Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Théodore de Banville

Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. 142-168).




THÉODORE DE BANVILLE


1823




Théodore de Banville est né à Moulins. Doué d’une précocité extraordinaire, il publiait à l’âge de dix-huit ans un premier recueil de vers, Les Cariatides (1841). Son œuvre poétique est considérable ; citons seulement quelques titres et quelques dates : Les Stalactites (1846), Odelettes (1846), Odes funambulesques (1857), Les Exilés (1866), Idylles prussiennes (1871), Les Princesses (1874). Il a en outre écrit un certain nombre de comédies, telles que Le Beau Léandre (1856), Diane au bois (1863), Gringoire (1866), Deidamia (1876), Socrate et sa femme (1886), ramenant ainsi au théâtre la poésie proscrite par les versificateurs de l’école du bon sens. Mentionnons enfin deux beaux poèmes dramatiques non destinés à la scène : Riquet à la Houppe (1884) et le Forgeron (1887).

On peut dire que Théodore de Banville est le dernier des Romantiques et le premier des Parnassiens. Il a gardé encore des uns l’enthousiasme, le coup d’aile ; il a déjà, comme les autres, le souci absolu, presque superstitieux de la forme.

Sur plus d’un point il a été un rénovateur ou un novateur. Les poètes du XVIIIe siècle, et plus encore l’abbé Delille et ses contemporains, avaient déshonoré la mythologie. L’école de 1830, par réaction, l’avait presque complètement négligée. « Théodore de Banville, a dit Théophile Gautier, introduisant, comme Goethe, la blanche Tyndaride dans le sombre manoir

THÉODORE DE BANVILLE

THÉODORE DE BANVILLE



féodal du moyen âge, ramena dans le burg romantique le cortège des anciens Dieux. » Dans ses Odes funambulesques, il imagina « une nouvelle langue comique versifiée, appropriée à nos mœurs et à notre poésie actuelle, et qui procède du véritable génie de la versification française en cherchant dans la rime elle-même ses principaux moyens d’expression. » Enfin, pensant que le poète doit être avant tout un bon ouvrier, Théodore de Banville a voulu qu’il possédât les instruments de travail les plus savants et les plus subtils. Tous les rythmes que Victor Hugo avait négligé de reprendre à Ronsard et aux autres poètes de la Pléiade, il les a remis en honneur. Il a également restauré, par de parfaits exemples, les anciens poèmes à forme fixe tombés en désuétude, tels que le Rondel de Charles d’Orléans, le Dixain de Clément Marot, la Ballade de François Villon et de La Fontaine.

Prince, voilà tous mes secrets,
Je ne m’entends qu’à la métrique :
Fils du Dieu qui lance des traits,
Je suis un poète lyrique,


dit-il dans l’envoi de sa Ballade sur lui-même. Théophile Gautier, dans une page que nous abrégeons à regret, n’a pas porté d’autre jugement : « Il est, en effet, lyrique, invinciblement lyrique, et partout et toujours et presque malgré lui pour ainsi dire… Il nage au milieu des splendeurs et des sonorités, et derrière ses stances flamboient comme fond naturel les lueurs roses et bleues des apothéoses : quelquefois c’est le ciel avec ses blancheurs d’aurore ou ses rougeurs de couchant ; quelquefois aussi la gloire en feux de Bengale d’une fin d’opéra. Banville a le sentiment de la beauté des mots ; il les aime riches, brillants et rares, et il les place sertis d’or autour de son idée comme un bracelet de pierreries autour d’un bras de femme ; c’est là un des charmes et peut-être le plus grand de ses vers. »

En prose, Théodore de Banville a écrit des Contes qui cachent sous une forme éblouissante, sous une invention très chimérique en apparence, une philosophie et une observation subtiles. Il a donné en outre un volume de Souvenirs et plusieurs livres réunis sous le titre collectif de Petites Études, parmi lesquels le célèbre Traité de Poésie française, que doivent lire et relire tous ceux qui se piquent non seulement de composer des vers, mais de comprendre et de goûter les poètes.

Ses œuvres ont été publiées par A. Lemerre.

Auguste Dorchain




LA VIE ET LA MORT




J’ai vu ces songeurs, ces poètes,
Ces frères de l’aigle irrité,
Tous montrant sur leurs nobles têtes
Le signe de la Vérité.

Et près d’eux, comme deux statues
Qui naquirent d’un même effort,
Se tenaient, de blancheur vêtues,
Deux vierges, la Vie et la Mort.

J’ai vu le mendiant Homère,
Le grand Eschyle au cœur sans fiel,
Chauve, et dans sa vieillesse amère
Insulté par le vent du ciel ;

J’ai vu le lyrique Pindare,
L’élève divin de Myrtis
Dont un roi prenait la cithare,
Comme le chevreau broute un lis ;

J’ai vu mon père Aristophane
Blessé par des mots odieux,
Et devant le peuple profane
Défendant Eschyle et ses Dieux ;


J’ai vu buvant la sombre lie
De ses calices triomphants,
Sophocle, accusé de folie
Et maltraité par ses enfants ;

J’ai vu portant l’affreux stigmate,
Ovide fugitif, buvant
Le lait d’une jument sarmate
Au désert glacé par le vent ;

J’ai vu Dante en exil, et Tasse
Abandonné par sa raison,
Collant sa face morne et lasse
Aux noirs barreaux de sa prison.

Pareil au lion qui soupire
Sous le vil fouet de ses gardiens,
Hélas ! j’ai vu le dieu Shakspere
Aux gages des comédiens ;

J’ai vu Cervantes, pauvre esclave,
Au bagne exhalant ses sanglots,
Et Camoëns sanglant et hâve
Luttant dans l’écume des flots ;

J’ai vu, tant le destin se joue
En des caprices insensés,
Corneille marchant dans la boue
Avec ses souliers rapiécés,

Et Racine, cet idolâtre,
Tombant, les regards éblouis
Par le tonnerre de théâtre
Que lançaient les yeux de Louis,


Et Chénier, dont le trait rapide
Atteignait sa victime au flanc,
Versant sur l’échafaud stupide
La belle pourpre de son sang.

Brillant de la splendeur première,
Tous ces grands exilés des cieux,
Tous ces hommes porte-lumière
Avaient des astres dans leurs yeux.

Lorsqu’elle frappait notre oreille
Avec le bruit du flot amer,
Leur voix immense était pareille
À la tumultueuse mer,

Et leur rire plein d’étincelles
Semblait lancer dans l’aquilon
Des flèches pareilles à celles
De l’archer Phébus Apollon.

Pourtant sans foyer et sans joie,
Sous les cieux incléments et froids
Ils traînaient leur misère, proie
De la foule, ou jouet des rois.

Et dans ses colères, la Vie,
Brisant ce qui leur était cher,
D’une dent folle, inassouvie,
Mordait cruellement leur chair.

Les mettant dans la troupe vile
Des mendiants que nous raillons,
Elle les poussait dans la ville
Affublés de sombres haillons ;


Sur eux acharnée en sa rage,
Et voulant les réduire enfin,
Elle leur prodiguait l’outrage,
La pauvreté, l’exil, la faim,

Et les pourchassait, misérables
Qui n’espèrent plus de rachats,
Ayant tous leurs fronts vénérables
Souillés de ses impurs crachats !

Mais enfin la compagne sûre
Venait ; la radieuse Mort
Lavait tendrement la blessure
De leurs seins exempts de remord.

Ainsi que les mères farouches
Qui sont prodigues du baiser,
Elle les baisait sur leurs bouches
Doucement, pour les apaiser.

Sous leurs pas, ainsi qu’une Omphale,
Elle étendait au grand soleil
La rouge pourpre triomphale
Pour leur faire un tapis vermeil,

Et sur leurs fronts brillants de gloire
Devant le peuple meurtrier,
Avec ses belles mains d’ivoire
Elle attachait le noir laurier.

(Les Cariatides)



*
*       *




Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés.
Les Amours des bassins, les Naïades en groupe
Voient reluire au soleil en cristaux découpés
Les flots silencieux qui coulaient de leur coupe.
Les lauriers sont coupés, et le cerf aux abois
Tressaille au son du cor ; nous n’irons plus au bois.
Où des enfants joueurs riait la folle troupe
Parmi les lis d’argent aux pleurs du ciel trempés,
Voici l’herbe qu’on fauche et les lauriers qu’on coupe.
Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés.

(Les Stalactites)




*
*       *




Viens. Sur tes cheveux noirs jette un chapeau de paille.
Avant l’heure du bruit, l’heure où chacun travaille,
Allons voir le matin se lever sur les monts
Et cueillir par les prés les fleurs que nous aimons.
Sur les bords de la source aux moires assouplies
Les nénufars dorés penchent des fleurs pâlies ;
Il reste dans les champs et dans les grands vergers
Comme un écho lointain des chansons des bergers,
Et, secouant pour nous leurs ailes odorantes,
Les brises du matin, comme des sœurs errantes,
Jettent déjà vers toi, tandis que tu souris,
L’odeur du pêcher rose et des pommiers fleuris.

(Les Stalactites)



À LA FONT-GEORGES




Ô champs pleins de silence,
Où mon heureuse enfance
Avait des jours encor
    Tout filés d’or !

Ô ma vieille Font-Georges,
Vers qui les rouges-gorges
Et le doux rossignol
    Prenaient leur vol !

Maison blanche où la vigne
Tordait en longue ligne
Son feuillage qui boit
    Les pleurs du toit !

Ô source claire et froide,
Qu’ombrageait le tronc roide
D’un noyer vigoureux
    À moitié creux !

Sources ! fraîches fontaines !
Qui, douces à mes peines,
Frémissiez autrefois
    Rien qu’à ma voix !

Bassin où les laveuses
Chantaient, insoucieuses,
En battant sur leur banc
    Le linge blanc !


Ô sorbier centenaire,
Dont trois coups de tonnerre
N’avaient pas abattu
    Le front chenu !

Tonnelles et coudrettes,
Verdoyantes retraites
De peupliers mouvants
    À tous les vents !

Ô vignes purpurines,
Dont, le long des collines,
Les ceps accumulés
    Ployaient gonflés ;

Où, l’automne venue,
La Vendange mi-nue
À l’entour du pressoir
    Dansait le soir !

Ô buissons d’églantines,
Jetant dans les ravines,
Comme un chêne le gland,
    Leur fruit sanglant !

Murmurante oseraie,
Où le ramier s’effraie,
Saule au feuillage bleu,
    Lointains en feu !

Rameaux lourds de cerises !
Moissonneuses surprises
À mi-jambe dans l’eau
    Du clair ruisseau !


Antres, chemins, fontaines,
Âcres parfums et plaines,
Ombrages et rochers
    Souvent cherchés !

Ruisseaux ! forêts ! silence !
Ô mes amours d’enfance !
Mon âme, sans témoins,
    Vous aime moins

Que ce jardin morose
Sans verdure et sans rose
Et ces sombres massifs
    D’antiques ifs,

Et ce chemin de sable,
Où j’eus l’heur ineffable,
Pour la première fois,
    D’ouïr sa voix !

Où, rêveuse, l’amie
Doucement obéie,
S’appuyant à mon bras,
    Parlait tout bas ;

Pensive et recueillie,
Et d’une fleur cueillie
Brisant le cœur discret
    D’un doigt distrait,

À l’heure où sous leurs voiles
Les tremblantes étoiles
Brodent le ciel changeant
    De fleurs d’argent.

(Les Stalactites)



*
*       *





Sculpteur, cherche avec soin, en attendant l’extase,
Un marbre sans défaut, pour en faire un beau vase ;
Cherche longtemps sa forme, et n’y retrace pas
D’amours mystérieux ni de divins combats.
Pas d’Alcide vainqueur du monstre de Némée,
Ni de Cypris naissant sur la terre embaumée ;
Pas de Titans vaincus dans leurs rébellions,
Ni de riant Bacchos attelant les lions
Avec un frein tressé de pampres et de vignes ;
Pas de Léda jouant dans la troupe des cygnes
Sous l’ombre des lauriers en fleurs, ni d’Artémis
Surprise au sein des eaux dans sa blancheur de lis.
Qu’autour du vase pur, trop beau pour la bacchante,
La verveine mêlée à des feuilles d’acanthe
Fleurisse, et que plus bas des vierges lentement
S’avancent deux à deux, d’un pas sûr et charmant,
Les bras pendanrs le long de leurs tuniques droites
Et les cheveux tressés sur leurs têtes étroites.

(Les Stalactites)




*
*       *





Vous en qui je salue une nouvelle aurore,
                     Vous tous qui m’aimerez,
Jeunes hommes des temps qui ne sont pas encore,
                    Ô bataillons sacrés !


Et vous, poètes, pleins comme moi de tendresse,
                     Qui relirez mes vers
Sur l’herbe, en regardant votre jeune maîtresse
                     Et les feuillages verts ! .

Vous les lirez, enfants à chevelure blonde,
                     Cœurs tout extasiés,
Quand mon cœur dormira sous la terre féconde
                     Au milieu des rosiers.

Mais moi, vêtu de pourpre, en d’éternelles fêtes
                     Dont je prendrai ma part,
Je boirai le nectar au séjour des poètes,
                     À côté de Ronsard.

Là, dans ces lieux où tout a des splendeurs divines,
                     Ondes, lumière, accords,
Nos yeux s’enivreront de formes féminines
                     Plus belles que des corps ;

Et tous les deux, parmi des spectacles féeriques
                     Qui dureront toujours,
Nous nous raconterons nos batailles lyriques
                     Et nos belles amours.

Vous cependant, mes fils, nés pour la poésie
                     Et l’ode aux flots vainqueurs,
Vous puiserez la joie au fleuve d’ambroisie
                     Qui coula de nos cœurs.

Comme, aujourd’hui rêveur près de quelque fontaine,
                     Je redemande en vain
Le secret des amours de Marie et d’Hélène
                     À mon maître divin,


Vous redirez aussi les grâces d’Aurélie
                     Aux oiseaux de Cypris,
Au rossignol des bois, à la rose pâlie,
                     Au bleu myosotis !

Vous demanderez tous à mes vers de vous dire
                     Quelle fut la beauté
Dont mes rimes en fleur adoraient le sourire
                     De rose et de clarté !

Ils vous la montreront, ces vers dont s’émerveille
                     La chanson des hautbois,
Ruisselante de feux comme une aube vermeille,
                     Rose et neige à la fois ;

Et telle qu’à présent, jeune fille hautaine
                     Au sein délicieux,
Elle ravit d’amour l’azur de la fontaine
                     Et l’escarboucle aux cieux.

On dirait à la voir que, de sa main profonde,
                     Dieu, sur son trône assis,
A pétri de nouveau, pour en refaire un monde,
                     Une Eve aux noirs sourcils !

Car elle est fière, et seule, ange mystérieuse,
                     Sourit et marche encor
Avec la majesté d’une victorieuse
                     À la cuirasse d’or

Et, comme cette Muse à qui le temps pardonne
                     Sans tache et sans affront,
Elle pourrait aussi porter une couronne
                     D’étoiles à son front,


À ce front souriant, poli comme l’ivoire
                     Des lis inviolés,
Que de leurs lourds anneaux encadrent avec gloire
                     Ses bandeaux ondulés !

Un signe querelleur folâtre sur sa joue
                     Qu’un clair duvet défend,
Et sa bouche amoureuse, où la clarté se joue,
                     Est d’un petit enfant.

Sous l’ombre des sourcils et leur arcade noire,
                     Pareils à l’or du jour,
Ses grands yeux tout vermeils s’ouvrent comme pour boire
                     Des océans d’amour,

Et la même lumière en frémissant arrose
                     D’un ton timide et pur
Sur un fond mat et clair les narines de rose
                     Et les veines d’azur.

Son col de marbre où luit votre blancheur insigne,
                     Ô neiges de l’Ida,
S’incline mollement, comme le divin cygne
                     Sur le sein de Léda.

Cette tête ingénue et ce corps de déesse,
                     Ensemble harmonieux,
Lui donnent l’éternelle et sereine jeunesse
                     Des enfants et des dieux.

Des grands camélias défiant les calices,
                     Telles, orgueil d’Eros,
Les femmes de Pradier sortent calmes et lisses
                     Du marbre de Paros.


Dans ces temps où les dieux de l’Hellade vivante
                     Fleurissaient les chemins,
L’orgueilleuse Cypris eût été sa servante
                     Pour lui baiser les mains ;

Et triste, agenouillée en larmes parmi l’herbe,
                     La déesse, en songeant,
Elle-même eût noué sur sa jambe superbe
                     Le cothurne d’argent !

Ainsi vous la verrez dans les brûlants délires
                     De vos coeurs embrasés,
Et sachez que sa voix eut la douceur des lyres
                     Et des premiers baisers,

Amants qui devez naître ! et le doux nom de Laure,
                     Dans les vers cent fois lus,
Et l’Elvire aux beaux yeux que le poète adore
                     Ne vous troubleront plus.

Et vous ferez chanter par quelque fier poète,
                     Mon fils et mon rival,
Les femmes qui seront une image imparfaite
                     De ce type idéal.

(Le Sang de la Coupe)




LA PAUVRETÉ DE ROTHSCHILD


 

L’autre jour, attendant vainement de l’argent
             Qui me vient du Hanovre,
Je pleurais de pitié dans la rue, en songeant
             Combien Rothschild est pauvre.


J’étais sans sou ni maille, appuyé contre un fût,
             Ainsi que Bélisaire ;
Mais, ce que je plaignis amèrement, ce fut
             Rothschild et sa misère.

Oh ! disais-je, le temps c’est de l’argent. Eh bien !
             Sans que l’heure me presse,
Je puis chanter selon le mode lesbien,
             Ne pas lire La Presse,

Me tenir au soleil chaud comme un œuf couvé,
             Et, bayant aux corneilles,
Me dire que Laya, Ponsard et Legouvé
             Ne sont pas des Corneilles ;

Je puis voir en troupeaux, menant dès le matin
             Les Amours à leurs trousses,
Des drôlesses de lis, de pourpre et de satin,
             Brunes, blondes et rousses ;

Je puis faire des vers pour nos derniers neveux,
             Et, sans qu’il y paraisse,
Baiser pendant trois jours de suite, si je veux,
             Le front de la Paresse !

Et Paris est à moi, Paris entier, depuis
             Le café que tient Riche
Jusqu’au théâtre où sont Alphonsine et Dupuis :
             C’est pourquoi je suis riche !

Mais lui, Rothschid, hélas ! n’entendant aucun son,
             Ne faisant pas de cendre,
Il travaille toujours et ne voit rien que son
             Bureau de palissandre.


Lorsque par les chevaux de flamme à l’Orient
            Cent portes sont ouvertes,
Et que, plein de chansons, je m’éveille en riant,
            Il met ses manches vertes.

Tandis que pour chanter les Chloris je choisis
            Ma cithare ou mon fifre,
Lui, forçat du travail, privé de tous lazzis,
            Il met chiffre sur chiffre.

Il fait le compte, ô ciel ! de ses deux milliards,
            Cette somme en démence,
Et, si le malheureux s’est trompé de deux liards,
            Il faut qu’il recommence !

Ô Monselet ! tandis que bravant l’Achéron,
            Chez Bignon tu t’empiffres,
Le caissier de Rothschild dit : « Monsieur le baron !
            Il faut faire des chiffres. »

Oh ! que Rothschild est pauvre ! Il n’a pas vu Lagny ;
            Il n’a jamais de joie.
Le riche est ce poète appelé Glatigny,
            Le riche c’est Montjoye.

Ô Muse ! que Rothschild est pauvre ! Aux bois, l’été,
            Jamais le soleil jaune
Ne l’a vu. C’est pourquoi je suis souvent tenté
            De lui faire l’aumône.

(Occidentales)



PENTHÉSILÉE




Quand son âme se fut tristement exhalée
Par la blessure ouverte, et quand Penthésilée,
Une dernière fois se tournant vers les cieux,
Eut fermé pour jamais ses yeux audacieux,
Des guerriers, soutenant son front pâle et tranquille,
L’apportèrent alors sous les tentes d’Achille.
     On détacha son casque au panache mouvant
Qui tout à l’heure encor frissonnait sous le vent,
Et puis on dénoua la cuirasse et l’armure ;
Et, comme on voit le cœur d’une grenade mûre,
La blessure apparut, dans la blanche pâleur
De son sein délicat et fier comme une fleur.
La haine et la fureur crispaient encor sa bouche,
Et sur ses bras hardis, comme un fleuve farouche
Se précipite avec d’indomptables élans,
Tombaient ses noirs cheveux, hérissés et sanglants.
     Le divin meurtrier regarda sa victime.
Et, tout à coup sentant dans son cœur magnanime
Une douleur amère, il admira longtemps
Cette guerrière morte aux beaux cheveux flottants
Dont nul époux n’avait mérité les caresses,
Et sa beauté pareille à celle des Déesses.
Puis il pleura. Longtemps, au bruit de ses sanglots,
Ses larmes de ses yeux brûlants en larges flots
Ruisselèrent, et, comme un lis pur qui frissonne,
Il baignait de ses pleurs le front de l’amazone.
     Tous ceux qui sur leurs nefs, jeunes et pleins de jours,
Pour abattre Ilios environné de tours,
L’avaient accompagné, fendant la mer stérile,
Frémissaient dans leurs cœurs, à voir pleurer Achille.

Mais seul Thersite, louche et boiteux et tortu
Et chauve, et n’ayant plus sur son crâne pointu
Que des cheveux épars comme des herbes folles,
Outragea le héros par ces dures paroles :
« Cette femme a tué les meilleurs de nos chefs,
Dit-il, puis, les ayant chassés jusqu’à leurs nefs,
Envoya chez Aidès, les perçant de ses flèches,
Des Achéens nombreux comme des feuilles sèches
Que le vent enveloppe en son tourbillon fou ;
Toi cependant, chacun le voit, cœur lâche et mou,
Qui te plains et gémis comme le cerf qui brame,
Tu pleures cette femme avec des pleurs de femme ! »
     À ces mots, regardant le railleur insensé,
Achille s’éveilla, comme un lion blessé
Sur le sable sanglant qu’un vent brûlant balaie,
Dont un insecte affreux vient tourmenter la plaie,
Et, voyant près de lui ce bouffon sans vertu,
Il le frappa du poing sur son crâne pointu.
    Thersite expira. Car le poing fermé d’Achille
Avait fait cent morceaux de son crâne débile,
De même que l’argile informe cuite au four
Est fracassée avec un grand bruit à l’entour,
Alors que le potier, justement pris de rage
Et fâché d’avoir mal réussi son ouvrage,
En se ruant dessus brise un vase tout neuf.
Il tomba lourdement, assommé comme un bœuf,
Et, regardant encor la guerrière sans armes,
Achille aux pieds légers versait toujours des larmes.

(Les Exilés)
LES JARDINS


 

Parfois, lorsque mon âme échappe aux soins jaloux,
Je revois dans un songe épouvantable et doux,
Plein d’ombre et de silence et d’épaisses ramées,
Les jardins où jadis passaient mes bien-aimées.
     Mais voici qu’à présent les rosiers chevelus
Sont devenus broussaille et ne fleurissent plus ;
Le temps a fracassé le marbre blanc des urnes ;
Le rossignol a fui les chênes taciturnes ;
Les nymphes de Coustou, les Sylvains et les Pans
S’affaissent éperdus sous les lierres rampants ;
La flouve, le vulpin, les herbes désolées
Ont envahi partout le sable des allées ;
Les larges tapis d’herbe aux haleines de thym,
Où la lune éclairait les habits de satin
Et les pierres de flamme aux robes assorties,
Foisonnent maintenant de ronces et d’orties ;
Dans les bassins, les flots aux sourires blafards
Sont cachés par la mousse et par les nénufars ;
L’étang, où tout un monde effroyable pullule,
Ne voit plus sur ses joncs frémir de libellule ;
Le chaume est tout couvert d’iris ; les églantiers
Pendent, et de leurs bras couvrent des murs entiers ;
L’ombre triste, le houx luisant, les eaux dormantes
Ont pris les oasis où dormaient mes amantes ;
La noire frondaison me dérobe les cieux
Qu’elles aimaient, et dans ces lieux délicieux,
Naguère tout remplis d’enchantements par elles,
Meurt le gémissement affreux des tourterelles.

(Les Exilés)

À GEORGES ROCHEGROSSE




Enfant dont la lèvre rit
Et, gracieuse, fleurit
Comme une corolle éclose,
Et qui sur ta joue en fleurs
Portes encor les couleurs
Du soleil et de la rose !

Pendant ces jours filés d’or
Où tu ressembles encor
À toutes les choses belles,
Le vieux poète bénit
Ton enfance et le doux nid
Où ton âme ouvre ses ailes.

Hélas ! bientôt, petit roi,
Tu seras grand ! Souviens-toi
De notre splendeur première.
Dis tout haut les divins noms :
Souviens-toi que nous venons
Du ciel et de la lumière.

Je te souhaite, non pas
De tout fouler sous tes pas
Avec un orgueil barbare,
Non pas d’être un de ces fous
Qui sur l’or ou les gros sous
Fondent leur richesse avare,


Mais de regarder les cieux !
Qu’au livre silencieux
Ta prunelle sache lire,
Et que, docile aux chansons,
Ton oreille s’ouvre aux sons
Mystérieux de la lyre !

Enfant bercé dans les bras
De ta mère, tu sauras
Qu’ici-bas il faut qu’on vive
Sur une terre d’exil
Où je ne sais quel plomb vil
Retient notre âme captive.

Sous cet horizon troublé,
Ah ! malheur à l’Exilé
Dont la mémoire flétrie
Ne peut plus se rappeler,
Et qui n’y sait plus parler
La langue de la patrie !

Mais le ciel, dans notre ennui,
N’est pas perdu pour celui
Qui le veut et le devine,
Et qui, malgré tous nos maux,
Balbutie encor les mots
Dont l’origine est divine.

Emplis ton esprit d’azur !
Garde-le sévère et pur,
Et que ton cœur, toujours digne
De n’être pas reproché,
Ne soit jamais plus taché
Que le plumage d’un cygne !


Souviens-toi du Paradis,
Cher cœur ! et je te le dis
Au moment où nulle fange
Terrestre ne te corrompt,
Pendant que ton petit front
Est encor celui d’un ange.

(Les Exilés)


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À ADOLPHE GAlFFE



Jeune homme sans mélancolie,
Blond comme un soleil d’Italie,
Garde bien ta belle folie.

C’est la sagesse ! Aimer le vin,
La beauté, le printemps divin,
Cela suffit. Le reste est vain.

Souris, même au destin sévère !
Et quand revient la primevère,
Jettes-en les fleurs dans ton verre.

Au corps sous la tombe enfermé
Que reste-t-il ? D’avoir aimé
Pendant deux ou trois mois de mai.

« Cherchez les effets et les causes, »
Nous disent les rêveurs moroses.
Des mots ! des mots ! cueillons les roses.

(Odelettes)



LA REINE DE SABA


 

La reine Nicosis, portant des pierreries,
A pour parure un calme et merveilleux concert
D’étoffes, où réclair d’un flot d’astres se perd
Dans les lacs de lumière et les flammes fleuries.

Son vêtement tremblant chargé d’orfèvreries
Est fait d’un tissu rare et sur la pourpre ouvert,
Où l’or éblouissant, tour à tour rouge et vert,
Sert de fond méprisable aux riches broderies.

Elle a de lourds pendants d’oreilles, copiés
Sur les feux des soleils du ciel, et sur ses pieds
Mille escarboucles font pâlir le jour livide.

Et, fière sous l’éclat vermeil de ses habits,
Sur les genoux du roi Salomon elle vide
Un vase de saphir d’où tombent des rubis.

(Les Princesses)




BALLADE DE SES REGRETS
pour l’an mil huit cent trente




Je veux chanter ma ballade à mon tour !
Ô Poésie, ô ma mère mourante,
Comme tes fils t’aimaient d’un grand amour
Dans ce Paris, en l’an mil huit cent trente !
Pour eux les docks, l’autrichien, la rente,
Les mots de bourse étaient du pur hébreu ;

Enfant divin, plus beau que Richelieu,
Musset chantait, Hugo tenait la lyre,
Jeune, superbe, écouté comme un dieu.
Mais à présent, c’est bien fini de rire.

     C’est chez Nodier que se tenait la cour.
Les deux Deschamps à la voix enivrante
Et de Vigny charmaient ce clair séjour.
Dorval en pleurs, tragique et déchirante,
Galvanisait la foule indifférente.
Les diamants foisonnaient au ciel bleu !
Passât la Gloire, avec son char de feu,
On y courait comme un juste au martyre,
Dût-on se voir écrasé sous l’essieu.
Mais à présent, c’est bien fini de rire.

     Des joailliers connus dans Visapour
Et des seigneurs arrivés de Tarente
Pour Cidalise ou pour la Pompadour
Se provoquaient de façon conquérante.
La brise en fleur nous venait de Sorrente !
À ce jourd’hui les rimeurs, ventrebleu !
Savent le prix d’un lis et d’un cheveu :
Ils comptent bien ; plus de sacré délire !
Tout est conquis par des fesse-Mathieu :
Mais à présent, c’est bien fini de rire.



envoi


     En ce temps-là, moi-même, pour un peu,
Féru d’amour pour celle dont l’aveu
Fait ici-bas les Dante et les Shakspere,
J’aurais baisé son brodequin par jeu !
Mais à présent, c’est bien fini de rire.

(Ballades joyeuses)



DIANE ET PALLAS


diane.




Fais comme moi. Courir dans les forêts profondes,
Au milieu d’un troupeau de filles vagabondes ;
Essuyer au matin les soleils aveuglants ;
Voir tomber sous mes traits des animaux sanglants ;
Entendre se mêler dans l’éclat des aurores
Les aboiements des chiens au cri des cors sonores ;
Puis, dans l’ombre furtive, au milieu des roseaux,
Quand j’ai lavé mes bras dans ses tremblantes eaux,
M’endormir aux chansons d’un fleuve, sur la berge,
Et savourer la joie immense d’être vierge,
C’est ma vie, ô douceur ! Courir seule en avant,
Sentir mon sein glacé par le baiser du vent ;
Enfin me coucher, lasse, après ma longue course,
Téter sauvagement la mamelle d’une ourse
Et me rassasier de son lait que je bois
Me plaît ; je vis mêlée avec l’horreur des bois,
Et toujours mon grand Arc, parmi les feuilles sèches,
Au but que j’ai choisi fait s’envoler mes flèches,
Car Vulcain de Lemnos, l’ouvrier diligent,
Sur sa pesante enclume en a courbé l’argent.


PALLAS.


Pour moi, c’est aux combats affreux que je m’élance.
Le casque resplendit sur mon front ; j’ai ma lance,
Et je me jette, ayant la rage dans mon flanc,
Au sein d’un tourbillon de carnage et de sang,

Er je vois sous mes coups, dévorés de brûlures,
Les héros sur le sol traîner leurs chevelures.
Derrière moi, des cris de rage, un long sanglot
S’éteignent ; quelquefois l’airain d’un javelot
Fendant les airs m’effleure avec sa dent vorace ;
Mais qui pourrait trouer ma brillante cuirasse ?
Elle brave la hache et brise le couteau ;
Vulcain l’a façonnée avec son dur marteau ;
Elle est d’or et d’airain et d’argent, et se ploie
Quand je marche, et parmi ses écailles flamboie,
Éclairant de ses feux le sang que je répands,
La Gorgone hideuse aux cheveux de serpents.
Ma sœur, viens où la claire épée éclate et brille.
Ou bien, sois ouvrière avec moi. Prends l’aiguille
Et jette sur la toile, en riantes couleurs,
Un grand triomphe heureux d’animaux et de fleurs.

(Le Forgeron)