Anthologie féminine/Mme de Genlis

Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 198-206).

Mme  DE GENLIS

(1746-1830)


Stéphanie-Félicité Ducrest de Saint-Aubin, comtesse de Genlis, marquise de Sillery, naquit à Chamery, près Autun. Elle fut une véritable femme de lettres pédagogue, celle qui ouvrit la voie aux si nombreuses femmes qui devaient depuis écrire pour les enfants. Elle tenait d’ailleurs de sa mère, Mme Ducrest, laquelle laissa quelques romans pour jeunes personnes, entre autres les Dangers des liaisons. La jeune Félicité savait à peine assembler ses lettres qu’elle s’en servit pour lire la Clélie de Mlle de Scudéry. Dès l’âge de sept ans, déjà chanoinesse, elle jouait la comédie dans le château de Saint-Aubin, où elle fut trouvée si jolie déguisée en Amour, qu’elle continua à porter le costume, avec des ailes, qu’on lui retirait pour entrer à l’église.

Mme de Genlis posséda au plus haut degré l’esprit pédagogique. Par suite de revers de fortune, — il en arrivait alors comme aujourd’hui, — elle obtint d’être gouverneur des enfants du duc d’Orléans, alors duc de Chartres, qu’elle rencontrait chez sa tante, Mme de Montesson, et ce fut elle qui éleva celui qui devait devenir Louis-Philippe. Elle se faisait trop aimer de ses élèves, et, par crainte de l’empire qu’elle pouvait exercer sur eux, la duchesse l’éloignait quelquefois. Elle écrivait pendant un de ces voyages forcés à Mademoiselle d’Orléans, son élève, ces lignes empreintes d’une affection réellement trop exaltée :


Quand ma chère amie recevra cette lettre, je serai bien rapprochée d’elle, et je ne m’en éloignerai plus. J’ai regretté mon enfant aujourd’hui encore plus qu’à l’ordinaire, s’il est possible, parce que ce pays est ravissant. Il n’y a pas de situations et d’environs comparables à ceux de Clermont. Rien au monde n’est plus singulier, plus pittoresque, plus frais et plus agréable. Nous rapportons à mon enfant une grappe de raisin pétrifiée dans une fontaine, et puis des pâtes d’abricots. Chère petite amie, je n’ai d’autre plaisir que celui de m’occuper de toi, que j’aime à la folie et que je porte partout dans mon cœur. J’ai au cou ton profil qui ne me quitte ni jour, ni nuit, et puis un portrait, jouant de la harpe, et puis un bracelet, et enfin ton portefeuille. Avec cela, la bonbonnière de ton ouvrage que j’ai mise dans ma poche le jour cruel de mon départ, tous les anneaux que tu m’a donnés pour ma montre, et ma jolie jarretière de cheveux à mon doigt. En outre, j’ai dans ma poche toutes tes charmantes petites lettres, que je relis toute la journée en voiture ; tout cela m’attendrit et m’occupe de la seule manière qui puisse m’être agréable.

Soignez-vous bien, mon doux Minon, Songez toujours qu’en vous dissipant, qu’en ménageant votre santé, c’est la mienne dont vous prenez soin. Bonsoir, fidèle et tendre amie. Je vous quitte parce qu’il est tard, et qu’il faudra demain se lever de bonne heure. Bonsoir, enfant chérie au delà de toute expression.


Mme de Genlis, de retour peu de jours après, fut réintégrée dans toutes les prérogatives de son emploi de gouverneur, mais sans être réconciliée avec la duchesse, qui, de guerre lasse, finit par la tolérer pour le moment, faute de mieux. De Mademoiselle d’Orléans, Mme de Genlis fait d’autre part l’éloge le plus complet :

Je puis dire avec vérité que je n’ai jamais connu un seul défaut à Mademoiselle d’Orléans. Elle avoit naturellement une vive piété et toutes les vertus. Elle faisoit des fautes, mais, je le répète, elle n’avoit pas un seul défaut, c’est-à-dire un mauvais penchant ou une mauvaise qualité dominante. Je n’ai aucun intérêt d’amour-propre à convenir de cette vérité, puisque j’aurois beaucoup plus de mérite à l’avoir élevée, si la nature ne lui avoit pas donné un caractère aussi parfait. Elle avoit de l’esprit, et cet esprit ressembloit beaucoup à celui de son père ; il a particulièrement de la finesse et de l’à-propos, ce qui, réuni à la sagesse, à la raison et à la bonté, forme une personne aussi aimable à rencontrer qu’elle est attachante dans le commerce intime de la vie[1].

Nous ne pouvons énumérer tous les ouvrages de Mme de Genlis, ils sont au nombre de 74 ; la plupart ont plusieurs tomes. Ses œuvres, très lues encore à la moitié de notre siècle, sont maintenant tout à fait surannées et effacées par nos nouveaux écrivains féminins, qui ont été élevées, cependant, avec les Veillées du Château et Adèle et Théodore, que l’on retrouve dans toutes les bibliothèques de pensionnats.

Voici les titres des principaux livres qu’elle publia et qui ont tous eu de nombreuses éditions :

1779. Théâtre à l’usage des jeunes personnes, ou Théâtre d’éducation, 7 vol. in-8.

1781. Théâtre de société. 2 vol. in-8.

1782. Annales de la vertu, ou Cours d’histoire à l’usage des jeunes personnes, 2 vol. in-8.

1782. Adèle et Théodore, ou Lettres sur l’éducation, 3 vol. in-8.

1784. Les Veillées du Château, ou Cours de morale à l’usage des enfants, 3 vol. in-8.

1787. Pièces tirées de l’Écriture sainte, In-8.

1790. Discours sur l’éducation.

1791. Leçons d’une gouvernante à ses élèves. 2 vol.

1791. Nouveau Théâtre sentimental.

1795. Les Chevaliers du Cygne, 3 vol.

1798. Les Petits Émigrés. 2 vol.

1796. Précis de la conduite de Mme  de G… depuis la Révolution.

1807. Souvenirs de Félicie.

SOUVENIRS DE FÉLICIE

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J’ai mis les devises à la mode. J’en ai donné beaucoup. D’autres personnes en ont inventé de fort jolies. La meilleure de toutes est celle de Mme de Meulan : c’est un brin de violette à moitié caché sous l’herbe, avec ces mots : Il faut chercher. Cette charmante devise convient parfaitement à une personne si réservée et si aimable, quand on la connoit[2]. Mme de S*** a pris pour devise une épingle, avec ces mots : Je pique, mais j’attache. J’étois brouillée avec une personne que j’estimois et que j’aimois. M. M*** nous a raccommodées ; il m’a demandé un carnet avec une devise, j’ai fait graver sur le cachet une aiguille à coudre avec ces mots : Je raccommode, je réunis. J’ai donné pour devise à une jeune bonne mère de mes amies un nid d’oiseau, rempli de petits nouvellement éclos ; la mère, posée sur le bord du nid, leur apporte un petit rameau qu’elle tient dans son bec. Voici l’âme de cet emblème : Pourvu qu’ils vivent !… Un homme de lettres (M. de Chamfort) a pris cette devise : une tortue ayant la tête hors de son écaille, et étant atteinte d’une flèche qui la lui perce ; et pour âme des mots latins, dont le sens est : Heureuse, si elle eût été entièrement cachée[3] ! Une belle devise fut celle du régiment de cavalerie du grand Condé ; elle représentoit un feu qui commence à s’allumer, avec ces mots :

  Splendescam, da materiam.
Plus j’aurai de matière, et plus j’aurai d’éclat.

Une femme de ma connaissance, voulant exprimer qu’elle est soucieuse et pensive, a pris pour devise un bouquet de soucis et de pensées, ce qui est de très mauvais goût. Les fleurs et les plantes ne peuvent être des symboles que par leurs propriétés naturelles, ou par celles que la mythologie leur attribue, ou enfin par l’usage consacré par les anciens. Ainsi l’asphodèle est une plante funéraire, le cyprès est l’emblème de la douleur, le laurier est celui de la gloire, etc. ; mais prendre le souci pour le symbole des soucis moraux, c’est faire un jeu de mots très ridicule. L’immortelle est un bon emblème de la constance, parce que son nom ne lui vient que d’une propriété naturelle, celle de ne point se flétrir, de durer toujours. — Je voudrois que l’usage de prendre une devise fût universel. Chaque personne, par sa devise, révèle un petit secret, ou prend une sorte d’engagement.


J’écoutois avec le plus vif intérêt tout ce que disoit M. de Beauvau ; je n’ai jamais entendu faire des remarques aussi fines et aussi judicieuses. J’écrivis, avant de me coucher, tout ce que ma mémoire put me rappeler de cet entretien. Nous autres femmes, qui n’avons point fait d’études et qui sommes forcées de vivre dans le grand monde, nous pourrions nous instruire au milieu de cette prodigieuse dissipation, en écoutant les conversations des hommes distingués par leur esprit ; mais, pour cela, il ne faut pas chercher toujours à les occuper de nous et les distraire par nos frivolités, il faut savoir garder le silence ; nous voulons leur plaire : les écouter avec intérêt n’en seroit-il pas un moyen ? On en cherche un plus brillant, on veut causer, on veut montrer de la grâce, qu’en résulte-il ? On donne à l’homme le plus spirituel l’apparence d’un homme ordinaire, on le force à dire des riens et des fadeurs, et souvent on le trouve inférieur à celui qui n’a que le jargon de la galanterie… Pour moi, j’ai plus acquis par le silence que par la lecture ; on n’observe et l’on ne s’instruit qu’en se taisant.


M. de Champ***, en passant dans un village, voit une chaumière en feu ; on lui dit qu’il ne reste qu’une vieille femme paralytique ; il s’y précipite, traverse rapidement les flammes, passe dessus des poutres embrasées, trouve la vieille femme vivante, la prend dans ses bras, l’emporte. sort de la maison sain et sauf ; mais, comme la vieille femme avoit ses vêtements en feu, il la jette dans une mare qui se trouvoit devant la porte, et il la noie ! Cette mare, grossie par les pluies, avoit six pieds de profondeur… Voilà une admirable action déjouée, inutile, perdue ; quelques pieds d’eau de moins, et cette histoire eût été célébrée dans toutes les gazettes. L’héroïsme même a besoin de bonheur.


LE MOYEN DE PLAIRE
(Essai de morale.)

M. de Moncrif a écrit sur l’art et les moyens de plaire ; une de ses phrases vaut tout son livre, et c’est celle-ci : « Le moyen le plus sûr de plaire est l’oubli constant et presque total de soi-même pour ne s’occuper que des autres. »

Les moyens de réussir dans le monde se composent donc d’une bienveillance, d’une indulgence qui dénotent la bonté de l’âme, et d’une attention scrupuleuse à remplir tous les devoirs de la société. Une jeune femme à laquelle on trouve vraiment de l’esprit et de l’instruction sans qu’elle ait cherché à le faire remarquer, de l’agrément dans ses manières sans affectation, du goût dans sa parure sans coquetterie, de la gaîté sans étourderie, du calme sans indolence, des talents sans prétentions, me paroit un être vraiment enchanteur, un modèle auquel on doit essayer de ressembler.

Une jeune femme bien pénétrée de tous ces principes en paraissant dans le monde est presque sûre du succès le plus complet. Qu’elle y joigne surtout un grand respect pour la vieillesse, une attention recherchée pour les femmes âgées, dont le cœur est presque généralement ulcéré d’avoir vu passer si rapidement les brillantes années de la jeunesse, et dont le suffrage est entraînant lorsqu’il est favorable à celles qui les remplacent sur le théâtre du monde. Que les attentions nécessaires pour plaire ne s’adressent jamais aux jeunes gens ; qu’une femme ait soin d’éloigner de ses pas la foule de ces dangereux adorateurs ; ils l’en admireront davantage, et j’ose assurer la jeune personne qui suivra religieusement ces conseils que son triomphe sera complet, sera durable, et qu’elle réunira l’estime générale au bonheur de plaire.


Vous êtes un peu folle, et c’est vraiment dommage !
  Ne me croyez pas en courroux :
De mon état ici je parle le langage,
Quand, au fond de mon cœur, un souvenir bien doux
M’accuse que j’étois cent fois pire à votre âge ;
D’un peu d’étourderie enfin je vous absous.
Je crois que la gaîté peut être vive et sage,
Qu’on n’en médit souvent que lorsqu’on est jaloux
 Et qu’on n’a plus le charmant avantage
  De figurer parmi les fous.


  1. Mémoires, III, p. 163-164.
  2. C’est la mère de l’aimable auteur du roman plein d’esprit et d’intérêt intitulé la Chapelle d’Ayton.
  3. Cette devise est très remarquable, en ce qu’elle fut prophétique. Si cet homme infortuné avait été obscur, ou s’il avait pu se cacher dans le temps de la Terreur, il vivrait encore. Cette devise rappelle celle de Fouquet, qui eut le même genre de singularité. Fouquet avait dans ses armes un écureuil : il prit pour devise cet écureuil, qu’il plaça entre huit lézards et un serpent, animaux qui se trouvaient dans les armes de Colbert et de Le Tellier, ses ennemis. L’âme de cette devise était : Je ne sais où ils m’entraînent. En effet, il fut entraîné où il n’avait pas prévu qu’on pût le conduire.