Anthologie féminine/Marquise de Sévigné

Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 75-79).

MARQUISE DE SÉVIGNÉ
(Marie de Rabutin)

(1626-1696)


La vie de Mme  de Sévigné est tellement sue qu’il semble superflu de répéter ce qui a été dit et redit partout. Elle n’a pas été une femme de lettres qui ait vécu de sa plume, ou nous ait laissé de nombreuses et savantes œuvres d’imagination ou de morale ; c’était une aimable et spirituelle femme, ni précieuse, ni pédante, qui écrivit à sa famille et à ses amis des lettres pleines d’enjouement et de naturel. Ces amis les ont jugées dignes d’être publiées pour rester des modèles du genre. À cette époque, le style épistolaire n’était pas encore développé, et la marquise de Sévigné contribua probablement à encourager ses descendantes dans cette voie.

Aujourd’hui, les femmes qui écrivent de charmantes lettres ne sont plus rares ; la « spirituelle marquise », ainsi qu’on l’appelle, est légèrement démodée.

Les méchantes langues assurent que les lettres de Mme  de Sévigné ont été corrigées ; on en donne pour preuve qu’il est avéré qu’elle écrivait sans orthographe, ce qui avait lieu assez souvent encore chez les gens de qualité ; son mérite est néanmoins indiscutable, mais pas aussi exceptionnel aujourd’hui qu’alors.

Il est bon de remarquer que si des lettres comme celles de Mme  de Sévigné demandent de l’expansion, de l’humour, de l’entrain, une certaine inclination à bavarder, il est autrement difficile et exige un tout autre genre de talent de mener à bien un long roman ou une étude philosophique.

Nous ne croyons pas devoir citer un trop grand nombre de ses lettres si connues, et surtout celle, si universellement répandue, à M. de Coulanges, surnommée la Nouvelle incroyable. On la trouve dans tous les recueils ; elle commence ainsi :

Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, etc…

Et elle continue pendant une demi-page avant de dire que M. de Lauzun épouse Mademoiselle.

Nous l’aimons mieux dans son amour maternel. Presque toutes ses lettres sont adressées à Mme  de Grignan, sa fille. C’est à elle qu’elle dit cette phrase mémorable et sublime : « Je souffre à votre poitrine. »

Celle de la séparation d’avec sa fille exprime bien ce que plus d’une mère pense à cette occasion.

C’est plutôt la lettre d’une amie que d’une mère ; on pourrait critiquer dans sa bouche cette dernière phrase : « Aimez-moi toujours. » Une mère ne dit pas cela à sa fille[1].

Montélimar, le 5 octobre 1673.

Voici un terrible jour, ma chère enfant, je vous avoue que je n’en puis plus. Je vous ai quittée dans un état qui augmente ma douleur. Je songe à tous les pas que vous faites et à tous ceux que je fais, et combien il s’en faut qu’en marchant toujours de cette sorte nous puissions jamais nous rencontrer ! Mon cœur est en repos quand il est auprès de vous ; c’est son état naturel, et le seul qui peut lui plaire. Ce qui s’est passé ce matin me donne une douleur sensible et me fait un déchirement dont votre philosophie sait les raisons : je les ai senties et les sentirai longtemps.

J’ai le cœur et l’imagination tout remplis de vous ; je n’y puis penser sans pleurer, et j’y pense toujours ; de sorte que l’état où je suis n’est pas une chose soutenable : comme il est extrême, j’espère qu’il ne durera pas dans cette violence. Je vous cherche toujours, et je trouve que tout me manque, parce que vous me manquez. Mes yeux, qui vous ont tant rencontrée depuis quatorze mois, ne vous trouvent plus : le temps agréable qui est passé rend celui-ci douloureux, jusqu’à ce que j’y sois un peu accoutumée ; mais ce ne sera jamais assez pour ne pas souhaiter ardemment de vous revoir et de vous embrasser. Je ne dois pas espérer mieux de l’avenir que du passé ; je sais ce que votre absence m’a fait souffrir ; je serai encore plus à plaindre, parce que je me suis fait imprudemment une habitude de vous voir. Il me semble que je ne vous ai point assez embrassée en partant ; qu’avais-je à ménager ? Je ne vous ai point assez dit combien je suis contente de votre tendresse ; je ne vous ai point assez recommandée à M. de Grignan ; je ne l’ai point assez remercié de toutes ses politesses et de toute l’amitié qu’il a pour moi ; j’en attendrai les effets sur tous les chapitres : il y en a où il a plus d’intérêt que moi, quoique j’en sois plus touchée que lui. Je suis déjà dévorée de curiosité ; je n’espère de consolation que de vos lettres, qui me feront encore bien soupirer. En un mot, ma fille, je ne vis que pour vous : Dieu me fasse la grâce de l’aimer quelque jour comme je vous aime ! Je songe aux Pichons ; je suis toute pétrie des Grignan ; je tiens partout. Jamais un voyage n’a été si triste que le notre ; nous ne disons pas un mot. Adieu, ma chère enfant, aimez-moi toujours ; nous revoilà dans les lettres.


Je viens de recevoir le livre de l’abbé Nicole ; je voudrais en faire un bouillon et l’avaler. Il est écrit pour bien du monde ; mais je crois qu’il n’a eu véritablement que moi en vue. Ce qu’il dit de l’orgueil et de l’amour-propre qui se trouve dans toutes les disputes et que l’on recouvre du beau nom de vérité, c’est une chose qui me ravit. Vous savez que je ne puis souffrir que les vieilles gens disent : « a Je suis trop vieux pour me corriger. » Je pardonnerais plutôt aux jeunes gens de dire : « Je suis trop jeune. » La jeunesse est si aimable qu’il faudrait l’adorer, si l’âme et l’esprit étaient aussi parfaits que le corps. Mais quand on n’est plus jeune, c’est alors qu’il faut se perfectionner et tâcher de regagner par les bonnes qualités ce qu’on perd du côté des agréables. Il y a longtemps que je fais ces réflexions, et, par cette raison, je veux tous les jours travailler à mon esprit, à mon âme, à mon cœur et à mes sentiments ; voilà de quoi je suis pleine.

Comme émules de Mme de Sévigné, on a publié les Lettres de Mme de Grignan, sa fille, et celles de Mme de Simiane, sa petite-fîlle, dont elle avait dit dans une lettre à sa fille : « Je suis contente qu’elle ne soit pas parfaite, afin d’avoir le plaisir de la repétrir. » Mais il n’y a rien d’extraordinairement remarquable dans ces lettres comme littérature. De même de :

Marie Dugué-Bagnols, fille de l’intendant de Lyon, qui épousa M. Fustel de Coulanges, cousin germain de Mme de Sévigné. Quoique femme de beaucoup d’esprit, elle a dû surtout sa réputation à Mme de Sévigné, qui ne cesse de parler de « l’esprit de Mme de Coulanges, qui est une dignité à la cour ».

On a recueilli les lettres de Mme de Coulanges à sa cousine ; elles sont charmantes, mais sans éclat : un style aimable et beaucoup de grâce en font le principal charme ; tout porte à croire qu’elle brillait surtout dans la conversation lorsqu’elle était excitée.


  1. Nous ne sommes pas les premiers à critiquer l’admiration un peu de convention décernée à Mme  de Sévigné. Voir à ce sujet la biographie de Mlle  du Sommery, page 163.