Paul Ollendorff (Tome 2p. 46-56).
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Cependant, la catastrophe arrivait. Tôt ou tard, il en vient toujours une dans la vie de ces vieilles familles bourgeoises, qui depuis des siècles sont incrustées dans le même carré de terre, et en ont épuisé tous les sucs. Elles sommeillent tranquillement, et se croient aussi éternelles que le sol qui les porte. Mais le sol est mort sous elles, et il n’y a plus de racines : il suffit d’un coup de pioche pour tout arracher. Alors, on parle de malechance, de malheur imprévu. Il n’y eût pas eu de malechance, si l’arbre eût été plus résistant ; ou, du moins, l’épreuve n’eût fait que passer, comme une tourmente, qui arrache quelques branches, mais n’ébranle point l’arbre.

Le banquier Jeannin était faible, confiant, un peu vaniteux. Il aimait jeter de la poudre aux yeux, et confondait volontiers « être » avec « paraître ». Il dépensait beaucoup, à tort et à travers, sans que ces gaspillages, il est vrai, que les habitudes d’économie séculaire venaient modérer, par accès de remords, — (il dépensait un stère de bois, et lésinait sur une allumette) — vinssent sérieusement entamer son avoir. Il n’était pas non plus très prudent dans ses affaires. Il ne refusait jamais de prêter de l’argent à des amis ; et ce n’était pas bien difficile d’être de ses amis. Il ne prenait même pas toujours la peine de se faire donner un reçu ; il tenait un compte négligent de tout ce qu’on lui devait, et qu’il ne réclamait guère, si on ne le lui offrait point. Il comptait sur la bonne foi des autres, comme il entendait qu’on comptât sur la sienne. Il était d’ailleurs plus timide que ne l’eussent laissé croire ses manières toutes rondes et sans façon. Jamais il n’eût osé éconduire certains quémandeurs indiscrets, ni manifester ses craintes au sujet de leur solvabilité. Il y mettait de la bonté et de la pusillanimité. Il ne voulait froisser personne, et il craignait un affront. Alors, il cédait toujours. Et, pour se donner le change, il le faisait avec entrain, comme si c’était lui rendre service que prendre son argent. Il n’était pas loin de le croire : son amour-propre et son optimisme lui persuadaient aisément que toute affaire qu’il faisait était une bonne affaire.

Ces façons d’agir n’étaient pas pour lui aliéner les sympathies des emprunteurs ; il était adoré des paysans, qui savaient qu’ils pouvaient toujours avoir recours à son obligeance, et qui ne s’en faisaient point faute. Mais la reconnaissance des gens — voire des braves gens — est un fruit qu’il faut cueillir à temps. Si on le laisse vieillir sur l’arbre, il ne tarde pas à moisir. Quand quelques mois étaient passés, les obligés de M. Jeannin s’habituaient à penser que ce service leur était dû ; et même, ils avaient un penchant à croire que, pour que M. Jeannin eût manifesté tant de plaisir à les aider, il fallait qu’il y eût trouvé son intérêt. Les plus délicats se croyaient quittes — sinon de leur dette, au moins de leur reconnaissance, — avec un lièvre qu’ils avaient tué, ou un panier d’œufs de leur poulailler, qu’ils venaient offrir au banquier, le jour de la foire du pays.

Comme jusqu’à présent il ne s’était agi, en définitive, que de petites sommes, et que M. Jeannin n’avait eu affaire qu’à d’assez honnêtes gens, il n’y avait pas eu grand inconvénient à cela : les pertes d’argent, — dont le banquier ne soufflait mot à qui que ce fût, — étaient minimes. Mais ce fut autre chose, du jour où M. Jeannin se trouva sur le chemin d’un certain intrigant, qui lançait une grande affaire industrielle, et qui avait eu vent de la complaisance du banquier et de ses ressources financières. Ce personnage aux manières importantes, qui était décoré de la Légion d’honneur, et se disait l’ami de deux ou trois ministres, d’un archevêque, d’une collection de sénateurs, de notoriétés variées du monde des lettres ou de la finance, et d’un journal omnipotent, sut merveilleusement prendre le ton autoritaire et familier, qui convenait à son homme. À titre de recommandation, il exhibait, avec une grossièreté qui eût pu mettre en éveil quelqu’un de plus fin que M. Jeannin, les lettres de compliments banals qu’il avait reçues de ces illustres connaissances, pour le remercier d’une invitation à dîner, ou pour l’inviter à leur tour : car on sait que les Français ne sont jamais chiches de cette monnaie épistolaire, ni regardants à accepter la poignée de main et les dîners d’un individu qu’ils connaissent depuis une heure, — pourvu seulement qu’il les amuse et qu’il ne leur demande point leur argent. Encore en est-il beaucoup qui ne le refuseraient pas à leur nouvel ami, si d’autres faisaient de même. Et ce serait bien de la malechance pour un homme intelligent, qui cherche à soulager son prochain de l’argent qui l’embarrasse, s’il ne finissait par trouver un premier mouton qui consentît à sauter, pour entraîner les autres. — N’y eût-il pas eu d’autres moutons avant lui, M. Jeannin eût été celui-là. Il était de la bonne espèce porte-laine, qui est faite pour qu’on la tonde. Il fut séduit par les belles relations, par la faconde, par les flatteries de son visiteur, et aussi par les premiers bons résultats que donnèrent ses conseils. Il risqua peu, d’abord, et avec succès ; alors, il risqua beaucoup ; et puis, il risqua tout : non seulement son argent, mais celui de ses clients. Il se gardait bien de les en aviser : il était sûr de gagner ; il voulait les éblouir par les services rendus.

L’entreprise sombra. Il l’apprit d’une façon indirecte par un de ses correspondants parisiens, qui lui disait un mot, en passant, du nouveau krach, sans se douter que Jeannin était une des victimes : car le banquier n’avait parlé de rien à personne ; avec une inconcevable légèreté, il avait négligé — évité, semblait-il, — de prendre conseil auprès de ceux qui étaient capables de le renseigner ; il avait tout fait en secret, infatué de son infaillible bon sens, et il s’était contenté des plus vagues renseignements. Il y a de ces aberrations dans la vie : on dirait qu’à certains moments, il faille absolument qu’on se perde : il semble qu’on ait peur que quelqu’un vous vienne en aide ; on fuit tout conseil qui pourrait vous sauver, on se cache, on se hâte avec un empressement fébrile, afin de pouvoir faire le grand plongeon tout à son aise.

M. Jeannin courut à la gare, et, le cœur broyé d’angoisse, il prit le train pour Paris. Il allait à la recherche de son homme. Il se flattait encore de l’espoir que les nouvelles étaient fausses, ou du moins exagérées. Naturellement, il ne trouva point l’homme, et il eut confirmation du désastre, qui était aussi complet que possible. Il revint, affolé, cachant tout. Personne ne se doutait de rien encore. Il tâcha de gagner quelques semaines, quelques jours. Dans son incurable optimisme, il s’efforçait de croire qu’il trouverait un moyen de réparer, sinon ses pertes, celles qu’il avait fait subir à ses clients. Il essaya de divers expédients, avec une précipitation maladroite, qui lui eût enlevé toute chance de réussir, s’il avait pu en avoir. Les emprunts qu’il demanda à faire lui furent partout refusés. Les spéculations hasardeuses, où, en désespoir de cause, il engagea le peu qui lui restait, achevèrent de le perdre. Dès lors, ce fut un changement complet dans son caractère. Il tomba dans un état de terreur effrayant : il ne parlait de rien ; mais il était aigri, violent, dur, horriblement triste. Encore, quand il était avec des étrangers, continuait-il à simuler la gaieté ; mais il n’échappait à personne qu’il était changé : on l’attribuait à sa santé. Avec les siens, il se surveillait moins ; et ils avaient remarqué tout de suite qu’il cachait quelque chose de grave. Il n’était plus reconnaissable. Tantôt il faisait irruption dans une chambre, et il fouillait un meuble, jetant tous les papiers sens dessus dessous sur le parquet, et se mettant dans des rages folles, parce qu’il ne trouvait rien, ou qu’on voulait l’aider. Puis, il restait perdu au milieu de ce désordre ; et, quand on lui demandait ce qu’il cherchait, il ne le savait plus lui-même. Il ne paraissait plus s’intéresser aux siens ; ou il les embrassait, avec les larmes aux yeux. Il ne dormait plus. Il ne mangeait plus.

Mme Jeannin voyait bien qu’on était à la veille d’une catastrophe ; mais elle n’avait jamais pris aucune part aux affaires de son mari, elle n’y comprenait rien. Elle l’interrogea : il la repoussa brutalement ; et elle, froissée dans son orgueil, n’insista plus. Mais elle tremblait, sans savoir pourquoi.

Les enfants ne pouvaient se douter du danger. Antoinette, sans doute, était trop intelligente pour ne pas avoir, comme sa mère, le pressentiment de quelque malheur ; mais elle était toute au plaisir de son amour naissant : elle ne voulait pas penser aux choses inquiétantes ; elle se persuadait que les nuages se dissiperaient d’eux-mêmes, — ou qu’il serait bien assez temps pour les voir, quand on ne pourrait plus faire autrement.

Celui qui était le plus près peut-être de comprendre ce qui se passait dans l’âme du malheureux banquier, était le petit Olivier. Il sentait que son père souffrait ; et il souffrait en secret avec lui. Mais il n’osait rien dire : naturellement, il ne pouvait rien, il ne savait rien. Et puis, lui aussi écartait sa pensée de ces choses tristes, qui lui échappaient : comme sa mère et sa sœur, il avait une tendance superstitieuse à croire que le malheur, qu’on ne veut pas voir venir, peut-être ne viendra pas. Les pauvres gens, qui se sentent menacés, font volontiers comme l’autruche : ils se cachent la tête derrière une pierre, et ils s’imaginent que le malheur ne les voit pas.