Anthologie féminine/Mme Necker de Saussure

Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 225-227).

Mme NECKER
(Albertine-Adrienne de Saussure)

(1765-1841)


Parente de Mme de Staël par son mari, Jacques Necker, professeur à Genève, sa ville natale, où il mourut en 1825, elle était elle-même fille du célèbre géologue de Saussure. Elle écrivit des ouvrages pédagogiques. Son livre intitulé l’Éducation progressive, consistant en trois tomes in-octavo, n’est pas sans mérite, mais il est peu connu en France. En voici quelques pensées :

On ne doit pas s’étonner si l’intelligence des femmes est précoce et si les progrès des hommes sont tardifs : on ne parle aux unes que du présent et aux autres que de l’avenir.

Ce qui prouve en faveur des femmes, c’est qu’elles ont tout contre elles, et les lois et la force, et que cependant elles se laissent rarement dominer.

Le sentiment qui nous est le plus naturel ne se déclare que lorsque l’objet fait pour l’exciter nous est présenté ; autrement ce n’est qu’un désir vague, un besoin non satisfait. Mais dans cet état équivoque, un penchant qui n’a pas trouvé à s’appliquer donne pourtant quelques signes d’existence. Il tourmente d’un certain malaise celui qui réprouve, et nuit au développement harmonieux de ses facultés. L’âme qui n’exerce pas toutes ses forces subit un appauvrissement partiel, sans pouvoir se figurer ce qui lui manque. Un jeune cygne élevé loin de l’eau n’aurait pas l’idée distincte de l’eau, mais il languirait ; tour à tour agité, inquiet, ou livré à l’abattement, sa tristesse, sa maigreur, la teinte jaune de son plumage, indiqueraient assez que sa destination n’est pas remplie. À l’aspect d’une mare infecte, il pourrait s’y précipiter, et ce noble oiseau nageant dans la vase ne paraîtrait qu’un être vil, rebut et honte de la création. Mais donnez-lui la source vive, que l’onde pure des grands fleuves vienne à restaurer sa vigueur, et vous verrez ce qu’est le cygne. En peu de jours, sa blancheur éclatante, la grâce, la majesté, la rapidité de ses mouvements, vous montreront quelle était sa nature, quel élément avait manqué à son développement. Telle est notre âme ; elle peut vivre sans adorer Dieu, mais languissante et desséchée ; elle peut donner le change à ses désirs et se plonger dans la superstition. C’est là ce qu’on voit sur les bords du Gange ; mais sur ceux de la Tamise, mais sur les rives de l’Atlantique, où s’élève un monde nouveau, on apprend quel est l’essor que la religion donne à l’âme.


LA VÉRITÉ DU CARACTÈRE

Les paroles prennent chez chaque individu une valeur particulière dont on est averti par des indices très délicats, mais qui, dans leur ensemble, trompent rarement.

Cette valeur peut être très élevée.

Tel mot, prononcé par tel homme, répond de sa conduite à jamais : ce mot est lui ; il saura le soutenir, quoi qu’il en coûte. Il empreint sa moindre expression du sceau de son âme auguste et produit une impression profonde en le prononçant.

En revanche, les protestations les plus fortes de tel autre homme ne comptent pas : ce sont des assignats démonétisés dont on ne regarde plus le chiffre.

Quand on voit des peuples entiers succomber sous le poids des mots attachés à la dépréciation du langage ; quand on voit que, dans leur infortune, ils excitent à peine la pitié ; que des êtres distingués par les dons les plus brillants, les plus propres à émouvoir l’imagination des autres hommes, dans l’impossibilité de produire de l’impression, tombent dans le découragement ou sont réduits à recourir à une exagération ridicule, symptôme et effet désastreux qui affligent leur nation ; quand, au contraire, on voit combien des paroles rares et mesurées peuvent imposer de respect chez d’autres peuples, comment ne pas mettre le plus grand soin, dans l’éducation publique et particulière, à relever le prix du signe représentatif de la pensée !