canal sombre, qui dormait au pied du mur de la terrasse. Des papillons du soir, de grands sphinx blonds, battaient des ailes autour des fleurs, avec un ronflement de petit rouet. Les voix calmes des voisins assis devant leurs portes, de l’autre côté du canal, résonnaient dans le silence. Dans la maison, Antoinette jouait sur son piano des cavatines à fioritures italiennes. M. Jeannin tenait la main d’Olivier dans sa main. Il fumait. L’enfant voyait dans l’obscurité qui lui dérobait peu à peu les traits de son père la petite lumière de la pipe, qui se rallumait, s’éteignait par bouffées, se rallumait, finit par s’éteindre tout à fait. Ils ne causaient point. Olivier demanda le nom de quelques étoiles. M. Jeannin, assez ignorant des choses de la nature, comme presque tous les bourgeois de province, n’en connaissait aucun, à part les grandes constellations, que personne n’ignore ; mais il feignit de croire que c’était de celles-là que l’enfant s’informait ; et il les lui nomma. Olivier ne réclama point : il avait toujours plaisir à les entendre nommer, et à répéter à mi-voix leurs beaux noms mystérieux. D’ailleurs, il cherchait moins à savoir qu’à se rapprocher instinctivement de son père. Ils se turent. Olivier, la tête appuyée au dossier du banc, la bouche ouverte, regardait les étoiles ; et il s’engourdissait : la tiédeur de la main de son père le pénétrait. Brusquement, cette main se mit à trembler. Olivier trouva cela drôle, et dit, d’une voix riante et ensommeillée :

— Oh ! comme ta main tremble, papa !

M. Jeannin retira sa main.

Après un moment, Olivier, dont la petite tête continuait à travailler toute seule, dit :

— Est-ce que tu es fatigué, aussi, papa ?

— Oui, mon petit.

La voix affectueuse de l’enfant reprit :

— Il ne faut pas tant te fatiguer, papa.

M. Jeannin attira à lui la tête d’Olivier, et l’appuya contre sa poitrine, en murmurant :

— Mon pauvre petit !…

Mais déjà les pensées d’Olivier avaient pris un autre cours. L’horloge de la tour sonnait huit heures. Il se dégagea, et dit :

— Je vais lire.

Le jeudi, il avait la permission de lire, une heure après dîner, jusqu’au moment de se coucher : c’était son plus grand bonheur ; et rien au monde n’eût été capable de lui en faire sacrifier une minute.

M. Jeannin le laissa partir. Il se promena encore, de long en large, sur la terrasse obscure. Puis il rentra, à son tour.

Dans la chambre, autour de la lampe, les enfants et la mère étaient réunis. Antoinette cousait un ruban à un corsage, sans cesser un instant de parler ou de chantonner, au grand mécontentement d’Olivier, qui, assis devant son livre, les sourcils froncés et les coudes sur la table, s’enfonçait les poings dans les oreilles pour ne rien entendre. Mme Jeannin ravaudait des bas, et causait avec la vieille bonne, qui, debout à côté d’elle, lui faisait le compte des dépenses de la journée, et profitait de l’occasion pour bavarder un peu ; elle avait toujours des histoires amusantes à raconter, dans un argot impayable, qui les faisait éclater de rire, et qu’Antoinette s’efforçait d’imiter. M. Jeannin les regarda en silence. Personne ne fit attention à lui. Il resta indécis, un moment, il s’assit, prit un livre, l’ouvrit au hasard, le referma, se leva : décidément, il ne pouvait rester. Il alluma une bougie, et leur dit bonsoir. Il s’approcha des enfants, les embrassa avec émotion : ils y répondirent distraitement, sans lever les yeux vers lui, — Antoinette occupée de son ouvrage, et Olivier de son livre. Olivier n’écarta même pas ses mains de ses oreilles, et grogna un bonsoir ennuyé, en continuant sa lecture : — (quand il lisait, un des siens fût tombé dans le feu, qu’il ne se serait pas dérangé.) — M. Jeannin sortit de la chambre. Il s’attardait encore dans la salle à côté. Sa femme vint peu après, la bonne étant partie, pour ranger des draps dans une armoire. Elle fit semblant de ne pas le voir. Il hésita, puis vint à elle, et lui dit :

— Je te demande pardon. Je t’ai parlé un peu brusquement, tout à l’heure.

Elle avait envie de lui dire :

— Mon pauvre homme, je ne t’en veux pas ; mais qu’est-ce que tu as donc ? Dis-moi donc ce qui te fait souffrir.

Mais elle dit, trop heureuse de prendre sa revanche :

— Laisse-moi tranquille ! Tu es d’une brutalité odieuse avec moi. Tu me traites, comme tu ne traiterais pas une domestique.

Et elle continua sur ce ton, énumérant ses griefs avec une volubilité âpre et rancunière.

Il eut un geste lassé, sourit amèrement, et la quitta.